AssiaDjebarEAN : 9782742784851
451 pages
Actes Sud (03/02/2010)
3.79/5 72 notesNulle part dans la maison de mon pèreRésumé :
Après plusieurs fresques historiques évoquant l'Algérie, Assia Djebar, s'abandonnant à un flux de mémoire intimiste, nous donne son livre le plus personnel.
Elle ressuscite avec émotion, lucidité et pudeur la trace d'une histoire individuelle dont l'ombre projetée n'est autre que celle de son peuple.
Grandissant entre deux mondes, entre un père instituteur et une mère majestueuse qui lui fait découvrir la magie des fêtes féminines, un...
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Nulle part dans la maison de mon pèreVoir plusDès son plus jeune âge, Assia Djebar prend conscience de la différence de statut entre les filles de colons français et les jeunes algériennes.
À l'adolescence, tout en respectant les traditions musulmanes, elle aspire à la liberté des jeunes françaises qu'elle côtoie en pension et déplore qu'elle, une fille d'apparence européenne sans l'être, doive dans la rue réfréner tous ses gestes. La lecture des grands auteurs ne va pas améliorer ce sentiment d'injustice.
Par la suite la brillante élève qui intègre normale sup et deviendra la première auteure nord africaine admise à l'Académie française, tout en étant soucieuse toute sa vie du sort réservé aux femmes, revient constamment sur la valeur des traditions transmises par son père. Une position entre deux cultures qui l'amène plusieurs fois au bord du gouffre.
Un très beau témoignage, bien écrit, très structuré, quelquefois même au détriment de la spontanéité, qui éclaire sur la position difficile des femmes algériennes éduquées, déchirées entre la respect des traditions et la volonté de s'en affranchir.
"Ce récit est-il le roman d'un amour crevé ? Ou la romance à peine agitée d'une jeune fille, j'allais dire "rangée"- simplement non libérée- du sud de quelque Méditerranée ? (p. 419)
Un récit autobiographique d'Assia Djebar...prise dans un milieu familial constitué de deux cultures, difficilement conciliables : un père algérien, instituteur et une mère, "européenne"...Un couple très uni, mais n'échappant aux contraintes, conditionnements sociaux, aux préjugés d'une société patriarcale !
La petite fille, Assia, adore ses deux parents, vénère totalement son
père, tout en se rendant très vite compte des différences et inégalités
insupportables entre les filles"indigènes" et les françaises !...
On ressent aussi très fort, en dépit de deux amies présentes dans la vie de ( l'auteure)- petite fille, successivement,une grande solitude de l'enfant tiraillée entre les filles "européennes" et "les musulmanes",; déchirement entre les deux mondes, les deux cultures, les deux langues... !
La figure omnisciente de ce texte très personnel reste la personnalité
du Père, omniprésent...qui induit parallèlement le problème de la
séparation des sexes en Algérie, et les comportements masculins, trop fréquemment, à la limite du "pathologique" envers leurs "soeurs,leurs femmes "!...
Lucidité précoce accentuée par la passion aussi précoce pour la poésie,
les livres...le Savoir ,qui ouvrent les "vannes " et les horizons...
Rappelons qu'Assia Djebar sera la première étudiante algérienne à intégrer
l'Ecole Normale de Sèvres, en 1955, et la première femme du Maghreb
à entrer à L Académie Française, en 2015... La Langue française aura été un fil conducteur et constructeur, en commençant par avoir un coup de
coeur lorsqu'une de ses professeurs de français "déclame" des vers de
Baudelaire [ sic. Beau de l'Air !!!]
