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Programme de l’année 2017-2018 : I.L’Arménien Israyēl, apôtre des Huns. — II.Jacques Chahan de Cirbied, le premier professeur d’arménien à Paris (1798-1826).
1I. Le livre II de l’Histoire des Albaniens, une compilation arménienne anonyme duviiie siècle, contient une chronique duviie siècle décrivant le sort de l’Albanie caucasienne sous le prince Varaz-Trdat. Pris entre la menace des Huns et celle des Arabes, celui-ci charge le pieux évêque Israyēl, d’une extraordinaire mission chez les Huns : convertir ce peuple guerrier pour en faire un allié des chrétiens contre les musulmans.
2L’historien relate, comme une geste épique, mais avec une grande précision géographique et chronologique, la traversée du Caucase, que l’héroïque prélat fit en plein hiver, quittant le 24 décembre 681 la métrople de Peroz-Kawat pour gagner Varač‘an, résidence du prince des Huns, où il arrive à l’entrée du carême, le 9 février 682. Épuisé par son voyage, Israyēl découvre avec consternation l’idolâtrie barbare du peuple qu’il est venu christianiser. Nous avons là une notice intéressante, qui a échappé à l’analyse des spécialistes des cultes et de la mythologie des peuples turciques.
3Les observations d’Israyēl se répartissent en trois catégories : mœurs sexuelles et funéraires, divinités et adoration des arbres. On ne s’attardera pas aux dénonciations de « prurit érotique », ou de débauches polygamiques et d’unions scandaleuses (avec l’épouse du père ou des frères). Les accusations du chroniqueur, d’ailleurs vagues et générales, valent surtout par contraste avec la rigueur et la complexité des interdits canoniques arméniens concernant les mariages.
4Quant aux mœurs funéraires, c’est la violence des blessures volontaires et autres gestes de deuil qui frappent d’abord Israyēl. En réalité, ces comportements se situent, avec une intensité croissante, à trois moments distincts : celui du décès, qui s’accompagne de gestes spontanés ; celui des funérailles, où lacérations et mutilations sont ritualisées ; celui de la mise au tombeau, qui répète ce qui précède avec encore plus de véhémence.
5Pour les deux premières phases, Israyēl signale des « balafres sanglantes tranchées à coups de sabre ou taillées au couteau sur les joues et sur les membres ». Il est en effet essentiel que l’on voie couler le sang sur les joues en même temps que les larmes. L’observateur mentionne aussi « des tambours et des sifflets sur les cadavres », qui ne semblent pas attestés ailleurs. Sur les tombeaux, « les champions côte à côte s’élancent en courses effrénées, chevauchant à brides abattues et bondissant ici et là ». Ces courses de chevaux sont régulièrement évoquées lors des funérailles des Huns. On y ajoute des sacrifices de moutons et des mutilations des oreilles, dont Israyēl ne dit mot. En revanche, il a assisté à des « affrontements au glaive, à corps dénudé ».
6Dans le panthéon des Huns figure nécessairement Tanrı, qui est le plus ancien nom divin turco-mongol que nous connaissions, préservé sous une forme remarquablement stable dans toute la famille linguistique. Au sens propre Tanrı est le Ciel, aussi bien comme firmament que comme entité divine. Mais prenons garde que le Tanrı d’une simple tribu hunnique du Caucase ne saurait avoir la même majesté que celui de l’Empire des Steppes. Dans une lettre à saint Louis, le khan mongol Hulagu écrit : « Dieu (Tanrı) s’est adressé à notre aïeul Gengis Khan (…), son fils ». De fait, l’empereur est fils du Ciel. N’intervenant pas dans le monde, le Ciel laisse l’empereur agir à sa place. Mais quand il n’y a plus d’empire et quand les tribus s’éparpillent, Tanrı, naguère tout-puissant, tend à s’effacer devant des divinités secondaires ou une pluralité d’homonymes plus petits.
