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Lectures critiques : trois ouvrages récents sur les étrangers et les minorités

Emmanuel Debono, Aux origines de l’antiracisme. La Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), 1927-1940 Jérémy Guedj)

JérémyGuedj
Référence(s) :

Emmanuel Debono, Aux origines de l’antiracisme. La Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), 1927-1940, préface de Serge Berstein, Paris, CNRS Éditions, 2012, 502 p.

Texte intégral

1Quiconque s’intéresse au judaïsme ou à la politique de l’entre-deux-guerres sait l’importance du rôle joué par la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), devenue LICRA depuis 1979. Cette organisation, revenant fréquemment sous la plume d’historiens issus d’horizons divers, n’avait jamais fait l’objet d’une étude en tant que telle, ce qui peut étonner. Ce n’est pas là formule d’usage. S’affronter, il est vrai, à des notions éminemment délicates, allant de l’antiracisme au pacifisme, en passant par les phénomènes ligueur et identitaire, ou encore le fascisme et l’antisémitisme – a fortiori abordées conjointement et sur fond de convulsions historiques répétées – pouvait décourager plus d’un historien, y compris chevronné. C’est pourtant chose faite, grâce à la thèse d’Emmanuel Debono, soutenue en 2010 à l’Institut d’études politiques de Paris, dont le présent ouvrage constitue la version abrégée, et attendue. On le comprend d’emblée, l’auteur n’a pas choisi la facilité, ce qui se mesure à chaque page, tant les enjeux historiques et historiographiques apparaissent complexes et cruciaux.

2Contradictions et paradoxes émaillent en effet l’histoire de la LICA. Première organisation antiraciste française, elle se voulait – et se disait – apolitique. Son ancrage pointait en réalité très nettement vers la gauche, même si le modèle de la « ligue » permettait de faire théoriquement voisiner sur une cause précise des hommes issus d’obédiences politiques variées. Mêlant le verbe à l’action, elle entendait, sur une question circonscrite – celle de l’antisémitisme – fédérer les foules autour de sujets bien plus vastes afin de se hisser au rang de force morale et sociale, tout en se défiant corps et âme de constituer une organisation juive, alors que les fils d’Israël lui fournissaient son assise principale. Les difficultés ne manquaient donc pas. Comment la ligue parvint-elle ainsi à se maintenir sur cette inconfortable ligne de crête ? Et, à vrai dire, y parvint-elle réellement ? Faisant la part des déclarations et des actes, Emmanuel Debono explore les pistes de réponse dans une rigoureuse et passionnante démonstration. Soulignons que celle-ci repose sur une masse archivistique tout à fait impressionnante : à l’étude des sources radiophoniques et sonores, des fonds publics classiques, confrontés à la lecture exhaustive du journal de la LICA,Le Droit de vivre, s’ajoute le dépouillement de l’inestimable mine de renseignements que constituent les archives dites « de Moscou », saisies par les Allemands en 1940, emportées par l’Armée rouge en 1945 et rapatriées à Paris à l’aube des années 2000. Foisonnante documentation, qu’il convenait encore de dominer, permettant à l’auteur d’envisager son objet selon des angles et échelles variés.

  • 1 . Samuel Schwartzbard était un jeune russe immigré qui assassina à Paris, en 1926, le dirigeant uk(...)

