Selon leurs détracteurs, ceux qu'ils regroupent sous cette appellation se donneraient un ascendant moral injustifié et alimenteraient l'intolérance à l'égard d'opinions différentes, portant atteinte à laliberté d'expression notamment via lacancel culture.
Le terme « woke » provient du verbeanglais « wake » (réveiller), pour décrire un état « d'éveil » face à l'injustice[1],[2]. Il est initialement utilisé pour désigner des personnes conscientes des problèmes liés à lajustice sociale et à l'égalité raciale(en)[3]. Il est parfois utilisé enanglais vernaculaire afro-américain dans l'expressionstay woke (en français : « rester éveillé(s) » ou « reste(z) éveillé(s) », selon le contexte) : en effet,woke est alors utilisé à la place dewoken, la forme habituelle duparticipe passé dewake. Cela a conduit à son tour à l'utilisation dewoke commeadjectif équivalent àawake, qui est devenu courante aux États-Unis.
Selon July Robert, en Europe et dans le monde francophone, le terme est devenu un « mot-valise » utilisé pour disqualifier nombre de prises de parole, surtout en sciences humaines et sociales et en particulier dans les études sur le genre et le racisme. Ces champs d'études se voient reprochés leur démarche idéologique, leur radicalisme et leur manque de rigueur. L'intersectionnalité et les études de genre, qui sont au coeur du wokisme sont devenus des concepts à combattre[8].
Selon Vivien Vergnaud, alors rédacteur en chef adjoint duJournal du dimanche, remarquant que cette expression a été beaucoup moquée et que peu de gens s'en revendiquent[9], l'expression « wokisme » ressemble à l'expression politique « gauchisme ». Elle est plutôt utilisée pour dénigrer et disqualifier des adversaires politiques en regroupant plusieurs mouvements de pensée souvent assimilés à la gauche[10],[11],[12],[13],[14],[15],[16].
Pour le politologueClément Viktorovitch, le terme « woke » est aujourd'hui davantage utilisé par les adversaires des mouvements progressistes que par les militants eux-mêmes. D'après lui, ce mot est devenu unconcept fourre-tout,« un outil purement rhétorique, une arme de disqualification massive utilisée contre le discours de gauche »[17]. Il constate que les polémiques autour duwokisme ont progressivement remplacé celles autour de l'islamo-gauchisme mais qu'elles ont les mêmes finalités :« disqualifier les luttes antiracistes et féministes »[17].
Dans le magazine américain de gaucheThe Atlantic, le journaliste David A. Graham estime que le wokisme a remplacé lesocialisme comme adversaire idéologique de ladroite[18]. Cependant, relèveNicolas Truong dans le journalLe Monde,« la différence avec le communisme, c'est qu'aucun intellectuel ne se déclare wokiste »[19]. Le magazineRegards identifie dans« l'anti-wokisme » une forme« d'anti-communisme »[20].
Sens du mot woke au Québec
Le mot « woke » s'est répandu en français à la fin des années 2010. Son emploi péjoratif aurait été popularisé auQuébec par l'essayiste et chroniqueurMathieu Bock-Côté, qui aurait aussi contribué à faire connaître le mot enFrance[21].
Selon le linguiste québécoisGabriel Martin, l'on désigne péjorativement comme « woke »« une personne dont le militantisme s'inscrit dans une idéologie degauche radicale, qui est structurée en fonction de questions identitaires (liées à la race, mais aussi au genre, à l'orientation sexuelle, etc.) » et que l'idéologie en jeu se trouve « en opposition conceptuelle et sémantique aussi bien avec l'universalismeprogressiste hérité desLumières qu'avec ses contreparties plus conservatrices[22]». Il indique que le mot s'emploie aussi comme adjectif, par exemple dans l'expression « idéologiewoke », parfois désignée comme du « wokisme ».
Par ailleurs, les linguistes québécois ont observé que le mot « woke » prend généralement un sous-senspéjoratif dans leur variété de français[22],[23]. Selon eux,« [il] sert nommément à dépeindre commeendoctrinées et étrangères au dialogue démocratique sain les personnes dont on l'affuble »[22] et on l'associe souvent à des individus« moralistes, dogmatiques, qui donnent des leçons, qui prônent laculture du bannissement et larectitude politique »[23]. Il en découle que le mot a pris le caractère d'unexonyme : il est peu employé par la gauche pour s'autodésigner[22],[23]. Le journaliste Stéphane Baillargeon considère que le motwoke représente« une arme retournée par la droite contre la gauche »[21].
