Au Maroc, le mouvement islamique et mystique « Justice et bienfaisance » est étroitement lié à la personne de son fondateur Abdessalam Yassine. L'idée principale développée ici est que Abdessalam Yassine est à la fois médiateur religieux et médiateur politique. Être sous son autorité spirituelle signifie pour lui et ses adeptes être sous son autorité politique. Cet article tente de comprendre les ressorts de cette synthèse entre religion et politique en étudiant une ziyâra [visite] au maître à Salé, et quelques passages du livre le plus important de Abdessalam Yassine dans lequel il s'appuie sur un soufisme scripturaire.
In Morocco, the mystical Islamic movement “Justice and Beneficence” is strongly linked to the personality of his founder, Abdessalam Yassine. The argument is that Abdessalam Yassine is a religious mediator and a political mediator at the same time. Being under his spiritual authority means for him and his enthusiasts being under his political authority. In order to demonstrate this hypothesis two main points are developed. First, this article analyses a ziyâra, a visit to the master at Salé. Second, it deals with some passages of his most important book in which Abdessalam Yassine relies on a scriptural Sufism.
En Marruecos, el movimiento mistico islamico « Justicia y beneficencia » es estrechamente atado a la persona de su fundador Abdessalam Yassine. La idea principal desarollada aqui es que Abdessalam Yassine es a la vez un mediador religioso y un mediador politico. Estar bajo su autoridad espiritual significa, por él y sus seguidores, estar bajo su autoridad politica. Ese articulo trata de demostrar esa hipotesis, analizando una ziyâra, visita al maestro en Salé, y algunos pasajes de su libro el mas importante en el cual Abdessalam Yassine se basa en un sufismo escripturario.
1Un lieu commun de la science politique veut que ce que l'on appelle « islamisme », s'oppose au soufisme 1. Pourtant, le mouvement « Justice et bienfaisance » (al-‘adl wa al-ihsân) qui est régulièrement l'objet de l'attention médiatique au Maroc semble contredire ce postulat. Je souhaiterais ici m'écarter de la manière dont la science politique traite habituellement le phénomène dit « islamiste » (elle s'intéresse avant tout à la question de la prise du pouvoir) et plutôt me pencher sur quelques aspects des fonctions d'un mouvement présenté comme « islamiste », c'est-à-dire sur l'attrait, l'intérêt, la satisfaction 2 que peuvent avoir des femmes et des hommes à s'identifier à ce mouvement et à prendre part à son existence collective 3. Les tensions entre les différentes représentations de l'islam et du monde que se font les hommes et les femmes qui appartiennent à ce mouvement sont en fait révélatrices des tentatives de conciliation entre des formes, qu'on a souvent présentées comme opposées, de la religion et de l'existence. Ces tensions sont perceptibles à plusieurs niveaux : entre la tentative de compromis avec le monde et son rejet, entre la Loi et la mystique, entre l'individu et le collectif, entre la médiation des hommes (incarnée en un seul homme) et celles des textes (ceux du Coran et de la Sunna), et enfin entre l'émotion religieuse (ou extatique) et les attentes de bénéfices mondains (ou sacré social).
2Une analyse ethnographique 4 du mouvement, en parallèle à une lecture ethnographique des textes s'inspirant de la méthode herméneutique 5, peut nous montrer comment un projet politique de transformation du réel peut être porté par un mouvement qui, dans son fonctionnement quotidien, est avant tout un mouvement mystique qui s'accommode du monde tel qu'il est. La dimension révolutionnaire du projet politique est elle-même significative de la tension qui traverse le mouvement entre compromis avec le monde et rejet du monde. Le projet politiqueinitial d'A. Yassine montre bien que le mouvement entend être dans le monde mais à la condition de le changer. À se limiter au texte ou au rapport du mouvement au champ politique, on serait tenté de croire que les adeptes d'A. Yassine ne cherchent que le changement politique. À se limiter à l'étude du fonctionnement quotidien et des rituels, on pourrait croire que c'est uniquement un mouvement mystique. Si on intègre la dimension temporelle, cette tension, au fil du temps, est régulée au profit d'un compromis avec le monde car confronté au réel, le projet politique tend à s'essouffler au profit de la dimension spécifiquement religieuse de médiation. En tout cas le projet politique (dans le sens d'un projet dirigé contre l'État et qui vise le pouvoir) n'est pas structurant dans le fonctionnement quotidien du mouvement et c'est une explication bien faible de ce qui pousse les femmes et des hommes à y adhérer et à être assidus aux rituels collectifs.
3Au niveau de la pratique spécifiquement religieuse, les adhérents vont trouver en A. Yassine un entrepreneur religieux qui tente de construire sa pratique mystique sur ce qu'il estime être les normes cultuelles et sociales prescriptives (dans une certaine mesure « légales ») de l'islam. Ces individus qui se veulent membres de laJamâ‘aappartiennent généralement à la classe moyenne instruite (professions dans l'enseignement, l'administration, petits entrepreneurs, quelques professions libérales, étudiants...) soit par leur statut hérité, soit par ascension sociale, soit par déclassement social, et ce sont tous des profanes (ou des « laïcs »). Pour nombre d'individus qui sont donc partie prenante de processus économiques (travail) et sociaux (famille, études), la vie mondaine est loin de coïncider avec la vie extra-mondaine du groupe, et l'arbitrage temporel qu'ils peuvent faire entre les deux est toujours incertain. Par ailleurs, par leur éducation, ils ont suffisamment de bases pour avoir une pratique cultuelle autonome et ils sont théoriquement en mesure d'avoir un accès direct aux textes fondateurs en y consacrant le temps suffisant. Pourtant, s'identifier à laJamâ‘a et adhérer à une pratique collective de la religion c'est reconnaître à A. Yassine le statut de médiateur entre Dieu et les hommes. Enfin la pratique des rites (dhikr, nasîha, ziyâra, i‘tikâf) à plusieurs échelles (quartier, district, région, province, territoire national et domicile d'A. Yassine qui est aussi le centre exemplaire) sont des moments qui permettent aux membres du mouvement de ressentir une émotion religieuse qui varie en intensité. Ces instants parfois quasi-extatiques où le croyant entre en relation avec le monde du « mystère » (al-ghâyib), répondent à des besoins qui doivent être conciliés avec l'attente de bénéfices matériels dont peut être pourvoyeur A. Yassine grâce à sabaraka.
