La tignasse, toujours en forme de pétard, a quelque peu blanchie. Le rythme, lui, n'a pas varié.Doc Gynéco est aussi vif qu'une étoile de mer. La raison de la rencontre: la réédition le 15 avril de son album culte,Première Consultation, vingt après sa sortie, et le lancement, le même jour, d'une grande tournée qui passera par deux Olympia complets.
L'homme qui ne valait pas dix centimes passe à table, commande un thé (il n'y touchera pas) et réclame une feuille et un stylo (il s'en servira peu). Pendant une heure, avec le chanteur deVanessa,NirvanaetDans ma rue, il sera question de rap, de Nicolas Sarkozy, deKarim Benzema, du prix de L'Express, et de l'industrie du disque. Un entretien ponctué de rires himalayesques. Soyons franc. On n'a pas toujours compris oùBruno Beausir, son vrai nom, voulait en venir dans ses réflexions, mais on a passé un bon moment en sa compagnie. Le café s'appelleL'Arrosoir. Entretien arrosé.
Comment allez-vous?
Très bien. Je n'ai pas perdu mon temps. J'ai beaucoup écrit. Cela m'a aidé. J'avais des choses à dire. Elles sortiront très certainement sur un prochain album. J'avais envie de repartir directement sur un nouveau disque. Mais la stratégie et le public en ont décidé autrement. J'ai du passé par la case réédition dePremière consultation[sorti le 15 avril 1996, NDLR]. Ça, c'est grâce à nos amis rappeurs, lesquels, le temps de mon absence, n'ont pas particulièrement brillé. Ils n'en ont pas profité du tout[il s'esclaffe]. Le rap conscience est un rap qui décrit et parle du système dans lequel on vit. Il y a des rappeurs qui ont un discours inspiré par la religion. Moi je suis d'une école où on parle de ce que l'on vit sur le terrain. La sagesse qu'on acquiert avec l'expérience, le vécu.
On vous les impose cette tournée et ce revivalPremière consultation?
Le public. Grâce à mes amis rappeurs, le public s'est senti frustré, surtout dans les textes. Je ne sais pas si à L'Express vous avez google translab[sic]. Mais essayez sur les paroles d'un rappeur américain, c'est catastrophique. Cela peut être un choc émotionnel. A côté, tous les styles de musiques françaises, textuellement c'est du Sartre ou du Molière.
Dans le rap français, il n'y a donc rien eu de bon depuis 1996?
Non. Certains chanteurs de la variété française se sont essayés à ce flow, à rapper. Moi je suis un musicien dans le vrai sens du terme. Je ne prends pas seulement des mots et les rappe. Je prends les mots et je leur apporte une mélodie. Et quand je les dis, on sent s'ils sonnent vrais ou faux. Cela va plus loin que de les prononcer en verlan. Les chanteurs de variété ils n'ont pas le flow, mais textuellement ils ont de belles tournures de phrases.
Vous pensez à qui?
Je me suis rendu compte que tous les chanteurs avaient essayé de rapper à un moment. Tous! Par contre certains sont vraiment des rappeurs, comme Serge Gainsbourg. Brassens, là c'est du très très haut niveau.[Il sort une bouteille de rhum d'un sac plastique et se sert une lampée dans sa tasse vide] C'est magnifique ce qu'il fait avec les mots, il en fait des images.
Quel souvenir gardez-vous de l'enregistrement à Los Angeles dePremière Consultation?
La musique ça consiste à faire un tri entre les sons. Il n'y a pas que les notes noires ou blanches. Ça monte et ça descend. Il faut trier entre tous les sons pour faire un morceau. Ce n'est pas comme au cinéma, où le choix des images oriente des idées ou un message. Dans la musique, il faut réussir à faire un titre. A Los Angeles, pendant l'enregistrement j'étais avec les meilleurs instrumentistes. Le problème avec les machines, il est le suivant et je ne sais pas ce que vous en pensez, vous à L'Express. Je suis d'accord pour moderniser les usines. Comme Chaplin, je trouve cela étrange que quelqu'un passe toute sa journée à placer des volants, des sièges, des portières sur une voiture. Mais dans la musique, cela ne sert à rien de remplacer un violoniste par une machine. Même pour des questions financières. Bien sûr qu'il faut que la musique électronique existe. Mais pas dans tous les genres musicaux, le reggae, la pop, le rock... Vous n'avez jamais écouté un album d'Earth Wind & Fire ou de Kurt Cobain? L'électro c'est très bien mais pas à toutes les sauces.
