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Enfin, ma chère Benjamine, c’est donc ce soirque tu vas être l’épouse de monsieur le marquisde Moncade. Il me tarde que cela ne soit déjà ;et il me semble que ce moment n’arrivera jamais.
J’en suis plus impatiente que vous, ma mère ;car, outre le plaisir de me voir femme d’un grandseigneur, c’est que, comme cette affaire s’est traitéedepuis que Damis est à sa campagne, je serai ravie qu’à son retour il me trouve mariée,pour m’épargner ses reproches.
Est-ce que tu songes encore à Damis ?
Non, ma mère. Mais que voulez-vous ? Il estneveu de feu mon père ; nous avons été élevésensemble : je ne connoissois personne plus aimableque lui ; j’ignorois même qu’il en fût. Jelui trouvois de l’esprit, du mérite ; il étoit amusant,tendre, complaisant. Il m’aima ; je l’aimai aussi.
Qu’il perd auprès de ce jeune seigneur ! qu’ilest défait ! qu’il est petit ! qu’il est mince ! Son mériteparoît ridicule, sa tendresse maussade. C’estun petit homme de palais, la tête pleine de livres,attaché à ses procès ; un bourgeois toutuni, sans manières, ennuyeux, doucereux,à donner des vapeurs !
Vive le marquis de Moncade ! Le beau point devue ! quelle légèreté ! quelle vivacité ! quel enjouement !quelle noblesse ! quelles grâces, sur-tout !
Les bourgeoises qui ne sont pas connoisseusesen bons airs appellent cela étourderies, indiscrétions, impolitesses ; mais cela est charmant.Les femmes de qualité en sentent tout le prix ; etce sont elles qui les ont mis sur ce pied-là.
Que j’ai de grâces à rendre à la mauvaise fortunede monsieur le marquis.
À sa mauvaise fortune, dis-tu ?
Du moins, ma mère, est-ce au dérangementde ses affaires que je le dois, et sans les centmille francs qu’il vous devoit, je ne l’aurois jamaisconnu. Qu’est-ce ?… Marthon !… C’est lui, apparemment ?
Madame, voilà monsieur Mathieu qui vient d’entrer.
Mon oncle ?
L’incommode visite !… Comment lui déclarervotre mariage ? Cependant il n’y a plus à reculer.
Vous craignez qu’il ne goûte pas cette alliance ?
Oui, il a l’esprit si peuple ! J’avois cru qu’enépousant une fille de condition, comme il a fait,cela le décrasseroit ; mais point du tout. Je nesais où j’ai pêché un si sot frère… Voilà commeétoit feu votre père.
Oh ! mademoiselle n’en tient point.
Si vous lui parliez du dédit que vous avez faitavec monsieur le marquis ?
Non ; garde-t’en bien.
Il ne donnera jamais son consentement.
On s’en passera. Ne faudroit-il point, parce-qu’ilplaît à monsieur Mathieu que vous épousiezson Damis, que vous renonciez à être marquise,à être l’épouse d’un seigneur, à figurer à lacour ?…(à part.) Monsieur Mathieu, je vous conseille ; venez, venez un peu m’étourdir de vosraisonnements : je vous attends.
Le voilà.(Elle sort.)
Ha, ha, ha, ha !
Qu’a-t-il donc tant à rire ?
Ma sœur, ma nièce, que je vous régale d’unenouvelle qui court sur votre compte !
Sur le compte de Benjamine ?
Oui, madame Abraham ; et sur le vôtre aussi.Elle va vous réjouir, sur ma parole ! On vient deme dire que… Oh ! Ma foi ! Cela est trop plaisant !
Achevez donc.
Sa gaîté me rassure.
On vient donc de me dire que vous mariez ce soir Benjamine à un jeune seigneur de la Cour, àun marquis. Est-ce que cela ne vous fait pas plaisir ?
Pardonnez-moi, mon oncle, puisque cela vousen fait…(à madame Abraham.) Il le prend mieuxque nous ne pensions.
Et qu’avez-vous répondu ?
« Quoi ! Ma sœur ? » ai-je dit… Oui, votre sœur,votre propre sœur, madame Abraham… Bon !bon ! quelle peste de conte !… Rien n’est plusvrai… Eh ! Non, je ne vous crois point. Quelleapparence ! La veuve et la sœur d’un banquier,et qui fait encore actuellement le commerceelle-même, donner sa fille à un marquis ? allonsdonc, vous vous moquez !… >> Mais vous ne riezpas, vous autres ?
Il n’y a que les impertinents qui en rient.
Je n’y vois rien de risible, mon oncle.
Ma foi ! Vous avez raison de vous fâcher toutesles deux. Vous avez plus d’esprit que moi ; et j’aieu tort de prendre la chose en riant. Je ne pensois pas que c’étoit vous donner un ridicule.
Que voulez-vous dire, Monsieur Mathieu, avec votre ridicule ?
Laissez, laissez-moi faire. Je m’en vais retrouverces impertinents nouvellistes, et leur laver latête d’importance.
Qui vous prie de cela ?
Ils vont trouver à qui parler.
Il faut les mépriser.
Non, morbleu ! non : votre honneur m’est trop cher.
Quel tort font-ils à notre honneur ?
Quel tort, ma sœur ? Quel tort ? Si ce bruit serépand, que pensera de vous toute la ville ? Onvous regardera partout comme des folles.
Et nous voulons l’être. La ville est une sotte,et vous aussi, monsieur mon frère.
Est-ce une folie, mon oncle, que d’épouser unhomme de qualité ?
Comment donc ! La chose est-elle vraie ?
Eh ! Mais, mon oncle…
Eh bien ! Oui, elle est vraie.
Ma sœur !…
Eh bien, mon frère ?… Il ne faut point tant ouvrirles yeux, et faire l’étonné. Qu’y a-t-il donclà-dedans de si étrange ? Ma fille est puissammentriche ; et, depuis la mort de son père, j’aiencore augmenté considérablement son bien. Jeveux qu’elle s’en serve, qu’il lui procure un mariqui lui donne un beau nom dans le monde, et àmoi de la considération : et jugez si je choisisbien, c’est monsieur le marquis de Moncade.
Y songez-vous ? c’est un seigneur ruiné.
Nul ne sait mieux que moi ses affaires, monfrère. J’ai des billets à lui pour plus de cent millefrancs. C’est un présent de noce que je lui ferai, et demain il sera aussi à son aise qu’aucun autre de la cour.
Et Benjamine y sera-t-elle, à son aise ? Vous allezsacrifier à votre vanité le bonheur et le repos de sa vie.
Cela me plaît.
Qu’au moins mon exemple vous touche. Richebanquier, par un fol entêtement de noblesse, j’épousaiune fille qui n’avoit pour bien que sesaïeux ; quels chagrins, quels mépris ne m’a-t-ellepas fait essuyer tant qu’elle a vécu ?
Vous les méritiez, apparemment ?
Elle et toute sa famille puisoient à pleinesmains dans ma caisse ; et elle ne croyoit pas queje l’eusse encore assez payée.
Elle avoit raison ; vous ne savez pas ce que c’est que la qualité.
Je n’étois son mari qu’en peinture : elle craignoitde déroger avec moi ; en un mot, j’étois leGeorges Dandin de la comédie.
Elle en usoit encore trop bien avec vous.
N’exposez point ma nièce à endurer des mépris.
Des mépris à ma fille, des mépris ! Ma fille est-ellefaite pour être méprisée ? Monsieur Mathieu,en vérité, vous êtes bien piquant, bien insultant,pour me dire ces pauvretés en face ! Il n’y a quevous qui parliez comme cela : et sur quoi doncjugez-vous qu’elle mérite du mépris ? Qu’a-t-elle,s’il vous plaît, qui ne soit aimable ? Voilà un visagefort laid, fort désagréable ! Je ne sais, sivous n’étiez pas mon frère, ce que je ne vousferois point, dans la colère où vous me mettez.
Mon oncle, quand monsieur le marquis neseroit pas un galant homme comme il est, je meflatterois, par ma complaisance, de gagner son affection.
Quoi ! Vous aussi, ma nièce ? Pouvez-vous oublier ainsi Damis ?
Laissez là votre Damis. Qu’allez-vous lui chanter ?Qu’il étoit neveu de feu son père ? Elle le sait bien. Qu’il la lui avoit promise en mariage ? J’enconviens. Que c’est un conseiller, aimable de safigure, plein d’esprit ? Tout ce qu’il vous plaira.Qu’il n’est point comme les autres jeunes magistrats,dont le cabinet est dans les assemblées etdans les bals ? Tant mieux pour lui. Qu’il aimeson métier, qu’il y est attaché, qu’il cherche à leremplir avec honneur et conscience ? Il ne faitque son devoir.
Ajoutez à cela que j’ai promis d’assurer monbien à Benjamine, et que, si elle n’est pas à Damis,mon bien n’est pas à elle.
Eh ! Gardez-le, monsieur Mathieu, gardez-le :elle est assez riche par elle-même ; et ce seroittrop l’acheter que d’écouter vos sots raisonnements.
Je le garderai aussi, madame Abraham. Adieu,adieu ; et quand je reviendrai vous voir, il fera beau.
Adieu, monsieur Mathieu, adieu.
Voilà mon oncle bien en colère contre nous.
Permis à lui.
Vous auriez pu, ce me semble, lui annoncerla chose un peu plus doucement ; peut-être y auroit-ildonné son agrément.
Eh ! Que m’importe ?
Je suis au désespoir de me voir brouillée avec lui.
Bon, bon ! Ah ! Qu’il se défâchera bientôt ! ilt’aime. Je ne suis pas trop fâchée, moi, qu’ilnous boude un peu : cela l’éloignera d’ici pourquelques jours ; et je n’aurois pas été fort contentequ’on l’eût vu figurer ici ce soir, en qualitéd’oncle, parmi les seigneurs qui viendront sansdoute à tes noces. C’est un assez méchant platque sa personne. Dieu merci, nous en voilà défaites.Je veux aussi éloigner tous nos parents.Ce sont gens qu’il ne faut plus voir désormais.