4A. Yassine se fait connaître, dès 1974, en envoyant une épître à Hassan II lui enjoignant de rejoindre « la voie droite ». Il fait de cet acte son entrée sur la scène politique après avoir quitté une confrérie soufie, latarîqa budshishiyya à laquelle il avait adhéré au moment où sa vie d'instituteur, puis de directeur du centre de formation des inspecteurs du ministère de l'Éducation nationale, ne le satisfaisait plus. Le crime de lèse-majesté lui vaut de la part du monarque quelques années en asile psychiatrique. Fort de ce capital symbolique, il s'attelle dans les années 1980 à organiser le mouvement qu'il crée en 1981. Il alterne périodes d'emprisonnement et de résidence surveillée qui contribuent à faire de lui un homme de courage et de persévérance, qualités indispensables à un homme debaraka. Ces moments d'isolement sont aussi pour lui l'occasion d'écrire de nombreux ouvrages dans lesquels il se pose en rénovateur de l'islam et où il expose ce que doit être la « voie prophétique »,al-minhâj an-nabawî.
5À partir du milieu des années 1980, laJamâ‘a commence à croître de manière conséquente et devient incontournable dans les universités après les affrontements avec les étudiants gauchistes à Fès et à Oujda à la fin de 1991. D'autres événements sont l'occasion, pour laJamâ‘a, de montrer sa présence dans l'espace public : guerre du Golfe en 1991, grèves étudiantes, projet de réforme du statut de la femme par le gouvernement socialiste de Abderrahman Youssoufi, conflit israélo-palestinien... Quelque temps après la mort de Hassan II, A. Yassine ne manque pas d'envoyer une nouvelle épître au nouveau roi en 2000 dans laquelle il l'appelle à restituer la fortune de son père au peuple marocain 6. En mettant fin à la résidence surveillée la même année, la monarchie va permettre à Abdessalam Yassine de faire une tournée dans tout le Maroc et de recevoir les visites de ses adeptes à Salé.
6La maison d'A. Yassine, située à Salé, est comme une insolence à la face de la monarchie dont le Palais et le mausolée se trouvent à Rabat, sur l'autre rive du Bu Regreg qui sépare la capitale de l'ancienne ville pirate 7. Sa demeure constitue sans nul doute pour les adeptes du mouvement un pôle de sainteté, lieu pourvoyeur debaraka. Elle est devenue un lieu sacré, une sorte dehorm dont l'accession est soumise à un rituel rigoureux. Toute personne qui désire rendre visite à « Si Abdessalam » doit en faire la demande deux ou trois semaines à l'avance 8. Une fois la demande formulée et acceptée, un ticket numéroté qui sera demandé le jour de laziyâra est donné à la personne avec la date de la visite. Le terme deziyâra est utilisé dans le langage courant pour désigner une simple visite que l'on rend à des membres de la famille ou des proches, mais il est aussi utilisé pour les visites de tombeaux de saints ou pour des pèlerinages locaux. Il peut parfois désigner le don destiné au saint. Parler deziyâra connote donc le caractère proche d'A. Yassine et son rôle dewalî, ami et protecteur. Cetteziyâra, qui est aussi une séance deda‘wâ (prédication) et denasîha(conseil), est généralement le moment où A. Yassine ou ses compagnons fondateurs du mouvement vont prêcher la bonne parole devant un auditoire composé d'adhérents ou de sympathisants du mouvement venus des grandes villes du Maroc avec une majorité de jeunes (moins de trente-cinq ans). La direction du mouvement fait d'ailleurs en sorte que les personnes présentes soient issues de l'ensemble du Maroc et désormais du « monde » en diffusant le film de la séance sur internet et en recueillant les questions venues d'Amérique ou d'Europe. La séance se déroule généralement le dimanche à partir de onze heures du matin.
7Le lieu où se déroule la séance n'est pas en réalité la demeure de A. Yassine. Dans un quartier de la nouvelle ville de Salé, trois villas dont l'une est le gîte dumurshid(guide) sont concentrées dans la même rue et sont utilisées par le mouvement pour y accueillir un seul sexe ou pour un usage mixte (ce qui est le cas de laziyâra). Femmes et hommes entrent par la même porte et présentent le ticket donnant le droit de visite. Une fois à l'intérieur, les hommes sont dirigés à droite de la porte principale tandis que les femmes sont guidées vers la gauche. Venus du monde de l'impur, entrant dans un lieu rituellement purifié, hommes et femmes doivent, comme s'ils entraient dans une mosquée ou dans le tombeau d'un saint, déposer leurs affaires à l'entrée, se déchausser et faire leurs ablutions. Dans une atmosphère de silence et de recueillement, les hommes, une fois entrés dans le monde de la pureté, se dirigent vers une pièce sans meubles aménagée pour recevoir le plus grand nombre de personnes. L'angle de la pièce recouvert d'un rideau bleu disposé juste derrière le sofa sur lequel vont s'asseoir les hommes pieux produit un contraste saisissant avec les murs peints en blanc entourant un sol sans meubles où les visiteurs vont s'asseoir sur des tapis confortables disposés à même le sol. L'angle de la pièce marque aussi la limite entre les hommes assis à la face gauche du sofa et les femmes à sa face droite, tous disposés en rangées de six à sept personnes. Cette topographie de laziyâra permet de voir que celui qui va prêcher la bonne parole est à la fois la frontière et le lien entre les hommes et les femmes. Il peut parler aux deux sexes, il peut comprendre les femmes et les hommes. Ceux qui lui rendent visite sontde facto des gens d'humilité, des disciples qui, assis en tailleur à même le sol, vont écouter lanasîhade celui qui va leur parler du haut du sofa. Pour cela femmes et hommes doivent attendre leur protecteur et se concentrer. Ils doivent être présents à onze heures pour le voir et l'écouter à partir de onze heures trente. Ils doivent fortifier leurimân(foi), en attendant la venue de « Si Abdessalam », en pratiquant ledhikr et en lisant le Coran silencieusement. C'est d'une certaine manière s'apprêter à être mis en relation avec l'autre monde grâce au médiateur qui est aussi un guide pour la vie d'ici-bas.
8Finalement cette fois ce ne sera pas Si Abdessalam, souffrant, qui parlera, mais ses compagnons de la première heure, ceux qui ont créé le mouvement avec lui lorsqu'ils n'étaient encore que trois. Son absence n'est que physique et tout le monde pense à lui. Les deux compagnons fidèles sont d'ailleurs là pour dire ce qu'il dit, pour parler de lui et de laJamâ‘a.