La première utilisation moderne du terme « woke » apparaît dans la chansonMaster Teacher de l'albumNew Amerykah Part One (4th World War) (2008) de la chanteuse demusique soulErykah Badu. Tout au long de la chanson, Erykah Badu chante la phrase : « I stay woke ». Bien que la phrase n'ait pas encore de lien avec les questions de justice sociale, la chanson de Erykah Badu est associée ultérieurement à ces problèmes[28],[2].[pertinence contestée]
To stay woke (« rester éveillé ») dans ce sens exprime l'aspect grammatical continu et habituel intensifié de l'anglais vernaculaire afro-américain : en substance, être toujours éveillé, ou être toujours vigilant. Selon David Stovall, « Erykah l'a introduit dans laculture populaire. Elle veut dire "ne pas être en paix", "ne pas être anesthésié" »[29].[pertinence contestée]
Années 2010
En 2012, les utilisateurs deTwitter ont commencé à utiliser « woke » et « stay woke » en relation avec des questions dejustice sociale et raciale et #StayWoke est devenu unmot-dièse largement utilisé[30].Erykah Badu a utilisé ce terme dès 2012 dans un message de soutien au groupe de musique féministe russePussy Riot, elletweete : « La vérité ne nécessite aucune croyance. / Restez éveillés. Soyez vigilants. / #FreePussyRiot[31] »[1].
Dans le monde anglo-saxon, le terme « woke » s'est répandu dans son usage courant à travers lesréseaux sociaux et les cercles militants. En 2016, le titre d'un article deBloomberg Businessweek s'interrogeait ainsi : « Is Wikipedia Woke? » (« Est-ce queWikipédia estwoke ? »), en faisant référence à la base des contributeurs majoritairementblancs de la communauté anglophone de l'encyclopédie en ligne[32].
Cette large utilisation du terme est telle qu'en 2016,Amanda Hess(en), une journaliste duNew York Times, avance qu'il est« devenu presque à la mode pour les gens de clamer à quel point ils sont devenus conscients ». Selon elle, « si le « P.C. » [politiquement correct] est une raillerie de la droite, une façon de dénoncer l'hypersensibilité dans le discours politique, alors le « woke » est un retour de la gauche, une manière d'affirmer le sensible. Cela signifie que l'on veut être considéré comme quelqu'un de correct, et que l'on veut que tout le monde sache à quel point on est correct ». Elle exprime des inquiétudes sur le fait que le mot « woke » est l'objet d'uneappropriation culturelle, écrivant : « Lorsque les Blancs aspirent à s'acheter une conscience, ils naviguent entre l'altruisme et l'appropriation »[33].
Le linguiste Ben Zimmer a également estimé en 2017 qu'avec la généralisation du terme, son « appartenance originelle à la conscience politique afro-américaine a été occultée »[34].
À la fin desannées 2010, le sens du terme « woke » évolue, pour évoquer, selon Charles Pulliam-Moore, « uneparanoïa saine, en particulier sur les questions de justice raciale et politique ». Il est adopté plus généralement comme un terme d'argot et fait l'objet demèmes[30]. Par exemple,MTV News l'identifie comme un mot-clé de l'argot adolescent en 2016[35].
Le « conceptwoke » soutient l'idée que cette prise de conscience est une évidence. Le rappeurEarl Sweatshirt se souvient d'avoir chanté « I stay woke ». Sa mère, dénigrant la chanson, lui aurait répondu : « Non, tu ne l'es pas »[36].
Créée parKeith Knight etMarshall Todd, la série téléviséeWoke traite des injustices subies par les Afro-Américains du point de vue d'un dessinateur afro-américain à succès qui« entre dans le « woke » après une interpellation aussi brutale qu'injustifiée par des policiers blancs »[42].
Le, la pigiste Soisic Belin recense dans le journalLes Échos le mot « woke » parmi les huit mots adoptés par lagénération Z[45].
En juillet 2021, leministère de l'Éducation nationale décide de lancer pour la rentrée un« laboratoire républicain » contre lewokisme en vue d'étudier l'influence de ce mouvement[46]. Le rapportno 143 de l'IGESR fait état dans son Annexe 17 deplusieurs cas de mises en cause diffamatoires d'étudiants[Par qui ?] dans lesIEP[47]. Le sociologueMichel Wieviorka s'est rapidement opposé à la mesure, la jugeant disproportionnée[48].