7C’est justement à cette situation qu’a été confronté Israyēl. Le prince des Huns du Caucase, Alp Ilit‘ver, est tributaire du Khagan des Khazars, qui lui a donné sa fille en mariage. Le Tanrı céleste, père du Khagan, ne saurait être le protecteur direct de son subordonné. Le seul dieu du Ciel qu’Israyēl mentionne dans sa notice est K‘uar ou K‘uwar, dont le nom semble dériver du pehlevixwar « soleil ». Dans notre texte ce dieu régit les « jaillissements ignés de l’éclair » et les « embrasements du feu céleste », notamment la foudre. Rappelons que l’un des sens detanrı dans les langues turco-mongoles peut être « le soleil dans le ciel ».
8Toutefois, à côté de cette manifestation ouranienne du grand dieu, les Huns du Caucase adorent aussi l’un de ses avatars, plus proche des activités d’ici-bas. Il s’agit d’un « géant sauvage et monstrueux », qu’ils « nomment le dieu Tanrı Han, et que les Perses appellent Aspandiat ». En guise de sacrifices, « ils lui rôtissent des chevaux ».
9D’après ces noms propres, l’installation des Huns dans le Nord-Caucase entraîne un syncrétisme entre la religion turco-mongole des steppes et un certain fonds épique et mythologique iranien, que nous connaissons à la fois par leLivre des Rois de Firdawsî (vers 930-1020) et par les sources arméniennes (viie-xie s.). On constate ainsi que l’épopée de Spandiar / Aspandiat s’est déplacée peu à peu de l’Orient vers l’Occident. C’est ainsi qu’elle s’est répandue dans le Caucase, sur la rive occidentale de la Caspienne, permettant aux Huns d’identifier Tanrı Han au géant iranien des steppes.
10En dehors de Tanrı Han et du feu céleste de K‘uar, Israyēl ne mentionne nommément aucune autre divinité hunnique, mais se limite à citer en général « des feux, des sources et certains dieux des chemins ». En réalité, c’est « le culte des arbres » qui occupe à ses yeux la place centrale. L’usage a été observé chez tous les peuples turciques, où l’on a souvent continué de prier les arbres, même après la conversion à l’islam. Cette dévotion transparaît dans les paysages que découvre Israyēl dès son arrivée : « Parmi les arbres feuillus, les chênes les plus hauts étaient voués à l’abominable Aspandiat pour y sacrifier des chevaux, dont on répandait le sang sur le tronc en suspendant aux branches la tête et la peau ».
11La première explication qu’Israyēl nous donne de la déification des arbres s’applique à ceux qui ont été frappés par la foudre et sont désormais consacrés au dieu K‘uar, le Tanrı céleste complémentaire de Tanrı Han / Aspandiat, préposé à la terre. On pressent ainsi le rôle de médiateur entre les deux mondes, ou pour mieux dire d’axe cosmique, joué par l’arbre sacré. « Par son tronc, (…) il relie les branches célestes et les racines souterraines ». Mais, dans son entourage, Israyēl constate que les Huns vénèrent par-dessus tout un certain arbre « de belle futaie, gardien et vivificateur du pays », qu’ils tiennent pour « le chef et la mère de tous les plus hauts arbres (…), car ils pensent que c’est lui qui sauve les dieux, leur donne la vie et dispense tous les biens ».
12Transférant sur terre les biens du ciel en vertu de sa fonction axiale, l’arbre cosmique devient une source de vie : il dispense aux malades la guérison, aux pauvres la richesse. Remédiant à la canicule et aux intempéries, il fait croître et prospérer les herbes, les plantes et les fruits. Malheur aux sacrilèges qui chercheraient à lui porter atteinte ! Ceux qui osent simplement en détourner les feuilles ou le bois pour un usage profane s’exposent aux pires calamités. C’est pourquoi Israyēl comprend que sa prédication ne sera pas crédible tant que l’arbre sacré ne sera pas abattu. Au contraire, si sa chute reste sans effet, ce sera la preuve certaine de la toute-puissance du Christ, qui « a érigé sa croix au milieu de l’univers, à la place des arbres consacrés ».
