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PASCALBLAISE (1623-1662)

Blaise Pascal - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Blaise Pascal

Hulton Archive/ Getty Images

On a « tant imaginé et si passionnément considéré » Pascal, dit Valéry, qu'on en a fait un « personnage de tragédie », une « sorte de héros de la dépréciation totale et amère », de « Hamlet français et janséniste ». Les travaux des historiens modernes achèvent à peine aujourd'hui de corriger cette légende, née des polémiques religieuses desxviiie etxixe siècles.

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Le génie de Pascal se caractérise par le refus de la spécialisation qui convient à l'« honnête homme ». SiPort-Royal le considère comme un maître en « véritable rhétorique », et la postérité comme l'un des fondateurs de la prose classique en France, son activité ne se limite pas aux lettres : remarquable géomètre et physicien, il est aussi philosophe, moraliste et théologien. Dans tous les domaines qu'il a abordés, il a su inventer et créer ; mais il s'est surtout montré capable d'établir entre eux des liens qui font de son œuvre l'une des plus puissantes synthèses de la pensée classique.

Outre cela, Pascal est homme d'action concrète. L'invention de la machine arithmétique et des carrosses à cinq sols témoigne de son esprit d'entreprise. LesProvinciales et lesPensées sont, chacun à sa manière, des ouvrages de circonstance, mais l'engagement y est guidé par un souci de la vérité essentielle qui dépasse les bornes des querelles religieuses dutemps. Cependant, ce sont surtout sonexpérience religieuse et la réflexionmorale desPensées qui ont donné à Pascal sa place dans les grands débats philosophiques et spirituels ainsi que dans le développement des lettres en France.

— Dominique DESCOTES

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L'œuvre scientifique de Pascal n'a pas l'étendue de celle deGalilée ou de Descartes. Ainsi, l'astronomie et l'optique n'y ont pas place. Et, même dans les deux seuls mais importants domaines dont il s'est occupé, la mécanique et lamathématique, Pascal n'a traité qu'un nombre limité de sujets, surtout en mécanique. Mais ces derniers étaient de grande portée et Pascal les a en grande part renouvelés non seulement par les résultats dont il les a enrichis, mais aussi par l'esprit dans lequel il les a envisagés.

Il ne faut pas cependant majorer l'originalité de Pascal. Une histoire des sciences encore assez commune lui attribue des découvertes qui, en fait, lui sont en grande part antérieures, ce qu'il a d'ailleurs toujours très honnêtement reconnu. Toutefois, les apports originaux qu'on lui doit sont assez nombreux et d'une suffisante qualité pour qu'on puisse le ranger parmi les plus grandes figures du passé de la science, d'autant que, là où il n'a pas fait preuve d'une véritable originalité, il a, par sa rigueur, sa clarté, son sens de l'essentiel, donné aux problèmes qu'il abordait une présentation qui en a beaucoup mieux fait comprendre l'intérêt et la portée. Pascal était d'ailleurs bien informé des travaux déjà réalisés dans les domaines dont il s'occupait et il a grandement bénéficié de ses contacts directs ou épistolaires, en particulier par l'intermédiaire de Mersenne, avec les principaux savants de son temps, notamment Descartes, Fermat, Roberval et Gassendi.

Si, dans ses travaux scientifiques, Pascal a fait preuve d'une exceptionnelle pénétration d'esprit, d'une finesse et d'une logique dans l'analyse tant des questions spéculatives que des faits, qui ne se rencontrent pas à un degré aussi élevé même chez de grands esprits tels queGalilée ou Descartes, cependant, à certains égards, il manque parfois de « profondeur ». C'est là sans doute la rançon de son souci de ne rien accepter qui ne puisse être formulé de façon parfaitement claire, et de sa défiance à l'égard des systèmes et des vastes synthèses. C'est ainsi qu'il n'a pas été sensible aux premières démarches de la mécanique qui, notamment avec Galilée et Descartes, posaient, bien que de façon encore insuffisamment élucidée, les bases de la physique mathématique moderne. Il n'a pas non plus reconnu la portée de l'algèbre et de lagéométrie analytique que créaient alors Viète, Descartes et Fermat.