Miséricorde ! Pour moi, je crois que l’enfer estdéchaîné aujourd’hui contre votre mariage. VoilàDamis qui vient par la porte du jardin.
Damis ? Quoi ! Il est de retour ?
Apparemment.
Va-t’en lui dire qu’il n’y a personne.(Marthon fait quelques pas pour sortir.)Mais, non ; reviens : il vaut mieux…
Hâtez-vous de résoudre ; il approche.
Eh ! Faut-il tant de façons ? Il faut le congédier.
Pour moi, je me retire ; je ne saurois soutenir sa vue.
Marthon nous en défera.(à Marthon.) Charge-t’en.
Très volontiers. Vous n’avez qu’à dire.
Il faut que tu lui donnes son congé ; mais celad’un ton qu’il n’y revienne plus.
Oh ! Laissez-moi faire. Je sais comment m’yprendre ; c’est une partie de plaisir pour moi.
Marthon, ne le maltraite point ; renvoie-le leplus doucement que tu pourras. Il me fait pitié !
Rentrez, rentrez.
De la pitié pour un homme de robe !… La pauvreespèce de fille !… Je crois, le ciel me pardonne,qu’elle l’aime encore !… Mais j’y vaismettre ordre… Oh ! Ma foi, il tombe en bonnemain… le voilà.
Bonjour, Marthon.
Bonjour, monsieur.
Comment se porte ma chère Benjamine, et madameAbraham, ma tante ?
Bien.
Elles vont être bien joyeuses de me voir de retour ?
Oui.
L’impatience de les revoir m’a fait laisser à materre mille affaires imparfaites.
Il falloit y rester pour les terminer ; elles enauroient été charmées ; et, en votre place, j’y retourneroissans les voir.
Va, folle, va m’annoncer ; je brûle de les embrasser.
Elles n’y sont pas, monsieur.
On m’a dit là-bas qu’elles y étaient.
Eh bien ! On m’a défendu de faire entrer personne ;cela revient au même.
Va, va toujours. Cette défense, à coup sûr,n’est pas pour moi.
Pardonnez-moi, monsieur ; elle est pour vousplus que pour personne, pour vous seul.
Que veux-tu dire ? Explique-toi.
Comment ! Vous n’y êtes pas encore ? Vous avezla conception bien dure. Cela est clair comme lejour. Je vois bien qu’il vous faut donner votrecongé tout crûment. C’est votre faute, au moins.Je voulois vous envelopper cette malhonnêtetédans un compliment ; mais vous ne voyez rien,si vous ne le touchez au doigt. Ma maîtressedonc m’a chargée de vous prier, de sa part, de neplus l’aimer, de ne plus la voir, de ne plus venirici, de ne plus penser à elle ; bien entendu que, de son côté, elle vous en promet autant.
Ah ! Ciel ! Benjamine cesseroit de m’aimer ?
La grande merveille !
Quel crime, quel malheur peut m’attirer aujourd’huisa haine ? De quoi suis-je coupable àson égard ? Que lui ai-je fait ?
Eh ! Non, Monsieur Damis, elle ne se plaint pointde vous ; mais mettez-vous en sa place. Figurez-vousqu’elle vous aime à la rage. Vous ne lui avez ditjusqu’ici que des douceurs bourgeoises, qui courentles rues, que chaque fille sait par cœur ennaissant. Il lui vient un jeune seigneur, un marquisde la haute volée. Il ne pousse point de fleurettes,point de soupirs, il ne parle point d’amour,ou, s’il en parle, c’est sans sembler le vouloirfaire, par distraction ; mais il étale une figurecharmante. Il apporte avec soi des airs aisés, dissipés,libertins, ravissants. Il chante, il parle en même temps,et de mille choses différentes à la fois.Tout ce qu’il dit n’est, le plus souvent, quedes riens, des bagatelles, que tout le monde peutdire ; mais, dans sa bouche, ces riens plaisent, ces bagatelles enchantent ; ce sont des nouveautés ;elles en ont les grâces… Il parle d’épouser,il parle de la Cour, de nous y faire briller…Hein ?… Vous ne dites rien ? Vous voyez bienqu’il n’y a point de femme assez sotte pour se piquerde constance en pareil cas.
Quoi, elle va épouser un homme de Cour ?
Oui, s’il vous plaît, Monsieur le marquis deMoncade ; et, à son exemple, moi, je renonce àvotre Champagne. Vous devez l’en assurer ; et jevais donner dans l’écuyer.
Monsieur le marquis de Moncade ?… Marthon,je n’ai donc plus d’espérance ?
Bon ! Il y a un dédit de fait ; et c’est ce soirqu’ils s’épousent. Aussi, il falloit que vous allassiezà votre campagne !… Eh ! Mort de ma vie, àquoi vous sert donc d’avoir tant étudié, si vousne savez pas qu’il ne faut jamais donner à unefemme le temps de la réflexion ?
Benjamine infidèle !… Je veux lui parler.
Cela est inutile, monsieur.
Je veux voir comment elle soutiendra ma présence.
Vous n’entrerez pas.
Que je lui dise un mot !
Point !… Que ces gens de robe sont tenaces !
Ma chère Marthon !
Toutes ces douceurs sont inutiles.
Toi, qui es ordinairement si bonne !
Je ne veux plus l’être.
Veux-tu me voir à tes genoux ?
Eh ! Levez-vous, monsieur.
Non, je vais mourir à tes pieds, si tu es assezcruelle, assez dure, pour me refuser la faveur…
Les faveurs !
Que voulez-vous, monsieur ?
Tiens, ma chère Marthon, voilà ma bourse.
Oh ! Oh ! Diable ! Diable ! Il offre sa bourse ! Il est, mafoi, temps que je vienne au secours de la pauvreenfant.(Il va se mettre entre Damis et Marthon.)
Prends-la, de grâce.
Il m’attendrit.(à part, avec étonnement, en apercevant le marquis.)Monsieur le marquis !
Courage, monsieur, courage ! Mais, ma foi, vous ne vous y prenez pas mal !
Que je suis malheureux !
Eh ! Non, eh ! non, que je ne vous fasse pas fuir. Revenez donc, monsieur, revenez donc. Jeveux vous servir auprès de Marthon. Je suis fâchéqu’elle vous refuse.
Ah ! Monsieur, laissez-moi me retirer.
Allez ; je vais la gronder d’importance destourments qu’elle vous fait souffrir.
Comment ! Comment ! Marthon, tu rebutes cejeune homme, tu le désespères, tu le consumes ?Mais, vraiment, tu as tort : il est assez aimable.Tu te piques de cruauté ? Eh ! fi ! mon enfant, eh ! fi ! cela est vilain : c’est la vertu des petites gens.
Mais, monsieur le marquis…
Oh ! Quand tu verras le grand monde, tu apprendras à penser ; cela te formera.
Avec votre permission…
Toi cruelle ? Marthon cruelle, avec ces yeuxbrillants, ce nez fin, cette mine friponne, ce regardattrayant ? Je n’aurais jamais cru cela detoi. À qui se fier désormais ? Tout le monde yseroit trompé comme moi. Toi cruelle ?
Eh ! Non, monsieur le marquis…
Ah ! Tu ne l’es pas ? Tant mieux, mon enfant,tant mieux. Je te rends mon estime, ma confiance ;cela te rétablit dans mon esprit. Mais,dis-moi, qu’est-ce que ce jeune soupirant ? N’est-cepas quelque petit avocat ?
Non, monsieur le marquis ; c’est un conseiller.
Un conseiller ? La peste ! Marthon, un conseiller ?Mais, ventrebleu ! Tu choisis bien. Tuas du goût ; tu ressembles à ta maîtresse : tucherches à t’élever ; tu ne donnes pas dans lebas. Je t’en félicite.
Monsieur le marquis, vous me faites trop d’honneur.Ce jeune homme est Damis, cousin de mamaîtresse, et ci-devant son amant, à qui je viensde donner son congé.
Damis, dis-tu ? C’est Damis qui sort ? C’est àDamis que je viens de parler ? Ah ! Morbleu ! jesuis au désespoir. Pourquoi diable ne me l’as-tupas dit ? Je lui aurois fait mon compliment decondoléance. Mais, friponne, tu en sais long !Tu cherches à rompre les chiens. Non, non,non, tu n’y réussiras pas ; je ne prends pointle change : je l’ai vu à tes genoux ; j’ai entenduqu’il te demandoit des faveurs : tu étois interdite,et j’ai surpris un de tes regards, qui promettoit…
Toute la faveur qu’il vouloit de moi étoit del’introduire auprès de ma maîtresse.
Eh ! Que ne me le disois-tu ? Je l’aurois introduitmoi-même. C’est un plaisir que j’aurois étéravi de lui faire. Tu ne me connois pas : j’aime àrendre service. Benjamine l’a donc aimé autrefois ?
Oui, monsieur ; ils ont été élevés ensemble :on le lui promettoit pour mari. Le moyen de nepas aimer un homme dont on doit être la femme !
Oui, tu dis bien : le moyen de s’en empêcher ?il est vrai, cela est fort difficile.
Mais ma maîtresse ne l’aime plus ; et je viensde lui signifier, de sa part, de ne plus venir ici.
Mais, mais cela est dur à elle ; cela est inhumain.Renvoyer, congédier ainsi un soupirant,pour moi ! Un jeune homme qu’on aimoit, unmari promis ! Oh !… Et lui, comment a-t-il priscela ? Comment a-t-il reçu ce compliment ?
Avec désespoir !
En effet, cela est désespérant ! Je compatis àsa peine. Mais tu devois bien lui dire, pour leconsoler, que c’étoit moi, un seigneur, monsieurle marquis de Moncade, qui lui enlevois samaîtresse. Cela lui auroit fait entendre raison, sur ma parole.
Bon ! La raison est bien faite pour ceux qui aiment.
À propos, où est donc tout le monde ? D’oùvient que je ne vois personne ? Ni mère, ni fille
? Ne sont-elles pas ici ? Benjamine est-elle encore
couchée ? Va l’éveiller.
Elle s’est levée dès le matin. Est-ce qu’une fillepeut dormir la veille de ses noces ? Elle est toujours sur les épines.