13Néanmoins la purification ne serait pas complète si elle n’incluait pas aussi, à côté des arbres eux-mêmes, tous les vestiges de sacrifices païens qui leur sont dévolus. Israyēl ordonne que les tombeaux rituels, qualifiés de « royaux », où l’on conserve les restes(č‘op‘ayk‘) frappés par la foudre « soient brûlés en ce grand jour (de Pâques) par les grands prêtres (païens) confessant (leur erreur). Qu’ils y aillent, prononcent l’anathème, puis brûlent tout cela, reçoivent le baptême et prennent part au festin (…). Alors l’évêque et le prince envoyèrent Movsēs, un habile artisan de la grâce (…), pour détruire et incendier les sanctuaires, avec le concours des collèges de prêtres des idoles (…). Un vent violent se leva pour aviver la combustion du tertre des sanctuaires, des restes(č‘op‘ayk‘), avec les peaux répugnantes des victimes sacrifiées ».
14Échappant aux calamités que lui prédisaient les sorciers, après l’abattage de l’arbre sacré, Israyēl impose au prince et à tout le peuple le culte de l’Arbre de la Croix. La chronique décrit minutieusement la croix monumentale érigée par l’évêque, ornée d’images peintes, rehaussée de plaques et de clous de laiton et recélant en elle de précieuses reliques. Le plus remarquable est que tout se déroule, selon le vœu du missionnaire, dans un temps liturgique très particulier : précisément entre le début du carême et la fin du temps pascal. Tout se passe comme si le prélat accomplissait ponctuellement, avec habileté politique, ferveur religieuse et charisme pastoral, un programme de christianisation convenu d’avance entre le prince Alp Ilit‘ver et les autorités de l’Église albanienne. Il s’agit là, ni plus ni moins, d’ajouter une nouvelle Église nationale à la périphérie de l’oikouméné chrétienne.
15La brillante réussite de la mission d’Israyēl n’eut pas les conséquences favorables qu’on pouvait espérer. En effet, le prince Alp Ilit‘ver et ses dynastes auraient souhaité retenir le saint évêque comme leur prélat, mais cette faveur leur fut refusée par les autorités ecclésiastiques albaniennes.
16On n’a donc pas conservé d’autres traces de cette chrétienté unique embryonnaire. Mais d’un autre côté, la situation géopolitique, qui avait justifié la mission d’Israyēl, évolue rapidement. Moins de vingt ans plus tard, l’émir Muhamad, entre 699 et 701, conquiert l’Arménie, désormais incluse, avec la Géorgie et l’Albanétie, dans la province arabe d’Arminîya. La Caucasie chrétienne perd toute autonomie. L’islam s’apprête à s’étendre en Asie centrale.
II. Initialement l’École spéciale des langues orientales vivantes, créée par un décret du Directoire, le 10 germinal an III (30 mars 1795), ne comportait que trois chaires : arabe, turc osmanli et persan. L’absence de l’arménien constituait une anomalie puisque la langue de Hayk figurait jadis au programme de l’École des jeunes de langues, fondée par Colbert en 1669, au Collège de Clermont, futur Louis-le-Grand des Jésuites. Encore fallait-il trouver un enseignant compétent et suffisamment francophone. Les hasards des guerres révolutionnaires y pourvurent par la volonté du général Bonaparte, qui imposa la candidature d’un lettré arménien rencontré en Italie, Jacques Chahan de Cirbied.
17L’annonce de cet enseignement nouveau, le 11 décembre 1798, et la carrière ultérieure du titulaire, nommé professeur en 1812 par un décret impérial signé à Moscou, eurent une portée historique qu’on se gardera de sous-estimer. Conjuguée avec le déploiement pédagogique et culturel des religieux mékhitaristes, l’existence d’une chaire d’arménien dans l’une des grandes capitales européennes prépara la voie à ce qu’Anahide Ter-Minassian a qualifié de « reconquête linguistique » des Arméniens dans l’Empire ottoman.
