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1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

9 Première déportation

Nous descendions la Léna. Le courant emportait lentement plusieurs barges chargées deprisonniers et de gardiens. La nuit, il faisait froid et les pelisses dont nous nouscouvrions étaient toutes semées de givre au petit matin. En route, devant des villagesdésignés d'avance, on déposait à terre un ou deux condamnés. Jusqu'au bourgd'Oust-Kout, nous flottâmes, je m'en souviens, environ trois semaines. C'est là qu'on melaissa avec une femme qui m'était devenue proche depuis l'affaire de Nikolaïev.Alexandra Lvovna avait occupé une des premières places dans l'Union de la Russieméridionale. Son profond dévouement au socialisme et sa complète abnégation de toutintérêt personnel lui avaient fait une autorité morale incontestable. Le travail encommun nous lia étroitement. Pour ne pas être séparément déportés, nous nousmariâmes au dépôt de Moscou.

Le bourg comptait une centaine d'isbas. Nous logeâmes sur l'extrême limite. Autour denous, des bois; en bas, la rivière. Plus loin, vers le nord, sur la Léna, on exploitaitdes terrains aurifères. Il y avait un reflet d'or sur toute la rivière. Le bourg oùnous étions avait connu des temps meilleurs, de furieuses débauches, le pillage et lebrigandage. Mais il s'était assagi. Il lui restait, d'ailleurs, l'ivrognerie. Le patronet la patronne de notre isba buvaient à ne pas s'en réveiller. Existence sombre,bornée, au plus loin des lointains du monde. Des blattes, la nuit, remplissaient l'isbade bruissements inquiétants, rampaient sur la table, sur le lit, vous grimpaient jusqu'auvisage. De temps à autre, il fallait quitter les lieux, laissant les portes tout ouvertespar trente degrés de froid. En été, on était tourmenté par les thrips qui tuèrent depiqûres une vache égarée dans le bois. Les paysans se voilaient le visage d'un filet encrins de cheval, enduit de cambouis. Au printemps et en automne, le bourg était noyédans les fanges.

Pourtant, la nature était bien belle. Mais, en ces années-là, elle me laissaitfroid. J'aurais eu comme du regret de dépenser de l'attention et du temps à admirer lanature. Je vivais entre la forêt et la rivière sans presque les remarquer. Les livres etmes relations personnelles m'absorbaient. J'étudiais Marx en chassant les blattes quivenaient se fourrer sur ses pages.

La Léna était la grande voie fluviale de la déportation. Ceux qui avaient fait leurtemps rentraient au pays en suivant la rivière vers le sud. La liaison entre les nids dedéportés, qui se multipliaient à mesure que montait le flot révolutionnaire, n'étaitpresque jamais interrompue. Les lettres qu'on échangeait prenaient parfois les dimensionsde véritables traités théoriques. On obtenait assez facilement du gouverneur d'Irkoutskl'autorisation de changer de résidence. Alexandra Lvovna et moi, nous allâmes nousétablir à deux cent cinquante verstes plus à l'est, sur les bords de l'Ilim, où nousavions des amis. Là, je servis, pour une courte durée, comme employé comptable, chez unmarchand. Un millionnaire. Ses entrepôts de fourrures, ses boutiques, ses cabaretsétaient dispersés sur une étendue de pays égale à celle de la Belgique et de laHollande réunies. C'était un puissant seigneur féodal du négoce. Les nombreux milliersde Toungouses qui étaient sous sa coupe, il les appelait "mes petitsToungouses". Il était incapable de signer un papier, il faisait une croix. Il vivaiten avare, chichement, toute l'année, mais dépensait à faire la noce des dizaines demille roubles à la foire de Nijni-Novgorod. Je restai chez lui six semaines. Un jour, jeportai sur une facture un poud de sulfate de cuivre au lieu d'une livre et expédiai cecompte exorbitant à une boutique lointaine. Ma réputation fut compromise et je demandaimon solde. Nous revînmes à Oust-Kout. L'hiver, à ce moment, était féroce, le froidatteignait jusqu'à quarante-quatre degrés Réaumur. Le cocher de notre traîneau seservait de sa moufle pour arracher les glaçons qui pendaient aux museaux des chevaux.J'avais sur les genoux une fillette de dix mois. Elle respirait par une sorte de tube defourrure aménagé au-dessus de sa tête. A chaque étape, nous retirions avec inquiétudel'enfant de ses enveloppes. Pourtant, ce voyage se passa bien. Mais nous ne devions pasrester longtemps à Oust-Kout. Quelques mois plus tard, le gouverneur nous permit d'allervivre un peu plus au sud, à Verkholensk, où nous avions d'autres amis.