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Quant à son attitude à l'égard de la science, elle a donné lieu à des interprétations divergentes. Il n'a pas eu pour elle l'enthousiasme de Descartes, et il semble qu'après le grand tournant de la « nuit de feu », en 1654 (sa seconde conversion), son intérêt pour la science ait quelque peu fléchi ; toutefois, contrairement à ce qu'ont dit certains, il l'a conservé jusqu'à sa mort, la science représentant pour lui beaucoup plus qu'un jeu. Mais, mieux que la plupart de ses contemporains, il en a perçu les limites, déclarant dans lesPensées : « Les hommes sont dans une impuissance naturelle de traiter quelque science dans un ordre absolument accompli [...] nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme et une dernière base pour y édifier une tour qui s'élève à l'infini, mais tout notre fondement craque et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes. »

Aux confins de la connaissance et de la foi

Une formation humaniste

Blaise Pascal - crédits : Bibliothèque du patrimoine Clermont Métropole, Boyer 2034 ; CC BY-SA

Blaise Pascal

Bibliothèque du patrimoine Clermont Métropole, Boyer 2034 ; CC BY-SA

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Blaise Pascal naît le 19 juin 1623 à Clermont en Auvergne, d'Étienne Pascal, président à la Cour des aides, et d'Antoinette Begon (morte en 1626). Son père, fort savant en mathématiques, mécanique et musique, quitte en 1631 sa charge à Clermont pour s'installer, avec son fils et ses deux filles Gilberte et Jacqueline, à Paris où il entre en contact avec le monde scientifique et se lie avec Roberval, le père Mersenne, Girard Desargues entre autres. Il s'occupe seul de l'éducation de Blaise, suivant des principes inspirés par l'humanisme : il attend pour enseigner une matière que l'enfant soit en mesure de la dominer ; il le forme d'abord aux lettres, laissant pour plus tard les sciences mathématiques, mais développe l'esprit de synthèse en exposant d'abord les lois universelles de la grammaire pour montrer ensuite comment elles se diversifient dans les langues particulières. Cette pédagogie éveille si bien l'esprit du jeune Blaise qu'il parvient à redécouvrir seul certaines propositions d'Euclide avant d'avoir été initié à la géométrie. Cette formation comporte un aspect philosophique et religieux, notamment dans la règle de séparation des sciences et de la religion : « Tout ce qui est l'objet de lafoi ne saurait l'être de la raison, et beaucoup moins y être soumis. » Malgré sa jeunesse, Blaise participe activement aux séances où les membres de l'académie Mersenne soumettent leurs travaux à l'examen de leurs pairs. Il s'y imprègne de l'esprit scientifique « mécaniste » qui s'oppose à l'aristotélisme des facultés, ainsi qu'aucartésianisme, souvent considéré comme une sorte de scolastique moderne. L'écho de cette formation est encore sensible dans lesPensées.

En 1639, Étienne Pascal reçoit de Richelieu une mission de commissaire à la levée des impôts en Normandie, charge qui l'intègre au corps plein d'avenir des officiers attachés au service direct du roi. L'attachement des Pascal à la couronne restera constant ; quelques années plus tard, lors de la Fronde, Blaise se singularisera dans le milieu de Port-Royal par son loyalisme déclaré et son hostilité envers toute rébellion. La vive critique du manque de justice effective des lois humaines qu'on trouve dans lesPensées (fragment Lafuma 60, Sellier 94) ne contredit pas ce loyalisme : si Pascal admet que l'ordre politique est fondé sur la force, plutôt que sur une justice effective que l'homme ne connaît que par les lois de Dieu, il n'en juge pas moins dangereux de le remettre en cause, car la révolte engendre la guerre civile sans jamais établir unesociété meilleure ; le respect de l'ordre dont Dieu a permis l'établissement, sous réserve qu'il ne soit pas tyrannique, demeure donc le seul parti raisonnable.

