KEMALYACHAR (1923-2015)
Yachar Kemal, de son vrai nom Sadik Gökceli, est né le 6 octobre 1923 dans un petit village de la province d’Adana (Cilicie), dans la plaine de Tchoukourova, qui se situe au sud de l’Anatolie.
À l’âge de cinq ans, il perd son père d’origine kurde, assassiné à la sortie de la mosquée. Auprès de sa mère turque, Yachar Kemal grandit dans la misère. Après l’école primaire, il s’inscrit au collège à Adana, mais il n’arrive pas à terminer ses études. Il est obligé de gagner sa vie comme ouvrier agricole dans les plantations de coton, dans les rizières ; il exerce divers métiers, comme garde champêtre, employé du gaz ou écrivain public.
À Istanbul, où il s'installe en 1951, il publie des reportages très appréciés sur les différentes régions du pays dans le grand quotidienCumhuriyet (La République). Son premier recueil de nouvelles, genre dans lequel il excelle tout de suite, paraît en 1952. C’est son premier roman,InceMemed(1955,Mèmed le Mince), qui le place d’un coup parmi les écrivains turcs les plus importants. Le roman connaît un grand succès en France puis aux États-Unis et est traduit en plus de quarante langues. Il sera suivi deMèmed le Faucon (1969),Le Retour deMèmed (1984), enfinLe Dernier Combat deMèmed le Mince (1987).
À un rythme infatigable Yachar Kemal va bientôt être à la tête d'une œuvre profuse, où l'on compte des romans commeLe Pilier (1960),Salih l’Émerveillé (1981),La Grotte (1985),La Voix du sang (1991),Regarde donc l’Euphrate charrier le sang (1997), ainsi que des nouvelles et des essais, tels queAbidine Dino ou les traits du bonheur (1994).
Il a reçu dans son pays et à l’étranger de nombreux prix littéraires. Il est membre de l’Académie universelle de la culture, qui rassemble les écrivains les plus connus du monde entier, comme Umberto Eco, Gabriel Garcia Marquez, Ismaïl Kadaré et Élie Wiesel.
Ses activités politiques le mettent souvent en conflit avec les autorités de son pays. Membre actif du Parti ouvrier turc, il fut emprisonné et relâché après le coup d’État militaire de 1971. Sa renommée internationale l’a protégé, à plusieurs reprises, de peines sévères, notamment lorsqu’il s’est élevé contre le traitement de la question kurde par le gouvernement turc.
Yachar Kemal a pour référence des modes d’expression aussi variés que l’épopée, le conte populaire ou le roman. Il a profondément étudié et vécu la spécificité de la littérature orale anatolienne sous toutes ses formes. Il faut tenir compte, pour apprécier son talent, de la riche histoire de la littérature populaire, imprégnée d’humanité et de poésie, usant d’un langage authentiquement turc, et qui s’adresse à tous.
Yachar Kemal, comme la plupart des jeunes romanciers de sa génération, a eu le souci de refléter dans ses œuvres les conflits de la société agraire, et la volonté de stigmatiser les injustices sociales. Cependant, tout en conservant l’essentiel d’une analyse de type sociologique, il effectue un dépassement du sujet sur plusieurs plans. Autour d’une intrigue centrale, il greffe ainsi des thèmes secondaires ou tertiaires, grâce auxquels son œuvre est perçue comme une entité à plusieurs dimensions. Le lecteur découvre alors les multiples aspects de la sensibilité paysanne et prend conscience d’une dimension de l’homme encore à découvrir.
Chez Yachar Kemal, le temps de la narration est conditionné par la tradition orale. En accord avec cette tradition, et entre les moments forts du récit, s’étagent des paliers neutres, parfois même ternes, qui ont pour fonction de préparer de nouveaux rebondissements. Les livres de Yachar Kemal sont truffés d’histoires inimaginables, constituant une texture réelle ou mythique envoûtante.
L’écriture, le travail verbal de l’écrivain font déborder ses cycles romanesques du cadre limité d’un village, d’une région et même d’un pays, englobant le drame des hommes du Tiers Monde aux prises avec les injustices sociales. La nature, impitoyablement exploitée, tout comme les hommes, devient un thème majeur de son œuvre. L’insolite et l’absurde constituent également des éléments importants dans la structure de ses récits.
Son romanYerDemirGökBakir(1963,Terre de fer, ciel de cuivre) est construit autour de l’attente d’un homme qui ne viendra pas. Tout le récit est fondé sur cette attente qui s’articule par étapes successives. La terreur croissante que fait naître cette absence prend le dessus. On pourrait penser ici àEn attendant Godot. Mais alors que chez Beckett, la conceptualisation de l’attente correspond à une certaine négation de toutes les valeurs du monde occidental, chez Yachar Kemal l’attente renvoie à une angoisse bien concrète, enracinée dans la terre d’où les paysans n’arrivent plus à tirer leur pitance.
La Terre, voilà peut-être la dominante de l’œuvre de Yachar Kemal. Il s’agit d’une entité multiple et complexe perçue dans sa totalité, l’auteur lui donnant sa dimension fonctionnelle, sa dimension historique et sa dimension épico-lyrique. Nourricière, avec ses richesses, sa fécondité, sa générosité, mais aussi « mauvaise mère » avec ses famines, elle englobe totalement le vécu et conditionne chaque instant de la vie. Des pages entières sont consacrées à cette omniprésence : il y est question des paysannes courbées en deux pour la cueillette du coton, le dos brûlé par le soleil impitoyable lorsque la moisson a été bonne, ou des jardiniers face aux champs dévastés par les pluies diluviennes ; il y est question du chaud et du froid, du travail ou du chômage, du bonheur ou du malheur conditionnés à chaque fois par la terre et son mode de production.
Enfin, dans l’œuvre de Yachar Kemal, existe aussi l’amour de la terre dans toute son éclatante beauté : c’est-à-dire la nature en soi, vivant sa propre vie. Elle s’exprime par des mots d’un éclat prodigieux, un lyrisme épique de la nature, contrasté et nuancé à la fois. Tantôt il s’agit de forêts entières précipitées dans la mer, tantôt il s’agit, pendant toute une page, de la matière minutieusement décrite d’une écorce d’arbre. Les mille et une parcelles d’un tout vécu dans sa multiple présence sont rassemblées dans l’espace du livre : avec une précision exquise, une mouche, un coquelicot y trouvent leur place comme dans une peinture naïve et savante à la fois ; ces images font oublier certaines descriptions des panoramas parfois quelque peu conventionnelles mais qui ne sont pas moins grandioses.
Pour Yachar Kemal, le monde n’est pas seulement une omniprésence humaine, mais aussi animale, végétale, minérale, un tout. Une fourmi traînant un cafard jusqu’à sa fourmilière a autant d'importance qu’un propriétaire terrien obsédé par un assassinat. Chantre et conteur, il est aussi un écrivain hors pair qui a apporté une contribution majeure à la littérature.
Yacher Kemal meurt à Istanbul le 28 février 2015.
— Guzine DINO
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Écrit par
- Guzine DINO: chargée d'enseignement honoraire à l'Institut des langues et civilisations orientales, université de Paris-III
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TURQUIE
- Écrit parMichel BOZDÉMIR , Encyclopædia Universalis ,Ali KAZANCIGIL ,Robert MANTRAN ,Élise MASSICARD etJean-François PÉROUSE
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