Oui, je conçois que son imagination a à travailler.
Voilà déjà madame Abraham.
Eh ! Monsieur le marquis, quoi ! Vous êtes ici ?
Vous voyez, depuis une heure.
D’où vient donc que mes gens ne m’avertissentpas ? Voilà d’étranges coquins !
Et je commençois à jurer furieusement contrevous et contre votre fille.
Je vous prie de m’excuser.
Je vous excuse.
Marthon, va auprès de ma fille ; qu’elle vienne au plus vite ici.
Comment diable ! Madame Abraham, commentdiable ! Je n’y prenois pas garde. Quelajustement ! quelle parure ! quel air de conquête !Que la peste m’étouffe, si vous n’avezencore des retours de jeunesse : oui, oui ; et onne vous donneroit jamais l’âge que vous avez.
Vous êtes bien obligeant, monsieur le marquis.
Non, je le dis comme je le pense. Quel âgeavez-vous bien, madame Abraham ? Mais ne mementez pas ; je suis connoisseur.
Monsieur le marquis, je compte encore partrente. J’ai trente-neuf ans.
Ah ! madame Abraham, cela vous plaît à dire.Trente-neuf ans ! Avec un esprit si mûr, si consommé,si sage, cette élévation de sentiments,ce goût noble, ce visage prudent ? Vous me trompezassurément ! Vous avez trop de mérite, tropd’acquis pour n’avoir que trente-neuf ans. Oh !ma foi ! Vous pouvez vous donner hardiment lacinquantaine, et sans craindre d’être démentie.
On s’en fâcheroit d’un autre ; mais il donneà tout ce qu’il dit une tournure si polie !…(au marquis.) Monsieur le marquis, le notairea-t-il passé à votre hôtel pour vous faire signer le contrat ?
Non, pas encore. Nous signerons ce soir.
J’aurais été charmée que vous y eussiez vu lesavantages que je vous fais.
Eh ! madame Abraham, parlons de choses quinous réjouissent ; toutes ces formalités m’assomment.Ne vous l’ai-je pas dit ? Je me repose survous de tous mes intérêts.
Ils ne sont pas en de méchantes mains… Mais,je vous assure…
Eh ! Je le sais.
Je m’y démets entièrement pour vous de tous mes biens.
Eh ! Madame Abraham, laissons tout cela, jevous prie ; vous verrez tantôt avec Pot-De-Vin,mon intendant. Il doit venir, vous vous arrangerez avec lui.
Et voilà, en avance, une bourse de mille louis,pour faire les faux-frais de vos noces.
Eh bien ! Madame, donnez donc… Êtes-vouscontente ? En vérité, vous faites de moi tout ceque vous voulez. Je me donne au diable ; il fautque j’aie bien de la complaisance !
Il est vrai, mais…
Encore, madame, encore ? Vous me persécutez !On diroit que je n’épouse votre fille quepour votre argent. Vous m’ôtez le mérite d’une tendresse désintéressée. Là, madame Abraham,voilà qui est fini ; parlons de votre fille. Hein ?ne la verrons-nous point ?… La voilà, peut-être ?…Non, c’est un de vos gens.
Madame, on vous demande.
Qu’est-ce ?
Monsieur le commandeur de…
Qu’il attende.
Qu’il attende ? Ah ! Madame Abraham, celaest impoli. Un homme de condition ! un commandeur !
C’est un emprunteur d’argent, et je veux quitterle commerce.
Non pas, non pas ; gardez-le toujours : celavous désennuiera, et j’aurai quelquefois le plaisirde vous aller visiter dans votre caisse… Allez,allez faire affaire avec le commandeur.
Vous laisserois-je seul vous ennuyer ?
Non, non, je ne m’ennuierai point.
C’est pour un instant, et j’entends ma fille.
Les sottes gens, marquis, que cette famille !Il y auroit, ma foi, pour en mourir de rire…Mais il y a déjà huit jours que cette comédiedure, et c’est trop. Heureusement elle finira cesoir. Sans cela, je désespérerais d’y pouvoir tenirplus longtemps, et je les enverrais au diable,eux et leur argent. Un homme comme moil’achèteroit trop.
Eh ! Venez donc, mademoiselle ; venez donc.Quoi ! Me laisser seul ici, m’abandonner, faireattendre le marquis de Moncade ? Cela est-iljoli ? Je vous le demande.
Monsieur le marquis, je suis excusable. J’étoisà m’accommoder pour paroître devant vous ;mais comme je savais que vous étiez ici, plus jeme dépêchois, moins j’avançois : tout alloit detravers. Je croyois que je n’en viendrois jamais à bout. Cela me désespéroit !
C’étoit donc pour moi que vous vous arrangiez,que vous vous pariez ? Je suis touché decette attention. Vous êtes belle comme un ange.Je suis charmé de ce que je fais pour vous.
Oui, monsieur le marquis ; je ferai mon bonheurle plus doux de vous voir tous les moments de ma vie.
Eh ! Mademoiselle, vous avez un air de qualité ;défaites-vous donc de ces discours, et deces sentiments bourgeois.
Qu’ont-ils donc d’étrange ?
Comment ! Ce qu’ils ont d’étrange ? Mais nevoyez-vous pas qu’on n’agit point ainsi à lacour ? Les femmes y pensent tout différemment ;et loin de s’ensevelir dans un mari, c’est celui detous les hommes qu’elles voient le moins.
Comment pouvoir se passer de la vue d’un mari qu’on aime ?
D’un mari qu’on aime ? Mais cela est fort bien !continuez ; courage ! Un mari qu’on aime ! celajure dans le grand monde. On ne sait ce quec’est. Gardez-vous bien de parler ainsi ; celavous décrieroit : on se moqueroit de vous. « Voilà,diroit-on, le marquis de Moncade. Où est doncsa petite épouse ? Elle ne le perd pas de vue ;elle ne parle que de lui : elle le loue sans cesse.Elle est, je pense, amoureuse de lui : elleen est folle. » Quelle petitesse ! quel travers !
Est-ce qu’il y a du mal à aimer son mari ?
Du moins, il y a du ridicule. À la cour, un hommese marie pour avoir des héritiers : une femmepour avoir un nom ; et c’est tout ce qu’elle a de communavec son mari.
Se prendre sans s’aimer ! Le moyen de pouvoirbien vivre ensemble ?
On y vit le mieux du monde. On n’y est ni jalouxni inconstant. Un mari, par exemple, rencontre-t-ill’amant de sa femme : « Eh ! moncher comte, où diable te fourres-tu donc ? Jeviens de chez toi ; il y a un siècle que je techerche. Va au logis, va ; on t’y attend. Madameest de mauvaise humeur : il n’y a quetoi, fripon ! qui sache la remettre en joie !… »Un autre : « Comment se porte ma femme, chevalier ?Où l’as-tu laissée ? Comment êtes-vousensemble ?… Le mieux du monde… Je m’enréjouis. Elle est aimable, au moins ! Et, le diablem’emporte, si je n’étois pas son mari, jecrois que je l’aimerois !… D’où vient que tun’es pas avec elle ? Ah ! vous êtes brouillés, je gage ? Mais je vais lui envoyer demander à souperpour ce soir ; tu y viendras, et je te veux raccommoder. »
Je vous avoue que tout ce que vous me ditesme paroît bien extraordinaire.
Je le crois franchement. La cour est un mondebien nouveau pour qui n’a jamais sorti du Marais.Les manières de se mettre, de marcher, deparler, d’agir, de penser ; tout cela paraît étranger.On y tombe des nues ; on ne sait quelle contenancetenir. Pour nous, nous y allons de plain-pied ;c’est que nous sommes les naturels du pays.Allez, allez, quand vous en aurez pris l’air, vousvous y accoutumerez bientôt. Il n’est pas mauvais.Mais,(lui prenant la main) allons faire untour de jardin. Je vous y donnerai encore quelquesleçons, afin que vous n’entriez pas touteneuve dans ce pays.
Monsieur Pot-de-Vin, je viens de vous annoncerà Monsieur le marquis de Moncade, et il va venir.
Je vous suis bien obligé, mademoiselle Marthon.
Monsieur Pot-De-Vin, vous le connoissez donc,monsieur le marquis de Moncade ?
Si je le connois ? Vraiment, je le crois ; j’ai l’honneurd’être son intendant.
Son intendant ? Quoi ! Vous ne l’êtes donc plusde ce président chez qui nous nous sommes vus autrefois ?
Fi donc ? mademoiselle Marthon, fi donc ! unhomme de robe ? Est-ce une condition pour unintendant ? Ce président ne devoit pas un sou ; ilpayoit tout comptant : tout passoit par ses mains ;point de mémoires, pas le moindre petit procès.Il n’y avoit pas de l’eau à boire pour moi danscette maison ; je n’y faisois rien : je me rouillois.J’y perdois mon temps et ma jeunesse ; j’y enterroisle talent qu’il a plu au ciel de me donner.
Chez monsieur le marquis, je crois que vousle faites bien valoir le talent ?
Oh ! Ma foi ! parlez-moi d’un grand seigneurpour avoir un intendant. Quelle noblesse chezeux ! quelle générosité ! quelle grandeur d’ame !dès qu’on veut ouvrir la bouche pour leur parlerde leurs affaires, ils baillent, ils s’endorment, ilsregardent comme au-dessous d’eux d’y penserseulement : c’est un temps qu’on vole à leurs plaisirs.On ne leur rend aucun compte : ils n’entrentdans aucuns détails ; et monsieur le marquispousse ces belles manières plus loin qu’aucunautre. Chez lui, je taille, je rogne tout comme ilme plaît ; j’afferme ses terres, je casse les baux,je diminue les loyers, je bâtis, j’abats, je plante, je vends, j’achète, je plaide, sans qu’il se mêlede rien, sans qu’il le sache.
Vous le ruineriez, je gage, sans qu’il s’en aperçût ?
Justement. Mais je suis honnête homme.
Bon ! À qui le dites-vous ? Est-ce que je ne vous connois pas ?