Remise en question de l'existence d'un « mouvement woke »
Certains politologues, médias et groupes militants estiment que le terme « woke » a perdu sa signification avec sa réappropriation par les milieux conservateurs et serait devenu un simplemot fourre-tout, n'étant plus défini que par sa connotationpéjorative et ne servant plus qu'àdiaboliser artificiellement des revendications gênantes pour les intérêts de l'extrême droite[51],[52].
Ainsi, le site d'informations indépendantMr Mondialisation qualifie le wokisme de« nouveau fantasmeréac pour rester dans le déni » permettant d'« enfin assumer une posture anti-sociale, anti-minorité, anti-écologie, anti-tout-ce-qui-sort-de-la-norme sans grand effort intellectuel »[53], tandis que leParti du travail de Belgique y voit un moyen de diviser la classe travailleuse au profit exclusif du haut patronat[54].
Pour le politologue français et enseignant en rhétoriqueClément Viktorovitch, le terme « woke » est aujourd'hui (2021) davantage utilisé par les adversaires des mouvementsprogressistes que par les militants eux-mêmes. D'après lui, ce mot est devenu un concept fourre-tout,« un outil purementrhétorique, une arme de disqualification massive utilisée contre le discours de gauche ». Il constate que les polémiques autour du wokisme ont remplacé celles autour de l'islamo-gauchisme, terme rapidement délaissé dans le débat public, mais qu'elles ont les mêmes finalités :« disqualifier les luttesantiracistes etféministes ». Il souligne également l'existence du« principe de proférence » :« le simple fait de proférer un mot suffit à le faire exister. Même si les auditeurs ne savent pas exactement ce qu'il signifie, ils vont partir du principe qu'il possède une signification »[55].
Le spécialiste des religions Frédéric Dejean a critiqué les usages récurrents d'une analogie religieuse visant le « wokisme »[56], notamment parJean-François Braunstein[57]. Il considère que c'est« un “ prêt-à-penser ” commode » qui exonère de tester empiriquement les hypothèses et que« l'analogie religieuse finit par être constamment recherchée sans aucune prise de distance critique ». De cet usage non maîtrisé, serait retiré« des bénéfices médiatiques et symboliques conséquents sans avoir à fournir un travail de recherche trop exigeant » avec trois conséquences néfastes : le transfert indû de propriétés d'un domaine à un autre par simple effet d'étiquettage[58], la propagation d'une vision datée du religieux en sociologie et la suggestion de l'existence d'une organisation structurée, l'équivalent d'une « Église » woke.
Le, dans un article du magazineTime, la journaliste Alana Semuels détaille un phénomène qu'elle nomme « Woke capitalism » (« capitalisme éveillé »), dans lequel lesmarques tentent d'inclure des messages socialement « conscients » dans lescampagnes publicitaires. Dans l'article, elle cite l'exemple de la star de football américainColin Kaepernick, égérie d'une campagne deNike avec le slogan « Croyez en quelque chose, même si cela signifie tout sacrifier ». Peu avant, Kaepernick avait créé une controverse en posant un genou à terre pendant l'hymne national américain, dans un geste de protestation contre leracisme et lesviolences policières contre la communauté noire[59]. Le terme « Woke Capital » a également été utilisé par l'éditorialiste conservateurRoss Douthat(en)[60]. Selon Ross Douthat, l'attention portée par les entreprises aux injustices sociales n'est que la manifestation d'un « Woke capital », qui se moque de la prolifération des armes ou de latransphobie, mais qui a senti le vent tourner[61]. Pour le journaliste indépendant Barthélemy Dont, aborder ces sujets permet à ces entreprises d'esquiver les polémiques sur les réseaux sociaux et de détourner l'attention médiatique de leurs agissements moins glorieux. Barthélemy Dont s'interroge également sur la pertinence de la campagne publicitaire de Nike :« Lorsque Nike mettait Colin Kaepernick en tête d'affiche d'une campagne publicitaire, est-ce parce qu'elle voulait « aider les communautés dans lesquelles elle travaille » ou bien parce que son cœur de cible est constitué de jeunesNoirs ? Ce qui est certain, c'est que ses ventes ont augmenté de 31 % dans les jours qui ont suivi »[61].