"(
) Je pressentis dès cette année de sixième, dès ce premier poème lancé vers moi par madame Blasi en don de lumière par son phrasé, sa théâtralisation, sa liturgie -, oui, je compris qu'au-dessus de nous planait un autre univers, que je pourrais l'approcher par les livres à dévorer,
par la poésie encore plus sûrement du moins, quand, inopinément, tel un vol d'oiseau à l'horizon, elle se laisse entrevoir. Moi qui allais être une interne farouchement solitaire, cet espace-là devenait soudain un éther miraculeux zone de nidification de tous les rêves, les miens comme ceux
de tant d'autres
"
Des évocations de souvenirs de la très petite enfance de l'auteure jusqu'à ses débuts à l'Université, en 1953... sans chronologie stricte... Des analyses très captivantes sur la langue française, et la langue arabe, avec ce que chacune apporte de spécificité et de musique particulières..
Livre choisi et débuté en 2016 - Relecture complète février 2019
Dans ce roman autobiographique,
Assia Djebar s'attarde à ses souvenirs d'enfance. C'était mignon, l'évocation de la vie en à Alger, au temps de la colonie. du haut de ses cinq ans, elle découvre ses premières lettres, les livres qui constituent rapidement une passion pour elle (c'est une époque remplie d'émerveillements, peu importe le pays ou la culture), puis le monde des adultes qui l'entourent. Celui de sa mère, plus intérieur, et celui de son père, instituteur. Deux figures qu'elle vénère. Puis, elle grandit, elle va au pensionnat. Les amies, la majorité étant des Françaises, les confidences entre fillettes, le regard jeté sur le monde des Européens. Presque un monde étranger. Puis, le reflet de son propre monde à travers le regard des Européens. Elle prend conscience des différences entre ces deux univers et des injustices qui en découlaient. Donc, très tôt, c'est comme si elle s'était construite deux identités, l'une arabe et l'autre française. Cette évocation de la vie de jeune fille était bien mais, après une centaine de pages, je me suis demandé si le bouquin n'allait constituer qu'une succession de jolis moments enfantins, aussi mignons soient-ils, aussi bien écrits soient-ils.
Heureusement, une histoire d'amour pointe à l'horizon. Un garçon montre son intérêt, une correspondance s'ensuit, puis quelques rencontres. Rien de déplacé, évidemment. Les deux jeunes gens ne font que parler, mais même cela est mal vu et pourrait causer des complications.
Assia Djebar arrivait à me faire sentir la joie mêlée d'anxiété à chacune de ses rencontres, des lettres reçues, et tous les subterfuges nécessaires pour éloigner les soupçons. Cette idylle naissante arrive à temps, évite que le roman ne s'enlise dans la nostalgie. Elle fait basculer le roman dans quelque chose de plus mature. Elle expose surtout le dilemme qui attendait les femmes éduquées (plus exposées aux libertés des Européennes, à la mode), tiraillées entre la volonté de s'affranchir et les traditions. Cette contradiction laisse sa marque et on peut la percevoir dans plusieurs des autres romans (et les prises de positions) de l'autrice qui, éventuellement, choisit la liberté, le combat des femmes pour l'égalité. En effet, Djebar se permet d'explorer les sentiments amoureux qui la tenaillaient et cela rend son témoignage très pertinent et encore d'actualité, plus de cinquante ans plus tard. Cependant, il faut noter que ce roman fut écrit tard dans la vie de l'autrice, avec la plume claire, concise et (trop?) habile d'une académicienne auquel échappait un peu la spontanéité d'une lycéenne amoureuse.
Difficile de trouver son identité lorsqu'on est écartelé entre deux cultures. On connaît dans notre société actuelle les difficultés identitaires des jeunes issus de l'immigration considérés comme étrangers sur leur propre sol natal, et considérés comme français dans le pays d'origine de leurs parents. Comment trouver sa place dans un tel cas de figure ? Alors que pourtant la double culture devrait être une force et une richesse, elle devient finalement un handicap et un motif de rejet.
Dans ce roman d'
Assia Djebar, son dernier jusqu'à maintenant, l'auteur nous retrace ses souvenirs. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une autobiographie mais plutôt d'une somme de moments qui ont marqué son enfance et son adolescence. Roman très intimiste donc dans lequel j'ai cru voir le pendant algérien du problème identitaire de cette génération dont j'ai parlé en introduction.