Les expériences scientifiques

Les Pascal résident à Rouen de 1640 à 1647. Blaise poursuit une intense activité scientifique (recherches sur le vide, invention de la machine arithmétique). Dès ces premiers travaux éclate son aptitude à saisir dans ce qu'ils ont de concret les problèmes significatifs et les méthodes fécondes. En géométrie, malgré le style bizarre duBrouillon project d'une atteinte aux événements des rencontres du cône avec un plan (1639), il reconnaît en Desargues l'inventeur d'uneméthode originale qui permet, par la considération purement géométrique des sectionsconiques par « projection optique », d'établir une théorie générale des courbes du second degré. De la même manière, Pascal saisit immédiatement l'intérêt de l'expérience du vide réalisée par Torricelli : à partir de cette première invention, il en réalise une multitude d'autres, avec des soufflets, des seringues, des siphons et des tubes parfois longs de 12 mètres ; cette variété d'instruments lui permet d'approcher lephénomène du vide sous tous ses aspects. Un souci comparable de décrire un phénomène dans ses manifestations les plus différentes inspirera les fragments desPensées sur le « divertissement », que Pascal présente dans une multitude de conduites sociales : chasse, jeu, danse, carrière politique, etc. Il fait de Pascal un précurseur de l'esprit expérimental moderne. Ce sens aigu du concret paraît aussi chez l'homme d'action. Avec l'invention de la machine arithmétique, en 1645, Pascal emploie sa science mathématique au soulagement de l'effort de calcul auquel sa charge contraint son père. Mais il sait adapter l'appareil à différents usages pratiques : calcul abstrait, calcul financier, calcul des longueurs pour le toisé des architectes ; plusieurs dispositifs ingénieux contribuent à en multiplier les usages et les possibilités techniques. Les compétences de Pascal en hydrostatique sont aussi mises à profit dans l'entreprise d'assèchement des marais poitevins, dont il est sociétaire et conseiller scientifique. On ne s'étonne donc pas de le voir, vers la fin de sa vie, fonder avec le duc de Roannez l'entreprise des carrosses à cinq sols, première forme des transports collectifs urbains, qui comporte un réseau de lignes à travers Paris, avec stations et changements. Le soin d'assurer la sécurité intérieure et extérieure des véhicules, les mesures prises pour faciliter leur usage aux handicapés et le prix relativement modique du transport expliquent le succès de l'opération. Pascal sait d'ailleurs gérer ses entreprises en les développant par la création de lignes nouvelles et en les protégeant par des privilèges.

Le sens du concret n'exclut pas la recherche constante de l'universalité. En physique, une fois le fait du vide rigoureusement prouvé, Pascal passe rapidement à la recherche de la « raison des effets », de la loi abstraite qui commande la diversité des phénomènes : en 1648, il demande donc à son beau-frère d'effectuer sur le puy de Dôme l'expérience cruciale qui doit confirmer la réalité de lapression atmosphérique et la théorie générale de l'équilibre des liqueurs dont le vide n'est qu'une conséquence. La réflexion philosophique suit une voie semblable : Pascal ne s'arrête guère au fait que la preuve du vide ruine la physique scolastique ; en revanche, le jésuite Étienne Noël ayant contesté ses expériences, il saisit l'occasion pour construire une théorie d'ensemble de la méthode expérimentale. Quelques années plus tard,L'Équilibre des liqueurs etLa Pesanteur de la masse de l'air s'achèvent aussi par une ampleConclusion sur les voies duprogrès de l'esprit humain dans la recherche de la vérité. Vers la même époque, les traités relatifs au triangle arithmétique trouvent leur prolongement dansL'Esprit géométrique (1655 selon J. Mesnard), brillante mise au point épistémologique sur les règles des définitions, des axiomes et des démonstrations. Enfin, dans l'œuvre religieuse, après avoir publié dixProvinciales, Pascal propose dans la onzième unejustification du style plaisant qui a fait leur succès, fondée sur une théorierhétorique générale de la polémique chrétienne. Cemouvement qui, du singulier, va aux fondements universels, se retrouve partout dans son œuvre.

