1Daniel Roche a eu un parcours atypique et ceci dès son plus jeune âge, car, comme il le dit lui-même, n’eût été ce qu’il appelle « son plus bel échec », il serait passé à côté de la grande carrière d’historien qui sera la sienne et qui lui vaudra le grand prix national d’histoire. En effet, né à Paris dans une famille de la petite bourgeoisie, il est orienté, pour des raisons familiales, en section technique au collège Vauban à Courbevoie. Or, il échoue au certificat d’aptitude professionnelle (CAP d’ajusteur tourneur). Cette déconvenue fait son bonheur, car elle lui permet de s’inscrire en classe préparatoire pour le bac lettres au lycée Chaptal.
2Par la suite, sur les conseils de Pierre Goubert, il intègre la section d’histoire de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. En 1960, agrégé à vingt-cinq ans, il est nommé professeur au Lycée de Châlons-sur-Marne (ancien nom de Châlons en Champagne). Pour « tuer le temps » après le travail, il se prend d’intérêt pour l’étude des académies de la province de Champagne auxviiie siècle à travers les archives municipales et départementales. En fait, ce qui n’était, pour lui au début, qu’un passe-temps, va lui inspirer son sujet de thèse de doctorat. Ainsi, sur les conseils de l’historien François Furet et sous la direction d’Alphonse Dupront, il élargit ses horizons et s’engage dans un travail de recherche sur les académies de province en France auxviiie siècle. Tour à tour assistant à l’ENS, maître assistant dans la même institution, chargé de recherche au CNRS, il devient en 1974, une année après la soutenance de sa thèse, professeur de l’enseignement supérieur à l’université de Paris VII. Le milieu académique ne lui convenant pas assez dans cette institution, il intègre l’université de Paris I Sorbonne en 1978-1979. Il y poursuit sa carrière pendant une douzaine d’années avant de partir en Italie où il est reçu comme professeur d’histoire de la culture européenne à l’Institut universitaire européen de Florence. Entre temps, il ouvre de nombreuses pistes de recherche sur lexviiie siècle, qui ont pour objet la mobilité des individus et des objets en rapport avec la circulation des idées. En 1999, il devient titulaire de la chaire de la France des Lumières au Collège de France. Quittant cette fonction en 2004, il obtient le titre de professeur honoraire. S’ouvre alors pour lui une nouvelle étape pendant laquelle, et jusqu’à sa mort, se libérant du carcan de la stricte périodisation de l’histoire, il donne libre cours à ses pérégrinations de chercheur entre le Moyen Âge et l’époque contemporaine.
3Cette évolution remarquable qui caractérise le cursus universitaire de Daniel Roche n’a d’égal que l’abondance et la grande qualité de sa production scientifique. Son intérêt pour les notions de modernité, de mobilité sociale, de sociabilité, de circulation des idées le conduit à traiter de plusieurs questions : les Lumières, la culture matérielle, les catégories sociales modestes à Paris, les voyages, la culture équestre, etc. Il les analyse d’une manière approfondie en montrant, à chaque fois, sa rétivité aux clichés et son insoumission aux lieux communs. Ainsi, à travers ses livres sur le mouvement des Lumières :Les Républicains des Lettres. Gens de culture et Lumières auxviiie siècle(1988) ;La France des Lumières (1993) etLe monde des Lumières (1999, codirection avec Vincenzo Ferrone), il développe une nouvelle approche qui, sans nier le rôle de la pensée philosophique émanant de Paris, fait la part belle, d’une part à la contribution de la province dans la circulation des idées et d’autre part au caractère pluriel du mouvement, car les Lumières englobent différentes sortes de pensées, qu’elles soient conservatrices, novatrices, populaires, ou élitistes…
4L’intérêt de Daniel Roche pour les petites gens de la ville – celles dont on trouve écho, à profusion, dans les archives policières et judiciaires – suit de peu sa thèse sur les académiciens de province. Mais, contrairement aux démarches habituelles, notre historien adopte une approche nouvelle qui, quoique plus difficile, est novatrice. Il s’agit d’étudier la vie quotidienne de couches populaires intermédiaires au sens que leur donnaient Mercier et Rétif de la Bretonne, c’est-à-dire celles qui se situent entre le monde de la boutique et de l’artisanat d’une part et celui des bas-fonds d’autre part. Ainsi, dans son livreLe Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire auxviiie siècle(1981 et 1998), l’habitat, la consommation, les savoirs, les fortunes et les infortunes d’un échantillon de salariés et de domestiques sont soumis, soigneusement, au recensement, à la description et à l’évaluation.
5Cette publication est confortée, une année après, par l’édition du témoignage d’un ouvrier du siècle des Lumières. Sous le titreJournal de ma vie. Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier auxviiie siècle (1982), Daniel Roche publie ce récit de vie – qu’il a découvert par hasard –, en en montrant toute la valeur. Voici une relation autobiographique qui nous introduit, comme on ne l’a jamais fait, dans le monde des métiers sous l’Ancien Régime et qui exprime aussi « la désillusion d’une classe ni tout à fait bourgeoise ni tout à faire prolétaire » au temps du Consulat.