Nous sommes sous l'Algérie coloniale, peu avant la guerre. Fatima ( véritable prénom de l'auteur) est fille d'instituteur. A ce titre, elle est en rapport étroit avec la population européenne. Elle fréquente l'école des maîtres français, joue avec les enfants des colons. A la maison, on parle essentiellement la langue française. Malgré ça, l'empreinte de la tradition s'exprime à travers sa famille, les femmes voilées qu'elle croise dans la rue et au hammam, sa mère qui porte le haik ce grand voile blanc dont se couvraient les algériennes de l'époque. Mais c'est surtout le caractère rigoriste de son père qui la marquera le plus et un événement en particulier. Alors qu'elle essayait, en compagnie d'un petit garçon européen, d'apprendre à faire du vélo, son père la surprend et la fait rentrer sur le champ. Il lui reproche alors sévèrement d'avoir montré ses cuisses. Fatima n'avait que 6 ans
A partir de cet instant, l'insouciance d'une petite fille fait place à la crainte et à l'incompréhension. Pourtant le père de Fatima n'est pas si strict et traditionnel que ça. Elle peut sortir sans le voile, elle peut porter des jupes. Elle peut se rendre à son internat sans chaperon. En revanche, pas question de se vêtir d'une robe laissant les épaules et le dos dénudés. Fatima ne comprend pas pourquoi ces françaises peuvent ainsi se promener en toute liberté, sans surveillance et en tenue légère et que les algériennes soient, elles, emprisonnées dans leurs voiles et dans leurs maisons. Pourquoi les algériens respectent ces mêmes françaises mais insultent l'algérienne qui ose se tenir comme elles ?
Fatima ne supporte pas cette injustice. Petit à petit, elle transgresse, fréquente des garçons en cachette, la crainte dans le coeur (« Si mon père le sait, je me tue »), une crainte telle qu'elle va jusqu'à commettre un acte désespéré.
Cette contradiction entre deux cultures, entre deux statuts de la femme, va marquer durablement
Assia Djebaret imprègnera toute son oeuvre.
J'ai beaucoup apprécié cette lecture.
- Par cette image qu'elle donne de la vie quotidienne sous l'Algérie coloniale du point de vue d'une petite fille puis d'une ado, bref à un âge où on se construit, où ce qui nous entoure forge notre personnalité.
- Par le style très travaillé de l'auteur. Un style plein de mouvement et de rythme, tout en variations tantôt lent tantôt puissant. Un style qui joue aussi avec les sonorités. J'ai vraiment été charmée par la plume d'
Assia Djebar.
Roman catharsis, roman thérapie,
Nulle part dans la maison de mon père est le témoignage d'une enfance passée dans la contradiction et l'affrontement entre deux tendances qui s'opposent et se déchirent. Ce roman est aussi l'expression d'un mal être, d'un étouffement dont les responsables sont des hommes, le père d'abord, figure omniprésente, puis le futur mari. On sent leur ombre planer tout au long de la lecture à l'image de cette société patriarcale qui laisse si peu de place à la femme. Un roman qui éclaire l'oeuvre de l'auteur et sa prise de position dans le combat des femmes pour l'égalité. C'était d'ailleurs ce fait qui m'avait tenue à l'écart des romans d'
Assia Djebarmais cette lecture m'aura fait comprendre l'origine de ces idées.
Lien :
http://booksandfruits.over-b..Voilà un roman autobiographique qui de l'aveu de l'auteur n'en est pas un ...
"Ce livre n'est pas une autobiographie, parce que pour moi une autobiographie est une accumulation de multiples notations sur le passé à partir desquelles l'écrivain peut relater ce que fut sa vie. Pour ma part, j'ai tiré de mon enfance et de mon adolescence uniquement les éléments qui me permettent de comprendre le sens de cette pulsion de mort qui a fondé ma vie d'adulte. Il s'agit plutôt d'une auto-analyse.