Les actes ne valent que par les intentions (innama al-a‘mâl bi al-niyyât). Il est impératif de conserver la bonne intention, d'effectuer la visite avec la bonne intention et nous souhaitons la guérison à Si Abdessalam. Souhaitons longue vie au guide et implorons Dieu de protéger laJamâ‘adu mal. Il faut voir l'avenir avec miséricorde (rahma). LaJamâ‘a est une école pour apprendre notre religion et nous resterons des élèves fidèles du guide en étant repentis, engagés, sincères, et en ayant la volonté (raghba). La chose la plus haute c'est voir le visage de Dieu le jour dernier. Dans cette école vous sentez la sérénité (tuma'nîna), et la fortune (tawfîq) de notre maître alors que les gens vivent dans la perdition (ghafla). Souriez à la vie et c'est à vous de faire votre travail intérieur. Comme le dit Si Abdessalam le malheur a vaincu les gens. Notre voie est évidente. La voie prophétique s'offre à nous. Nous avons choisi la voie duhadîth, et de la Sunna. Nous allons sur la voie, il ne faut pas ressentir l'obscurité. Notre voie est claire (tarîqunâ wâzih). La voie du Prophète est évidente. S'ils se sont dirigés vers les livres, les revues et les télévisions, nous avons préféré le Livre de Dieu et la Sunna du Prophète. Ainsi vécurent ses compagnons. Comme le dit le guide, la route et la voie sont claires. Nous voulons dans cetteJamâ‘arestituer l'évidence de cette voie (wuzûh at-tarîq) par le compagnonnage (suhba) et dans les séances (majâlis). Le savoir comme le dit le docteur Qaradhaoui 9 ce ne sont pas les idées ou l'information, c'est la lumière, (an-nûr) en imitant le Prophète, c'est cela l'essence du savoir (ruh al-‘ilm). Il faut dire « Dieu donne-moi le savoir », il faut demander la perfection (kamâl), la foi et le savoir. L'amour du Prophète nous amène à s'imprégner de ses mots et de ses comportements. Il faut éviter les comportements individuels autant que possible. Parfois on peut être tenté de les adopter. LaJamâ‘aet le compagnonnage permettent d'avoir le lien avec Dieu et avec ses adorateurs. C'est notre lien avec Dieu (râbita ‘ubudiyya). C'est une relation double mais aussi une relation avec les parents, les orphelins, l'épouse, les voisins. La terre de l'impiété (kufr) est en fait une terre d'appel (da‘wa), car c'est la condition de l'homme que de faire l'appel à Dieu. Il faut éviter les jugements catégoriques, l'excommunication, l'humiliation des gens et de montrer du doigt les défauts. Le Prophète était miséricordieux (yarhamu). Si nous avons une incompréhension il faut la résoudre par le spirituel (ruhî) et par le cœur. Dans les leçons, vous avez appris que le savoir véritable est un savoir du cœur (qalbî) et que c'est par le compagnonnage que l'on peut atteindre les lumières de la voie (anwâr al-huda) et la foi. C'est pourquoi le compagnonnage est impératif et les séances d'éducation (majâlis tarbawiya) et de conseil (nasîha) servent à cela. L'éducation est au-dessus des attaques du pouvoir. Face à la dureté de la discorde, ceux qui se rangent derrière Dieu sont les plus forts. Le compagnonnage est une question de vie ou de mort pour nos cœurs mêmes. S'éloigner des croyants cela signifie le désespoir. Le compagnonnage des hommes de piété et de bien (as-sâlihîn) est une condition pour sortir la discorde des cœurs. Personne ne peut se passer du compagnonnage et de laJamâ‘a. Le compagnonnage c'est suivre la Sunna et le Livre. Il ne faut pas oublier la piété filiale (al-bar bi al-wâlidayn). La plus grande des fautes consiste à la commettre contre sa mère.
9Le moment des questions venu, un jeune homme de Casablanca prend la parole : « Je n'ai plus de temps pour lada‘wa car je dois me consacrer à mes études. J'ai mauvaise conscience car je sais que c'est impératif. Je vous demande une prière pour ma mère ». Un adhérent de laJamâ‘a, la quarantaine, venu de Oujda, ville de l'est du Maroc, fait part de sa mauvaise conscience : « Je suis inquiet car j'ai moins de temps pour assister auxmajâlis ». Une jeune femme d'une trentaine d'années pose la question suivante : « Comment peut-on arriver à l'ihsân ? ».
10Le compagnon de route d'A. Yassine répond : « Lada‘wa est une responsabilité grandiose pour les femmes et les hommes. Après plus de vingt ans de prison et de blocus, malgré ces obstacles, laJamâ‘a a surmonté les difficultés. C'est uneJamâ‘aqui a la protection de Dieu ». À ce moment le disciple des premiers temps, aujourd'hui âgé de plus de soixante-dix ans, pleure. Il reprend : « Comment entretenir cette flamme ? Lada‘wa est une traduction de ce qu'il y a dans le cœur. Face à la jeunesse perdue lada‘wapermet de constituer une coupure avec le mal et le divertissement. On a appris du guide que le croyant est celui qui combat son ego (nafs) car l'ego c'est le mal... Dieu aime le repentir et les repentis. La séance de conseil,majlis an-nasîha est un grand bien, irremplaçable car il permet de se repentir... Il y avait autrefois un jeune qui était étudiant très actif. Après la licence il devint instituteur, et il se fait de plus en plus rare. Lorsque le guide me demanda ce qu'il est devenu je lui ai dit que je n'avais pas de nouvelles depuis cinq années. Il a été envahi par d'autres habitudes. Il s'est trouvé loin de Dieu. L'éloignement est une question d'habitudes. Lorsqu'il a commencé à gagner de l'argent, à avoir une maison et une voiture il est entré dans un monde à l'opposé du monde de la foi. C'est une faute grave (ma'siya), car c'est s'éloigner de la vérité de la foi et préférer le commerce et le divertissement au compagnonnage.
11Une semence peut donner naissance à un arbre. Avec les litanies (dhikr), le compagnonnage et les séances on peut comprendre ce qu'est l'homme irrigué par la lumière (nurâni). Nous ne voulons pas les élections ou le Parlement car nous suivons la voie des hommes bienfaisants (sabîl al-muhsinîn). Il y a plus de trente ans M. S. voulait une mort facile au moment dujihâd en Afghanistan. M. S. est venu trouver Si Yassine pour lui dire qu'il allait partir pour une mort facile. Si Yassine lui a dit que « la plus haute des morts est celle dans lada‘wa avec les frères et les sœurs ».
12Après la seconde intervention du compagnon de route d'A. Yassine, une femme demande des prières (du‘â') pour sa guérison. On s'enquiert de l'état de santé du guide. Puis c'est au tour de ceux qui ont une vision ou un rêve (ru'yia) à raconter, de parler. Un homme de Safi, pêcheur et père de trois filles raconte : « Après les événements du 16 mai, les croyants étaient réunis pour unmajlis(séance). Lewalî vint à leur rencontre et c'était en fait pour venir participer aumajlis. La terre entière était devenue mosquée ». Une femme raconte le rêve qu'elle a eu : « Après les événements du 16 mai 10, j'ai eu la vision qu'on allait avoir la visite de Si Abdessalam. Mais on avait peur qu'on vienne nous emprisonner. Avec Si Abdessalam ils ne nous ont pas approchés ».