Le « capitalisme woke » décrit également l'attitude desgrandes entreprises confrontées à la force des réseaux sociaux à une époque où les enjeux deréputation deviennent déterminants. SelonLe Monde, « des collectifs très organisés de consommateurs ou d'actionnaires harcèlent les multinationales pour les inciter à bien se comporter, que ce soit sur le plan écologique ou en matière de discrimination »[62]. Ces pressions posent la question, pour la journaliste Anne de Guigné, des possibles dérives liées aux pressions morales exercées sans débat démocratique, notamment par certains mouvements féministes et antiracistes sur les acteurs économiques[62]. Ainsi, la marqueGucci a été fortement critiquée au printemps 2019 pour avoir lancé un pull évoquant la pratique dublackface en présentant une grande bouche rouge sur fond noir qui rappellerait descaricatures racistes. Afin de se faire pardonner, la société a par la suite multiplié les dons à des associations de lutte contre lesdiscriminations et les séminaires de sensibilisation[63].Les Échos notent que les groupes américains n'hésitent plus à prendre position publiquement sur toutes les grandes réformes sociétales, étant poussés en cela par lesgroupes de pression[64]. Selon Anne de Guigné, la grande majorité des dirigeants adopterait cette nouvelle orientation morale par intérêt[64]. Dans la même veine,Le Guardian souligne que l'industrie pétrolière, après avoir financé ledéni du réchauffement climatique pendant des années, argue maintenant que la transition doit être très progressive pour éviter de pénaliser les classes défavorisées : la mutation vers une idéologie woke n'est qu'un argument pour prolonger la rente[65].
De nos jours, le terme « woke-washing » est utilisé pour dénoncer une pratique publicitaire ou communicationnelle par laquelle une marque revendique un engagement de façade similaire augreenwashing mais étendu à d'autres causes que l'environnement, telles que l'égalité entre les sexes, lesgenres ou encore l'inclusion[66].
Lewokefishing est l'utilisation d'un point de vue progressiste pour séduire une personne[67].
Critiques
Le terme a fait l'objet demèmes, de détournements parodiques et de critiques[30],[68].
Get woke, go broke
L'expression « get woke, go broke » (alternativement « go woke, go broke(en) »), que l'on pourrait traduire en : « devenez Woke, finissez fauché ») est généralement utilisée aux États-Unis pour exprimer le sentiment que les entreprises (notamment celles du secteur du divertissement) qui adhèrent au politiquement correct, ou qui cèdent aux demandes des militants pour lajustice sociale en souffriront financièrement[69]. L'expression a été inventée par le romancier américainJohn Ringo[70].
Critiques du « mouvementwoke »
Ascendant moral
L'écrivain conservateur britanniqueDouglas Murray a critiqué l'activisme moderne pour la justice sociale et les politiqueswoke dans son livreThe Madness of Crowds: Gender, Race and Identity. Il a également fait valoir que lewoke est un mouvement avec des objectifs respectables, mais qui est maintenant un terme « un peu chargé, de sorte qu'il a été beaucoup moqué ces dernières années et que beaucoup de gens eux-mêmes ne sont pas très enthousiastes à l'idée d'être décrits comme étant deswoke ». Selon Douglas Murray, l'un des problèmes du mouvementwoke, est qu'il« aggrave les choses en faisant croire aux gens qu'ils sont meilleurs. » Il affirme que« Beaucoup d'entre nous n'aiment pas l'antagonisation des gays contre les hétéros ou l'antagonisation des femmes contre les hommes, nous ne voulons pas que les races soient instrumentalisées les unes contre les autres »[68].
L'ancienprésident des États-UnisBarack Obama a montré son opposition à la course à la pureté idéologique des personnes se revendiquantwoke, qu'il juge contre-productive. Il a déclaré :« Cette idée de pureté, que vous n'êtes pas compromis, que vous êtes politiquementwoke (éveillé) – vous devriez la laisser derrière vous, et rapidement. Le monde est en désordre. Il y a des ambiguïtés. Les gens qui accomplissent de très bonnes choses ont aussi des défauts. Les gens contre qui vous vous battez peuvent aimer leurs enfants et même, vous savez, avoir des points communs avec vous »[71],[72]. Barack Obama critique également les stratégies déployées en ligne par certains militants, s'inquiétant de cette tendancewoke, particulièrement au sein descampus universitaires[72] :« Il y a des gens qui pensent que pour changer les choses, il suffit de constamment juger et critiquer les autres », en l'illustrant par un exemple :« Si je publie untweet ou unhashtag dénonçant vos mauvaises actions, ou le fait que vous avez utilisé le mauvais mot ou le mauvais verbe, et qu'ensuite je peux me détendre et être fier de moi parce que je suis superwoke en vous ayant montré du doigt, ça n'est pas pour autant de l'activisme. Ce n'est pas comme ça qu'on fait changer les choses »[73]. Obama ajoute encore :« Si vous vous contentez de jeter la pierre aux autres (sur les réseaux sociaux notamment), vous n'irez probablement pas très loin »[74].
