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La république caucasienne quadrillée par les milices tchétchènes de Kadyrov vit sous le règne de la terreur

"Moscou leur permet de tuer et ils sont dans chaque village".

Par Natalie Nougayrède

Publié le 20 juillet 2005 à 13h59, modifié le 20 juillet 2005 à 14h03

Temps deLecture 6 min.

La carrosserie du véhicule militaire russe "Ouazik" est criblée d'impacts de balles. Sa peinture kaki est tachetée de trous noirs. La rafale de tirs lâchée lors de l'embuscade de la guérilla a été intense. Une voiture Jigouli qui suivait, dans le convoi militaire, avec à son bord des miliciens tchétchènes pro-russes, gît en travers de la route. Le souffle de l'explosion de la mine l'a pulvérisée.

La scène se déroule un matin de juillet, sur une artère menant vers le centre de Grozny, la capitale tchétchène. L'attaque desboeviki (combattants) a fait trois morts ce jour-là. Personne, dans le quartier, ne s'en étonne. Une habitante, réfugiée des montagnes de Itoum-Kale, où l'aviation russe poursuit ses bombardements sur des hameaux reculés, se hâte de ramener son jeune fils, qui jouait dans une rue avoisinante, vers la relative sécurité d'une cour de maison.

Elle sait que l'embuscade sera suivie d'une descente de soldats dans ce quartier de Staropromysslovkoe, et de possibles rafles."Chaque fois, je n'en dors pas la nuit. Je prie pour qu'ils ne s'emparent pas de mon mari" , dit-elle. Son époux, un homme frêle, ancien fonctionnaire soviétique de la région de Stavropol, raconte comment il a été obligé de rentrer en Tchétchénie malgré la guerre, avec sa famille."Mon frère a disparu. Les fédéraux-l'armée russe-l'ont enlevé. Cela fait un an. Nous ne l'avons pas dit à notre mère, restée au village près d'Itoum Kale, afin de l'épargner. Mon devoir était de rentrer ici pour chercher mon frère, mais aucune démarche n'aboutit", explique-t-il. La famille, désargentée, n'a pas eu les moyens de satisfaire les ravisseurs. Les mines employées par la guérilla, se fabriquent, dit-on, à l'aide d'équipements obtenus auprès de l'armée russe. Tout s'achète dans cette guerre : les armes et les explosifs, auprès de son propre ennemi ; et les hommes tchétchènes, raflés en pleine nuit, puis revendus à leurs familles ­ si du moins ils n'ont pas déjà été tués et jetés dans un charnier. Des milliers de dollars peuvent transiter pour une libération.

La demande de rançon est une pratique courante de l'armée russe et des groupes tchétchènes qui l'appuient sur le terrain. Ceux-ci sont appeléskadyrovsti , du nom de leur chef, Ramzan Kadyrov, un homme de 28 ans renommé pour ses difficultés d'élocution et son sadisme. Dans son village familial de Tsenteroï, à l'est de Grozny, Ramzan Kadyrov tient un centre de détention secret où ses hommes pratiquent les passages à tabac, la torture à l'électricité, le viol, les exécutions sommaires. Vladimir Poutine lui a décerné en 2004 une des plus hautes distinctions, la médaille de "héros de la Russie".

Ramzan Kadyrov est le fils de l'ancien dirigeant tchétchène nommé par le Kremlin en 2000 à la tête de la République, après l'entrée des troupes russes dans Grozny. Akhmed Kadyrov avait été tué le 9 mai 2004 par l'explosion d'une bombe, dans un stade. L'attentat a décapité la politique du Kremlin dans la région. Moscou a réagi en se lançant dans une tentative de culte de la personnalité, couvrant quelques façades de Grozny de photographies géantes représentant Akhmed Kadyrov, érigé en martyr. Des rues ont été baptisées de son nom. Un monument à Kadyrov est en préparation sur une esplanade. A cet endroit tout a été rasé par les bombes russes, laissant un vaste espace vide au coeur de la ville qui comptait avant-guerre 450 000 habitants et n'en abriterait plus que 100 000. Le pouvoir russe a choisi d'y construire une place avec des bancs, des lampadaires et une grande fontaine, alors que l'eau courante fait défaut dans tout Grozny, en raison de la destruction des canalisations par les bombes."On ne naît pas héros, on le devient" , dit un gigantesque panneau orwellien tendu sur une façade bombardée. L'image représente des hommes de Ramzan Kadyrov, en treillis et lourdement armés. En voyant cela, des habitants ont réagi par la dérision, et une blague s'est mise à circuler :"on ne devient pas con-dourak- ,on naît ainsi".