18Non seulement l’arménien – langue liturgique d’une des nombreuses Églises prétendues hérétiques et schismatiques du Proche-Orient, et bariolage composite des parlers en usage parmi les marchands levantins – était ainsi promu au rang de discipline scientifique, mais surtout cette reconnaissance eut un retentissement considérable dans toute la diaspora, de l’Inde à la Méditerranée, de la Caspienne à la mer Blanche et à la Baltique, à travers l’immense Empire des tsars. Les Arméniens y virent un message d’espoir, les prémices d’une délivrance et d’une renaissance culturelle.
19Il se trouve que Chahan de Cirbied nous a renseignés lui-même sur les circonstances de sa rencontre avec Bonaparte et de sa nomination, dans une lettre en arménien, qu’il adressa au prince Yovakim Lazareanc‘, le 3 décembre 1815, quelques mois après les Cent-Jours et la défaite définitive de Napoléon.
20Longtemps ignoré, ce précieux témoignage a été publié en 1987 par Kevork Bampuk‘čean, ancien directeur des archives du patriarcat arménien de Constantinople, qui a pris soin de préciser l’origine du document. Provenant des collections personnelles du savant et homme de lettres stambouliote, Yovhannēs Hisarlean (1827-1916), auteur en 1887 d’uneEsquisse dela vie deNapoléon Bonaparte, la lettre a été transmise par sa bru, Hermance Hisarlean, au numismate Garo Kürkman, qui à son tour, la communiqua à son futur éditeur. Cette chaîne de transmission est une bonne garantie d’authenticité.
21Le contenu de la lettre implique l’existence d’au moins deux missives antérieures.
22Essayons de reconstituer l’ensemble de cette correspondance, dont nous ne possédons plus que l’épilogue.
23Dans une première lettre, Chahan de Cirbied, auréolé du titre de professeur qui lui a été décerné en 1812, a écrit à Yovakim Lazareanc‘ pour recueillir des informations utiles au projet duTableaugénéral de l’Arménie, dont il a publié leDiscours préliminaire en 1813. Il s’agit avant tout d’expliquer « les changements politiques qui ont eu lieu en Géorgie et en Arménie » dans les premières années duxixe siècle. Sans aucun doute, les princes Lazareanc‘, proches de la cour et de l’administration impériales, sont en mesure de lui fournir des informations de première main sur l’extension russe dans le Caucase. À elle seule l’ascension de leur famille, d’Ispahan à Astrakhan, puis de Saint-Pétersbourg à Moscou, illustre les perspectives qui s’ouvrent pour les Arméniens dans l’Empire russe. Leur générosité à l’égard de l’Église nationale et de toute la communauté arménienne fait d’eux des observateurs de premier plan.
24De son côté, Yovakim Lazareanc‘ voit dans la lettre du professeur parisien le moyen d’amorcer un projet d’enseignement arménologique qui lui permettrait de réaliser enfin la volonté testamentaire de son aîné, Yovhannēs, qui a légué, à sa mort en 1801, les fonds nécessaires à la création d’un Institut orientaliste à Moscou. Le problème est de réfléchir au recrutement d’un enseignant universitaire compétent sur le public concerné et sur le contenu des cours. C’est pourquoi, dans la réponse qu’il a adressée à Chahan de Cirbied en décembre 1814, et que ce dernier reçoit en février 1815, il ne se contente pas de fournir les renseignements qui lui ont été demandés, mais il l’interroge à son tour sur ses origines, sa formation, sa nomination et son expérience professionnelle.