6Le rapport de ce compagnon vitrier aux choses suscite chez Daniel Roche l’approfondissement d’une notion, amorcée déjà par la « troisième génération » desAnnales, à savoir celle de culture matérielle. Dans ses deux ouvragesLa Culture des apparences. Histoire du vêtementxviie-xviiie siècles (Paris, 1989) etHistoire des choses banales. Naissance de la consommation.xviie-xviiie siècles (Paris 1997), il questionne la pratique quotidienne des gens, ce qui lui permet, notamment, de souligner les nombreux changements qui s’observent au sein de la société et de dépasser l’histoire économique et sociale vers celle de la consommation et du rapport des gens aux objets.
7La notion de voyage est également revisitée. Transcendant la classique histoire de la mobilité des personnes de la bonne société (les puissants, les artistes et les écrivains), il s’adonne dans son imposant ouvrageHumeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages (Paris, 2003) à un croisement des diverses perspectives qu’offrent l’histoire économique et sociale, celle des transports, des mentalités et du livre pour mettre en débat la question du voyage dans sa complexité. C’est que les encouragements au déblocage des horizons auxquels appelle la littérature de l’époque n’a d’égal que la lutte acharnée des pouvoirs et même de la société contre l’errance des petites gens et des marginaux. Plutôt que de prendre position pour l’une ou l’autre des deux orientations, il en montre les multiples liens, et ce en étudiant quelques éléments qui les réunissent, à savoir, entre autres, l’hospitalité, l’auberge, le cheval, etc.
8Nous voici arrivés à la question équestre. Pointant la centralité du cheval dans l’économie, la guerre, la politique, les arts, les loisirs, l’imaginaire collectif, il répond, de manière magistrale, à l’idée, alors répandue dans les milieux académiques, qui considère obsolète voire indigne toute recherche sur ce sujet mineur. Or, le cheval est un « fait social », pour reprendre Durkheim, et à ce titre il constitue, tout au long de l’époque moderne et auxixe siècle, un support essentiel du statut social et des moyens d’action des individus, des groupes sociaux et des pouvoirs. Aussi, l’importante trilogie que l’auteur produit sous le titre généralLa Culture équestre de l’Occidentxvie-xixe siècles.L’Ombre du cheval (t. I,Le Cheval moteur. Essai sur l’utilité équestre, 2008 ; t. II,La Gloire et la puissance. Essai sur la distinction équestre, 2011 ; t. III,Connaissance et passion, 2015) vient-elle montrer « qu’aucun autre animal que le cheval n’a certainement eu de plus grands effets sur le cours de l’histoire des civilisations ».
9Pour chacune de ces différentes questions traitées, Daniel Roche montre une grande capacité à mobiliser et maîtriser les sources disponibles. Croisant le quantitatif et le qualitatif et nouant le social et le culturel, il n’a de cesse de tirer profit des différents courants novateurs de la recherche en sciences sociales. Il faut d’abord remarquer que la matière à brasser pour ses recherches est, à chaque fois, très importante et de première main. C’est le cas de sa thèse pour laquelle il lui faut recenser six mille académiciens, vingt mille travaux et deux mille programmes de concours, pour en faire ressortir un millier de concurrents qu’il suit à la trace. Pour l’étude du peuple de Paris, Daniel Roche mobilise une équipe de jeunes chercheurs pour dépouiller deux cents inventaires après décès relatifs à des catégories sociales peu présentes dans les archives notariales, à savoir les domestiques, les ouvriers des corporations et les salariés sans qualification. Les données doivent être, parfois, recherchées dans des sources multiples et difficilement exploitables, ce qui nécessite une connaissance approfondie des tenants et aboutissants du sujet. Le meilleur exemple en est son travail colossal sur la culture équestre. En effet, n’eût été sa grande connaissance – à la fois fine et profonde de la matière, qu’il a acquise, en partie, de sa pratique du sport équestre –, il lui aurait été plus difficile de bien interpréter les représentations artistiques de son corpus tant celles-ci sont truffées de pièges sur les aspects peu visibles de l’utilisation du cheval.
10Refusant l’enfermement monomaniaque dans un champ épistémologique limité, Daniel Roche est resté l’homme de la mobilité non seulement entre les siècles, les espaces, mais aussi les disciplines et les approches. Encadré dès le début de son cursus académique par d’éminents historiens, en l’occurrence Ernest Labrousse et Pierre Goubert, il ne néglige pas les interprétations d’autres spécialistes de l’histoire moderne, non moins éminents, comme Robert Mandrou, Pierre Chaunu, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jean-Claude Perrot, etc. La tradition durkheimienne à laquelle il s’amarre pour étudier les consommations sociales est enrichie par les emprunts à la réflexion de penseurs qui se situent dans la filiation de la pensée marxiste, à l’instar d’Henri Lefebvre et Pierre Bourdieu. Sa lecture roborative de travaux britanniques d’un John Harold Plumb et d’un John Brewer, historiens duxviiie siècle, n’est pas en reste.
11Au total, cet immense savant qui laisse une œuvre multiforme, est doublé – suivant les témoignages de ceux qui l’ont connu – d’une personnalité attachante qui est remarquable par son écoute chaleureuse, son insatiable curiosité, son ouverture d’esprit, sa générosité, sa liberté de pensée et son engagement.
Hassen ElAnnabi,« In memoriam. Daniel Roche (1935-2023), un lumineux historien des Lumières », Cahiers de la Méditerranée, 106 | 2023, 7-10.
Hassen ElAnnabi,« In memoriam. Daniel Roche (1935-2023), un lumineux historien des Lumières », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 106 | 2023, mis en ligne le01 décembre 2023, consulté le02 avril 2025.URL : http://journals.openedition.org/cdlm/16628 ;DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.16628
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