13Le compagnon de route d'A. Yassine met fin à laziyâra en faisant des prières (du‘â') : « pour la mère de ce jeune homme, pour cette femme souffrante, pour résoudre les problèmes de cette autre femme, pour le rétablissement de Si Abdessalam, pour cetteJamâ‘a, pour l'ensemble des musulmans ».
14A. Yassine est au centre de laJamâ‘a, celui vers lequel tous convergent, celui par qui la relation avec Dieu est possible. Entretenir sa foi en pratiquant les cinq piliers est une chose nécessaire. Mais elle ne peut suffire à elle seule et lasuhba, compagnonnage, sur laquelle repose laJamâ‘a et la relation à Si Abdessalam va permettre de trouver la bonne voie. Seule cettesuhba va permettre de se libérer du malheur et de cette nuit noire qui obscurcit la vie des hommes et des femmes. Grâce aumurshid et à laJamâ‘a, la voie est évidente. Partant de là, il faut être confiant dans l'avenir car si la voie est évidente il faut juste un guide qui, sur le modèle du Prophète, va enseigner le vrai savoir. Ce‘ilmce n'est pas l'érudition ou le savoir désincarné des livres mais la lumière,nûr, dont l'homme sera irrigué en imitant le Prophète. Imiter le Prophète c'est en définitive imiter Si Abdessalam qui sait restituer aujourd'hui aux hommes qui veulent le suivre dans laJamâ‘ale modèle du Prophète, c'est-à-dire celui qui rend possiblel'acte d'être 11 du Prophète. Aimer le Prophète et s'imprégner de sa lumière et de son être c'est donchic et nunc aimer A. Yassine qui rend possible la relation des hommes avec le Prophète modèle des hommes et figure des hommes la plus haute chez Dieu. LaJamâ‘aest en définitive unerâbita ‘ubudiyya, le lieu de l'adoration de Dieu puisqu'elle est, grâce à A. Yassine, la médiatrice entre Dieu et les hommes.
15Sa qualité de saint 12 ne fait aucun doute. Elle est prouvée par sa capacité à survivre aux plus grandes épreuves, par son courage exemplaire et par sa persévérance. A. Yassine est celui qui a envoyé trente ans plus tôt une épître à Hassan II où il l'enjoint de rejoindre la voie droite, juste après les tentatives ratées de putsch contre la monarchie c'est-à-dire à un des moments les plus noirs de l'histoire du Maroc. Les derniers moments de la séance qui sont, comme nous l'avons vu, réservés à un très bref récit des rêves,ru'ya, illustrent bien comment les adhérents de laJamâ‘a attendent d'A. Yassine une protection face à la prédation de l'État patrimonial, lemakzhen. Le premier récit permet aussi de traduire les tensions vécues par certains adhérents dans leur rapport au monde. Rappelons que lewalî, qui est une sorte de gouverneur de région, est le représentant dumakhzen au niveau local. Il est d'ailleurs intéressant de relever que le terme peut désigner aussi quelqu'un comme A. Yassine qui estwalî Allah, un ami de Dieu. Si lewalîvient aumajlis, cela signifie que le mouvement est devenu allié (ici aussi on peut utiliser le termewalî) dumakhzen et qu'il n'est plus en situation de semi-clandestinité. Dans ce cas de figure il n'y a plus de tension entre la voie de laJamâ‘aet le monde tel qu'il est ici symbolisé par lemakhzen. Cela aussi peut vouloir dire que certains adhérents vivent mal la légitimité concurrente d'A. Yassine face à la monarchie et préfèrent une coexistence heureuse à une confrontation larvée. Mais le fait que la terre entière était devenue mosquée 13 peut également signifier que le mouvement a réalisé sa vocation deda‘waet que la monarchie elle-même représentée par lewalîse soumet à l'autorité d'A. Yassine. Ce récit montre bien la tension entre la situation de semi-clandestinité du mouvement surtout après les attentats du 16 mai et la vocation du mouvement à s'étendre par sa mission deda‘wa.
16Cette tension contribue à faire de l'allégeance à A. Yassine un acte vital pour les adeptes. Pour suivre sa voie et son enseignement, il est indispensable de faire preuve de sidq, c'est-à-dire que l'adepte doit suivre tout ce que lui prescrivent la Jamâ‘a et son guide. Ceux qui veulent suivre la voie du Prophète, c'est-à-dire la voie d'A. Yassine, doivent être conscients que l'ego, lenafs, peut être un obstacle à tout moment. Il faut combattre lenafs qui est le mal (su'). Valoriser sonnafs est en fait incompatible avec le rôle assigné à laJamâ‘aet à A. Yassine. Il faut être capable de se dévouer pour laJamâ‘a et pour être réceptif à l'enseignement du maître il faut que l'âme soit vierge de l'ego. Laisser lenafs triompher c'est avoir le destin de cet instituteur qui a pris goût à la vie matérielle et qui a préféré le divertissement (lahw) à lasuhbaen se laissant envahir par d'autres habitudes. Il faut au contraire demander d'achever sa vie parmi « les frères et les sœurs » car la mort dans lada‘waest bien plus haute que celle dans le combat armé.
17Souhaiter cette mort parmi cette famille qu'est laJamâ‘arévèle son caractère sacré. Personne collective, elle doit tout à A. Yassine. Elle constitue la forteresse contre le chaos de la ville moderne. Elle protège des maux que sont l'individualisme, l'anonymat, la violence des rapports sociaux et l'hostilité de l'autre. En un mot les hommes vivent dans la perdition, laghafla. Le modèle du lien social n'est-il pas celui de la famille idéale qui est le lieu de l'amour et qui protège les hommes des infortunes de la vie ? C'est pourquoi le plus grand des devoirs est la gratitude envers les géniteurs et tout particulièrement la mère. Mais rappeler aux hommes le devoir de gratitude envers le père et la mère c'est demander de les protéger et c'est donc reconnaître qu'à eux seuls ils ne peuvent être des protecteurs efficaces. Avoir avec Si Abdessalam et avec laJamâ‘ale même rapport de respect, d'abnégation et d'amour est chose normale puisque leur protection est, contrairement à celle de la famille biologique, efficace. LaJamâ‘a est un lien entre les hommes, elle incarne le lien de l'islam face à la dislocation du lien social. Un homme sans laJamâ‘a, sans le compagnonnage et sans guide, est un homme perdu, victime de lafitna. Face à la jeunesse perdue, la « da‘wa, appel, permet de constituer une coupure (qatî‘a), avec le divertissement et le mal ». Rendre effective cette mission deda‘wac'est ériger le compagnonnage et l'acte de plaire à Dieu (tahabbub) en modèle de relation avec la micro-société dans laquelle les hommes vivent. C'est pourquoi il faut rester « des élèves fidèles du guide, (talâmid awfiya') » d'autant plus que A. Yassine « apporte sérénité et bonne fortune (tuma'nina ettawfîq) ».