Un art de la persuasion

Dans ses activités, Pascal est servi par un grand sens de la communication : plus que tout autre en son temps, il a saisi les exigences du contact entre les esprits et de l'« art de persuader », pour reprendre le titre donné à la seconde section deL'Esprit géométrique.Marc Fumaroli a montré qu'il s'inscrit dans latradition rhétorique humaniste des milieux parlementaires et gallicans, par son idéal d'uneéloquence haute et toujours fondée en vérité. Il est marqué aussi par la rhétorique chrétienne dont il trouve des modèles chez saintAugustin et, parmi les modernes, chez Saint-Cyran. Mais Pascal a aussi pour maître d'honnêteté Montaigne ; il a fréquenté le monde, dont les exigences de clarté, d'aisance, d'agrément et le dégoût de la rhétorique scolaire l'ont profondément impressionné. Dans son œuvre tant scientifique que littéraire paraît toujours le souci de concilier les grandes vérités de la raison et de la foi avec une expression accessible à tous : le succès sans précédent desProvinciales tient essentiellement à son art d'y mettre les problèmes dethéologie à la portée des gens du monde, y compris, disait-on, des femmes dont l'éducation ne comportait pas l'étude du latin. Cet idéal rhétorique répond à l'idéal moral de l'honnête homme : le style naturel, contraire à la fois au bouffon et à l'enflé, donne au lecteur l'agréable surprise de rencontrer, au lieu d'un auteur infatué de ses livres, un homme qui sait répondre aux besoins d'autrui. LesProvinciales (1656-1657) témoignent de l'aisance avec laquelle, selon les circonstances, le sujet et les dispositions de leurs destinataires, Pascal passe de l'ironie et de la raillerie plaisante des premières lettres contre les casuistes à la haute éloquence des dernières, toujours pour la défense de la morale chrétienne et des innocents persécutés. Entre lasatire corrosive de la vanité humaine et les visions cosmiques de « Disproportion de l'homme », lesPensées jouent sur une pareille variété de registres. Pour toucher son lecteur, Pascal sait aussi mettre en œuvre des techniques audacieuses, qui annoncent la publicité moderne. Pour la machine arithmétique, il rédige unAvis nécessaire, sorte de prospectus qui en vante les qualités : éloge de sa beauté, de sa commodité, de son « ergonomie » et d'une solidité éprouvée par des tests ; il en fait démontrer le fonctionnement aux acheteurs virtuels par Roberval, et va lui-même la présenter dans le monde. Le savant fait preuve du même sens publicitaire : en 1648, leRécit de la grande expérience de l'équilibre des liqueurs (l'expérience du puy de Dôme) conte en termes pittoresques, très différents des traités de physique contemporains, le déroulement d'une entreprise à laquelle Pascal veut donner un retentissement inhabituel, en raison de son caractère décisif.

Tous ces traits ne concordent guère avec l'image d'intellectuel de cabinet qui est souvent celle de Pascal, et il faut en rabattre aussi sur celle du malade éternellement en proie à des angoisses morbides, voire à des visions, que les philosophes duxviiie siècle ont accréditée à des fins de propagande. S'il est vrai que Pascal a souvent été en proie à des crises de coliques, à des migraines ou à des paralysies partielles qui lui ont interdit toute activité à certaines périodes de sa vie, il n'a jamais été un malade perpétuel, et en tout état de cause, comme l'écrit Jean Mesnard, son génie « ne s'explique pas par la maladie, au contraire, s'il a pu s'épanouir, c'est malgré la maladie ».