En, la journaliste et commentatrice australienneRita Panahi accuse les activistes et entrepriseswoke d'« être obsédés par des évènements historiques survenus il y a des centaines d'années », tout en fermant les yeux sur les exemples contemporains d'esclavage et de violations desdroits humains contre lesOuïghours, les dissidents politiques et les prisonniers enChine[76].
L'écrivaine et militanteChloé Valdary a déclaré que le concept d'êtrewoke est une « épée à double tranchant » qui peut « alerter les gens sur l'injustice systémique » tout en étant « une interprétation agressive et performative de la politique progressiste qui ne fait qu'empirer les choses »[77].
Caractère religieux
Pour le philosophe et professeur émériteJean-François Braunstein, le « projetwoke » n'est ni philosophique, ni idéologique, ni même politique, mais relève du religieux extrême avec son péché originel, soncredo, son inquisition, son radicalisme, ses différents textes fondateurs, apôtres, rites, dénonciations, anathèmes, blasphèmes… que l'auteur dénonce en 2022 dans son ouvrage intituléLa Religion woke[78]. Contrairement à nombre d'autres critiques, il récuse la filiation avec laFrench Theory« des Foucault, Derrida et Lyotard », et renvoie plutôt à une tradition puritaine américaine avec un mouvement qui s'en prendrait« radicalement à la science et aux Lumières, à l'objectivité comme à la vérité » et s'attaquerait à l'universalisme républicain au profit d'un communautarisme[79].
Liberté académique
Dans un article du quotidien néerlandaisDe Volkskrant, un certain nombre d'universitaires expriment la crainte que laliberté académique ne soit menacée par une génération d'étudiants dotés d'une nouvelle « pureté morale » — que l'on appelle désormais « woke ». Les étudiants supposent parfois que vous êtes réveillé ou non sur la base d'un seul mot. Les activistes éveillés imposent une nouvelle forme de pureté morale, qui crée une coercition à la pensée, supprime et exclut les idées contraires, les débats conflictuels et les résultats de recherche indésirables, ce qui conduit à l'autocensure et menace laliberté académique. »[réf. nécessaire]
Le géographe électoral Josse de Voogd, qui travaillait à l'Université d'Amsterdam, mais qui est maintenantchercheur indépendant, déclare qu'« un groupe d'universitaires se tait sagement, car toute critique de la politique de diversité ou de la politique identitaire peut faire beaucoup de bruit ». Il explique que la résistance auwokeness [à l'état d'éveil] est rejetée comme unefragilité blanche, une attaque contre la position de personne blanche de la personne exprimant cette résistance, même si elle-même se trouve dans une position défavorisée et que sa critique en découle. Selon lui, il est même possible qu'on traite les personnes opposés auxwoke d'extrême droite[80].
En octobre 2021, après queKathleen Stock, professeur de philosophie à l'Université du Sussex, en Angleterre, militante féministe etlesbienne, considérée comme« critique dugenre », a subi en octobre 2021 une campagne étudiante exigeant son licenciement, 200 universitaires décident de signer une tribune dans leSunday Times pour dénoncer une« culture de la peur » et la complicité passive des universités. Les professeurs dénoncent l'emprise et la violence du mouvement « woke » au sein des universités britanniques concernant les questions detransidentité. Selon les universitaires, 80 incidents relevant de l'intimidation, duharcèlement ou de lacensure, ont été relevés au cours des cinq années précédentes dans les plus grandes universités du pays. L'ampleur de la campagne contre Kathleen Stock est telle que la police a conseillé à la professeur de s'entourer de gardes du corps et d'installer des caméras de vidéosurveillance chez elle[81],[82].
Intolérance et « cancel culture »
Une tribune publiée dans le magazine Harpers,« A Letter on Justice and Open Debate », signée notamment deNoam Chomsky,Salman Rushdie ou encore deJ.K. Rowling, prévient que la prise de conscience nécessaire des inégalités raciales et/ou de genre intensifie« un nouvel ensemble d'attitudes morales et d'engagements politiques qui tendent à affaiblir nos normes de débat ouvert et de tolérance des différences en faveur de la conformité idéologique »[83],[84],[85].
Oppositions politiques
En France et au Québec
Selon la journaliste Assma Maad, au sein de lagauche française, les partisans de la « laïcité offensive » s'inquiètent de la montée d'une intolérance au sein du mouvementwoke à l'égard d'opinions opposées et d'un musellement de laliberté d'expression par leswoke, notamment par la « cancel culture »[1].
Couverture du livreLeft Is Not Woke deSusan Neiman (2023).