18Le conseil (nasîha) du compagnon d'A. Yassine n'est donc valide que parce qu'il est son élève fidèle et son délégué. Il vient dire ce que A. Yassine dit. Il fait de manière récurrente référence à lui. Cette délégation de lanasîhaà des représentants d'A. Yassine est institutionnalisée par une organisation du mouvement à l'échelle du quartier (la cellule familiale,usra), du district (shu‘ba), de la province (iqlîm) et de la région (jiha). Ces représentants sont aussi en quelque sorte les garants de la transmission de labaraka d'A. Yassine. Par ce type d'organisation, le mouvement épouse la géographie urbaine du Maroc et confère à A. Yassine une certaine ubiquité.
19Cette relation de l'adepte avec le guide et laJamâ‘a que l'on vient de décrire reste en bonne partie une relation idéale. En fait, les individus, forts de leur sentiment d'appartenance à la Jamâ‘a, vont aussi lui déléguer leur pratique religieuse, notamment surérogatoire, afin de mieux se consacrer aux affaires du monde. En ce sens, la niyya est une notion centrale pour comprendre ce paradoxe.
20Faire de laniyya le critère de jugement de toute action (« les actions ne valent que par les intentions » est un dire du Prophète) c'est accorder toute son importance à la vie intérieure 14 et refuser d'accorder la primauté à l'aspect extérieur des choses. Les actes ont toute leur importance à condition que laniyya, la bonne intention, en soit à l'origine. Or cette bonne intention est elle-même le fruit d'un travail sur soi qui va permettre d'être repentant, pieux et volontaire et qui doit permettre de tendre vers l'ihsân, bel agir. L'exemple de la jeune femme qui demande la voie à suivre pour arriver à l'ihsân montre bien comment les questionnements mystiques sont très présents dans les préoccupations des adeptes. Chez les soufis, l'ihsân, qui demande de se libérer de soi-même pour tenter de voir le visage de Dieu, est le degré le plus haut de réalisation de soi. C'est l'étape la plus haute après l'islam qui consiste à pratiquer les cinq piliers et l'imân qui est la foi en Dieu. Chez A. Yassine toute action doit tendre vers cet idéal d'ihsân et c'est à dessein que le mouvement se nommeal-‘adl wa al-ihsân. Le fait que cette jeune femme pose cette question lors de laziyâra illustre bien que même les préoccupations spirituelles et mystiques, celles qui,a priori relèveraient de l'intériorité, doivent avoir une réponse concrète, apportée par un homme qui est le lien avec l'autre monde.
21Toutefois il faut bien voir que laniyyaa un autre versant. Couplée à la notion de savoir, ‘ilm, comme lumière et comme langage du cœur, elle permet à des individus qui sont dans la vie mondaine et qui consacrent l'essentiel de leur temps à des affaires profanes (travail, études, famille...) d'avoir bonne conscience aussi bien dans leur rapport à laJamâ‘aet au temps qu'ils lui consacrent que dans leurs affaires spécifiquement mondaines. La mauvaise conscience que certains membres expriment est très révélatrice de la fonction que remplit pour eux aujourd'hui laJamâ‘a. Lors de cetteziyâra, la préoccupation majeure des femmes et des hommes présents tournait en effet autour du temps consacré à la pratique religieuse la plus haute à leurs yeux qui est la pratique religieuse collective dans le cadre de laJamâ‘a. Un rapport individuel à Dieu, sans médiateur, et cantonné aux cinq piliers et à la Loi est trop abstrait, trop soumis au doute et à l'incertitude pour tous ceux qui sont dans la vie mondaine. Or, la vie urbaine est une vie matérielle qui est particulièrement chronophage et beaucoup d'adeptes ont le sentiment qu'ils ne consacrent pas suffisamment de temps à laJamâ‘a. Le cas de ce jeune étudiant devenu instituteur qui a tourné le dos à laJamâ‘a et qui a fini par se consacrer pleinement à la vie mondaine est précisément l'exemple à ne pas suivre. Le problème est de concilier son identité d'individu intégré dans des processus économiques et sociaux avec l'identification à un corps collectif qu'est laJamâ‘a. Cette tension se traduit par une tentative de conciliation entre d'une part, la pratique religieuse individuelle et individualisée, plus conforme à un cadre moderne et urbain qui va souvent de pair avec un islam universel, scripturaire et démocratisé dont on attend généralement peu de bénéfices matériels et d'autre part, une pratique religieuse collective qui se fait dans laJamâ‘a, grâce à un médiateur entre Dieu et les hommes, capable de traduire la grâce divine en ces bénéfices. Au-delà de la médiation, il y a même une délégation de la pratique religieuse. En valorisant son caractère collectif, laJamâ‘aa aussi pour effet paradoxal de contribuer à la circonscrire aux rites collectifs :dhikr, lecture collective du Coran,i‘tikâf... Cette délégation à un corps collectif et la croyance en laniyyapermettent ainsi de mieux se consacrer aux affaires du monde d'autant plus que labaraka d'A. Yassine permet d'espérer des bénéfices matériels de cette médiation. En ce sens, les attentes des femmes et hommes présents au moment de laziyâra peuvent parfois être aussi explicitement concrètes. La séance denasîha se termine par exemple avec l'accomplissement dedu‘â'demandée par une femme pour résoudre « ses problèmes » tandis qu'une autre femme souffrante demande une prière pour sa guérison.
22Nous avons vu dans la première partie de notre analyse que la médiation religieuse dans le mouvement d'A. Yassine se révèle être, pour une bonne part, une délégation de la pratique religieuse. Dans cette seconde partie, je souhaiterais montrer que cette médiation religieuse est indissociable chez A. Yassine d'une médiation politique. Pour bien comprendre ce qu'il attend de cette allégeance politique, il convient de lire quelques passages de son livre majeural-minhâj an-nabawîqui est enseigné aux adeptes en tant que discipline religieuse 15 au même titre que des versets du Coran, deshadîth-sou dufiqh.
23Cette lecture a, par ailleurs, d'autres avantages. En se penchant sur les références qu'il utilise on peut savoir quelles sont ses sources d'inspiration et le situer dans l'histoire intellectuelle à laquelle il se rattache. On peut surtout comprendre comment A. Yassine va charger les termes anciens qu'il utilise d'un sens nouveau et quelles sont les ruptures qu'il apporte par rapport aux références qu'il utilise. En second lieu, on peut mesurer l'écart entre un projet initial cohérent parce que couché sur le papier (la première édition de son livreal-minhâj an-nabawî date de 1981-1982) et la réalité traversée par des tensions voire des contradictions. Cette lecture de la réalité à la lumière du texte et inversement du texte à la lumière de la réalité permet de rendre intelligible ce qui ne l'est pas toujours au premier abord. Cette démarche est par ailleurs indispensable pour comprendre les ruptures de sens situées dans le contexte où elles font sens 16 car, comme l'a montré Jack Goody, la « raison graphique » permet précisément de décontextualiser le texte des circonstances de sa production 17.