Port-Royal

C'est en 1646, à Rouen, que Pascal rencontre l'augustinisme grâce aux frères Deschamps, deux médecins venus soigner son père, qui lui font lire des ouvrages de Saint-Cyran et peut-être de Jansénius, dont il est si fortement frappé que, dans cette famille dont le catholicisme a été jusqu'alors tiède, il engendre un mouvement de ferveur qui touche particulièrement sa sœur Jacqueline. Cette premièreconversion ne le conduit pas de l'incroyance à la foi : c'est le premier pas d'un progrès qui mène d'une foi médiocre à unepiété ardente. La vie de Pascal peut être considérée comme une conversion continuée, qui comporte aussi ses temps de stagnation et ses reculs. Lorsqu'en 1647 Pascal convalescent regagne Paris avec Jacqueline, ses contacts avec Port-Royal deviennent fréquents. Mais, après la mort de son père et l'entrée de sa sœur en religion, commence la « période mondaine » durant laquelle il cherche sa voie du côté des sciences et de la vie de société. Quelques années suffisent cependant pour qu'une grande sécheresse spirituelle le saisisse : il confie à Jacqueline qu'au milieu « de ses occupations [...] et parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde [...], il était de telle sorte sollicité de quitter tout cela, et par une aversion extrême qu'il avait des folies et des amusements du monde, et par le reproche continuel que lui faisait saconscience, qu'il se trouvait détaché de toutes choses [...], mais que d'ailleurs il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu, qu'il ne sentait aucun attrait de ce côté-là ». La crise se dénoue dans la nuit du 23 novembre 1654, par une expériencemystique du « Dieu sensible au cœur » dont Pascal garde le souvenir dans leMémorial cousu dans la doublure de son vêtement. Dès lors, Pascal se lie très étroitement au groupe de Port-Royal, où il tient une place importante. Contrairement à une légende malveillante, il n'y fait nullement figure d'ignorant : les travaux de Philippe Sellier ont révélé laconnaissance approfondie de la pensée de saint Augustin dont témoignent ses écrits. La solidité de sa doctrine théologique paraît dans la récente édition desÉcrits sur la grâce due à Jean Mesnard (selon qui ils furent rédigés entre l'automne de 1655 et le printemps de 1656), et qui constituent l'une des plus claires synthèses sur les problèmes fondamentaux de laprédestination. Pour Pascal, la vérité chrétienne tient le milieu entre les erreurs contraires ducalvinisme et dupélagianisme. À l'origine, Dieu veut sauver tous les hommes, et accorde à Adam la grâce nécessaire pour faire àvolonté le bien ou le mal ; librement commis par l'homme, lepéché originel blesse gravement sa nature, détournant son cœur de Dieu pour le soumettre à laconcupiscence, désir de tout pour soi qui engendre en l'homme une délectation dans lemal à laquelle il cède infailliblement. Par une miséricorde gratuite, Dieu choisit, dans la masse digne de perdition, des personnes auxquelles il accorde une grâce qui fait naître dans le cœur une délectation dans le bien qui rompt les chaînes de la concupiscence, et leur permet d'accomplir librement ses commandements. Pour Pascal, comme pour Saint-Cyran, la conversion engendre un renouvellement profond de l'âme, entièrement tournée vers le Dieu de Jésus-Christ : elle s'accommode mal d'une foi tiède. On comprend ainsi la passion avec laquelle Pascal s'engage dans la campagne desProvinciales : à l'origine de ces dix-huit lettres se trouve la nécessité de défendre Antoine Arnauld et Port-Royal contre la persécution par les autorités politiques et ecclésiastiques. Mais, bientôt, Pascal se tourne contre la morale laxiste des casuistes, dont lesJésuites sont alors les principaux défenseurs. Ce qui le scandalise, ce sont moins les opinions probables, souvent ridicules, parfois révoltantes, de leurs docteurs (autorisation du vol, du duel, de l'assassinat, marchandage sur l'amour de Dieu) que la manière dont ils substituent la satisfaction de l'amour propre à la recherche sincère du sûr par amour de Dieu, nerf de la vie chrétienne. Outre le public mondain, lesProvinciales touchent les magistrats et les curés des paroisses, fort attachés aux libertés gallicanes et hostiles à la Compagnie deJésus, réputée agent de l'impérialisme romain. Lorsque le jésuite Pirot eut la maladresse de justifier dans uneApologie pour les casuistes lesmaximes laxistes incriminées dans lesProvinciales, les curés de France parvinrent, par une campagne d'écrits dont plusieurs sont de Pascal, à obtenir des censures ecclésiastiques.