Là, parmi les déportés, l'aristocratie était représentée par de vieux populistesqui, avec les années, avaient pu s'installer à peu près. Les jeunes marxistes formaientun milieu distinct. Durant mon séjour dans ce Nord commencèrent à arriver, l'un aprèsl'autre, des grévistes, ouvriers arrachés fortuitement à la vie des masses, souvent peuinstruits. Pour eux, la déportation fut une école de politique et de culture généraleque rien n'aurait pu compenser.

Les dissensions idéologiques, comme il arrive toujours dans les endroits où des genssont forcés de vivre entassés les uns sur les autres, se compliquaient de noisespersonnelles. Ces conflits, surtout ceux qui avaient des motifs romanesques, tournaient audrame assez fréquemment. Il en résultait des suicides. A Verkholensk, nous nousattachâmes à surveiller, à tour de rôle, un étudiant originaire de Kiev. J'avaisremarqué qu'il y avait sur sa table de brillantes limailles de plomb. On sut plus tardqu'il avait fabriqué des balles pour un fusil de chasse. Nous ne pûmes le sauver.S'appliquant au coeur le canon de l'arme, il fit partir, d'un orteil, la détente. Nousl'enterrâmes, en grand silence, sur une hauteur. Nous hésitions encore à prononcer desdiscours, craignant de dire faux.

Dans toutes les grandes colonies de déportés, il existait des tombes de suicidés.Certains des condamnés se dissolvaient dans le milieu, surtout ceux qui habitaient desvilles. D'autres se noyaient dans l'ivrognerie. Il n'y avait qu'un travail intensif sursoi-même qui pût vous sauver dans la déportation comme en prison. Il faut dire que lesmarxistes étaient à peu près les seuls à travailler la théorie.

Sur la grand'route de la Léna, je connus, en ces années lointaines, Dzerjinsky,Ouritsky et d'autres jeunes révolutionnaires qui devaient jouer plus tard des rôlestrès importants. Chaque nouvelle équipe de déportés était attendue par nous avec laplus vive impatience. Par une sombre nuit de printemps, auprès d'un bûcher, au bord dela Léna qui était sortie largement de son lit, Dzerjinsky lut un poème à lui, enpolonais. Son visage et sa voix étaient très beaux; le poème était faible. La viemême de cet homme fut le plus austère des poèmes.

Bientôt après mon arrivée à Oust-Kout, je collaborai à un journal d'Irkoutsk,VostotchnoïéObozrénié. [La Revue de l'Orient. -N.d.T.] C'était une gazette de province,légale, fondée par de vieux populistes déportés, mais dont les marxistes s'emparaientde temps à autre. Je commençai par envoyer des chroniques villageoises. J'attendis avecémotion la publication de la première. Les rédacteurs m'encouragèrent. J'en vins à lacritique littéraire et à des articles de publiciste.

Pour trouver un pseudonyme, j'ouvris au hasard un dictionnaire italien. Je tombai surle motantidotoet, pendant de longues années, je signai mes articlesAntideOto,expliquant gaiement aux amis que je voulais glisser l'antidote du marxisme dansla presse légale.