Voilà ce qui s'était passé. Mon fiancé m'avait humiliée. Il avait tenu des propos déplacés, insultants. Je n'étais pas habituée à recevoir des ordres, ni de mon père ni de quiconque. C'est pourquoi j'ai vécu l'attitude tyrannique de mon fiancé comme une agression. J'ai alors couru comme une folle à travers les rues d'Alger. Je voulais m'anéantir là où la mer rencontre le ciel
"
Nous sommes donc invités à suivre le cheminement périlleux et courageux d'une femme, qui à 70 ans tente de percer l'ultime secret qui l'a propulsée dans l'écriture.
Et nous sommes sidérés devant cette révélation qui semble venir au lecteur en même temps qu'à l'auteur : ce chemin de femme auteur, professeur, académicienne, cinéaste, est la route tracée par une pulsion de mort, qui fut mise en acte à seize ans, pour tout de suite être occultée et enfouie et n'accepter de ressurgir qu'au seuil de la vieillesse, afin de devenir soudain objet d'écriture où enfin, le "je" se livre.
Je n'ai qu'une pensée après la lecture de ce texte dense, fort, poétique et extrêmement travaillé : j'ose croire que cette quête de vérité sur soi, menée avec une belle intransigeance, et qui a produit tant de larmes et de sanglots au travail a fini par consoler Assia (Celle qui console), Djebar (l'intransigeante).
Je ne peux m'empêcher de me demander si cet exercice n'est pas finalement un nouveau jeu en forme de pari de Fatima-Zohra Imalayène, écrivant une "autobiographie" comme pour mieux donner chair, sang et larmes à son pseudonyme, son double.
La littérature est définitivement matière à mystère, où jeu, mensonges, rêves et fantasmes s'entremêlent pour nous donner le loisir de rêver que nous allons enfin comprendre et maîtriser quelque chose de cette vie qui s'échappe sans qu'on ait l'impression de la vivre.
Malgré ce titre dont je n'arrive pas à percer l'énigme, ce "nulle part" dans un lieu tellement défini et omniprésent, "la maison de mon père",
Assia Djebara trouvé sa terre, et y a planté son drapeau : j'aime à l'imaginer blanc comme le voile qui recouvrait sa jeune mère quand toute petite fille, elle l'accompagnait dans le rues du village. Cet étendard de voile de satin blanc flotte bien ancré dans un espace où le ciel rejoint la mer, une île de mots choisis en quête de vérité, et qui appartient au continent littéraire.
http://sylvie-lectures.blogspot.com/2008/06/nulle-part-dans-la-maison-de-mon-pre.html
Je me souviens de ma première année à déambuler sans fin dans Alger, et
de cette ivresse qui me saisissait alors : avancer les yeux baissés, rougir
dêtre prise pour une Européenne, car rares encore étaient les adolescentes
qui, comme moi, se plaisaient à marcher pour marcher...
Surtout ne pas parler au-dehors sa langue de cur, je veux dire sa langue
maternelle ; si vous passiez inaperçue dans la rue, grâce aux Françaises qui
allaient et venaient autour de vous ; surtout ne pas user de cette langue
dintimité avec un homme arabe : aussitôt, il vous scruterait, son respect
naturel envers une Européenne de tout âge se changerait en hostilité vis-à-
vis dune jeune fil e de sa communauté ; il vous dévisagerait, lair de dire :
Limpudique ! Sans voile, et pas même les cheveux dissimulés !
Hostiles, ils auraient été, ceux de votre clan ! Pas question de vous dévoiler
devant eux, ni de révéler votre identité : alors que vous létiez de fait,
dévoilée ! Mais aussi masquée, oui, masquée par la langue étrangère !