La philosophe américaineSusan Neiman estime, dans son livreLeft Is Not Woke (2023), que lewoke est une perversion de la gauche. Pour elle, si cette idéologie part de constats nécessaires sur les inégalités ainsi que sur les chapitres sombres de l'histoire, lewoke pousse ses constats jusqu'à l'absurde,essentialise les supposées différences entre personnes de« races » ou de genres différents, attribuant à tous les membres d'un supposé groupe les mêmes caractéristiques, et nie toute possibilité de progrès. Susan Neiman décrit ainsi lewoke comme étant l'antithèse de la gauche, la gauche se devant de promouvoir« l'universalisme à la place dutribalisme »[92]. Elle écrit :« Sans universalisme, il n'y a pas d'argument contre le racisme ; il n'y a que des tribus qui se font concurrence pour le pouvoir »[93].
Écrivant en 2023, Eric Levitz du magazineNew York note que les personnes de gauche opposées au« wokisme » y dénoncent une dérive« extrême ouillibérale » du progressisme, et / ou« un moralisme superficiel »[92]. Abondant en partie dans le sens de Susan Neiman, il souligne que diverses institutions éducatives aux États-Unis — dont (brièvement) laSmithsonian Institution — ont adopté et promeuvent l'argument de l'intellectuelle noire Tema Okun de l'université Duke qui dénonce l'objectivité, larationalité et la prévoyance comme étant des valeurs de la« culture blanche » dont les Américains non-blancs devraient s'émanciper en les rejetant. Eric Levitz écrit que ces idées racisantes inhibent le progressisme au lieu de le faciliter. Il souligne également« les prétentions et les modes idéologiques absurdes » qui sont inculquées à certains élèves et étudiants au nom de l'antiracisme, et cite le chercheur en études noir-américaines Vincent Lloyd qui, étant de gauche, dénonce« l'endoctrinement d'étudiants dans un dogme identitaire lugubre » : toutes les personnes non-noires sont racistes, les noirs ont besoin de rester entre eux, l'oppression contre les noirs est la pire de toutes, elle est indépassable, et« les faits objectifs sont un outil de la suprématie blanche », devant donc être rejetés au profit de convictionswoke[92].
Le journaliste américain Jay Sophalkalyan reproche quant à lui aux idéeswoke d'avoir« une perspective réductrice qui filtre le monde à travers le prisme de relations de pouvoir fondées sur l'identité », où toute personne« perçue comme blanche, masculine, non-handicapée, hétérosexuelle » est jugée inévitablement« complice » d'oppressions systémiques. Reprenant la formule« gauche régressive », proposée en 2007 par le journaliste et activiste britannique de centre-gaucheMaajid Nawaz, Jay Sophalkalyan voit dans le mouvementwoke une« myopie morale » qui amène les idéologueswoke à« s'abstenir de critiquer l'islam, prétendument en raison de son assimilation à des personnes de couleur ». Il souligne que des personnes de gauche n'ont pas voulu critiquerle travail forcé, le quasi-esclavage et les milliers de morts sur les chantiers de laCoupe du monde de football 2022 auQatar, invoquant pour ce faire le passé esclavagiste de l'Occident ou le respect de la culture qatarie et de l'islam. Jay Sophalkalyan dénonce ainsi la distorsion par laquelle« toute personne qui ne souscrit pas à chaque aspect du dogmewoke sans exception est un esclavagiste ou un fasciste » et selon laquelle il ne faut pas critiquer« les véritables esclavagistes et fascistes au Moyen-Orient et en Chine. […] Nous détestons tellement notre propre société [occidentale] que nous refusons d'accepter le fait que d'autres puissent être pires »[95].
Accusation d'importation d'un mouvement anglo-saxon dans des pays de cultures différentes
L'ex-ministre français de l'Éducation nationale,Jean-Michel Blanquer, sous l'impulsion d'Emmanuel Macron, souhaitait lutter contre les méthodes et les messages de la culture« woke » et de la« cancel culture »[88]. Il estimait que cette idéologie venue desÉtats-Unis contribuait à la fragmentation de laRépublique :« on ne doit pasessentialiser les différences » et« on ne doit pas chercher à fragmenter la société en sous-chapellesidentitaires »[96].