Tout à coup, sans m'en avoir averti, le journal doubla mes honoraires: quatrekopecksla ligne, au lieu de deux. C'était la meilleure preuve de succès. Je parlais dansmes articles de la classe paysanne, des classiques russes, d'Ibsen, de Hauptmann, deNietzsche, de Maupassant, d'Estaunié, de Léonide Andréïev et de Gorki. Je passais desnuits à griffonner mes manuscrits dans tous les sens, à la recherche d'une idéeindispensable ou d'un mot qui me manquait: Je devenais écrivain.

Depuis 1896, époque où j'avais essayé de m'écarter des idées révolutionnaires, et1897, année pendant laquelle j'avais déjà milité, repoussant encore, cependant, lathéorie du marxisme, j'avais fait un bon bout de chemin. Vers le temps de madéportation, le marxisme était définitivement devenu pour moi la base de ma conceptiondu monde et ma méthode de pensée. En Sibérie, j'essayai d'aborder, du point de vue queje m'étais assimilé, ce que l'on appelle les "éternels problèmes" del'humanité: ceux de l'amour, de la mort, de l'amitié, de l'optimisme et du pessimisme,etc. Selon les époques et les milieux sociaux, l'homme a diverses façons d'aimer, dehaïr et d'espérer. De même qu'un arbre, par ses racines, nourrit ses feuilles, sesfleurs et ses fruits des sucs de la terre, l'individu trouve un aliment pour sessentiments et ses pensées, même les plus "élevés", dans le sol économiquede la société. Dans mes articles littéraires d'alors, je n'étudiais guère au fondqu'un seul thème: l'individu dans ses rapports avec la société. Il n'y a pas bienlongtemps que ces articles ont été reproduits dans un tome de mes oeuvres. Si j'avais àles écrire aujourd'hui, je m'y prendrais certes autrement. Mais je n'aurais rien à ychanger pour le fond.

Le marxisme russe, officiel ou légal, passait alors, par une crise terrible. Je saisà présent, par expérience, comment de nouvelles exigences sociales se taillent sanscérémonie un uniforme idéologique dans une étoffe de théorie qui était destinée àde tout autres fins. Jusqu'à environ 1890, la très grande majorité des intellectuelsrusses croupissaient dans le populisme, niant avec lui les progrès du capitalisme etidéalisant la commune paysanne. Or le capitalisme frappait à toutes les portes,promettant aux intellectuels toutes sortes d'avantages et un rôle politique important.Les intellectuels bourgeois eurent bien besoin de l'instrument affilé du marxisme pour sedéfaire du cordon ombilical que le populisme avait été entre eux et un passé rebutant.C'est pourquoi les idées marxistes se répandirent rapidement et victorieusement dans lesdernières années du siècle. Mais à peine la théorie de Marx était-elle parvenue àce premier résultat qu'elle gêna déjà les intellectuels. La dialectique était bonnequand il s'agissait de démontrer que les méthodes capitalistes de développement avaientun caractère progressiste. Mais là où commençait la négation révolutionnaire ducapitalisme, la dialectique devenait gênante et on la déclarait périmée. Sur la lignede démarcation de deux siècles -qui coïncida pour moi avec des années de prison et dedéportation- les intellectuels russes passèrent par une période de critique généraledu marxisme. Ils s'en assimilaient la justification historique du capitalisme qui s'ytrouve, mais rejetaient les conclusions révolutionnaires qui repoussent le capitalisme.Par ces voies détournées, les intellectuels archaïquement populistes devenaient deslibéraux bourgeois.