Tandis que, au-dehors, votre langue maternelle vous aurait trahie, elle vous
aurait dénoncée ; on vous aurait presque montrée du doigt !
Les vôtres, sils avaient pu deviner que vous parliez comme eux le dialecte
arabe, vous les auriez vus pleins de haine, prêts à vous insulter, à cause
aussi de votre jeunesse, du plaisir nu et cru que vous montriez à vous
mouvoir, dévorant de vos yeux grands ouverts les moindres espaces de cette
ville penchée, scintillante. Vous, vous manifestiez une indécente légèreté à
vous sentir, pour ainsi dire, flotter dans lair, glisser le long de tant de ruelles en pente, vous saouler doxygène en dégringolant les multiples escaliers
!
Trouble inépuisable à vous immerger dans le bleu intense de lair : pouvoir
vivre ainsi au-dehors et expérimenter tous les âges, simaginer fillette légère
un jour, puis jeune fille rieuse, plus tard vieillarde vagabonde - car vous
aviez décidé, dès vos premières marches, par cet automne ensoleillé
quoique frileux : jamais vous ne quitterez votre ville ! Autrefois, Gênes,
Palerme ou Marseille vous faisaient rêver ; à présent, vivre puis mourir dans
cette cité béante, pareille à un cri lancé vers lazur, vous permettait, dès cet
automne 1953, déprouver une jouissance soudain palpable, une sorte de
rêve éveillé !
Mais les passants, je veux parler des garçons de chez vous, avec qui vous
auriez pu converser distraitement dans votre dialecte commun, à peine,
aviez-vous hasardé la moindre phrase interrogative - pour demander votre
chemin à quelques-uns, jaillis dune porte cochère et jouant sur la chaussée,
les questionnant sur votre itinéraire, dans la langue-sur, quoique votre
léger accent de Césarée rende votre parler un brin sophistiqué, une langue-
oiseau en quelque sorte - qu'aussitôt ces gamins se renfrognaient, vous
lançant un regard lourd de suspicion, comme si, étant de leur clan et
paraissant si éblouie dévoluer dehors, vous leur deveniez suspecte ! On
allait douter de votre moralité, dans votre dos !
Encore heureux que vous ayez promptement saisi cette vérité : ils vous
respectent, ces mâles de sept à soixante-dix-sept ans, et même ils vous
sourient sils vous croient étrangère, de passage ou bien du clan opposé ;
mais vous savoir de chez eux et libérée, cest impensable, estiment-ils :
alors que vous êtes une figure de laube et quils ne sen doutent pas !
Dehors, me voici à marmonner dans ma langue, la vraiment mienne : sur
le mode du malaise ou du mécontentement puisque je ne peux lexposer au
soleil. Elle, cette langue maternelle, pourquoi ne serait-elle pas à jamais ma
langue-peau ?
Mais il faudra me résigner : garder pour moi ce parler si doux de ma mère,
quel que soit lendroit où je déambulerai. Je dois la tenir au chaud, au
secret, ne pas lexposer, elle, ce don des aïeules et de ma mère-sur (si
souvent, chez nous, nous appelons notre mère ya Khti, ô ma sur).
Cette langue dite maternelle, jaimerais pourtant tellement la brandir au-
dehors, comme une lampe ! Alors quil me faut la serrer contre moi, tel un
chant interdit. .. Je ne peux que la chuchoter, la psalmodier avec ou sans
prosternations, la réserver, calfeutrée, à détroits espaces familiaux ou aux
patios de naguère. ..
Dans la rue, alors que je peux laisser mon corps vagabonder, libre, il me
faut me taire ou bien parler français, anglais, et même chinois si je pouvais,
mais surtout ne pas exposer cette langue première en public, celle de tant de
femmes qui demeurent incarcérées.