Ah ! Que madame Abraham a d’esprit ! quec’est une femme bien avisée, bien prudente ! ellefait là une bonne affaire de donner sa fille à monsieurle marquis, et, entre nous, mademoiselleMarthon, elle doit m’en avoir quelque obligation.
À vous, monsieur Pot-de-Vin ?
Oui, oui, à moi ; et si je disais un mot, quoiquela chose soit bien avancée, je la ferois manquer.
Comment donc ?
Depuis que le bruit s’est répandu que monsieur le marquis épouse mademoiselle Benjamine,dans toutes les rues où je passe, je suis arrêtépar un nombre infini de gros financiers et d’agioteurs.« Eh ! Monsieur Pot-de-Vin, me disent-ils,mon cher Monsieur Pot-de-Vin, j’ai une filleunique, belle comme l’amour, et des millions !…Messieurs, il n’est plus temps ; j’en suis fâché,monsieur le marquis a fait un dédit… Eh ! nousle paierons avec plaisir ; nous l’achèterons toutce qu’il vaudra. Monsieur Pot-de-Vin, voilà mabourse… monsieur Pot-de-Vin, voilà millelouis… Prenez ; livrez-nous sa main… qu’ilépouse ma fille ; vous le pouvez, si vous voulez…Au moins, parlez-lui de nos richesses. »
C’est-à-dire, qu’il ne se donne qu’au plus offrantet dernier enchérisseur…(à M. Pot-de-Vin.)Et vous les rebutez tous ?
Je vous en réponds… Ils ne manquent pas deme dire : « Ah ! madame Abraham vous a misdans ses intérêts ?… Non, messieurs ; elle ne m’aencore rien donné… Cela n’est pas possible,monsieur Pot-de-Vin : elle sent trop le prix duservice que vous lui rendez ; elle doit le payer aupoids de l’or… Je ne suis pas intéressé, messieurs… »Mademoiselle Marthon, ne manquez pas de faire valoir à madame Abraham mon désintéressement.
Non, non, j’en aurai soin.
Dites-lui bien que si monsieur le marquis savoitcela, peut-être changeroit-il de visée ; maisque je me garderai bien de lui en ouvrir la bouche.
Ah ! monsieur Pot-de-Vin, monsieur Pot-de-Vin,que vous êtes bien nommé !
Ce mariage ne vous fera pas de tort ; votrecompte s’y trouvera, mademoiselle Marthon.Monsieur le marquis inspirera la générosité à sonépouse. Vous verrez vos profits croître au centuple,et vous connoîtrez la différence qu’il y ade servir la femme d’un seigneur, ou celle d’un bourgeois.
Voici monsieur le marquis, je vous laisse avec lui.(Elle sort.)
Eh bien ! qu’est-ce ? qu’y a-t-il de nouveau,monsieur Pot-de-Vin ? Quoi ! me venir relancerjusqu’ici ? En vérité, vous êtes un terrible homme,un homme étrange, un homme éternel, une ombre,une furie attachée à mes pas ! Çà, parlezdonc ? Que voulez-vous ? qui vous amène ?
Monsieur le marquis, c’est par votre ordre que je viens ici.
Par mon ordre ? Ah ! oui, à propos, vous avezraison ; c’est moi qui vous l’ai ordonné. Je n’ypensois pas ; je l’avois oublié ; j’ai tort, monsieurPot-de-Vin, c’est ce soir que je me marie.
Monsieur le marquis, je le sais.
Vous le savez donc ? Et tout est-il prêt pourla cérémonie… Mes équipages ?
Oui, monsieur le Marquis.
Mes carrosses sont-ils bien magnifiques ?
Oui, monsieur le Marquis ; mais le carrossier…
Bien dorés ?
Oui, monsieur le Marquis ; mais le doreur…
Les harnois bien brillants ?
Oui, monsieur le Marquis ; mais le sellier…
Ma livrée bien riche, bien leste, bien chamarrée ?
Oui, monsieur le marquis ; mais le tailleur, le marchand de galon…
Le tailleur, le marchand de galon, le doreur,le diable ! Qui sont tous ces animaux-là ?
Ce sont ceux…
Je ne les connois point, et je n’ai que faire detous ces gens-là. Voyez, voyez avec eux, et avecmadame Abraham.
Mais, monsieur le marquis…
Oui, voyez avec eux. N’entendez-vous pas lefrançais ? Cela n’est-il pas clair ? Arrangez-vous ;ce sont vos affaires.
Avec la permission de monsieur le marquis…
Avec ma permission ? Monsieur Pot-de-Vin,vous êtes mon intendant ; je vous ai pris pour fairemes affaires. N’est-il pas vrai que si je vouloisprendre la peine de m’en mêler moi-même, vousme seriez inutile, et que je serois fou de vouspayer de gros gages ? Vous savez que je suis lemeilleur maître du monde ? J’en passe par tout oùil vous plaît : je signe tout ce que vous voulez, etaveuglément, je ne chicane sur rien. Du moins,usez-en de même avec moi ; laissez-moi vivre,laissez-moi respirer.
Monsieur le marquis, voici mon dernier mémoire,que je vous prie d’arrêter.
Vous continuez de me persécuter ? Arrêter unmémoire ici ! Est-ce le temps, le lieu ? Eh ! nousle verrons une autre fois.
Il y a une semaine que vous me remettez dejour à autre. Je n’ai que deux mots…
Voyons donc ; il faut me défaire de vous.
« Mémoire des frais, mises et avances faitspour le service de monsieur le marquis de Moncade,par moi, Pierre-Roch Pot-de-Vin, intendantde mondit sieur le marquis… »
Eh ! Laissez-là ce maudit préambule.
« Premièrement…(Le marquis siffle, et M. Pot-de-Vin s’arrête.)
Continuez, continuez ; je vous écoute.
« Pour un petit dîner que j’ai donné au procureur,à sa maîtresse, à sa femme et à son clerc,pour les engager à veiller aux affaires de monsieurle marquis, cent sept livres. »
« Item, pour avoir mené les susdits à l’opéra, voiture et rafraîchissements y compris, soixante-huit livres onze sols six deniers. »
C’est trop languir pour l’inhumaine ;
C’est trop, c’est trop…
Pardonnez-moi, monsieur le marquis, ce n’estpas trop. En honnête homme j’y mets du mien.
Eh ! Qui diable vous conteste rien, monsieurPot-de-Vin ? Je n’y songe seulement pas. Quoi,voulez-vous encore m’empêcher de chanter ?C’est une autre affaire. Achevez vite.
« Item, pour avoir été parrain du fils de lafemme du commis du secrétaire du rapporteurde monsieur le marquis, cent quinze livres.Item… »
Eh ! morbleu ! donnez. Item ! item ! quel chiende jargon me parlez-vous là ? Donnez : j’ai tout entendu ;j’arrête votre mémoire. Votre plume.(M. Pot-de-Vin tire de sa poche une écritoire et donne une plume et de l’encre au marquis, qui arrête le mémoire.) Voilà qui est fait. Dorénavant,je serai contraint de vous faire une trentaine de blancs-signés, que vous remplirez de vos comptes,afin de n’avoir plus la tête rompue de ces balivernes.
Mon cher marquis !
Ah ! c’est toi, gros commandeur ?(àM. Pot-de-Vin.)Allez, allez, monsieur Pot-de-Vin ; ayezsoin de tout ce que je vous ai ordonné, et revenezbientôt voir Madame Abraham.
Ah ! marquis, marquis ! Je t’y prends avecmonsieur Pot-de-Vin, chez madame Abraham.Je te devine, mon cher ; le fait est clair, tu viens emprunter ?
Moi, emprunter ? Fi donc, commandeur, fi donc ! Pour toi, ta visite n’est point équivoque ;je t’ai entendu annoncer.
Je suis de meilleure foi que toi, marquis. Ilest vrai, je viens de faire affaire avec elle. Ah !quelle femme ! quelle femme !
Comment donc ?
J’aimerois mieux mille fois avoir traité avecfeu son mari, tout juif qu’il étoit. Elle m’a vendude l’argent au poids de l’or : c’est la femme laplus arabe, la plus grande friponne, la plusgrande friponne, la plus grande chienne…
Doucement, commandeur, doucement : ménagezles termes ; ayez du respect, mon ami ;n’injuriez point Madame Abraham devant moi.
Et quel intérêt t’avises-tu d’y prendre ? Je t’aientendu assez bien jurer contre elle ; et cela, iln’y a pas plus de huit jours.
Oui, j’en pensois comme toi ; mais les choses ont bien changé.
Je ne te comprends pas.
Elle va être ma belle-mère.
Ta belle-mère ?
Oui, mon cher commandeur ; j’épouse sa fille, j’épouse sa fille.
Allons donc, marquis, tu te moques ? Tu es un badin.
Non, la peste m’étouffe !
Tu l’épouses ? Là, là, sérieusement ?
Oui, très sérieusement.
Par ma foi cela est risible. Ah ! Ah ! Ah !
N’est-il pas vrai ? Mais je suis las de traînerma qualité ; je veux la soutenir : j’épouserois lediable, madame Abraham même. Elle achètel’honneur de porter mon nom deux cent millelivres de rente.
Ventrebleu ! Marquis, c’est assez bien le vendre, et je ne te dis plus rien. Dieu sait combientu vas te réjouir quand tu te seras un peu familiariséavec les espèces de l’usurière. Ton hôtelva devenir le rendez-vous de tous les plaisirs.Mais, dis-moi, madame Abraham est fine, nes’en dédira-t-elle point ?
Bon ! bon ! je la tiens. Elle est aussi folle demoi que sa fille ; et elles viennent de donner lecongé à Damis, un petit conseiller, neveu defeu monsieur Abraham, que Benjamine aimoit ci-devant.
C’est déjà quelque chose.
Et elle avoit à moi pour plus de cent mille francsde billets : elle m’a fait un dédit de la même somme.
Fort bien ! Elle craignoit que tu ne lui échappasses ?
Justement.
Elle est prévoyante. À quand la noce ?
À ce soir.
Oh ! ma foi, je m’en prie. Je t’amènerai compagnie, et je m’apprête à rire.