Donc sur la tournée, vous serez entouré de musiciens?
Ah ouais[il se marre]. Parce que c'est une question de politique. J'ai mis le maximum de musiciens possible sur scène.
Avez-vous déjà chanté sur scène votre premier album ?
Non. Je suis quelqu'un qui prend son temps. Depuis le départ j'avais senti l'évolution des choses. Quand on travaille dans un milieu, dans un journal par exemple, on voit ce qui va arriver. J'ai anticipé pas mal de choses en ne les faisant pas. Quand on m'a proposé à l'époque de tourner avecPremière consultation, je ne l'ai pas fait.
Pour quelle raison?
Je n'aimais pas la tournure que prenait l'industrie du disque. D'ailleurs, ma maison de disques a été revendue peu de temps après. Je n'ai pas voulu tout leur donner. J'ai eu la chance de faire de la musique à une époque où il y avait de bons directeurs artistiques. J'ai essayé de faire des duos improbables, comme avec les Rita Mitsouko. Je voulais créer des ponts. Mais à un moment tu es tout seul. J'ai refusé pas mal de choses. J'ai imposé des choix artistiques à l'époque qui paraissaient fous. C'était instinctif. Je leur ai fait faire pas mal de choses et aujourd'hui finalement ils en sont très contents puisqu'ils veulent les ressortir. Ça me fait rire qu'avec le recul on vienne me voir aujourd'hui pour des chansons qui ont failli me coûter le renvoi. C'est bien quand même.
Quelle chanson par exemple?
Toutes. Quand un rappeur arrive chez son label et dit: "Je veux chanter avec Fred Chichin". Si tu avais vu leur tête. Ils répondent: "Mais ça va pas du tout. Que racontes-tu là? Que racontes-tu là?[Il part dans un grand rire de méchant à la Austin Powers] Tu ne te rends pas comptes, les puristes? Ton image?".
Vous avez bien fait de suivre votre instinct. Vingt ans plus tard on en parle encore. Seulement, ça ne vous dérange pas qu'on ne s'intéresse à vous aujourd'hui que pourPremière consultation?
C'est de la générosité. Ça me ressemble tout à fait. Les gens ils voulaient revoir du classique. La fameuse Madeleine de Proust. Et au-delà de ça, les gens ont compris que ce qui était arrivé derrière ne leur avait rien apporté. La musique doit aider à vivre. Dans la rue j'entendais des gens qui venaient me voir déçus, tristes, par ce qu'ils entendaient: "Doc, mais qu'est ce qui se passe? On ne comprend pas ce qu'ils racontent". Moi, quelque part, je suis resté le plus droit... dans ma folie.[Il glousse].
Vous avez fait quoi alors depuis le dernier album?
J'ai subi ce qui se passait. Et puis je suis retombé sur les sons des années 1990. Et je me suis dit: "non mais là il y a quelque chose qui ne va pas".
Il était temps de revenir...
Comme Rocky[rires]. Cette fois-ci, j'entraîne un jeune qui est assez intelligent pour comprendre qu'il a des choses à apprendre de ma génération. Je vais donc devoir faire un album solo et travailler dans l'ombre d'autres artistes. J'ai l'impression que je vais finir dans un bureau d'une maison de disques à bosser sur les textes des autres. Car aujourd'hui ce n'est pas possible. Il y a des jeunes chanteurs de rock qui en sont à leur troisième album et qui ne connaissent pas Nirvana. Ça ne va pas. Je veux travailler avec les chanteurs aujourd'hui pour savoir pourquoi ils insultent la mère des gens tout le temps, pourquoi ils veulent faire des choses à la France... Trop de vulgarité. Il faut travailler les mecs!
Avec le Ministère A.M.E.R., vous étiez aussi dans la provocation et la vulgarité...
Non, notre génération n'était pas dans la vulgarité à la maison et dans les oeuvres d'art. On avait certaines valeurs. On n'allait pas taper des profs. On avait peur[il rigole]. Sur les nouveaux textes que j'écris, j'essaye de donner des moyens pour s'en sortir, de porter la société. Je ne donne pas de conseils. Il ne faut pas en demander trop à un jeune de 15 ans aujourd'hui. On lui dit: "Ce monde est à toi". Et lui répond: "non, mais attends, j'y comprends rien moi à ce monde."