Pour l'essayisteAnne-Sophie Chazaud« L'importation de ces « concepts » souvent hystériques représente un appauvrissement culturel, une soumission à des schémas de pensée dominants qui sont ceux de l'économie culturelle dominante : comme émancipation, on pourrait faire mieux ! » Par ailleurs,« ce modèleanglo-saxon, à la fois des « social justice warriors » et de sa déclinaison à la mode duwoke est l'émanation d'une société dans laquelle tout est judiciarisé. Il convient donc d'être en « éveil », ce qui, dans le fond, correspond aussi à la notion de « veille » liée auxnouvelles technologies de l'information et de la communication sur lesquelles règnent lesGAFA, afin de pouvoir toujours porter le fer, sur le modèle d'une potentielle action judiciaire permanente. »[75].
Au contraire, pour Albin Wagener, chercheur associé à l'INALCO, c'est plutôt l'inverse qui se produit : ce ne sont pas des militants qui importent la« culturewoke », mais desthink tanks français qui« organisent une importation despaniques morales conservatrices américaines dans l'espace politique français, afin de contrer le progressisme politique »[97]. Il vise notamment lethink tankFondapol et tout un« spectre politique qui va de la gauche républicaine conservatrice à l'extrême droite ». D'après lui, le but est« de présenter une vision conservatrice de la société » et de présenter« des mouvements de reconnaissance et de justice sociale comme dangereux pour l'équilibre démocratique »[97].
Doutes sur l'existence du wokisme en tant que mouvement structuré
Certains intellectuels et politiciens estiment que le mot "woke" ne recouvre aucune réalité sociologique et le considèrent comme un terme vague destiné à disqualifier les causes progressistes.
PourFrançois Cusset, historien des idées et professeur de civilisation américaine à l'Université de Paris Nanterre, "le terme ne recoupe rien de cohérent ou d'unitaire" et est principalement "un fantasme de la droite réactionnaire qu'elle a mis sur le marché des fantasmes politiques"[98].
Le sociologueAlain Policar, dans son livreLe wokisme n'existe pas, retrace la généalogie de ce terme, dont il estime qu'il sert à nommer "ce que les conservateurs n'aiment pas"[99].
En réaction à une polémique suscitée par leMouvement réformateur, qui avait publié une vidéo faisant un portrait élogieux deMussolini, le députéEcoloGuillaume Défossé a déclaré "le MR défend le fascisme de Mussolini". Après les republications de l'extrême-droite française, le respect pourZemmour, les discours délirants sur ce qu'il appelle le 'wokisme', ça fait longtemps que les lignes sont dépassées"[100].
PourFrédéric Lordon, la généralisation du mot wokisme dans le débat public est le reflet d'un "stupéfiant triomphe des idéologues d'extrême droite à imposer leurs thématiques délirantes"[101].
Selon Marie-Anne Paveau, professeure en sciences du langage à l'université Paris-XIII, le mot "n'a aucun contenu sémantique sérieux, si ce n'est de vouloir détruire l'adversaire qu'on désigne ainsi, de manière malhonnête parce qu'il s'agit de faire croire qu'il y a là un ennemi dangereux pour la République"[102].
De son côté, leParti du Travail de Belgique le considère comme un moyen de diversion et de division afin de freiner les luttes sociales[103].
Au lendemain de l'élection présidentielle américaine de 2024, le 6 novembre, Google a constaté que les demandes de définition du terme «wokisme» ont battu des records[104]. La candidate démocrateKamala Harris aurait perdu levote populaire à l'échelle nationale de justesse (avec 48,3% contre 49,9% à Trump) car elle aurait trop évoqué ces thématiques, selon des partisans du président éluDonald Trump, et le «wokisme» aurait été le bouc émissaire de ce dernier, selon le quotidien françaisLibération[104]. Publié trois jours après le scrutin, un large sondage sortie des urnes de l'institut américain Blueprint, proche du camp démocrate, a montré que la supposée "trop grande attention de Kamala Harris" aux "questions culturelles, telles que la transidentité, plutôt qu'aux intérêts de la classe moyenne" est arrivée en 3ème position après l'inflation et l'immigration dans les motivations du vote Trump[104], avec 17% des électeurs interrogés qui ont coché cette case et près d'un quart pour ceux qui étaient restés indécis jusqu'aux derniers jours.