Venez, venez, venez tous ; venez vous divertiraux dépens de la noble parenté où j’entre. Bernez-les,bernez-moi le premier ; je le mérite : madameAbraham, par vanité, veut éloigner ses parentsde la noce.
Oh ! Morbleu ! qu’ils en soient, marquis, ou je n’y viens pas.
Va, tu seras content.
Ce sont sans doute des originaux qui nous réjouiront.
Oui, oui, des originaux ; tu l’as bien dit : tules définis à ravir. Il semble que tu les connoissesdéja : des procureurs, des notaires, des commissaires.
Encore une fête que je me promets ; c’estquand ta petite épouse paroîtra la première foisà la Cour. Oh ! morbleu ! quelle comédiepour nos femmes de qualité !
Elles verront une petite personne embarrassée,qui ne saura ni entrer, ni sortir, ni parler,ni se taire ; qui ne saura que faire de ses mains,de ses pieds, de ses yeux et de toute sa figure.
Oh ! Elles te devront trop, marquis, de leurprocurer ce divertissement.
Ne manque pas de leur annoncer ce plaisir.
Laisse-moi faire. Bien plus, je veux être sonécuyer, son introducteur le jour qu’elle y ferason entrée. N’y consens-tu pas ?
Eh ! Mon cher, tu es le maître, mais je veuxte la faire connoître. Bon ! Elle vient à propos.
Approchez, mademoiselle ; voilà monsieur lecommandeur qui veut vous faire la révérence.
Comment ! comment ! marquis, une grande demoiselle, bien faite, bien aimable, bien sage,bien raisonnable ? Ah ! vous êtes un fripon ! vousme trompiez, mon cher ; vous ne m’aviez pas dit cela.
Vous êtes bien honnête, monsieur le commandeur.
Là, tout de bon, qu’en penses-tu ? Regarde-la bien, examine.
Foi de courtisan, elle est adorable.
Que ces gens de Cour sont galants !
Tu trouves donc que je ne fais pas mal de l’épouser ?
Comment ! Marquis, je t’en loue.
Et qu’elle peut figurer à la cour ?
Elle y brillera. C’étoit un crime, un meurtrede laisser tant d’attraits dans la ville. C’est unepierre précieuse qui auroit toujours été enterrée,et qu’on n’auroit jamais su mettre en œuvre.(à part, avec ironie.) Oui, oui, je vous en souhaite, mons du bourgeois, je vous en souhaitedes filles de cette tournure. Vraiment, c’est pourvous justement qu’elles sont faites ; attendez-vous-y.
Mademoiselle, monsieur le commandeur s’estoffert à vous introduire à la Cour, et vous êtesen bonnes mains ; il connoît bien le terrain.
Je lui suis bien obligée.
Je suis sûr, par avance, du plaisir que vousferez à nos dames, et de la joie que votrevenue répandra. Mais j’aperçois madame Abraham ;son aspect m’effarouche : je cours chez moi donnerquelques ordres.
À la noce, ce soir.
Je m’y promets trop de divertissement poury manquer.(Il sort.)
Ma mère, voilà monsieur le commandeur quise sauve en vous voyant paroître.
Oui, il a une dent contre vous, madame Abraham ;et vous lui avez vendu un peu trop cherl’argent que vous venez de lui prêter.
Monsieur le marquis est toujours malin !
Eh ! morbleu ! madame, plumez-moi ces grosfils de financiers, dont les pères avares ne meurentjamais ; de ces petits bâtards de la fortune,qui s’érigent en seigneurs ; de ces faquins quenous souffrons avec nous, parce qu’ils paient.Aidez-les à dissiper en poste les larcins de leurspères, avant qu’ils en soient maîtres. Point dequartier pour ces gens-là. Plumez-les, écorchez-les tout vifs : je vous les abandonne ; mais pillerdes gens de condition ! Des commandeurs encore !Ah ! ah ! madame Abraham, il y a de la conscience.
La mienne ne me reproche rien là-dessus.
Cela n’empêchera pas monsieur le commandeurde venir ce soir à nos noces.
Non ; et je vais écrire à quelques autres seigneursde mes amis, pour les en prier…(à madame Abraham.)Et vous, madame Abraham,avez-vous, de votre côté, fait avertir vos parents,et ceux de feu votre mari ?
Non monsieur le marquis ; je n’ai eu garde.
Vous n’avez eu garde ? Et pourquoi cela ?
Ma mère a raison, monsieur le marquis ; il nefaut point que ces gens-là y viennent.
Ce ne sont que de petits bourgeois. Voilà deplaisants visages ! Ils auroient bonne grâce à setrouver avec tous vos seigneurs. C’est une honteque je veux vous épargner.
Non, Madame Abraham, non ; vous me connoissez mal.S’il vous plaît, qu’ils y viennent tous, ou il n’y a rien de fait. Votre famille, quellequ’elle soit, ne me fait point déshonneur. Je vaisannoncer vos parents dans mes lettres à mesamis ; et je suis sûr qu’ils seront ravis de les voirici… Mais, dites-moi, là, là, parlez-moi à cœurouvert ; est-ce que vous voudriez que je les allasseprier moi-même ? Volontiers ; je le veux, sicela vous fait plaisir. J’y cours ; vous n’avez qu’àdire, me le faire sentir.
Ma mère, empêchez donc monsieur le marquis d’y aller.
Eh ! Monsieur le marquis, vous me faites rougirde confusion. Je serois au désespoir qu’ils vouscoûtassent la moindre démarche : ils n’en valentpas la peine ; et puisque vous voulez absolumentqu’ils viennent, je les vais faire avertir.
Pour monsieur votre frère, j’en fais mon affaire.Je veux aller moi-même le prier.
Ah, monsieur le marquis, n’y allez pas.
C’est une politesse que je lui dois ; je veux m’enacquitter, et sur le champ.
Non, monsieur le marquis, je vous en prie ;vous en aurez peu de satisfaction.
Pourquoi ? Est-ce qu’il n’approuve pas quej’entre dans sa famille ?
Eh ! Mais…
C’est-à-dire, non ?
Il est coiffé de son Damis.
C’est un homme si extraordinaire !
Eh ! Tant mieux, ventrebleu ! Voilà les gensque j’aime à prier. Fût-ce un tigre, un ours, unloup-garou, je veux l’amadouer, le rendre traitable,doux comme un mouton. Il ne m’en coûterapour cela qu’un mot, qu’une révérence,qu’un regard ; je n’aurai qu’à paroître.
Je tremble qu’il ne vous reçoive impoliment.
Moi ? Un homme de Cour ? Cela seroit nouveau.Ah ! ne craignez rien ; je réponds de lui. Vous en saurez bientôt des nouvelles…(à madame Abraham.)Où loge-t-il ? N’est-ce pas ici, vis-à-vis ?
Oui, monsieur le marquis.
J’y vole. Ensuite, j’irai écrire à mes amis…(à Benjamine.) Et je veux aussi vous écrire unmot, afin que vous voyiez comment un seigneurs’exprime en amour. Damis vous a écrit quelquefois,apparemment ? Eh bien ! Vous comparereznos billets. Adieu, adieu, je vais à monsieur Mathieu…(voyant qu’elles veulent le reconduire.)Où allez-vous donc, mesdames ?
Nous vous reconduisons.
Eh ! Mesdames, laissez-moi sortir. Je vous enconjure ; point de ces cérémonies-là.(Il sort.)
Eh bien ! Ma fille, voilà pourtant cet hommede condition, qui, au dire de monsieur Mathieu,devoit t’accabler de mépris.
Ah ! Ma mère, plus je le vois, et plus j’en suis enchantée.
Qu’il eût écarté de la noce toute notre parenté,dont la vue va lui reprocher qu’il se mésallie,cela étoit dans l’ordre ; nous le voulions nous-mêmes.
Et tout le monde l’auroit fait en notre place.
Mais lui, nous menacer de rompre ce mariage !
Vouloir lui-même les aller prier !
Ma fille, il faut les avertir. Qu’ils viennent,puisqu’il le veut ; mais, la noce faite, il y a milleoccasions de rompre avec eux.
Je tremble que mon oncle ne lui fasse quelque malhonnêteté.
Effectivement, c’est un homme si grossier ; maismonsieur le Marquis a de l’esprit.
S’il pouvoit arracher son consentement ?
Je ne doute point qu’il n’en vienne à bout, s’il l’entreprend.
Il est vrai que rien ne lui est impossible, etqu’il fait des gens tout ce qu’il veut.
Madame, monsieur Pot-de-Vin, l’intendantde monsieur le marquis de Moncade est là ; luidirai-je d’entrer ?
Non ; je vais avec lui dans mon cabinet, etécrire en même temps à tous nos parents.(Elle sort.)
Madame votre mère dit qu’elle va écrire à tous vosparents, et pourquoi cela ?
Pour les prier de mes noces.
Miséricorde ! Est-elle folle ? Que voulez-vousfaire de ces nigauds-là ? Je m’en vais l’en empêcher.
Eh ! Marthon, monsieur le marquis le veut ; ils’en est expliqué.
Il fallait lui dire que c’étoient des pieds-plats,des animaux lugubres.
Nous le lui avons dit.
Oui ?… Par ma foi ! C’est donc qu’il veut sedonner la comédie ?
Je t’avouerai que, dans le fond de l’âme, je suischarmée de les avoir pour témoins de mon bonheur,et sur-tout mes cousines. Quelle mortificationpour elles, quel crève-cœur de me voir devenirgrande dame, de m’entendre appeler madamela marquise !… Oh ! J’en suis sûre, elles nepourront jamais soutenir mon triomphe. Qu’endis-tu, Marthon ?
Assurément ; elles en crèveront de dépit.
Je brûle qu’elles ne soient déjà ici.
Et moi, je crois déjà les voir arriver : une mineallongée, un visage d’une aune, des yeux étincelantsde jalousie, la rage dans le cœur.
Ah ! Que tu les peins bien !