La critique du marxisme qui se faisait en Europe trouva alors en Russie de largesdébouchés, tout à fait indépendamment de la valeur qu'elle pouvait avoir. Il suffit dedire qu'Edouard Bernstein devint des plus populaires parmi ceux qui conduisaient dusocialisme au libéralisme. La philosophie "normative" l'emportait de plus enplus sur la dialectique marxiste. L'opinion qui commençait à se former dans la sociétébourgeoise avait besoin de normes rigides non seulement contre l'arbitraire del'autocratie et de sa bureaucratie, mais aussi contre le déchaînement des massesrévolutionnaires. Kant, s'il parvint à renverser Hegel, ne resta pas longtemps sur sespieds. Le libéralisme russe était de formation tardive et vécut, dès le début, sur unterrain volcanique. L'impératif catégorique fut pour lui une assurance trop abstraite etde peu d'avenir. Aux masses révolutionnaires, il fallait opposer des moyens pluspuissants. Les idéalistes transcendantalistes évoluaient en chrétiens orthodoxes. Leprofesseur d'économie politique Boulgakov, qui avait commencé par une révision dumarxisme sur la question agraire, passa à l'idéalisme et finit par endosser la soutane:il ne lui fallut pour cela que quelques années.

Dans les premières années de ce siècle, la Russie était un immense laboratoire oùs'élaborait l'idéologie d'une société. Le travail que j'avais consacré à l'histoirede la franc-maçonnerie m'avait suffisamment armé pour que je comprisse la fonctionsubsidiaire des idées dans le processus historique. "Les idées ne tombent pas duciel", répétais-je après le vieux Labriola.

Il ne s'agissait plus d'une recherche purement scientifique; il fallait choisir unevoie dans la politique. La révision du marxisme, à laquelle on procédait dans toutesles directions, m'aida, ainsi que bien d'autres jeunes révolutionnaires, à concentrermes pensées et à affûter les armes. Nous avions besoin du marxisme non pas seulementpour en finir avec le populisme qui nous avait très légèrement atteints, mais, avanttout, pour engager une lutte sans merci contre le capitalisme, et sur le terrain même decelui-ci.

La lutte contre le révisionnisme nous donnait de la trempe non seulement en théorie,mais en politique. Nous devenions des révolutionnaires prolétariens.

Au cours de la même période, nous nous heurtâmes à la critique de gauche. Il yavait, dans une des colonies les plus éloignées vers le Nord, à Viliouisk je crois, undéporté dont le nom, Makhaïsky, gagna bientôt une assez large célébrité. Makhaïskydébuta par une critique de l'opportunisme dans la social-démocratie. Son premier cahierhectographié, qui avait pour objet de dénoncer l'opportunisme de la social-démocratieallemande, obtint un grand succès dans nos colonies d'exilés. Le deuxième cahierdonnait la critique du système économique de Marx, et aboutissait à cette conclusioninattendue: le socialisme est un régime social basé sur l'exploitation des ouvriers parles intellectuels professionnels. Le troisième cahier apportait, dans l'esprit del'anarcho-syndicalisme, la négation de la lutte politique. Durant plusieurs mois, lestravaux de Makhaïsky prirent toute l'attention des déportés de la Léna. Ce fut, pourmoi, un puissant sérum contre l'anarchisme qui a beaucoup d'allant quand il s'agit denier, mais qui manque de vie et se montre même timoré dans les déductions pratiques.

J'avais rencontré pour la première fois un anarchiste en chair et en os au dépôt deMoscou. C'était un instituteur, du nom de Louzine, un homme fermé, taciturne, rêche. Enprison, il avait un penchant marqué pour les criminels de droit commun et les écoutaitavec intérêt raconter des assassinats et des cambriolages. Il n'aimait pas beaucoups'engager dans des discussions théoriques. Une fois seulement, comme je le pressais, luidemandant comment, dans un ensemble de communes autonomes, seraient administrés leschemins de fer, il me répliqua:

-Au diable! Pourquoi, en anarchie, irais-je rouler sur des voies ferrées ?

Cette réponse me suffit tout à fait.

Louzine tentait d'amener à lui des ouvriers et, entre nous, une sourde lutte étaitengagée, non exempte d'animosité.