En France, des leaders politiques tels queNicolas Sarkozy,Éric Ciotti,Éric Zemmour etJean-François Copé se sont réjouis de la victoire de Trump en invoquant cette raison[105]. Cependant,Kamala Harris n'a "jamais mis en avant le fait qu'elle était une femme ou noire"[104] et s'est "tenue loin de ce type de discours et de mobilisations", selon une enquête devérification des faits deLibération[104], et "gommé toute référence" au wokisme, selon le quotidienLe Monde[106]. La motivation des électeurs de Trump viendrait plutôt du fait que leur candidat "a martelé en permanence et mené une campagne ouvertement antiwoke, à coups de spots publicitaires transphobes associant Harris à la lutte pour les droits des personnes trans"[104], en dépensant 65 millions de dollars en publicités sur ce thème, Trump ayant lui-même "agité le spectre d'un changement de sexe à l'école", de manière brutale et sans consulter les parents des enfants. La candidate démocrate avait pourtant recentré son Parti sur "l'abandon du wokisme" et le "soutien à la classe moyenne" avait pourtant titré dès août 2024 le quotidienLe Figaro[107] et évité soigneusement d'aborder les questions de race et de genre dans ses discours, avait analysé en septembre dansLe Point Nicole Bacharan, historienne et politologue spécialiste des États-Unis[108]. Mais même si elle n'a "heureusement pas du tout mené une campagne woke", selon le constat de la philosophe Susan Neiman, dansPhilosophie magazine[104], une partie des électeurs de Trump ont eu cette perception[104].
↑« « Les militants woke s'inscrivent dans une histoire longue de mobilisation politique de la jeunesse » »,Le Monde.fr,(lire en ligne, consulté le).
↑« Derrière le débat sur le « wokisme », les trois mutations du racisme : biologique, culturel, systémique »,Le Monde.fr,(lire en ligne, consulté le).
↑Romano 2020 :« This framing of “woke” is bipartisan: It's used as a shorthand for political progressiveness by the left, and as a denigration of leftist culture by the right. ».
↑Mahoudeau 2022 citant et soutenant la position deRomano 2020 :« À gauche comme à droite, comme explique la journaliste Aja Romano, le terme sert rapidement de mot fourre-tout, “utilisé comme un raccourci pour décrire le progressisme politique par la gauche, et comme une façon de dénigrer la gauche par la droite”. »
↑Maad 2021 :« Le terme, issu des problématiques de justice sociale et raciale aux États-Unis, est devenu une expression fourre-tout, utilisée pour dénigrer des idées progressistes ».
↑Élisabeth Roudinesco, « Soi-même contre tout : Réflexion sur l'assignation identitaire »,Figures de la psychanalyse,no 44,,p. 89-96(DOI10.3917/fp.044.0089,lire en ligne) :« Depuis 2020, le mot a été repris par les opposants à cette culture qui se plaisent désormais à la dénigrer en comparant ses représentants à une tribu communautariste ».
↑Frédéric Dejean, « L'analogie religieuse dans la critique du wokisme »,La Vie des idées,(lire en ligne) :« Les critiques du wokisme l'assimilent régulièrement à une “nouvelle religion”, afin d'en dénigrer les abus supposés : fanatisme, emprise, irrationalité ».
↑(en) Aja Romano, « A history of “wokeness” », surVox,(consulté le) ;« Even on the left, the idea of being “woke” can be a double-edged sword, often used to suggest an aggressive, performative take on progressive politics that only makes things worse. ».
↑« Mark Lilla, Margaret Atwood, Wynton Marsalis… : « Notre résistance à Donald Trump ne doit pas conduire au dogmatisme ou à la coercition » »,Le Monde.fr,(lire en ligne, consulté le).
↑abcdefg eth"Qu'est-ce que le «wokisme», ce bouc émissaire de Trump, de la droite française et d'une partie de la gauche ?" , article par Clémence Mary, dansLibération le 21 novembre 2024[1]
↑"Victoire de Trump, défaite du wokisme ?", France Inter, le 12 novembre 2024[2]
↑Article par Piotr Smola, correspondant à Washington duMonde, le 06 novembre 2024[3]
↑"Abandon du wokisme, soutien à la classe moyenne, stratégie de rassemblement... Kamala Harris recentre le Parti démocrate contre Donald Trump", par Adrien Jaulmes, le 22 août 2024 dansLe Figaro[4]
↑ « Kamala Harris a mis le wokisme en sourdine », analyse dansLe Point de Nicole Bacharan, historienne et politologue spécialiste des États-Unis
Helen Pluckrose et James Lindsay (trad. de l'anglais par Olivier Bosseau et Peggy Sastre,préf. Alan Sokal),Le triomphe des impostures intellectuelles : Comment les théories sur l'identité, le genre, la race gangrènent l'université et nuisent à la société [« Cynical Theories: How Activist Scholarship Made Everything About Race, Gender, and Identity—and Why This Harms Everybody »], Saint-Martin-de-Londres, H&O,, 444 p.(ISBN978-2-84547-384-3,présentation en ligne).