Et je les entends se dire les uns aux autres : envérité, ce n’est que pour ces gens-là que le bonheurest fait ! Cette petite fille crève d’ambition.Épouser un homme de cour ! Qu’a-t-elle donc desi aimable ? Voyez ! Bon ! Bon ! Dira une autre, ilest bien question d’être aimable. Pensez-vous quece soit à sa beauté, à ses charmes que ce grandseigneur se rend ? Vous êtes bien dupes ! Vouscroyez qu’il l’aime ? Fi donc ! C’est son argent qu’ilépouse. Laissez faire la noce, et vous verrez commeil la méprisera ; et j’en serai ravie.
Que leur mauvaise humeur me fera de plaisir !
Elles enrageront bien davantage, quand ellesvous entendront dire : adieu, monsieur le commissaire ;adieu, ma cousine, la notaire, la procureuse ;messieurs les bourgeois, doucereux robins,mauvais plaisants du quartier ; adieu le Maais, l’île Saint-Louis, maisons où l’on va, deporte en porte, s’ennuyer ou faire un quadrille.Madame la marquise de Moncade vous dit adieu ;elle vous quitte sans regret. Nous allons à la cour,nous allons à la cour.
Et Damis, comment crois-tu qu’il prenne cela ?
Ma foi, c’est son affaire ; il se consolera deson mieux avec quelque autre.
Il se consolera avec quelque autre ? Quoi, tucrois qu’il pourra m’oublier ?
Belle demande ! Il seroit bien fou de ne le pas faire.
Va, Marthon, je le connois mieux que toi : jesuis sûre que ma perte lui sera bien sensible. Ilm’aimoit trop pour pouvoir m’oublier si tôt. Tuverras que n’ayant pas pu être à moi, il ne voudrajamais être à personne.
Que vous importe ?
Il t’a donc paru bien triste, quand tu lui as annoncé son congé ?
Fort triste. Je vous l’ai déjà dit.
Fais-moi un peu ce détail.
Tenez, le voici, qui vous le fera mieux lui-même.
Sauvons-nous, Marthon.(Elle sort.)
Arrêtez, cruelle !
Cruelle ! C’est bien le moyen de l’arrêter. Eh !monsieur Damis, que diantre, vous faites fuir mamaîtresse. Je vous avais si bien prié tantôt de ne plus revenir !
Ciel ! Est-ce à moi que ce discours s’adresse ?
Nous ne sommes point en état d’entendre voslamentations. Notre imagination n’est pleine quede noces, d’habits, d’équipages, de marquis etde mille autres choses encore plus réjouissantes.
La perfide !
Que voulez-vous ? Lui faire des reproches ? Prenezque vous l’avez appelée infidèle, ingrate, inhumaine,et qu’elle vous a répondu que tel estson plaisir. Là, portez vos doléances ailleurs. Jesuis votre très humble servante, monsieur le conseiller.(Elle sort.)
Elle me fuit ! elle m’abandonne ! elle m’oublie !Avec quelle froideur et quel mépris elle vient de m’éviter !
Ah ! Monsieur Mathieu, vous voyez le plus infortunédes amants. Benjamine, la cruelle Benjamine, votre nièce…
Eh bien ? eh bien ?
Je ne veux plus la voir.
Bon !
Je vais la haïr autant que je l’ai aimée.
À merveille.
Elle peut épouser son marquis.
Chansons.
Non, non, je la méprise, l’infidèle !
Laissez-là toutes ces extravagances. Allez m’attendrechez moi. Je vais retrouver ma sœur, et luiparler comme il faut.
Tout cela est inutile, mon parti est pris.
Eh ! taisez-vous, vous dis-je. Je vais parler àmadame Abraham et à Benjamine d’un ton auquelelles ne s’attendent pas. Je ne leur ai pas dittantôt tout ce qu’il falloit leur dire ; mais ne vousembarrassez pas, ma nièce ce soir sera votreépouse, et c’est moi qui vous le promets. Sortez, sortez : allez chez moi. Dans un instant, je vousy rejoins, avec de bonnes nouvelles. Adieu.
Vous n’y réussirez pas.
Vous êtes sous ma protection ; c’est tout dire.
Oh ! oh ! madame ma sœur, et vous, mademoisellema nièce, par la morbleu ! vous allez voirbeau jeu, et je vous apprête un compliment. Ilvous faut des seigneurs, et ruinés encore. Ah !ah ! laissez-moi faire. Je suis dans une colère queje ne me possède pas ! Nous faire cet affront ! Quece monsieur le marquis aille épouser ses marquiseset ses comtesses. Ah ! que je voudrois bien, àl’heure qu’il est, le tenir ! Que je le recevrois bien !que je lui dirois bien son fait ! Ni crainte, ni qualiténe me retiendroient. Je me moque de tout lemonde, moi ; je ne crains personne. Oui, je donnerois,je crois, tout mon bien maintenant pourle trouver sous ma coupe. Quel plaisir j’aurois àlui décharger ma bile !
Voilà apparemment mon homme. Je le tiens.
C’est lui, je pense. Qu’il vienne, qu’il vienne.
Monsieur, de grâce, n’êtes-vous pas monsieur Mathieu ?
Oui, monsieur.(à part.) Nous allons voir.
Et moi, monsieur le marquis de Moncade. Embrassons-nous.
Monsieur, je suis votre serviteur.(à part.) Tenons bon.
C’est moi qui suis le vôtre, ou le diable m’emporte.
Voilà de nos serviteurs !
Et je viens de chez vous pour vous en assurer. Ma bonne fortune n’a pas permis que je vous y trouvasse.Je vous ai attendu, et j’y serois encore,si vos gens ne m’avoient dit que vous veniez d’entrer ici.
Il vient de chez moi !
Que je vous embrasse encore.(Il embrasse une seconde fois M. Mathieu.) Vous ne sauriez croireà quel prix je mets l’honneur de vous appartenir.Mais ayez la bonté de vous couvrir.
J’ai trop de respect…
Eh ! Ne me parlez point comme cela. Couvrez-vous.Allons donc ; je le veux.
C’est donc pour vous obéir.(à part.) Il croitavoir trouvé sa dupe.
Mon cher oncle, souffrez par avance que jevous appelle de ce nom, et daignez m’honorerde celui de votre neveu.
Oh ! Monsieur le marquis, c’est une liberté queje ne prendrai point. Je sais trop ce que je vous dois.
C’est moi qui vous devrai tout.
Je ne sais où j’en suis, avec ses politesses.
Monsieur Mathieu, je vous en prie, je vous en conjure !
Je ne le ferai point, s’il vous plaît.
Quoi ! Vous me refusez cette faveur ? Il est vraiqu’elle est grande !
Oh ! Point du tout.
De grâce ! Parez-moi du titre de votre neveu.C’est celui qui me flatte le plus.
Vous vous moquez ?
Mon cher oncle, voulez-vous que je vous enpresse à genoux.(Il se met à genoux.)
Eh ! monsieur le marquis, monsieur le marquis…mon neveu, puisque vous le voulez.
Il semble que vous le fassiez malgré vous ?
Non, monsieur…(à part.) Le galant homme !
Parlez-moi franchement ; est-ce que vous n’êtespas content que j’épouse votre nièce ?
Pardonnez-moi.
Vous n’avez qu’à dire. Peut-être protégez-vous Damis ?
Non, monsieur, je vous assure.
Madame Abraham a dû vous dire…
Ma sœur ne m’a rien dit ; et ce n’est que cematin que le bruit de la ville m’a appris que vousfaisiez à ma nièce l’honneur de la rechercher.
Que veut dire ceci ? Quoi ! Vous ne le savez que de ce matin.
Non, monsieur le marquis.
Et par un bruit de ville encore ? Est-il croyable ?…(à part.) Madame Abraham, quoi ! vousque j’estimois, en qui je trouvois quelque savoir-vivre,vous manquez aux bienséances les plusessentielles ? Vous mariez votre fille, et vousn’en avez pas, vous-même, informé monsieurMathieu, votre propre frère, un homme de tête,un homme de poids ? Vous ne lui avez pas demandéses conseils ? Ah ! madame Abraham, celane vous fait point d’honneur. J’en ai honte pourvous ; et je suis forcé de rabattre plus de la moitiéde l’estime que je faisois de vous.
Ce courtisan est le plus honnête homme dumonde…(Au marquis.) Ma sœur croyoit que jen’en valois pas la peine.
Je vois bien que c’est à moi à réparer sa faute.Monsieur Mathieu, j’aime votre nièce ; elle m’aime :sa mère souhaite ardemment de nous voirunis ensemble. Tout est prêt pour la noce, équipages,habits, festin. C’est ce soir que nous devonsépouser ; mais je vais tout rompre, à causedu mauvais procédé de votre sœur.
Eh ! Non, eh ! Non, monsieur le marquis, je ne mérite pas…
C’en est fait, je n’y songe plus.
Monsieur le marquis, il faut l’excuser.
Les mauvaises façons m’ont toujours révolté.
Monsieur le marquis, je vous en prie, oubliez cela.
Non, monsieur Mathieu, ne m’en parlez plus.
Monsieur le marquis, monsieur le marquis… mon neveu.
Ah ! Ce nom me désarme. Madame Abrahamvous a obligation, si je tiens ma promesse.
Oh ! Ma foi ! Voilà un aimable homme !
Embrassez-moi, de grâce ! Mon cher oncle. Jecours chez moi écrire à votre nièce et à mes amis ;et, sur le portrait que je leur ferai de vous, jesuis sûr qu’ils brûleront de vous connoître. Adieu,cher oncle.(à part, en s’en allant.) La bonne pâte d’homme.
Je suis charmé, transporté, enchanté de ceseigneur ! Je suis ravi qu’il épouse ma nièce.S’être donné la peine d’aller chez moi, m’embrasser,m’appeler son oncle, vouloir que je l’appellemon neveu, se fâcher contre ma sœur, à causede moi ! Oh ! Quelle bonté ! Quel beau naturel !J’en ai pensé pleurer de tendresse… Allons revoirmadame Abraham et Benjamine. Elles vont êtrebien joyeuses de voir que j’approuve cette alliance…Mais que deviendra Damis ?… Ce qu’ilpourra : il se pourvoira ailleurs… Il m’attendchez moi… Oh ! ma foi ! je n’oserois plus y aller rentrer.