24Le titre est en lui-même significatif. Il apparaît comme en écho à la parole de Dieu,Likulin ja‘alnâ minkum shir‘atan wa minhâja, « À chacun de Vous, Nous Vous avons fait parvenir des prescriptions et une voie » 18, comme si A. Yassine n'en avait isolé que la seconde partie. En définitive, lasharî‘a devient seconde, voire se subsume dans leminhâj, à la manière de Qotb, le penseur phare des Frères musulmans, qui parlait defiqh harakî 19 dans son commentaire du Coran.
25Al-minhâj al-nabawî se compose de deux grandes parties. Une première partie (les quatre premiers chapitres) pose à la fois la finalité du mouvement (Revivifier la religion et la foi, réaliser le soulèvement et créer l'État islamique qui ne sont que se rapprocher de Dieu) et les principes sur lesquels repose toute action du mouvement (l'éducation,tarbiyyaet l'organisation,tanzîm). Dans la seconde partie, A. Yassine entend montrer la manière de réaliser les objectifs et d'être fidèle aux principes exposés dans la première partie. Pour cela il présente dix sections qui sont les dix qualifications pour revivifier la foi (al-khisâl al ‘ashar), qui commencent par lasuhbaet lajamâ‘a pour culminer dans lejihâdcomme principe de vie.
26Comment situer le livre d'A. Yassine ? Essayons d'abord de voir ce qu'il n'est pas. Il ne prend pas la forme d'un recueil defatwas, ni d'un livre defiqh, ni d'un livre sur les sources du droit,usul al-fiqh, et ce n'est pas un commentaire,tafsîr, du Coran. On voit bien ce qui le distingue d'autres penseurs de mouvements qui se réclament de l'islam. Il n'émet pas defatwa comme peuvent le faire ceux que l'on appelle les « salafistes ». Il ne compose pas un livre defiqh comme peuvent le faire des oulémas rattachés à une institution religieuse (Mawsu‘at al-fiqh) et ne mène pas de réflexion globale sur lefiqhou lasharî‘a (par exemple Allal al-Fassi, qui fut un ouléma et l'homme de la lutte pour la libération nationale au Maroc, ou plus récemment A. Raïssouni qui est l'un des principaux penseurs du mouvement réformiste des années 1990 avec son livre sur leFikr al-maqâsidî). C'est donc un livre qui ne tient pas à proprement parler de discours sur les normes juridiques en islam. Alors, à quel type de littérature correspond leminhâj ? En fait, si on tente de mettre de côté le discours politique d'A. Yassine, on voit bien queal-minhâj an-nabawî est très proche, notamment dans sa seconde partie de la structure des textes soufis, particulièrement de ceux que l'on pourrait appeler le soufisme toléré ou le soufisme légitime aux yeux des tenants de l'islam scripturaire. Je pense en particulier à al-Ghazzâlî et à Abdelkader al-Jilânî qui sont les deux principaux auteurs soufis cités par A. Yassine dans son livre (en particulier Jilânî qu'il cite abondamment). Pourquoi ces deux références ? Parce que al-Ghazzâlî et al-Jilânî sont les références soufies les moins contestées par ceux qui se veulent les tenants de l'orthodoxie.
27Intéressons-nous quelques instants à ces deux grandes figures. Al-Ghazzâlî (450-505/1058-1111), qui fut assez tôt un personnage éminent de Bagdad, est sans doute le penseur musulman qui est allé le plus loin dans la tentative de concilier mystique et Loi. Élève du savant Juwayni, al-Ghazzâlî a eu une première formation de juriste. Alternant des périodes de scepticisme et de retraite du monde avec des activités d'enseignement que les souverains (Nizam al-Mulk puis son fils Fakhr al-Mulk) attendaient de lui, il laissa à la postérité une œuvre parmi les plus riches dont le livre phare que cite A. Yassine et qu'il peut être utile d'ouvrir.La revivification des sciences de la religion,‘Ihyâ' ‘ulûm ad-dîn se structure en quatre parties : les deux premières traitant essentiellement dufiqh (cultuel,‘ibâdât et social,mu‘âmalât), la troisième traite desmuhlikât (les perditions), la quatrième desmunjiyât(les salutaires, par exemple avec un chapitre sur la pauvreté et l'ascétismekitab al-fiqr wa z-zuhd...) 20. Homme defiqh, al-Ghazzâlî, loin de repousser les normes juridiques tirées par les juristes à partir de leur interprétation du Coran et de la Sunna, espère montrer ce qui a été occulté (mâ uhmila fi fiqh al-‘ibâdât) de spirituel dans les normes prescriptives. Mais l'entreprise d'A. Yassine s'en écarte dans la mesure où il va très peu traiter des questions defiqh. En fait A. Yassine s'appuie sur al-Ghazzâlî en grande partie parce qu'il a la caution de défenseur du sunnisme et de pourfendeur du « batinisme ». Comme le rappelle M. Watt à propos d'un de ses derniers ouvrages : « when he became a mystic he did not cease to be a good Muslim [...], there was no radical change in his theological views, [...] only a change in his interests, and some of his earlier works in the field of dogmatics are quoted with approval inal-Munqidh » 21.
28Dans le même ordre d'idées, al-Jilânî 22 (470/1077-561/1166) apporte aussi sa caution de juriste hanabalite. Aussi bien estimé par Ibn Taymiyya, le pourfendeur de l'islam populaire et du culte des saints, qu'adulé par Ibn ‘Arabi qui le considérait comme le « pôle des pôles », al-Jilânî s'est toujours montré attaché au Coran et à la Sunna dans sa pratique du soufisme. Très jeune à la tête d'unemadrasa dans la Bagdad abbasside, il a toujours refusé les déviations en matière de soufisme et n'a pas hésité à condamner la Karramiyya et Salimiyya qui rejetaient tous les aspects extérieurs de la religion. Trouvant son inspiration chez Hasan al-Basrî, al-Bistâmî et Junayd, s'inscrivant dans la continuité de al-Ghazzâlî, ledhikr était pour lui tout aussi important que la prière et le jeûne, car lefiqh et le soufisme étaient, dans sa vision des choses, indissociables pour tout croyant qui aime Dieu.