Une urgence me presse : je veux sortir, sortir nue, comme ils disent,
laisser mon corps avancer au-dehors impunément, jambes mobiles, yeux
dévorants. Mais je ne peux jouir de cette licence quà la condition de
dissimuler ma langue de lait, de la plaquer tout contre moi, au besoin entre
mes seins !
Cette frustration dominée, je veux marcher, marcher jusquà men enivrer !
Parfois épuisée, et parce que je nose minstaller seule à la terrasse dune
brasserie - peut-être aussi me gêne le fait dêtre confondue avec les groupes
bruyants de la jeunesse dorée européenne -, je finis par me reposer sur un
banc, sur une des placettes écartées, fréquentées par des chômeurs ou des
mendiants assoupis.
Promeneuse de cette capitale, je peux savourer ce luxe : marcher en silence,
et anonyme, des heures entières !
Le car accélérant lallure après avoir traversé les faubourgs de la ville, je
contemple avec la même ardeur de novice les paysages qui défilent et
semblent venir au-devant de nous ; jusquà la lumière déclinante du soir,
qui, jimagine, traîne somptueusement derrière, enrobant de lueurs fauves
ce car un peu poussif, au moteur hoquetant.
Jattends ensuite lapproche du premier hameau, où rarement lon sarrête -
mais la route, après un ou deux carrefours, se subdivisera en deux tronçons,
et, comme chaque fois jen viens à presque espérer que lon va prendre
lautre voie, la sinueuse, qui monte vers lAtlas proche et menaçant, une
route qui me semble réservée aux aventuriers. Mais nous traversons déjà ce
hameau avec ses chômeurs accroupis sur le trottoir et des enfants mendiants
qui nous regardent en silence.
Au village suivant, larrêt du car dure bien un quart dheure (le contrôleur
fait descendre des ballots de courrier et des paquets divers) : jobserve tout,
jen oublie presque que je rejoins la maison des parents et, pour un peu, je
me perdrais dans le spectacle du monde : ces villages que je découvre sans
jamais y descendre, ces foules dhommes et denfants immanquablement
divisés en deux espèces, et jusquaux lieux : les cafés maures surpeuplés et
bruyants dun côté, et de lautre, sur lautre trottoir, parfois au centre du
bourg, devant la place avec son kiosque, plusieurs', brasseries européennes
avec de très hautes glace»; du début du siècle, des miroirs, des lustres qui
mimpressionnent.
Parmi leur clientèle règne la même ségrégation ri dun côté les paysans
arabes, souvent accroupis ou agglutinés, de lautre les Européens, quelques-
uns en complet-veston et chapeau melon sur la tête, plus rarement avec
casquette portée à larrière du crâne g dautres encore, le ventre rebondi,
installés devant leur chope de bière ou leur anisette, souvent des cartes à
jouer
à la main... Ils ont des gestes nerveux, ils semblent discourir et gesticuler,
mais je vois toujours leurs images en séquence muette. Un peu plus loin,
dautres, debout, la tête inclinée, examinent gravement le sol : ce sont des
joueurs de boules ; ils me paraissent mystérieux dans leurs postures
hiératiques.
A chaque arrêt, le contrôleur descend une minute ou deux en claironnant le
nom du village ; souvent, ce sont des noms de villes dEurope où les armées
napoléoniennes ont gagné des batailles, un siècle et demi auparavant, tandis
que les indigènes réservent les noms des tribus voisines à ces mêmes
localités.
A cette époque, le fait que ces stations portent deux noms si différents - lun
venant du pays, lautre même pas vraiment de France -, en vérité ne
métonnait pas : mais jy repenserai deux ou trois ans après, | quand se
développera pour moi le programme dhistoire...