25Malgré une certaine tenue littéraire, la réponse de Cirbied est sans doute assez loin de satisfaire son attente. Le recrutement, en 1796, par un général en campagne d’un Arménien d’Édesse, acclimaté à Livourne, pour un poste universitaire à Paris, ne semble pas avoir été un projet scientifique mûrement réfléchi. Cette procédure expéditive a même conduit à un échec, puisque le professeur a dû interrompre ses cours de 1801 à 1811.
26Certes, Chahan de Cirbied avait reçu auprès de Bōłos vardapet une bonne éducation arménienne traditionnelle, le meilleur héritage de la science médiévale. Il a participé à une œuvre d’érudition estimable à l’époque en annotant la traduction française de Matthieu d’Édesse par J. Martin (parue en 1811). Plus tard, en 1830, il a édité la version arménienne de Denys de Thrace avec l’original grec et une traduction française. Mais sa formation linguistique était insuffisamment rigoureuse.
27En revanche, cet homme intègre et courageux, qui a eu un parcours diasporique émouvant, porte un regard éclairé sur son époque. C’est un patriote qui a compris que sa nation arrive à un tournant décisif de son histoire, et qui souhaite passionnément aider l’Arménie, en s’appuyant sur l’Empire russe, vainqueur de Napoléon, dont il a été jusqu’alors un admirateur et un très loyal serviteur.
28Écrivant en arménien, Jacques Chahan de Cirbied révèle la forme authentique de son nom, Yakob Šahan Ĵrpetean. On notera que Šahan n’est pas un second prénom, mais un nom de famille, censé remonter à un frère du catholicos du xiie siècle, Nersēs Šnorhali. La transcription de Ĵrpet en Cirbied est surprenante. En français on aurait attendu Dcherbied. La substitution de Cir- à Dcher- porte sans doute la marque d’un intermédiaire italien.
29Le nom communǰrpet, synonyme deǰrbašx ouǰrpan, signifie « surveillant de la répartition des eaux d’irrigation ». Au Proche et au Moyen-Orient, c’est une fonction très importante. Le temps d’irrigation de chaque parcelle est strictement réglementé par la coutume. De plus, le dense réseau des canaux et des rigoles exige un entretien constant et minutieux. Cet office ne peut être confié qu’à une famille de riches notables, qui s’en acquitte à titre héréditaire, comme le firent probablement les Šahan d’Édesse, quoique Yakob Šahan se garde bien de faire allusion à cette activité pratique de sa famille.
30En effet, il prétend à de plus hautes origines. En assurant descendre de Šahan, frère du Catholicos Nersēs Šnorhali, il se rattache implicitement à l’illustre famille des princes Pahlawuni. Cette allusion est lourde de sous-entendus flatteurs. Elle renvoie tout d’abord à
31Grigor Magistros, qui fut, avec le roi Gagik II, parmi les derniers défenseurs d’Ani contre les Byzantins, en 1045. Plus encore, ce grand serviteur des monarques bagratides, aussi érudit que fin diplomate et vaillant homme de guerre, s’était forgé une fausse généalogie, qui faisait remonter sa lignée à la souche prestigieuse de saint Grégoire l’Illuminateur. Malheureusement, plusieurs inexactitudes nous interdisent de croire à l’historicité de cette saga familiale. On y reconnait, nourrie par l’œuvre du savant mékhitariste Mik‘ayel Č‘amč‘ean dont la monumentaleHistoire de l’Arménie est parue en 1786, une variante ingénieuse des généalogies légendaires les plus en vogue dans la diaspora à partir duxviie siècle : « le mythe d’Ani ». Si Šahan, l’ancêtre des Ĵrpetean était effectivement le frère de Nersēs Šnorhali, il descendrait des Apułamrenc‘ d’Ani, que l’habile Grigor Magistros a réussi à faire passer pour des Pahlawuni de la souche de saint Grégoire. Autrement dit, cette prétention généalogique a de grandes chances d’être récente.