Pascal est pourtant contraint de revenir à la défense des religieuses et des messieurs de Port-Royal contre les reproches d'hérésie qui les accablent. Lorsque les autorités ecclésiastiques exigent de tous les religieux la signature d'un formulaire condamnant Jansénius, il défend une attitude de netteté sans rébellion, et ce n'est qu'en 1661, lorsqu'il constate son désaccord sur la tactique avec ses amis de Port-Royal, qu'il se retire des polémiques.

Le projet d'« Apologie »

<it>Isaac Louis Le Maître de Sacy</it>, P. de Champaigne - crédits : DeAgostini/ Getty Images

Isaac Louis Le Maître de Sacy, P. de Champaigne

DeAgostini/ Getty Images

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Il se consacre alors complètement à son projet d'Apologie de lareligion chrétienne, dont certaines idées remontent aux discussions qu'il a eues en 1655 avec Lemaître de Sacy, et qui s'enracine dans une réflexion sur les miracles inspirée par la guérison de sa nièce Marguerite Périer par l'attouchement de la Sainte Épine. Comme l'édition desPensées procurée par Port-Royal en 1670 à partir des papiers posthumes de Pascal ne donne qu'une idée très déformée de l'original, la genèse de son ouvrage nous serait inconnue si Gilberte n'avait conservé et fait copier les manuscrits. Mais ce n'est qu'auxixe siècle que la découverte du manuscrit original par Victor Cousin a permis aux éditeurs de chercher à restituer fidèlement le travail de Pascal. Après de nombreuses éditions arbitraires, celles de Louis Lafuma et de Philippe Sellier fournissent un texte fidèle. Plusieurs érudits ont étudié de très près les papiers laissés par Pascal. Yoichi Maeda a mis au point une méthode delecture qui suit, selon l'ordre génétique, les différents états des fragments desPensées, avec leurs corrections et leurs ratures, et permet de mesurer de façon rigoureuse les bouleversements parfois profonds imposés par l'auteur à ses premières rédactions. De son côté, Pol Ernst aborde le manuscrit par ses aspects les plus matériels : partant du fait que Pascal écrivait sur de grandes feuilles qui furent ensuite découpées par lui-même d'abord pour en répartir les morceaux dans divers dossiers de travail, par d'autres ensuite dans un but de conservation, il examine la texture du papier, les filigranes, les pontuseaux, la manière dont les fragments ont été découpés ; il parvient ainsi à reconstituer en totalité ou en partie un nombre considérable de feuillets originaux tels qu'ils étaient avant le découpage, qui donnent à voir le jaillissement même de la pensée pascalienne. Pol Ernst arrive aussi à dater certaines rames de papier employées par Pascal, dont la succession reflète la genèse de l'ensemble de l'ouvrage. L'édition établie par Philippe Sellier en 1976 à partir de la copie de l'original réalisée sous la direction de Gilberte Périer va dans le même sens : à côté des vingt-huit dossiers dotés d'un titre qui forment l'armature du projetapologétique, l'éditeur distingue plusieurs groupes de dossiers, tous constitués par Pascal à des fins diverses, les uns destinés à recueillir les « chutes » et les fragments rejetés, d'autres servant de réservoirs de « pensées mêlées » en attente d'emploi, d'autres enfin réunissant des textes en cours de travail, soit que Pascal étende et améliore des rédactions antérieures, soit qu'il assemble des notes en vue de développements complémentaires. Toutes ces recherches révèlent un écrivain très éloigné du génie exalté imaginé par les romantiques, fort maître de ses techniques de composition et chez qui le mouvement créateur n'exclut jamais l'emploi d'une méthode rigoureuse.