AUCOEUR DES TÉNÈBRES

L'impopularité, pour ne pas dire la haine, qui entoure le clan Kadyrov en Tchétchénie, est à la mesure de la violence que déploient contre les civils ces milices mises en place par Moscou. Depuis la prise d'otages de Beslan, en septembre 2004, le Kremlin a confié auxkadyrovtsi un vaste quadrillage du territoire. Dans chaque localité, depuis le mois de janvier, ces milices reconnaissables à leurs barbes taillées court, leur arsenal d'armes et leurs T-shirts noirs marqués "ATTs" (centre antiterroriste), ou "PMSN" (forces spéciales de la police), ou encore "SB" (service de sécurité présidentiel), disposent d'une base. Ils se livrent, à partir de ces avants-postes, à de nombreux pillages et enlèvements, semant un intense climat de peur.

"Ce que je vais vous raconter, ce n'est pas moi qui l'ai dit, vous avez compris ? Un mot de travers ici peut coûter la vie" , commence un homme d'âge moyen, rencontré dans une localité du sud de Grozny. Son visage est couvert de contusions, ses avant-bras marqués de tâches noires de brûlures de cigarettes. Ses doigts ont été entaillés au couteau. Son dos n'est qu'un large hématome boursouflé, à force d'avoir reçu des coups de crosses. Il a été torturé pendant une semaine aux mains d'une unité du "SB".

"Parler à la presse est inutile, je le sais. La seule protection, c'est soi-même. Ces bandes, pourquoi l'Etat-russe-ne les arrête-t-il pas ? C'est qu'il ne le veut pas. Ici, meurent des jeunes, des jeunes innocents. J'ai caché ma famille chez des amis pour ne pas exposer ma fille, qui a 17 ans. Car ces chacals vont revenir, je le sais. Ils m'ont contraint de signer une déclaration adressée à la police et à la prokouratoura -parquet-disant que je n'avais aucune prétention à leur encontre. J'ai signé", explique l'homme, qui raconte être"né en 1954 quand notre peuple était déporté en Asie centrale". "Franchement,poursuit-il, j'en ai marre de tout ça, de tout ce qu'on nous fait subir. Ils m'ont dit :"c'est la chasse",et si je parle en sortant, ils m'abattront comme du gibier. Moscou leur permet de tuer, et ils sont dans chaque village. Tant que le peuple sera dans ce sommeil léthargique, ça ne s'arrêtera pas. Qu'est-ce que c'est que ce pays, et qu'est-ce que c'est que cette Europe qui ne dit rien ?"

Le 5 juillet, dans un village au sud de Grozny, Roustam, âgé de 22 ans, a été arraché de son lit"comme un chien" , à 4 heures du matin. Les hommes armés étaient revêtus de cagoules et d'uniformes noirs. Ils sont descendus de trois véhicules blindés BTR sans plaque d'immatriculation."C'étaient des Russes" , raconte la mère du disparu, Zoulia, dans la cour ombragée de la maison familiale, prolongée d'un potager."J'ai supplié les militaires de le laisser, je me suis jetée à leur poursuite dans la rue quand ils l'ont emmené. Il est tuberculeux. Il venait de passer cinq mois à l'hôpital. J'ai entendu un soldat dire aux autres : "on s'est trompé, c'est pas la bonne adresse", puis un autre répondre : "on n'a qu'à le prendre quand même"" , explique Zoulia."Des intermédiaires m'ont dit que mon fils était détenu dans le 6edépartement du Robop-organe de lutte contre la criminalité organisée-. Tout est une question d'argent, je le sais, et moi, je n'en ai pas" , s'afflige-t-elle.

Les conseillers en communication du Kremlin avaient prévu, début juillet, d'organiser en Tchétchénie un grand concert de groupes de rock russes (dont l'un appeléNotchnoï Sniper , Sniper de nuit), dans le cadre d'un festival intitulé "Phénix, la renaissance". Il a été annulé, de peur des attentats. Loin du moindre sentiment de renaissance, les Tchétchènes, dans l'intimité des conversations privées, racontent la sensation de s'enfoncer toujours plus, au coeur des ténèbres, loin de l'attention du monde extérieur. Sur un mur lépreux de Grozny, deux graffitis se côtoient. Le premier, de main tchétchène, dit, sous le dessin d'une épée :"le djihad vous appelle" . Le deuxième, tracé par un soldat russe, répond :"Staline n'est pas mort. Il est revenu" .

Natalie Nougayrède

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