Nous fîmes route avec lui vers la Sibérie. C'était l'époque où les rivièresdébordent. Louzine décida de traverser la Léna en barque. Il était aviné et me défiade passer avec lui. J'acceptai le risque. Les grandes eaux charriaient des poutres et desbêtes crevées; les remous étaient assez nombreux. Cette traversée s'acheva non sansémotions, mais sans accident. Louzine, d'un ton morose, m'accorda je ne sais quelcertificat verbal: "bon camarade" ou quelque chose dans ce genre. Nos rapportss'adoucirent.

Bientôt, d'ailleurs on l'expédia plus au nord. Quelques mois après, il donnait uncoup de couteau à unispravnik [Dans les campagnes, commissaire de police dedistrict. La plus haute autorité après celle du gouverneur de la province. -N.d.T.]. Lecommissaire n'était pas méchant homme et sa blessure fut légère. Devant le tribunal,Louzine déclara qu'il ne voulait aucun mal, personnellement àl'ispravnik,maisqu'il avait prétendu frapper en lui le pouvoir arbitraire de l'Etat. Louzine futcondamné aux travaux forcés.

Tandis que, dans les lointaines colonies de déportation, au fond de la Sibériebloquée par les neiges, on discutait passionnément de la différenciation des paysansrusses, des trade unions britanniques, d'une relation entre l'impératif catégorique etles intérêts de classes, du darwinisme et du marxisme, une lutte idéologique avait lieudans les sphères gouvernementales.

Le saint-synode excommunia Léon Tolstoï en février 1901. Le mandement du synode futimprimé dans tous les journaux. Tolstoï était accusé de six crimes:

1° D'avoir nié la personne du Dieu vivant, célébré dans la Sainte-Trinité ;

2° D'avoir nié le Christ Dieu-homme, ressuscité des morts ;

3° D'avoir nié l'Immaculée Conception, la virginité avant et après l'enfantementde la très pure mère de Dieu;

4° De ne pas reconnaître la vie de l'au-delà et la justice suprême ;

5° De repousser l'action du Saint-Esprit, qui donne la grâce ;

6° De tourner en ridicule le mystère de l'eucharistie.

Des métropolites barbus, aux cheveux blancs, Pobiédonostsev qui les inspirait, etautres colonnes de l'Etat nous considéraient, nous autres, révolutionnaires, nonseulement comme des criminels, mais comme d'insensés fanatiques, et s'imaginaientreprésenter la saine raison, basée sur l'expérience historique de toute l'humanité etces gens-là réclamaient du grand artiste réaliste qu'il crût à une conception sansfécondation séminale et à la transmission du Saint-Esprit par des pains azymes.

Nous lisions et relisions la liste des hérésies de Tolstoï, et c'était chaque foisun nouvel étonnement, et nous nous disions en nous-mêmes: nous nous appuyons surl'expérience de l'humanité tout entière; c'est nous qui représentons l'avenir, et,là-bas, dans les sphères supérieures, ce ne sont pas seulement des criminels, ce sontdes maniaques... Et nous sentions qu'à coup sûr nous aurions l'avantage sur cette maisonde fous.

Le vieil édifice de l'Etat craquait dans tous les coins. C'étaient encore lesétudiants qui préludaient à la lutte. Pris d'impatience, ils recoururent à des actesde terrorisme. Après les coups de feu de Karpovitch et de Balmachov [Karpovitch tuaBogolyepov, ministre de l'Éducation, en 1901. Balmachov tua le ministre de l'Intérieur,Sipiaguine, en 1902. -N.d.T.], tout le monde des déportés s'agita comme à l'appel duclairon sonnant l'alarme. Des discussions s'élevèrent sur la tactique du terrorisme. Ily eut parmi les marxistes des hésitations individuelles, mais l'ensemble se prononçacontre la terreur. La chimie des explosifs ne peut suppléer les masses, disions-nous.Quelques-uns se consumeront dans une lutte héroïque sans être parvenus à soulever laclasse ouvrière. Notre affaire, ce n'est pas de tuer les ministres du tsar, c'est derenverser le tsarisme par la révolution.