Moi qui regarde au-dehors et écoute la voix de stentor du contrôleur, jai
limpression que tout nest pas vraiment réel, sans doute parce que je suis là
à voyager seule et que, du haut de ma place en hauteur, je domine,
silencieuse et figée, ce monde des villages traversés, ces rues exclusivement
peuplées dhommes toujours répartis en deux groupes, les Européens et
les autres, ou plutôt non, je ne me dis pas ces deux derniers mots, car ces
Autres, ce sont en fait les nôtres - ainsi sexprime mon père, quand il
me parle en français, à propos des indigènes, comme les appellent ses
collègues.
Les nôtres : je me répète donc les mots de mon père en observant nos
groupes sous leur aspect le plus misérable, mais je sens bien quils gardent -
au moins certains dentre eux, souvent les plus dépenaillés - un air
danciens seigneurs ruinés et amers. Les années suivantes, au long de ce
même trajet du samedi soir, jaurai loccasion de me demander pourquoi ils
me fascinent tant, tout en misolant deux, non parce que je suis la fille de
mon père - la fille de linstituteur, disent justement les nôtres, dans notre
village - ; cest, me dirai-je, parce quils senveloppent dans leurs burnous
comme dans des costumes de scène, ou parce quau contraire, à les voir
accroupis à même le sol, une jambe repliée, le coude posé sur le genou avec
indolence, je ne sais plus trop si cest moi, regardée par eux (quand le car
est arrêté), ou, à peine entraperçue, ma figure aux yeux aigus, presque
aplatie contre la vitre du car, qui serait la seule personne réelle, et eux, ces
groupes figés de prolétaires devenus pour moi un tableau fugitif, saisi en un
éclair ou persistant dans son immobile durée.
Remonte en ma mémoire le souvenir dune fil ette de cinq ou six ans, lisant
son premier livre : elle est arrivée en coup de vent dans cet appartement du
village, avec, à la main, un roman emprunté à la bibliothèque scolaire. Sans
embrasser sa mère dans la cuisine, elle a foncé dans la chambre parentale ;
elle sest jetée à plat ventre sur ce lit qui lui semble immense (en face, dans
le haut miroir ancien, elle peut sentrevoir, tout au fond, en une autre fillette).
Oui, à plat ventre, les genoux pliés, ses pieds ayant rejeté les sandales, elle a
ouvert le livre et elle lit : comme on boit ou comme on se noie ! Elle oublie
le temps, la maison, le village, et jusquà son double inversé au fond du
miroir.
Lisant, elle décide : Je ne marrêterai quà la dernière page !
Peu après, elle pleure sans sen apercevoir, en silence dabord, puis avec des
sanglots qui la secouent lentement. Sa mère, qui a préparé le goûter comme
chaque jour, entend, de la cuisine, ce lamento ponctué de hoquets. Alarmée,
elle se précipite, se fige sur le seuil, contemple son aînée brisée, pour ainsi
dire, mais qui continue à lire goulûment.
La jeune femme de vingt-quatre ans - qui ne sait pas encore lire le français,
seulement larabe - imagine quels obstacles, quels ennemis pour sa petite,
dans leur école.
Que test-il arrivé en classe ? interroge-t-elle avec inquiétude.
Sans lever la tête, sans sessuyer les joues, sur un ton de curiosité avide, la
fillette palpite dun trouble tout neuf. Ses doigts tournent vivement chaque
page :
Mais rien ! Je lis, Mma ! sexclame la pleureuse, fièrement et avec volupté.
Ainsi, pour la première fois, la fillette est saisie-je suis saisie - par la vie si
proche, si palpable dun autre être, le héros de sans famille imaginé par
Hector Malot.
Un garçonnet a perdu ses parents : la fillette pleure devant ce malheur,
calfeutrée, elle, dans le lit parental - si large, aux montants dacajou et où,
auparavant, à peine réveillée dans le petit lit à côté, elle demandait à être
placée entre son père et sa mère. Elle se pelotonnait au milieu, tout contre
eux ; ils se parlaient par-dessus son corps à elle.
