Lewaqf ouwakf (arabe :ﻭﻗﻒ pl. :awqafأوقاف)[Note 1] ouvakıf (en turc, pl.evkâf), ouwakf-alal-aulad, est, dans ledroit islamique, une donation faite à perpétuité par un particulier à une œuvre d'utilité publique, pieuse ou charitable, ou à un ou plusieurs individus. Le bien donné enusufruit est dès lors placé sous séquestre et devient inaliénable. AuMaghreb, le waqf est appeléhabs (en arabe :ﺣﺒﺲ pl. :houbousالحبوس).
Si lazakât (زَكَاة « l'aumône ») est obligatoire pour tout musulman solvable, lewaqf, dont la possibilité n'est évidemment offerte qu'aux seuls possédants, est facultatif. Il procède en tout cas, dans le droit traditionnel, du même esprit de subordination de l'usage de la propriété privée au bien général de la Cité[1]. Dans tous les cas, il s'agit d'une obligation charitable (Coran, v. 92, s. 3).
Le waqf donne à un ou plusieurs individu(s) l’opportunité de financer un ou plusieurs bénéficiaire(s) grâce aux profits générés par les biens détenus par les actifs mis en waqf[2].
Un administrateur du waqf est appointé par le fondateur du waqf afin que celui-ci se charge de distribuer un montant fixe des revenus des biens mis en waqf sur une base régulière.
Il existe plusieurs formes de waqf en fonction de la nature du ou des bénéficiaires.
Lorsque les bénéficiaires sont d’une nature caritative, religieuse, sociale, philanthropique, on parle alors de waqf khayrî (waqf charitable ou public)
Quand les bénéficiaires sont des individus de la famille ou non du fondateur, on parle de waqf dhurrî ou waqf ahlî (waqf privé ou waqf familial)
On peut également avoir des waqf avec des bénéficiaires individuels et des œuvres charitables ou publiques. On parle alors de waqf mushtarak (waqf mixte)
Il est important de relever que toutes les formes de waqf ont une vocation à caractère charitable à long terme. En effet, au décès du dernier bénéficiaire (vivant) du waqf, comme il n’y a plus de bénéficiaire individuel vivant, les profits sont distribués à une œuvre charitable[3].
Mahomet à Médine parmi ses compagnons, Miniature anonyme non datée (école persane ? XVe-XVIe s. ?)
Selon diverses traditions (ahadith),Mahomet lui-même, àMédine, aurait encouragé ses premiers disciples à effectuer des donations de cette nature[Note 2].
En témoigne la réponse faite à l'un de ses compagnons,Omar ibn al-Khattâb, qui l'interrogeait pour savoir comment il devait utiliser une terre qu'il avait acquise, et s'il fallait la donner en aumône : Mahomet lui conseilla d'immobiliser le fonds et de donner en aumône le produit qu'il en retirerait[4].
La pratique des donations waqf a commencé à se répandre après la mort de Mahomet et s'est progressivement généralisée. Il pouvait s'agir de dons de terres, voire de grands domaines, de jardins, mais aussi de maisons d'habitation, de boutiques, de fours, de bains, de pressoirs, d'écuries, de caravansérails, d'auberges, etc.
Juridiquement, le waqf constitue une catégorie à part entre la terre dekharâdj (propriété domaniale), et la propriétémelk ("privée"). Lesawqaf sont des biens religieux de mainmorte, immobilisés et frappés de séquestre au profit des fondations créées dans un but pieux ou d'utilité publique"[5]. Le bien ou l'ensemble des bienswaqf d'une région ou d'une même fondation est, de par sa nature même, doté de la personnalité civile.
Donation faite à perpétuité, inaliénable, lewaqf demeure toutefois la propriété du donateur (waqif) durant sa vie, et fictivement après sa mort[6]. Lewaqf peut en outre être à usage différé, c'est-à-dire être affecté à une œuvre charitableà venir, ce qui n'est pas loin de constituer une innovation juridique condamnable (bid'a), autrement dit un stratagème pour tourner la loi... Dans tous les cas, il est conseillé de constituer la donation devant lecadi. Lewaqf doit être géré par un administrateur qui doit utiliser les profits de la fondation conformément aux volontés des donateurs. Cet administrateur peut être lecadi, la personne qu'il aura nommée à cet effet, voire celle qu'aura désigné le donateur.