Dans son projet apologétique, Pascal ne prétend évidemment pas communiquer à son lecteur une foi qui ne peut être donnée que par Dieu ; il croit aussi inutile de prouver l'existence de Dieu par les sciences ou les arguments métaphysiques, qui conduisent plutôt audéisme qu'à la religion du Christ. Son principal objectif est de vaincre l'indifférence des incroyants qui, comme leDom Juan deMolière, ont perdu le souci de leur propre destin ; il croit aussi possible d'éliminer les philosophies fallacieuses par lesquelles l'homme se dissimule son ignorance, et d'orienter la recherche dans le bon sens. Son projet comporte donc un premier volet réfutatif, fondé sur l'étude morale de l'homme. Pascal adopte d'abord le point de vue sceptique de Montaigne pour montrer la vanité et la misère humaines : incapacité de connaître le vrai et le bien, d'instituer des lois justes, domination par les puissances trompeuses, inconstance dans les idées, la morale et la vie sociale, autant de thèmes empruntés auxEssais. Après avoir ainsi confondu sa présomption, il montre que la conscience de sa propre misère atteste en l'homme une certaine grandeur, qu'ont exaltée des philosophes comme Descartes, le « docteur de la raison » et le stoïcienÉpictète. Ce mélange de grandeur et de bassesse ferait de l'homme un être incompréhensible, si Pascal ne dépassait les limites de laphilosophie naturelle pour faire appel à un principe d'origine surnaturelle, la doctrine dupéché originel, qui, tout incompréhensible qu'elle soit, n'en explique pas moins la contrariété de la nature humaine, en rapportant ses aspects de grandeur à un vestige de l'innocence d'avant la Chute, et sa misère à la corruption qui suit le péché originel.

Reste à confirmer cette hypothèse dans une seconde partie d'ordre historique. Examinant si Dieu a donné des marques de la véritable religion, Pascal oriente l'attention sur le peuple juif et l'annonce messianique desprophètes d'Israël. Sa preuve « des deux Testaments à la fois » consiste à montrer que « les prophéties de l'un sont accomplies en l'autre ». Concédant que, si ces prophéties n'ont qu'un sens littéral, elles peuvent être rangées au magasin des illusions, il argue qu'en revanche, si elles ont un sens figuré et spirituel, on peut montrer que le Messie est venu en Jésus-Christ. Une solide théorie de l'interprétation permet à Pascal de prouver que le Christ remplit toutes les conditions requises par les prophètes.

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Le célèbre argument du « pari » aurait sans doute pris place à la charnière de cetteApologie, au terme de la démonstration anthropologique, pour encourager le lecteur à poursuivre la recherche dans l'Écriture et l'histoire sainte. Il ne s'agit pas d'une preuve de l'existence de Dieu : l'argument part au contraire de l'hypothèse qu'on ne peut établir ni que Dieu est, ni qu'il n'est pas. De quoi Pascal tire que, dans le doute, la suspension de jugement dans laquelle se réfugie l'incrédule indifférent est une conduite à la fois contraire aux principes du bon sens et suicidaire ; s'il pouvait croire, sa conversion serait raisonnable. Naturellement, cetteargumentation se heurte au fait que nul ne peut acquérir la foi à volonté, puisqu'elle est un don de la grâce divine. Pascal en est bien conscient : dans son esprit, le pari ne s'identifie nullement avec l'acte de foi ; il consiste seulement à comprendre que la recherche est nécessaire, et qu'elle doit commencer par la suppression des obstacles, c'est-à-dire la modération des passions qui s'opposent à l'action de la grâce en l'homme. La conclusion de l'Apologie aurait repris la même idée avec plus d'ampleur, puisque, au terme de sa démonstration historique, Pascal conclut qu'il « y a loin de la connaissance de Dieu à l'aimer », c'est-à-dire à la conversion. Un engagement personnel est indispensable pour trouver le « Dieu sensible au cœur ». Pascal meurt sans avoir achevé son ouvrage, au terme d'une vie qui a donné à ses proches l'impression de lasainteté.