Lembrassaient-ils tour à tour, jouaient-ils avec elle ? El e sen souvient à
peine. Mais comme elle se sentait bien, entre eux, ces dimanches matin où
le père pouvait paresser tandis que la mère finissait par aller préparer le
petit déjeuner !
Elle se rappelle (je me rappelle) que son père lisait ensuite son journal ; la
mère, elle, allumait la radio - Radio Alger, chaîne arabe - en fervente
auditrice tantôt de musique sentimentale égyptienne, tantôt de complaintes
déroulées en dialecte algérien...
Et les larmes de lenfant - de linfante - suscitées par cette première lecture
? Tant dannées après, elle se demandera si ces larmes évoquées ne tenaient
pas leur douceur du lit de ses parents où elle sétait jetée, alors que le
garçonnet du livre, lui, ne connaissait nul repos, nul havre dans ses
malheurs tout au long des pages tournées.
Ma mère, longtemps hésitante sur le seuil, a tenté de me calmer :
Ne pleure plus ! Viens prendre ton goûter à la cuisine !
Moi, engloutie dans les péripéties de lhistoire :
Tu vois bien, je lis ! ai-je rétorqué, sans me soucier de sa tranquil ité
desprit...
Je ne sais si je me suis essuyé les yeux ; me reste, ineffaçable, lâcre plaisir
de ces larmes.
A-t-elle insisté, la jeune mère ? Rêveuse, elle a fini par séloigner : Ainsi,
de lire des choses tristes, cela fait pleurer, mais sans véritable tristesse !
devait-elle se dire en découvrant cette énigme.
Elle-même aime si souvent chanter les complaintes andalouses ; elle en a
copié les paroles dans leur arabe raffiné, elle, seule citadine au village et qui
devait souffrir de solitude, cloîtrée quelle se trouvait dans cet appartement
pour instituteurs.
Les volutes, les tournures sophistiquées des chants anciens quelle
fredonnait, elle en percevait soudain sinon la tristesse, du moins
linspiration élégiaque surannée.
Après mavoir contemplée en pleureuse - le livre de bibliothèque encore
ouvert sous mes yeux -, ma mère, en rejoignant sa cuisine, concevait sans
doute comme un pont fragile entre la sensiblerie quexcitaient en moi ces
histoires occidentales et la beauté secrète, sans égale, pour elle, des vers
andalous quelle fredonnait, tout émue.
La marcheuse est ensevelie sous la soie immaculée, elle dont on ne pourra apercevoir que les chevilles et, du visage, les yeux noirs au-dessus de la voilette d'organza tendue sur l'arrête du nez. Ma main frôle le tissus de son voile; je me sens si fière de paraître à ses côté ! Je la guide, comme on le ferait pour une idole mystérieuse : moi, son enfant, je dirai son page, ou même son garant, tandis que, s'éloignant de la demeure de sa mère, elle se dirige lentement vers une autre maison familiale"
en fait, ne m'a jamais quittée le désir de m'envoler, de me dissoudre dans l'azur ou bien au fond du gouffre béant sous mes pieds, je ne sais plus trop; Une houle demeure en moi, obsédante, faisant corps avec moi tout au long du voyage; une houle ou bien une peur, plutôt une réminiscence qui m'a insidieusement amenée à garder comme un regard intérieur, distant, mais ouvert sur quoi... ? ...
.... Comme si "vivre", je veux dire "vivre pour de bon", "vivre vraiment", se
jouait par une autre, votre double mais ailleurs, là-bas, derrière l'horizon!"
L'écrivain prix Goncourt 2015 pour "Boussole (Actes Sud) Mathias Enard et l'écrivaine Kaouther Adimi ("Au vent mauvais", Seuil, 2022) rejoignent le Book Club pour parler de littérature algérienne : l'incontournable "Nedjma" de Kated Yacine, Assia Djebar, Mohammed Dib... L'occasion de partager avec les auditeurs et auditrices des lectures fondatrices de leur rapport à l'écriture et à l'Algérie.
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