Eh bien ! Mon frère, j’avois grand tort de donnerBenjamine à monsieur le marquis de Moncade ;Damis lui convenoit beaucoup mieux : jene savois ce que je faisois.
C’est moi, ma sœur, qui ne savois ce que je disois.
J’étois une imbécile, une extravagante, unefolle, de marier ma fille à un seigneur.
Je vous en demande pardon, j’étois un sot.
Elle devoit être malheureuse avec lui.
Prenez cela pour les appréhensions d’un onclequi aime sa nièce.
Je vous en suis obligée, mon oncle.
Mon propre exemple, et celui de tant de bourgeoisqui se sont mal trouvés de pareilles alliances,me faisoient trembler que ma nièce ne tombâten de méchantes mains. Cette crainte mefaisoit regarder monsieur le marquis avec de mauvaisyeux. Je me le représentais comme quantitéd’autres courtisans, c’est-à-dire, comme un petit-maître,étourdi, évaporé, indiscret, dissipateur,méprisant, dédaigneux ; mais, point du tout. J’aieu le plaisir de voir que je m’étois trompé ; c’estun jeune seigneur, sage, posé, aimable, plein d’esprit.
Ah ! Ah ! Je connois bien mes gens.
Je suis ravie, mon oncle, que vous en soyez content.
Oui, très content, ma chère nièce. Je jureroisque tu seras avec lui la plus heureuse femme deFrance. Je ne l’ai vu qu’un instant : mais je suissûr de ce que je dis. C’est bien le plus honnêtehomme, le meilleur cœur, le plus… Oh ! ma foi !je suis enchanté.
Vous ne voulez donc plus la déshériter ?
Vous avez entendu comme je viens de dire àmonsieur Pot-de-Vin, son intendant, que je luiassurois tout mon bien ? Je voudrois avoir centmillions, je les lui donnerois avec plus de plaisir.
Soyez sûr de sa reconnoissance et de la mienne.
Je voudrois que vous m’eussiez vu quand jesuis entré ici. Je venois vous quereller. J’y aitrouvé Damis au désespoir : il m’a encore animécontre vous. Enfin j’étois dans une colère sigrande, que je croyois que j’allois vous étrangler,vous, Benjamine, et monsieur le marquismême. Hélas ! sitôt qu’il a paru, j’ai senti, peuà peu, que ma colère s’évaporoit ; et, à la fin,je me suis voulu un mal incroyable de m’être opposéun seul moment à ce mariage.
Je savois bien, moi, que vous reviendriez sur son compte.
Mais une chose me tracasse l’esprit.
C’est que j’ai imprudemment promis ma protectionà Damis ; je l’ai envoyé chez moi m’attendre,et je vous avoue qu’il m’embarrasse : je ne saiscomment y retourner, ni comment m’en défaire.
Quoi ! Ce n’est que cela ? Vous vous démontezpour bien peu de chose. Ah ! ah ! laissez-moifaire ; il n’y a qu’à appeler Marthon.
Pourquoi faire ?
Pour le congédier ; elle l’entend à merveille :elle le fera bien vite déguerpir de votre maison.(appelant.) Marthon ? Bon ! la voilà qui vient bien à propos.
Madame, voilà le coureur de monsieur le marquis,qui demande à vous parler.
Faites entrer.
Entrez, monsieur le coureur.
Très humbles saluts, mademoiselle Benjamine.(à madame Abraham.) Serviteur, madame Abraham.(à M. Mathieu.) Votre valet, monsieur Mathieu.(à Marthon.) Bonsoir, friponne.(à Benjamine, lui donnant un billet.) Mademoiselle, voilàun billet de monsieur le marquis de Moncade.(Benjamine prend le billet avec précipitation.)Tête-bleu ! Comme vous prenez cela ? On voitbien que vous devinez une partie des douceurs qu’il renferme.
Tenez, mon ami, voilà un louis d’or pour votre peine.
Grand merci, madame.
Et en voilà aussi un, pour vous marquer combien j’aime monsieur le marquis.
Grand merci, monsieur.(à Benjamine.) Et vous, mademoiselle, n’aimez-vous point mon maître ?
Le drôle y prend goût.
Il est amoureux de vous comme tous les diables.
Dites-lui bien que nous l’attendons avec impatience.
Il va accourir. Pour moi, je galope porter cetautre billet chez un duc, des amis de mon maître.
Un duc, ma mère !
C’est pour le convier à vos noces. Votre trèshumble et très obéissant.(à Marthon.) Sansadieu, mon adorable.
Tenez, mon oncle, lisez vous-même, afin quevous connoissiez mieux ce que vaut monsieur le marquis.
Avec plaisir.
Je brûle d’entendre ce billet.
Pour moi, je suis persuadée qu’il contient de belles choses.
Tu vas entendre, Marthon.
« Enfin, mon cher duc… » Mon cher duc !(Il regarde l’adresse.)« À monsieur, monsieur le duc de… »
Vous verrez que le coureur aura fait une méprise.
Oui, justement ; il nous a donné le billet qu’ilportoit à ce duc, ami de son maître. Peste du butor !
Ne laissons pas de lire, puisqu’il est décacheté.
« Enfin, mon cher duc, c’est ce soir que je… que je m’encanaille… »
Plaît-il, mon frère ? Que dites-vous ? Lisez donc, lisez donc bien.
Lisez mieux vous-même, ma sœur.
« Que je… m’encanaille… »
« Que je… m’encanaille… »
Oui. « canaille… »
Seroit-il possible, Marthon ?
Ma foi, j’en tremble pour vous.
Continuons de lire.(Il lit.) « Enfin, mon cherduc, c’est ce soir que je m’encanaille. Ne manquepas de venir à ma noce, et d’y amener le vicomte, le chevalier, le marquis et le grosabbé. J’ai pris soin de vous assembler un tasd’originaux, qui composent la noble famille oùj’entre. Vous verrez premièrement ma belle-mère,madame Abraham : vous connoissez tous,pour votre malheur, cette vieille folle… »
L’impertinent !
« Vous verrez ma petite future, mademoiselleBenjamine, dont le précieux vous fera mourir de rire. »
Écoutez ; voilà des vers à votre honneur.
Le scélérat !
« Vous verrez mon très honoré oncle, monsieur Mathieu,qui a poussé la science des nombresjusqu’à savoir combien un écu rapporte parquart-d’heure… »(Cessant de lire.) Le traître !
Le bon peintre !
« Enfin, vous y verrez un commissaire, un notaire,une accolade de procureurs. Venez vousréjouir aux dépens de ces animaux-là, et ne craignez point de les trop berner. Plus la chargesera forte, et mieux ils la porteront. Ils ontl’esprit le mieux fait du monde, et je les ai missur le pied de prendre les brocards des gensde cour pour des compliments. À ce soir, moncher duc, je t’embrasse. »
Voilà, je vous assure, un méchant homme.
Je crains bien que nous ne soyons pas emmarquisées.
Aurait-on pensé cela de lui ?
Après cela, fiez-vous aux courtisans. Je meserois donné au diable que c’étoit un honnêtehomme. J’étois en garde contre lui, et il m’a priscomme un sot.
Ce qui m’en fâche le plus, c’est que vous avezpayé cette pilule deux louis d’or au coureur.
Quand je lui en aurois donné dix, je ne m’en repentirois pas.Sa méprise nous fait ouvrir les yeux.
Le voilà qui revient.
Eh ! morbleu ! mesdames, qu’ai-je fait ? Voilàvotre lettre, et je vous ai donné celle que monsieurle marquis écrivoit à un duc de ses amis.(Benjamine prend la nouvelle lettre des mains du coureur, auquel monsieur Mathieu rend la première.)Donnez. Par bonheur, le cachet n’est pas rompu ;je vais la raccommoder et la porter en diligence.Je vous prie de ne lui point parler de ce quiproquo.Il n’est pas aisé ; il m’assommeroit. Serviteur.
Je n’ai pas la force d’ouvrir celle-ci.
Donnez, donnez-moi.(ouvrant la lettre.) Or, écoutez.
Laisse cela, Marthon. C’est sans doute quelquenouvelle insulte : mais il n’aura pas le plaisirde se rire encore long-temps de nous. Son coureurva lui-même le faire donner dans le panneau, etce soir, en présence de ses amis, il sera la dupede ses perfidies.
Je suis hors de moi.
Que faut-il que je devienne ?
Il faut vous raccommoder avec Damis ; il m’attendchez moi.(à Marthon.) Marthon, va le faire venir.
Non, mon oncle ; laissez-moi plutôt ensevelirma honte dans un couvent.
La belle pensée !
J’ai rebuté Damis : quelle honte de retourner à lui !
Il sera ravi de vous avoir !
Eh bien ! le ferai-je venir ?
Oui, va.
Adieu le marquisat ; adieu la cour.
Encore une chose qui me chagrine, mon frère…
Quoi ? qu’est-ce ?
C’est que j’ai eu la foiblesse de faire à ce beaumarquis un dédit de cent mille francs.
Cent mille francs ? Ma sœur, vous craigniez de le manquer.
Cela est fait.
Il faudra lui donner en paiement les billetsque vous avez à lui : aussi bien c’étoit une dette assez désespérée.
J’y songeois.
Trop heureuse de ce qu’il ne vous en coûte pas toutvotre bien et votre fille !
Que ne vient-il à présent, le perfide !
Non, ma sœur. Feignons, pour le faire tomberdans le piège que je lui tends.
Il vaut donc mieux que je me retire, car jesuis outrée ; je ne me posséderois pas. Je vais envoyerchercher notre cousin le notaire.
Vous, Damis va venir ; faites votre paix aveclui… Le voici déja. Je vous laisse ensemble.
Restez avec moi, mon oncle…
Que vais-je lui dire ? Que sa présence m’embarrasse !
Enfin, adorable Benjamine, c’en est donc fait ?Vous épousez le marquis de Moncade ! Je vousperds pour toujours… quoi ! Vous ne daignez pastourner la vue sur moi ? Ah ! Benjamine !
Ah ! Damis ! Je n’ose lever les yeux, et je mériteque vous me haïssiez.