3Le découpage de l’ouvrage est chronologique. Ce serait appauvrir l’étude que de tenter ici d’en retracer fidèlement la charpente. Le long de douze chapitres remarquablement écrits et équilibrés, une tension quasiment dramatique, dictée par les pulsations du temps et menant à l’éclatement de la guerre, se dégage de l’ouvrage. De fait, les grandes scansions chronologiques de l’époque se confondent point pour point avec celles de la LICA. La ligue naît en plusieurs étapes, à la fin des années 1920, occasion pour l’auteur et le lecteur de redécouvrir l’emprise réelle de l’antisémitisme pendant cette décennie souvent occultée sur ce point. Fils d’Ukrainiens né à Paris à la fin duxixe siècle, Bernard Lecache, journaliste juif mais déjudaïsé qui tarda à admettre l’existence d’une « question » juive, prit conscience de la condition infligée à ses coreligionnaires d’Europe de l’Est dans les années 1920, plus précisément avec le tournant que constitua – pour les juifs en général et dans la vie de Lecache en particulier – l’affaire Schwartzbard, en 1926 1. Envoyé en Pologne et en URSS la même année, il décide d’alerter l’opinion sur le sort de ces infortunés en publiant un recueil de chroniques intituléQuand Israël meurt, en écho à l’ouvrage antisémite des frères TharaudQuand Israël est roi. Déjà, l’affirmation de la réalité antisémite passe par la lutte contre ceux qui tentent de la travestir. Ainsi Lecache fonde-t-il à Paris, en 1927, la Société des Amis de la colonisation juive en URSS, qui entendait venir en aide aux juifs russes victimes des pogromes, préalable à une organisation aux objectifs bien plus vaste créée en 1928, la Ligue internationale contre les pogromes. La LICA était née ; elle ne prit cependant son nom définitif qu’en 1929. Dès lors, avec l’avènement du nazisme et jusqu’à la guerre, anonymes et personnalités prestigieuses au profil bigarré se lancèrent inlassablement dans la lutte contre toutes les formes de racisme. Il s’agissait donc d’aller au-delà de la dénonciation du seul antisémitisme. Tournant idéologique ou stratégique ? Les deux aspects s’entremêlent, car considérer la haine des juifs comme une manifestation plus générale de haine permettait de sortir l’antisémitisme de son particularisme, de son exceptionnalisme. Mais cela présentait aussi l’intérêt non négligeable de faire voler en éclats, du moins le pensait-on, l’image d’organisation juive dont la LICA ne parvint jamais véritablement à se départir.

4Les voies du combat se révélaient variées. Lecache et ceux qui l’entouraient – on aimerait d’ailleurs en savoir beaucoup plus sur l’itinéraire d’hommes de premier plan comme Georges Zérapha, Pierre Paraf, Giacomo-Abramo Tedesco, qui ne demeurent souvent que des noms, au risque d’une hyperpersonnalisation de l’organisation – manifestèrent une nette cohérence des idées et attitudes, toutes politiques en réalité. Cherchant à rompre avec une vision lacrymale dépeignant les juifs comme d’éternelles victimes se rendant sans résistance à leurs bourreaux, image que l’historiographie a un temps véhiculé et dont les juifs de l’époque avaient ainsi pleinement conscience, la LICA opte, parallèlement à une entreprise pédagogique inédite de sensibilisation, pour une autodéfense résolue. Contre les antisémites, fallait-il aller jusqu’à la violence, et par là même reprendre à son compte les méthodes de l’ennemi ? Les certitudes le cédaient alors à la gêne et à l’ambiguïté. Toute défense étant subordonnée à une agression, insistait-on, le registre d’action différait. Riposte légitime plutôt qu’attaque, tel semblait le mot d’ordre, contrebalancé par un profond pacifisme. Mais la justification se heurtait à de rapides limites, notamment au moment des affaires Frankfurter, en 1936, et Grynszpan, en 1938, qui rappelaient étrangement l’événement ayant hâté la naissance de la LICA.

5Morale, la défense se faisait également politique. S’il fut exclu du PCF en 1923, épisode dont la brièveté dans l’étude peut susciter quelque regret, Lecache, comme les siens, restait fidèle aux idées et aux hommes de gauche, persuadé que l’antisémitisme se confondait avec le fascisme et la réaction. Voilà donc l’apolitisme brisé et le message universaliste brusquement réduit. Aussi n’est-il pas étonnant que l’antisémitisme de gauche – pourtant réel – s’attirât beaucoup moins de flèches ligueuses. L’auteur montre bien que la LICA apparaît nettement moins loquace sur ce chapitre. Mais pouvait-elle véritablement s’abstraire de toute ingérence politique ? Il semble qu’il lui était impossible de se passer, pour les besoins de la cause mais aussi tout simplement pour exister, de soutiens politiques, qui ne taisaient pas leur engagement au sein de l’organisation. Certains succès remportés pouvaient achever de convaincre ceux qui dénonçaient cette entorse manifeste : ainsi, la ligue put s’enorgueillir de solides appuis dans le monde politique qui facilitèrent l’obtention de titres de séjours pour nombre d’étrangers s’étant adressés à la LICA. Évoquons également la victoire rassurante, dans un contexte sombre, qu’a constitué la promulgation du décret-loi Marchandeau de 1939 pénalisant le racisme, fruit de l’effort sans relâche de Lecache et ses ligueurs. L’auteur parle avec raison d’un « groupe de pression » (p. 245) qui traduit l’entrée d’une parole issue de la « diversité », comme on dira plus tard, dans l’espace public.