Doc Gynéco a vendu près d'un million d'exemplaires de son album Première consultation, sorti en 1996.
© / AFP PHOTO / MARTIN BUREAU
Quels sont les titres de vos nouveaux morceaux?
Jusqu'au bout de mes principes j'irai,Et en plus il paraît que c'est moi qui suis fou [rires]. Ce sont des titres de maquettes, pas encore définitifs. J'ai fait aussi un morceau sur une journaliste deLibération. J'ai bien aimé notre rencontre [pour le magazineNext, NDLR] et j'ai fait une chanson pour la remercier. Après cette interview, j'ai voulu arrêter la promo. Mais bon, je n'allais pas entrer en conflit avec la maison de disques.
La promo, ça vous soûle?
J'ai envie que mon travail soit traité comme celui d'un politique. Je ne comprends pas pourquoi le politique est entré comme ça sur le terrain de l'artiste. Une campagne ça me fait penser à une tournée. Un député, un maire, un ministre ressemble à un acteur dans sa loge. Les politiques se sont accaparés la vie et la façon de communiquer des artistes.
La victoire de la société du spectacle.
Oui, mais avant les artistes ils mettaient toujours du texte dans leurs chansons. Aujourd'hui, il n'y a que Johnny, Florent Pagny et Pascal Obispo qui chantent des chansons, pour femmes certes, mais à texte ! On s'est fait voler notre place sur les sujets de la vie quotidienne des Français. Ce temps de parole là est pris par les politiques. Je pense que sur les sujets de société, la relation doit être entre les journalistes et les artistes, les politiques passent après.
C'est le talent d'un artiste de résumer en trois minutes l'air du temps.
Mon rêve, c'est que mon album passe en alerte info sur les smartphones!
Votre retour c'est déjà un petit événement. C'était inespéré cette tournée.
Je passe encore par une maison de disques. J'ai du respect pour le système. Je suis un faux fou. Ça me fait plaisir de travailler avec les gens du métier. Je vais collaborer avec une major qui va me prendre la tête. J'aurais pu passer par des distributeurs indépendants. Je suis un peu tordu. Les gens se disent: "mais que fait-il dans une major ?".
Avez-vous soldé vos problèmes d'argent ?
Oui. Je n'ai jamais rien fait pour l'argent. Ça ne sert jamais à rien de calculer. J'essaye d'être le plus fou possible. On m'a proposé de faire du marketing, mais moi ça va m'apporter quoi à part des sous ? Alors qu'en faisant toutes les salles de France "à dimension humaine", là ils deviennent fou. Mais c'est la même chose dans les grosses boites. Figure-toi que j'ai réussi à faire ça. Sans le public cela n'aurait pas été possible. Dans les boîtes ils sont tellement flippés de tout. Comment veux-tu qu'ils reparient sur moi?
Et pour vous, quelle est la motivation?
J'aurais pu prendre beaucoup d'argent, avec du gros marketing. J'ai refusé. Et je fais ce retour comme un jeu avec le système. Je suis dedans mais je ne veux pas en accepter les dérives. Moi ce qui me motive c'est de faire les choses bien. Mais je me retrouve entouré de gens qui veulent m'empêcher de faire les choses bien. Et moi je me bats pour le faire bien. C'est trop marrant! Je kiffe.[Il se fend la poire] Et de toute façon à la fin j'ai raison.
Donc tout se passe bien?
Jamais tout ne se passe bien. Vu que je veux faire toutes les salles de 1500 places au lieu de faire des Zéniths et bien déjà là je rentre dans un clash avec des gens qui sortent d'école de commerce. J'aime bien montrer que la meilleure façon de faire du chiffre ce n'est pas de faire 20 Bercy mais 200 salles à dimension humaine. Si je travaillais à L'Express je dirais que 4,50 euros c'est trop cher.J'ai lu l'interview de mon ami Renaud. Je suis pour un résultat qui n'est pas que financier. L'important c'est de toucher le plus de monde.
Aujourd'hui, la volonté du journal est de vendre le magazine plus cher à moins de lecteurs.
Mais c'est idiot.
Si tu étais journaliste à L'Express tu demanderais quoi à Doc Gynéco?