32Jusqu’à la fin de l’épopée impériale, Chahan de Cirbied a fidèlement servi Napoléon. En 1811, à la veille de l’invasion de la Russie, il a donné à l’Empereur l’excellent conseil d’envoyer, comme émissaire secret auprès du Chah de Perse, son compatriote Mir Davoud Zadour de Mélik Schahnazar, qui s’acquitte si brillamment de sa mission que le Chah entre en guerre contre la Russie aux côtés de la France et que Mir Davoud, revenu à Paris comme ambassadeur de Perse, reçoit de Napoléon la récompense d’un sabre d’honneur.
33Après Waterloo, la situation change dramatiquement. L’Empereur est déporté à Sainte-Hélène, Louis XVIII est ramené de Gand dans les fourgons de l’ennemi et, pendant que les cosaques inventent les bistros parisiens, les troupes d’occupation du Tsar sont commandées en France par Mikhail Semionovitch Vorontzov, le futur vice-roi du Caucase, d’ailleurs parfait gentilhomme et brillant francophone.
34Alors qu’en 1808, Napoléon avait empêché la prise d’Érévan par Goudovitch, en en faisant renforcer les murailles par l’ingénieur Verdeil, la conquête russe de l’Arménie orientale sur la Perse devient soudain inéluctable. Elle aura effectivement lieu en 1827. Chahan de Cirbied vit depuis longtemps dans l’attente de ces événements.
35Au lendemain des Cent-Jours, il publie, en 1816, unAvis aux Arméniens qui habitent les provinces méridionales de l’Empire russe sur la culture du coton herbacé. En 1817, il traduit en français l’ouvrage de Mir Davoud,État actuel de la Perse. L’année suivante paraît son livre sur la conquête russe de la Géorgie. En 1826, il accepte l’invitation du Catholicos Nersēs Aštarakec‘i à enseigner au Collège patriarcal Nersisean de Tiflis. En 1830, Paskiévitch, le vainqueur d’Érévan, qui a repéré sa russophilie, le nomme membre de la commission chargée d’élaborer, dans le plus grand secret, le Règlement ecclésiastique de 1836. Il meurt à Tiflis l’année suivante.
36Ce bref survol chronologique suffit à montrer que, si Chahan de Cirbied n’avait pas reçu les connaissances théoriques qui auraient fait de lui un bon linguiste, il avait, dans un autre domaine, une intuition politique et un sens historique très affinés, qui n’avaient sans doute pas échappé à Napoléon Bonaparte. Certes, il se faisait des illusions sur les avantages de la conquête russe du Caucase, qu’il avait appelée de ses vœux. Ignorant la rigueur germanique dont les barons baltes avaient imprégné l’administration tsariste, il voyait dans la Russie le successeur chrétien (selon lui plus humain) des Empires musulmans qui avaient dominé sa patrie depuis la chute de l’Arménie cilicienne, laissant place, malgré tout, à une certaine autonomie locale.
37Rappelons que Nicolas Ier flattait habilement cette illusion. Il avait constitué à Saint-Pétersbourg un comité de personnalités arméniennes, comptant parmi ses membres le propre fils de Yovakim, Xač‘atur Lazareanc‘ (1789-1871), futur administrateur de l’Institut arménologique de Moscou. On élabora ainsi un rapport prospectif sur le futur gouvernement des régions arméniennes, supposant que le Tsar, « roi d’Arménie », laisserait aux Arméniens le droit de disposer de leur propre armée nationale, qui pourrait un jour contribuer à la reconquête des terres occupées par les Ottomans.
Jean-PierreMahé,« Philologie et historiographie du caucase chretien », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 150 | 2019, 38-44.
Jean-PierreMahé,« Philologie et historiographie du caucase chretien », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 150 | 2019, mis en ligne le07 juin 2019, consulté le16 avril 2025.URL : http://journals.openedition.org/ashp/2880 ;DOI : https://doi.org/10.4000/ashp.2880
Haut de pageDirecteur d’études, M., École pratique des hautes études — section des Sciences historiques et philologiques, membre de l’Institut
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