29Ouvrons un instant le livre d'A. al-Jilânî :Kitâb al-fath ar-rabbânî wa al-fayz al-rahmânî 23. Ce livre se compose de soixante-deuxmajâlis qui sont autant d'étapes qui doivent permettre au croyant de se rapprocher de Dieu dans le long chemin qui l'y conduit. Le texte est écrit sur le mode de la transcription par le disciple des leçons données par le cheikh dans leribât (couvent) ou à l'école. Aussi ce sont des écrits destinés à être performatifs, à être vécus comme l'indique l'usage de l'impératif et la récurrence dans tout le texte deYa Ghulâm ! O novice ! Ils parlent avant tout au cœur car ce sont des enseignements destinés à être vécus dans l'intériorité du croyant. Lisons un court extrait du livre de al-Jilânî :
O novice, tu n'as pas été créé pour rester dans la vie terrestre et pour y prendre plaisir. Change donc en toi ce que Dieu le Tout-puissant et le Majestueux n'aime pas 24.
30Ce n'est pas un discours informatif ou descriptif ou savant mais bien un discours performatif/impératif. Si le discours d'A. Yassine ne prend pas exactement la même forme, il s'en rapproche néanmoins :
Il est nécessaire pour chaque croyant [...] de commencer sa prière du lien par laFâtiha puis il doit demander pardon à Dieu pour ses fautes, et il doit demander la miséricorde divine pour la vie terrestre et l'autre vie pour lui-même, pour ses géniteurs et sa famille et il doit saluer le Messager de Dieu et ses Prophètes ainsi que ses Messagers. Puis sur les califes bien guidés, sur les compagnons [du Prophète], et les épouses... 25
31Ce qu'écrit A. Yassine est destiné à être mis en application. C'est un discours performatif bien qu'indirect, puisqu'il n'utilise pas la deuxième personne de l'impératif mais s'adresse au croyant. Cet extrait montre aussi comment des préoccupations mystiques vont de pair avec des obligations cultuelles et porte à conséquence en matière defiqh des‘ibâdât, de droit cultuel parce qu'il dit clairement les formules à répéter, les hommes à citer, l'ordre dans lequel il convient de le faire...Al-minhâj an-nabawî apparaît donc, au même titre que les tentatives de al-Ghazzâlî et al-Jilânî, comme un livre destiné à ceux qui veulent s'initier à la mystique dans le respect de la Loi.
32Chez al-Jilânî, « l'étude du droit en religion est le moyen de connaître le moi »,Al-fiqh fî ad-dîn sababun li-ma‘rifati an-nafs 26. A. Yassine entend montrer qu'il souscrit pleinement à ce postulat 27. Soucieux d'éviter la « sacralisation des hommes pieux » (taqdîs ar-rajul as-sâlih), il souhaite bien prouver au lecteur qu'il entend respecter les normes juridiques de l'islam :
l'amour, le respect et la louange dans leslimites de la Loi, fî hudûd ash-sharî‘a, voilà ce qui convient au hommes pieux de cette Umma, qu'ils soient vivants ou morts. 28 »
33D'ailleurs lorsqu'il cite al-Jilânî, il précise bien que :
Cet homme pieux – que Dieu l'ait en sa miséricorde – n'est pas l'unique témoin de ce secret qu'est le compagnonnage des amis de Dieu. Nous faisons référence à lui justement parce qu'il y a un consensus des oulémas de laUmma sur sa piété, sa guidance et sa vertu 29.
34Souhaitant s'inscrire dans la tradition scripturaire de la Sunna, A. Yassine, tout en construisant son livre sur des équivalents demajâlis soufis de al-Jilânî, utilise à la fin de chaque chapitre ce qu'il appelle les sections de la foi, « shu‘ab al-imân » composées dehadîth-squi sont numérotés de 1 à 77 et qui sont utilisés comme appui aux dix séances. Leshadîth-sse distribuent suivant les dix séances entre le premierhadîth qui parle de l'amour de Dieu et de son Prophète (Mahabbat Allah wa rassulih) au dernierhadîth qui parle de l'appel à Dieu le Très-Haut et le Majestueux (Al-da‘wa ilâ Allah ‘azza wa jalla).
35Ces efforts de conciliation entre des approches de la religion parfois contraires sont moins déterminants dans la structure duMinhâj que ne l'est la volonté d'A. Yassine de traduire sa mystique en termes politiques. Son projet politique est on ne peut plus explicite :
Le programme d'éducation et d'organisation que nous présentons ne peut s'appliquer que dans deux cas :
si les gouvernants sont cohérents avec leurs principes déclarés de liberté publique, ils accepteront alors l'existence du mouvement islamique reconnu aux côtés des autres mouvements et partis politiques. Et le moins que l'on puisse demander aux gouvernants des musulmans est qu'ils reconnaissent le droit du peuple musulman à exercer l'islam sans directives et oppression du gouvernement ;
si les gouvernants reconnaissent leurs torts dans l'oppression des islamistes et s'ils s'engagent à soutenir le mouvement islamiste afin qu'ils se réconcilient avec Dieu et le peuple musulman et s'ils le démontrent en contractant une charte avec Dieu et les croyants qui les engage à gouverner avec ce que Dieu a révélé après une phase transitoire dans laquelle les croyants auront pleine liberté et plein soutien dans la construction d'une entité politique islamique qui préparera des élections islamiques, une constitution islamique et un gouvernement islamique 30.
36Le projet politique d'A. Yassine est largement déterminé par l'idée qu'il se fait du rapport des croyants à Dieu, c'est-à-dire essentiellement le rapport mystique. Non seulement la place du cheikh médiateur entre Dieu et les hommes est indispensable mais la transcendance vécue lors des rites soufis, le sentiment d'élévation et de rapprochement de Dieu doit être un sentiment présent à tous les instants et dans tous les actes des hommes. La structure du livre est révélatrice à cet égard. Consacrant l'essentiel de son ouvrage aux dix séances (khisâl) qui permettront à l'homme de revivifier sa foi, A. Yassine reprend largement les thèmes soufis : al-suhba(compagnonnage), al-dhikr(remémoration),al-sidq (la sincérité),al-badl (le don),al-‘ilm (le savoir),al-jihâd (la lutte contre l'ego).
37Mais il faut bien voir que la pensée d'A. Yassine se déploie constamment sur le registre de l'éducation,tarbiyyaet de l'organisation,tanzîm. La tension est permanente entre une éducation soufie et une action qui se veut révolutionnaire dans le monde. Prenons l'exemple de lasuhba, compagnonnage, pour laquelle A.Yassine s'appuie sur les écrits de al-Jilânî :
Et concernant la nécessité d'un cheikh éducateur pour celui qui aspire à arriver à Dieu, et à le connaître et à s'en rapprocher, il [Jilânî] dit : « Deviens l'ami des inspirateurs des cœurs afin que tu aies un cœur. Tu ne peux te passer d'un cheikh sage agissant par les sentences de Dieu le Très-Haut et le Majestueux, qui te donnera le savoir et te conseillera 31.