"Doc Gynéco, vous ne voulez pas parler de politique?". Et moi je répondrai: "Mon management ne veut pas que j'aborde ce sujet". Mais à quoi ça sert que mon management accepte d'accorder une interview à L'Express s'il ne peut même pas parler de politique? En tout cas, j'ai vu la déclaration de Renaud dans votre journal et c'est vrai que tous les artistes ne doivent pas parler de politique. Le message de Renaud était confus. Il faut lui dire.
Donc vous n'avez pas le droit de parler politique en interview?
Non, puisque les artistes sont censés aujourd'hui vendre de la joie et de la bonne humeur. En plus, en allant dans l'absurde. Or je pense qu'on peut aborder des sujets sérieux sans tout le temps faire de la polémique, essayer de buzzer. Moi ça me fait de la peine que Renaud rentre dans le buzz. Il n'a pas besoin de ça. Je le connais depuis que je suis enfant. Je sais qu'il est très fort. A la veille d'une sortie d'album, c'est de la folie.
Quels sont les hommes politiques en lesquels vous croyez aujourd'hui?
Pour moi le premier relais entre la société et les journalistes ce sont les artistes. Qu'on puisse s'exprimer, comme Cantona.
A une époque, vous avez exprimé vos choix.
Personne ne m'a écouté, voilà où on est maintenant[Il se bidonne]. Tous mes actes, s'ils sont compris au mauvais degré, c'est sûr ne sont pas compréhensibles.
On a donc mal comprisvotre engagement pour Nicolas Sarkozy?
Non, vous ne pouviez le comprendre que dans le contexte électoral. Vous y avez vu un soutien. Moi je ne savais pas ce que cela voulait dire être un soutien d'un homme politique. Cela voudrait dire que j'ai un poids, moi, et que je peux influencer le vote des gens. Bah ça alors![il se tord de rire].
Quand on a vendu 1 million d'albums, bien sûr.
Alors c'est merveilleux, cette idée-là me plaît. En tant qu'artiste, il fallait que je côtoie le milieu de la politique. Comme un écrivain ou un journaliste. Il fallait que je sache ce que c'est.
Est-ce qu'en 2017 vous êtes prêt à vous engager pour un candidat?
Pour François Hollande?[Il rit] Mais je suis comme ça moi. C'est ma nature. Je n'ai plus le droit aujourd'hui de m'engager politiquement, mais vous êtes sûr que... Comme pour la nourriture, je n'aime pas le gâchis. A quoi ça sert d'avoir un mec pendant cinq ans si c'est pour le mettre dehors? Moi je suis pour le rattraper. A l'époque, je voulais entendre ce que Nicolas Sarkozy avait à dire au-delà de l'image que les médias donnaient de lui. Je suis un peu fou. Quand est-ce que j'ai aimé Ségolène Royal? Quand tout le monde l'a abandonné.
Vous êtes un romantique.
Exactement. C'est ma nature.
A la télé, que regardez vous?
Maïtena Biraben. Quand je vois tout ce qui se dit dans la presse, je ne peux pas m'empêcher d'avoir de la tendresse pour elle. Moi j'aime les gens quand ils ont perdu leur pouvoir. Pourquoi j'ai chanté avecBernard Tapie? Parce qu'il sortait de prison! Tu crois qu'il m'aurait parlé quand il était ministre de Mitterrand? Tu crois que Sarkozy m'aurait parlé s'il ne s'était pas fait massacrer médiatiquement à cause de son rapport avec les banlieues? François Hollande, président de la République tu crois qu'il veut me parler? Mais une fois qu'il aura perdu....
Du coup, êtes-vous prêt à faire un duo avec Karim Benzema?
Non, même pas un resto![Il part dans un grand rire]. Ma bienveillance a des limites. Je veux bien défendre des calculs politiques à condition que ce ne soit pas au détriment de la France en général. Un duo avec Karim Benzema cela aurait été bien, mais je ne le ferai pas.
[Le lendemain de l'interview, Doc Gynéco nous envoie par mail la maquette d'un nouveau morceau. Sur un ton posé et dans une ambiance tranquille, il rappe: "Mes vers s'étudient à l'université, Plus aucun de vous n'a la clé pour rentrer/Dans le hip-hop, le savoir n'est plus une arme/Armé d'un stylo, mes larmes, ma sincérité"] Affaire à suivre.