Les études pascaliennes ont pris un tour nouveau sous l'impulsion de la grande édition desŒuvres complètes par Jean Mesnard, qui a révélé plusieurs inédits et rendu la place qui leur était due à des textes jusqu'alors méconnus en raison d'une présentation défectueuse. LesÉcrits sur la grâce, édités depuis toujours sans ordre logique ni chronologique, revêtent aujourd'hui la forme d'un ensemble de trois pièces complètes, classées selon leur succession génétique. En outre, la recherche met encore au jour des textes nouveaux : en 1994, Pascale Mengotti a retrouvé, à la bibliothèque de l'Institut de France, un manuscrit original autographe desMémoires de Nicolas Fontaine, qui a permis la publication, avec Jean Mesnard, d'une version de l'Entretien avec M. de Sacy notablement améliorée, qui rend caduques toutes les précédentes, fondées sur des sources défectueuses. L'étude de ce texte nouveau a permis à Jean Mesnard d'établir qu'il se fonde sur un « rapport » original de Pascal concernant ses lectures philosophiques, suivi de très près par le rédacteur. Seule la découverte du manuscrit primitif permettrait d'améliorer encore le texte. Cet exemple fait espérer que seront un jour redécouverts des ouvrages complètement disparus, mais dont l'intérêt a été reconnu par ceux qui les ont consultés, comme leTraité des coniques (1640) dont ne subsistent que les premières pages. On peut attendre dans l'avenir un enrichissement substantiel de la connaissance de Pascal, l'homme et l'écrivain.

— Dominique DESCOTES

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, agrégé de lettres classiques, professeur de lettres à l'université de Clermont-Ferrand-II
  • : ancien élève de l'École polytechnique, docteur en droit, conseiller à l'U.N.E.S.C.O.

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Blaise Pascal - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

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Blaise Pascal - crédits : Bibliothèque du patrimoine Clermont Métropole, Boyer 2034 ; CC BY-SA

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<it>Isaac Louis Le Maître de Sacy</it>, P. de Champaigne - crédits : DeAgostini/ Getty Images

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    ...Terre, dépaysé, abandonné sans pouvoir dire, de façon précise, en fonction de quoi son abandon et son dépaysement sont vécus comme tels. D'où cet effroi que Pascal met dans la bouche du libertin : « Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée par l'éternité précédant et suivant, le petit espace que...
  • ANZIEUDIDIER(1923-1999)

    • Écrit par
    • 695 mots

    Didier Anzieu est né le 8 juillet 1923 à Melun en Seine-et-Marne, où ses parents étaient employés des Postes et Télécommunications ; tous deux d'origine méridionale parlaient occitan lorsqu'ils ne voulaient pas être compris de leur fils unique. Sa mère Marguerite, née à la suite du décès d'une jeune...

  • APOLOGÉTIQUE

    • Écrit par
    • 3 536 mots
    LesPensées dePascal (1662) ont inauguré une voie nouvelle. Partant de la considération de l'homme, de ses besoins, de ses désirs, de ses échecs, des preuves « sensibles au cœur » plutôt que de celles qui convainquent l'esprit, Pascal a projeté sur la démarche de foi une vive lumière. Plutôt que...
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