6Diversité ? On objecterait avec raison que, même si la LICA défendait à travers les juifs une minorité, et portait donc une cause à caractère particulariste, ceux-ci étaient français. Antisémitisme n’est pas xénophobie. Certes, deux tiers des juifs étaient étrangers dans la France de l’entre-deux-guerres. Il y avait cependant plus : une perpétuelle confusion, que les ligueurs ne cherchèrent pas toujours à dissiper, entre juif et étranger. Dans sa préface, Serge Berstein n’élude pas l’enjeu et parle, aux yeux d’une large frange du corps social, d’ « une profonde conviction de l’altérité des Juifs, qui ne sauraient être des Français tout à fait comme les autres par rapport à la normalité supposée de l’identité nationale » (p. 6). Or, premier paradoxe, l’on sait que Lecache ne réagit pas aux événements qu’il combat en tant que juif, l’auteur est limpide sur ce point. Second paradoxe, il s’attire les foudres de la communauté juive établie, qui l’accuse de vouloir se faire le champion du judaïsme français. Sans parler évidemment des antisémites qui essentialisent sans finesse leur ennemi. Apparaissent ici toutes les difficultés ayant trait à l’identité, à l’appartenance et à leur articulation entre sphère privée et publique. Combattre l’antisémitisme ne provient pas nécessairement de la judéité et n’induit pas automatiquement, pour ceux qui se revendiquent d’autres origines, un philosémitisme – les pages consacrées aux rapports houleux entre Oscar de Férenzy et ­Bernard Lecache le prouvent clairement. Lutter contre le racisme ne délivre pas non plus un brevet d’antiracisme.

7Autant d’aspects que l’auteur ne traite jamaisin abstracto, mais en les conjuguant à des éléments empiriques solides qui emportent constamment l’adhésion du lecteur. À leur nombre figurent d’ailleurs des développements qui se distinguent par une grande nouveauté. Il n’était assurément pas évident d’éviter les redites sur l’antisémitisme, les rapports entre les diverses franges du judaïsme français ou l’attitude face aux fascismes, d’autant que les polémiques à ce sujet firent couler une encre plus qu’abondante. L’auteur évite brillamment cet écueil. On est ainsi surpris par la nouveauté que propose cet ouvrage, concernant les rythmes et l’emprise sociale de l’antisémitisme, avec une belle analyse des manifestations locales de la haine, aux causes souvent banales, du pic de 1938 ou de la réception antisémite de la LICA, qui concentrait à elle seule tous les motifs traditionnels déchainant l’anathème : cosmopolitisme, internationalisme, progressisme, et même franc-­maçonnerie… Un autre apport considérable de l’étude concerne l’Afrique du Nord, très présente au fil des pages. Terrain favorable à l’antisémitisme, cette région le fut donc aussi à l’action de la ligue. Comme en métropole, celle-ci y déploie une vigoureuse contre-propagande antiraciste, présente des candidatures face à celles se qualifiant ouvertement d’antisémites. La particularité réside cependant dans l’action permanente pour le rapprochement entre juifs et musulmans, dont les relations suivent un mouvement en dents de scie. Dans les trois pays du ­Maghreb, des sections locales de la LICA sont dirigées par des musulmans. Lecache et son mouvement se rapprochent de figures éminentes telles que les Cheïkh El Okbi et Ben Badis, qui prennent la parole dans les réunions de la LICA. Là encore, le combat est délicat, et les désillusions nombreuses. Le pogrome de Constantine, en 1934, et la question palestinienne vinrent grever les bons résultats enregistrés, tandis que l’échec du projet Blum-Viollette est imputé, antisémites euro­péens aidant, au « juif Blum ». C’était là un concentré des espoirs et amertumes nourries par les ligueurs, comme de la complexité des comportements humains.