Telle fut la ligne de démarcation entre les social-démocrates et lessocalistes-révolutionnaires. La prison avait été pour moi une période de formationthéorique; la déportation fut l'époque où je me déterminai en politique.

Ainsi s'écoulèrent deux années de ma vie. Il avait passé de l'eau sous les ponts dePétersbourg, de Moscou et de Varsovie. Le mouvement clandestin commençait à déborderdans les rues. Dans certains gouvernements, la classe paysanne se mettait à remuer. Desorganisations social-démocrates se fondaient même en Sibérie, sur la ligne du chemin defer. Elles entrèrent en liaison avec moi. J'écrivis pour elles des appels et des tracts.Après une interruption de trois années, je me rattachais à la lutte active.

Les déportés ne voulaient plus rester en place. Ce fut une épidémie d'évasions. Ondut s'inscrire pour prendre son tour. il y avait presque dans chaque bourg de ces paysansqui, dès l'enfance, avaient subi l'influence des révolutionnaires d'une générationplus âgée. Ils enlevaient les prisonniers politiques en bateau, en télègue, entraîneau, et se les repassaient d'un bourg à l'autre. La police sibérienne était, ensomme, aussi impuissante que nous-mêmes. L'immensité des espaces la servait comme ellelui nuisait. Il était difficile de rattraper un évadé. Il y avait plus de chances decroire qu'il se noierait dans une rivière ou qu'il resterait gelé dans la taïga.

Le mouvement révolutionnaire, en prenant de l'étendue, restait pourtant dispersé.Chaque région et chaque ville luttaient séparément. Le tsarisme avait l'énormeprépondérance de l'unité d'action. La nécessité de créer un parti centraliséperçait dans bien des cervelles. J'écrivis à ce sujet une étude dont les copies furentdistribuées dans les centres de déportation et ardemment discutées. Il nous semblaitque ceux qui, en Russie ou dans l'émigration, partageaient nos opinions, neréfléchissaient pas assez à cette question. Pourtant, ils y pensaient et agissaient. Auprintemps de 1902, je reçus par la voie d'Irkoutsk des livres dans les reliures desquelsétaient insérées les dernières publications faites à l'étranger, reproduites sur dupapier très fin. Nous sûmes ainsi qu'en Europe avait été créé un journal,l'Iskra,organe marxiste ayant pour dessein de constituer une organisation centralisée desrévolutionnaires de profession et de les unir dans l'action par une discipline de fer.Nous reçûmes la brochure de Lénine, éditée à Genève, intitulée :Que faire ?quiétait entièrement consacrée à l'examen de la même question. Mes étudeshectographiées, les articles que je donnais au journal et les proclamations quej'adressais à l'Union sibérienne me parurent du coup insignifiants, d'un intérêtmédiocrement provincial, devant la nouvelle et grandiose tâche qui se posait. Il fallaitchercher carrière ailleurs. Il fallait d'abord s'évader.

Nous avions alors, ma femme et moi, déjà deux fillettes. La cadette allait atteindrequatre mois. La vie en Sibérie était dure. Mon évasion devait imposer à AlexandraLvovna un double fardeau. Mais elle rejetait cette considération d'un seul mot:ilfaut. Le devoir révolutionnaire l'emportait à ses yeux sur toutes autres questions,et avant tout sur les questions personnelles. Elle fut la première à donner l'idée decette évasion, lorsque nous nous fûmes rendu compte des nouveaux et importantsproblèmes qui s'offraient. Elle dissipa, sur ce point, tous mes doutes. Durant plusieursjours, après ma disparition, elle réussit à cacher mon absence aux policiers. Ayantgagné l'étranger, je parvenais à peine à correspondre avec elle. Elle subit ensuiteune deuxième déportation. Plus tard, nous ne devions nous rencontrer qu'en diversesoccasions, par hasard. Le sort nous avait séparés; mais nous gardâmes indissolubles lelien des idées et l'amitié.

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