38Tant qu'il ne traite que de lasuhba dans le registre de l'éducation, A. Yassine se cantonne à l'initiation mystique menée par un cheikh. En abordant lasuhba dans le registre de l'organisation, c'est-à-dire en pensant à l'action politique, il transforme le cheikh soufi en chef politique :
dans les sociétés de barbarie et de discorde, dejâhiliya et defitna, les relations de despotisme sont généralisées à tous les niveaux. En Islam, lada‘wa précède ladawla et si lada‘wa et ladawla sont réunies dans la main de lajamâ‘a des croyants, alors l'émir éducateur a une fonction d'éducateur qui n'est pas séparée de sa fonction de pouvoir, puisqu'au contraire cette dernière fonction s'appuie sur la précédente et se fortifie par elle, on obéit aux détenteurs de l'autorité légitime parmi nous car Dieu nous a ordonné cela. On ne peut se passer du pacte avec l'émir car c'est un pacte légal mais l'obéissance à l'émir et le bienfait de son compagnonnage, de la considération et de la révélation qu'on lui porte relèvent de la pratique cultuelle 32.
39Cette fusion des procédés mystiques dans l'action politique est généralisée par A. Yassine dans ses dix séances. Même des rites mystiques comme les litanies qui peuventa priori sembler loin de l'action politique sont repris dans le projet révolutionnaire yassinien. Chez les soufis ledhikr est remémoration de Dieu, il permet de fortifier la foi en répétant des milliers de fois par jour les formules données par le cheikh. C'est à ce titre le meilleur moyen de se rapprocher de Dieu. A. Yassine cite une nouvelle fois al-Jilânî :
Il [al-Jilânî] a dit, que Dieu lui accorde sa miséricorde, à propos de ceux qui étaient inspirés : “celui dont la foi se fortifie et qui réussit à l'entretenir, voit avec son cœur tout ce dont Dieu l'a informé du jour dernier. Il voit le paradis et l'enfer et ce qu'il y a en eux. Il voit les images et les anges qui l'aident. Il voit les choses telles qu'elles sont. Il voit la vie terrestre et son crépuscule et le retournement de fortune des hommes. Il voit les créatures comme des tombes qui avancent. Et s'il voit au-delà les tombes, il ressentira ce qu'elles comportent de souffrance et de bienveillance divine. Il voit dans le jour dernier la toute-puissance et la bonne fortune. Il voit la miséricorde de Dieu et la souffrance qu'il peut infliger” 33.
40Quelques lignes plus loin, A. Yassine estime que ces moments dedhikrne sont pas destinés à « demander la réussite pour soi-même et les honneurs. Au contraire, il s'agit de demander à Dieu qu'il pardonne au croyant, qu'il l'élève dans l'échelle de sa proximité et qu'il lui donne toute la foi et le bel agir 34 ».
41Lorsqu'il en vient, après avoir traité dudhikr en tant qu'éducation, à aborder ledhikr en tant organisation du mouvement, il transforme une nouvelle fois les exigences mystiques en modes d'action politique : « Ledhikr n'est pas seulement un travail salutaire au niveau des consciences et des mots qui sortent de la bouche et des rites extérieurs pratiqués par le croyant. Ledhikr signifie aussi se lever dans les mains de Dieu lors de la prière. Les soldats de Dieu le pratiquent pour remplir leur devoir cultuel et parce que c'est un signe de la souveraineté de Dieu dans les relations de Dieu avec ses soldats et dans les relations des soldats de Dieu entre eux. C'est s'apprêter à appliquer la Loi de Dieu le jour où le pouvoir reviendra aux croyants, dans tous les domaines du pouvoir, de la politique, de l'économie, de la société, de la justice de la culture et dujihâd ».
42Pris dans sa forme historique (et notamment chez al-Jilânî), ledhikrest plutôt la voie du renoncement à la vie dans le monde. Pour Yassine, ledhikr n'est pas simplement un travail sur soi, dans l'intériorité propre du croyant destiné à se rapprocher de Dieu. C'est aussi un rappel de la société à Dieu à tous les instants, un mode de préparation à l'action sociale et politique afin de permettre aux soldats de Dieu de généraliser ce rappel à Dieu à toute une société oublieuse de Dieu.
43Il convient de prendre en compte les ruptures qui rendent possible ce nouveau rapport de sens à la tradition islamique. L'urbanisation de masse, en consacrant l'individualisme et l'anonymat, réduit considérablement le rôle que pouvait jouer autrefois la famille ou la communauté villageoise. La nécessité d'une protection face à la dislocation des liens sociaux traditionnels et face au chaos de la vie urbaine, comparée à celle des communautés villageoises, se fait d'autant plus ressentir que la famille est impuissante à remplir ce rôle. À cela s'ajoute l'émergence de l'État moderne et la montée en puissance du colonialisme européen qui vont, tout en fonctionnarisant les oulémas, contribuer à figer lefiqh, autrefois concept dynamique. L'urbanisation va aussi rendre possible l'apparition de nouveaux groupes sociaux qui vont faire usage des nouveaux moyens de diffusion des discours (livre imprimé, radio, médias) qu'offre l'idéologie politique moderne en vue de conserver le pouvoir ou à l'inverse de le contester 35. Le développement de ces nouveaux instruments de pouvoir va de pair avec les changements démographiques. De nouvelles générations 36 qui sont scolarisées dans la ville et dont la famille est généralement issue du monde rural vont faire usage de la lecture et de l'écriture dans leur quotidien et dans leur rapport aux institutions de la vie sociale, économique ou politique 37. Ces changements vont par conséquent introduire de nouvelles manières d'aborder le rapport à la religion car ces nouvelles générations ne peuvent plus se satisfaire de l'islam rural 38 qui devient souvent à leurs yeux trop fruste ou pas assez universel 39. Ces nouvelles générations ont d'autant plus besoin d'une médiation d'un nouveau type entre Dieu et les hommes que l'extension du champ d'application des normes « les rend moins applicables à des contextes réels. En d'autres termes il devient difficile et peut-être impossible à un individu ou à un groupe de vivre conformément à ce type de morale universaliste ou d'injonction éthique » 40. Ces groupes sociaux ont, en définitive, besoin d'un discours et d'une pratique qui puissent répondre à leur vision du monde, à leurs besoins et à leur mode de vie, c'est-à-dire un discours et une pratique dans lesquels ils peuvent se reconnaître et qu'ils peuvent s'approprier 41.
YoussefBelal, « Mystique et politique chez Abdessalam Yassine et ses adeptes »,Archives de sciences sociales des religions, 135 | 2006, 165-184.
YoussefBelal, « Mystique et politique chez Abdessalam Yassine et ses adeptes »,Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 135 | juillet - septembre 2006, mis en ligne le 16 octobre 2009, consulté le 31 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/3790 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.3790
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