8La LICA marchait-elle inexorablement vers l’échec ? Bien plus, ce dernier lui était-il consubstantiel ? Une ligue « qui rame de fait à contre-courant de l’opinion publique » (p. 205), installée sur un socle fort bancal, devait-elle se satisfaire de quelques jalons posés pour l’avenir, tandis que les objectifs ne pouvaient être atteints dans l’immédiat ? La LICA joua pourtant elle un rôle de remodelage de certaines idées et empêcha les esprits fragiles de tourner en rond ; elle remporta également des succès certes ponctuels, mais notables. L’antiracisme devait mourir avec la débâcle, essuyant un constat d’échec. La trajectoire de certains membres de la ligue, passés à Vichy, ne manque pas d’interpeler. L’auteur montre d’ailleurs que la LICA ne put se reconstruire dans la clandestinité, signe d’un trop faible ancrage hors de Paris et des grandes villes. Elle ne le fera qu’à la Libération et embrassera de nouveaux combats, une nouvelle ligne également.

  • 2 . Sur ces questions, on pense, entre bien d’autres exemples, à Jean-Pierre Rioux, « L’association(...)

9À ceux qui pensaient connaître la LICA, l’étude d’Emmanuel Debono inflige un cinglant démenti. D’un bout à l’autre de l’ouvrage qui s’annonce d’ores et déjà comme une référence, l’auteur aborde son sujet avec la même aisance. Jamais il ne se fait juge ou polémiste, mais reste toujours un historien rigoureux et nuancé. L’ouvrage ne s’enferme pas dans son sujet et donne à réfléchir sur des enjeux qui dépassent de loin la ligue et son époque. Se pose dès lors la question de l’exemplarité ou de l’exceptionnalisme de la LICA. Jouissant du privilège de l’antériorité, se singularise-t-elle par rapport à d’autres organisations du même type ? Quelques rapides comparaisons auraient sans doute permis d’y répondre, même si, naturellement, l’on n’ignore pas les contraintes éditoriales conduisant à faire d’inévitables choix : certaines similitudes avec l’Union populaire italienne (UPI), qui déploie ses activités à la même époque, ou, après la guerre, avec le Centre d’action et de défense des immigrés (CADI), qui accueillera d’ailleurs plusieurs figures de la LICA, se révèlent toutefois frappantes. De même, la curiosité pique le lecteur concernant l’objet politique que constitue la LICA et les ressorts de l’engagement – nécessairement polymorphe – qui caractérisait ses membres2.

10Cet ouvrage pose enfin de stimulants enjeux – tant scientifiques que civiques – de réflexion. Emmanuel Debono souligne que Lecache « bannit [les] marqueurs culturels qui freinent un processus d’assimilation conçu comme objectif ultime » (p. 56). Une telle attitude ne semble-t-elle pas en un sens entrer en contradiction avec la focalisation sur l’appartenance que porte l’antiracisme, y compris première manière ? Un certain hiatus ne s’établit-il pas entre la défense des minorités et l’objectif d’intégration ou d’assimilation tel qu’on le concevait à l’époque ? C’est assurément le propre des grands livres que de poser de grandes questions.

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Notes

1 . Samuel Schwartzbard était un jeune russe immigré qui assassina à Paris, en 1926, le dirigeant ukrainien Simon Petlioura à qui il imputait la responsabilité de nombreux pogromes. S’ensuivit un procès retentissant. Concernant les différents aspects de cette « affaire », voir les pages 30 à 34 de l’ouvrage.

2 . Sur ces questions, on pense, entre bien d’autres exemples, à Jean-Pierre Rioux, « L’association en politique », dans René Rémond (dir.),Pour une histoire politique, Paris, Le Seuil, 1988, p. 87-120, ou aux développements sur « les formes protestataires de la participation politique », dans Nonna Mayer et Pascal Perrineau,Les Comportements politiques, Paris, Armand Colin, 1992, p. 112sq.

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Pour citer cet article

Référence électronique

JérémyGuedj,« Emmanuel Debono, Aux origines de l’antiracisme. La Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), 1927-1940 Jérémy Guedj) »Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 86 | 2013, mis en ligne le13 décembre 2013, consulté le29 mars 2025.URL : http://journals.openedition.org/cdlm/6896 ;DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.6896

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Auteur

JérémyGuedj

Université de Nice Sophia Antipolis - Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC)

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