Non, je vous aimerai toujours, tout infidèleque vous êtes. Je voudrais que le marquis pûtvous offenser, qu’il pût mériter votre haine ; maisnon, vous êtes trop belle, trop bonne ; qui pourroitjamais se résoudre à vous déplaire ?
Eh bien ! Si cela étoit, Damis ?
Ah ! quel plaisir j’aurois à vous voir revenir à moi !
Vous vous souviendriez éternellement que jevous quittois, et que vous ne me devez qu’au dépit.
Non, ma chère Benjamine.
Qui m’en assureroit ?
Mon amour, mon cœur. Oubliez le marquis,oubliez votre infidélité ; et moi, je ne m’en souviens déja plus.
Damis, je ne me la pardonnerai jamais.
Ciel ! Qu’entends-je ? Quoi ! Je revois en vouscette chère Benjamine, dont la tendresse…
Oui, Damis ; et je ne reverrai jamais qu’en vousce qui pourra me plaire.
Ce que je vois me persuade que vous êtes raccommodés.Eh bien ! Que vous avois-je promis ?
Ah ! Monsieur, il falloit ce petit démêlé pourme faire mieux sentir tout l’amour que j’ai pour elle.
Et moi, pour me faire connoître tout ce que vous valez.
Fort bien… Notre cousin le notaire est ici. Jelui ai expliqué les intentions de votre mère et lesmiennes. Il travaille à votre contrat de mariage.Oh ! ma foi ! monsieur le marquis aura un pied de nez.
Voilà monsieur le marquis qui vient ici avecdeux seigneurs de ses amis.
Évitons-les, mon oncle.
Oui, vous avez raison. Il n’est pas encore tempsde paroître. En attendant que le contrat soit prêt,suivez-moi chez ma sœur…(à Marthon.) Marthon,restez là pour les recevoir.
Le maudit coureur ! Hom ! Je l’étranglerois, lechien qu’il est, avec son quiproquo !… Il n’y aque moi qui perds à cela… Oh ! Il n’en est pas quitte.
Venez, venez, mes amis.
J’embrasse d’abord…(au marquis.) Est-ce làta future, marquis ? elle est, ma foi, drôle.
Eh non ! Comte, tu te trompes.
C’est à coup sûr quelqu’une de ses parentes.
Tout aussi peu, commandeur ; c’est la suivante…(à Marthon.) Mais où est donc madame Abraham,monsieur Mathieu, mademoiselle Benjamine ?Je les croyois ici. Va donc leur dire qu’ilsviennent, que ces messieurs brûlent de les voiret de les saluer.
J’y vais, monsieur.
St ! st ! Et mon billet, tu n’en dis rien ? Commenta-t-il été reçu ? Ils en sont tous charmés, n’est-ce pas ?
Assurément. Ils seroient bien difficiles !
Cela est léger, badin. Damis lui écrivoit-il sur ce ton ?
Non, vraiment.
À propos de Damis ; il est ici. Ne sera-t-il pas des nôtres ? Que Benjamine l’arrête ; je le veux, dis-lui bien.
Quel dommage que de si aimables petits hommes soient si scélérats dans le fond !
Parbleu ! Marquis, tu me mets-là d’une partie
de plaisir des plus singulières ! Elle est neuve pour moi.
Tant mieux. Elle te piquera davantage.
Aurons-nous des femmes ?
Le commandeur va d’abord là.
Oui ; je t’en promets une légion, tant femmes
que filles, et toutes de la parenté. Ces petitesgens peuplent prodigieusement.
Un de mes grands plaisirs est de regarder unebourgeoise, quand un homme de condition lui enconte. Pour faire l’aimable, elle fait les plus plaisantes mines du monde ; ce sont des simagrées :elle se rengorge, elle s’épanouit, elle se flatte,elle se rit à elle-même. On voit sur son visageun air de satisfaction et de bonne opinion.
Oh ! Morbleu ! Commandeur, je te donnerai ceplaisir-là. Je me promets de bien désoler des maris,et de lutiner bien des femmes.
Tu leur feras honneur à tous. Tu verras lesmaris sourire avec un visage gris-brun, et lesfemmes n’oseront seulement se défendre. Oh ! ilssavent vivre les uns et les autres.
Monsieur le marquis, la compagnie va venir.
Qu’est-ce déjà que ce visage-là ?
C’est monsieur le commissaire, un beau-frère de feu monsieur Abraham.
Apprêtez-vous, mes amis ; voilà déjà un de nos acteurs.(au commissaire.) Soyez le bienvenu,mon oncle le Commissaire.
Je m’apprête à bien rire.
Monsieur le marquis…
Commandeur, comte, embrassez donc mon oncle le commissaire.
Embrassons.
De tout mon cœur.
Il peut vous rendre service.
Je le souhaiterois.
Oh ! Je connois monsieur le commissaire ; c’estun galant. Tel que vous le voyez, il semble qu’iln’y touche pas.
Monsieur, en vérité…
Il n’y a pas longtemps que je lui ai soufflé unepetite fille, auprès de qui il avoit déjà fait de la dépense.
Ce sont des bagatelles.
Oui, une maîtresse est une bagatelle pour uncommissaire ; il est à la source.
Voilà un pauvre diable en bonne main.
Messieurs, voici toute la noce qui arrive.
Ne disons rien, tous tant que nous sommes.Laissons-leur faire toutes leurs impertinences.Nous aurons bientôt notre revanche. Il va être bien pris.
Ah ! Madame Abraham…(Au commandeur et au comte.)Allons, commandeur, comte, je vousles présente ; faites-leur politesse, je vous en prie.
Madame Abraham, c’est par vous que je commence. Sans rancune.
Elle m’a promis qu’elle ne te rançonneroit plus.
J’ai bien de la peine à me contraindre.
À moi, madame Abraham. Morbleu ! je vousdonne mon estime. Le diable m’emporte ! vousallez être la femme du royaume la mieux engendrée.
À ma future.
Pour moi, je lui ai déjà fait mon compliment.
Et moi, je la garde pour la bonne bouche, etje cours à ce gros père aux écus…(Montrant M. Mathieu.)Morbleu ! il a l’encolure d’être toutcousu d’or.(Il embrasse M. Mathieu.)
C’est mon très cher oncle, Monsieur Mathieu.
Tu ne seras pas mon très cher neveu.
Je vous embrasse aussi, Monsieur Mathieu…(Il l’embrasse.) Il y a long-temps que je cherchois àêtre en liaison avec vous. Toute la cour vous connoîtpour un homme d’un bon commerce, pourun homme de crédit.
Cela me fait bien du plaisir.
Et mon petit cousin le conseiller, messieurs,ne lui direz-vous rien ?
Je m’étonnois qu’il l’oubliât.
Si vous avez des procès, il vous les jugera. Saluez-le donc, allons.
De toute mon âme.(au comte.) À toi la balle, comte.
J’y suis, Commandeur.
C’est le meilleur petit caractère que je connoisse.J’épouse sa maîtresse ; eh bien ! Il soutient cela en héros.
Nous verrons.
Malepeste ! cela s’appelle savoir prendre son parti.
J’en suis à madame la marquise.
Cette qualité ne m’est pas due.
Oh ! pardonnez-moi, et si monsieur le marquisne vous épousoit pas, je vous épouserois, moi.
Je mérite bien cela.
N’avons-nous plus personne à haranguer ?
Non, si ce n’est Marthon.
J’ai commencé par elle.
Elle a une mine libertine qui me plaît.
Sa mine n’est point trompeuse, je gage.
Voilà pour moi.
À notre tour. Nous allons voir beau jeu.(au notaire.)Approchez, mon cousin le notaire.
Il vient fort bien. Embrassons mon cousin leconseiller garde-note. Ne trouvez-vous pas, messieurs,qu’il a une physionomie bien avantageuse ?
Laissons-là ma physionomie, messieurs. Vousvous moquez de moi, sans doute ; mais il n’estpas temps de rire.(Montrant un contrat.) Voilàle contrat qu’il est question de signer.
Monsieur le notaire a raison. Oui, signons ; nous rirons bien davantage après.
Souffrez qu’à mon tour, messieurs, je vous prie à ma noce.
Plaît-il ?
Comment ! comment ! Qu’est-ce à dire ?
Il y a du malentendu.
Cela veut dire, monsieur le marquis, qu’il y along-temps que nous vous servons de jouet.
Je ne vous entends pas. Expliquez-moi cette énigme ?
Le mot de l’énigme est que votre coureur adonné par méprise, ou peut-être par malice, àmademoiselle…(montrant Benjamine.) une lettreque vous écriviez à un duc de vos amis.
Et que je ne veux pas que vous vous encanailliez.
Ah ! ah ! Marquis, tu ne seras pas marié ?
Il ne faut, morbleu ! pas en avoir le démenti.
Parbleu ! Mes amis, voilà une royale femmeque Madame Abraham. Je ne connoissois pas encoretoutes ses bonnes qualités. Je m’oubliois, jeme déshonorois, j’épousois sa fille : elle a plusde soin de ma gloire que moi-même ; elle m’arrêteau bord du précipice.(à madame Abraham, en allant l’embrasser.)Ah ! embrassez-moi, bonnefemme, je n’oublierai jamais ce service. Maisvous paierez le dédit, n’est-ce pas ?
Il le faut bien, puisque j’ai été assez sotte pourle faire. Monsieur, je vous rendrai, pour m’acquitter,les billets que j’ai à vous.
Ah ! Madame Abraham, vous me donnez là demauvais effets. Composons à moitié de profit, argent comptant.
Non, Monsieur, c’est assez perdre.
Adieu, madame Abraham.(à Benjamine.)Adieu, mademoiselle Benjamine. (à M. Mathieu, au commissaire et au notaire.) Adieu, messieurs.(à Damis.) Adieu, Monsieur Damis. Épousez,épousez ; je le veux bien.(Au commandeur et au comte.)Allons, allons, mes amis, allons souper chez Payen.
Ah bien ! Vous vous promettiez de le berner ;c’est encore lui qui se moque de vous.
Allons, allons achever le mariage, et nous réjouirde l’avoir échappé belle.
Et vous, messieurs, s’il vous semble que ce soitici une bonne école, venez-y rire.