D'un strict point de vue juridique, si la redistribution des revenus est clairement établie par le donateur, les juristes des différentes écoles ne s'accordent cependant pas sur le statut de la nue propriété. SelonAbou Hanifa et lesmâlékites, elle continue d'appartenir au donateur et à ses héritiers, mais ils ne peuvent pas en disposer. SuivantIbn Hanbal, au contraire, la propriété devrait revenir aux bénéficiaires de la fondation. De leur côté, les tenants de l'école shâfi'ite, rejoints plus tard par leshanéfites, considèrent que la propriété duwaqf, "sacralisée" par la donation qui en est faite, appartient tout simplement à Dieu[7].
À l'origine, le waqf ne s'appliquait qu'auxbiens immeubles. Une controverse s'est ensuite développée à propos desbiens meubles : faisaient-ils ou non partie de la donation ? Y étaient-ils attachés juridiquement ? La question était d'importance, car elle concernait le mobilier courant et professionnel, les outils, et même les esclaves attachés au fonds... Abou Hanifa ne le pensait pas, mais ses disciples ne l'ont pas suivi et se sont trouvés, à quelques nuances près, en fonction des coutumes locales, en accord avec les tenants de l'école malékite qui assuraient que les biens meubles faisaient partie duwaqf. C'est l'opinion qui a généralement prévalu[8]. Pour certains jurisconsultes, lewaqf pouvait même être constitué à partir de métaux précieux tels que de l'or ou de l'argent. Sous lesabbassides, les cadis locaux administraient ces biens communautaires[9].
Au fil des décennies, des siècles et de la pratique, parallèlement auwaqf kayrî (ou "public"), conforme aux intentions originelles, on a vu apparaître le waqf ahlî (ou "familial"),substitution héréditaire qui, en permettant la désignation d'usufruitiers intermédiaires, était, au sens juridique, un détournement de l'essence même de la donation. En effet, en droit musulman traditionnel, on ne peut disposer librement que du tiers net de tous ses biens. Or, en créant unwaqf et en ayant la possibilité légale d'en désigner lui-même le premier bénéficiaire (dont lui-même dans le rite hanéfite), le donateur pouvait soit privilégier l'un de ses enfants en lui accordant unmajorat (par exemple un garçon par rapport à une fille, celle-ci devant toutefois être assurée d'une sorte de pension alimentaire à vie si elle est sans ressources), un aîné par rapport à un cadet, ou bien encore rétablir un équilibre entre des enfants, dont l'un pourrait avoir été avantagé (études longues et coûteuses, installation d'un commerce, achat d'une terre, etc.) Il s'agissait donc bel et bien d'un contournement de la législation en matière de successions. Le tout avec l'avantage du secret le plus absolu, puisque la fondation ne devenait connue qu'après le décès du donateur, évitant ainsi toute contestation de son vivant par les proches concernés.
On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, que lesawqaf se soient développés dans le monde musulman. On note par exemple au Maroc, en 245 AH, à l'époque idrisside, la reconstruction et l’élargissement de la mosquée Qaraouiyine de Fès par Fatima El Fihria. Suivant les régions ou les pays, des adaptations ont été nécessaires pour concilier l'usage desawqaf avec les coutumes locales ou nationales, en particulier lors de l'expansion de l'empire ottoman auxXVe et XVIe siècles[10].
Décrivant l'œuvre desMamelouks turcs d'Égypte depuis le règne deSalâh ad-Dîn,Ibn Khaldoun explique que ceux-ci, inquiets pour leurs descendants, avaient effectué de nombreuses fondations, parmi lesquelles des collèges, et qu'ils avaient désigné leurs enfants pour les administrer.
Les bienswaqf se multiplièrent. Ibn Khaldoun précise : "Les maîtres et les étudiants en firent autant à cause des traitements attachés à ces organismes. Aussi y venait-on, d'Irâq et du Maghreb, pour y faire ses études. Les marchés du savoir y étaient très fréquentés et l'océan des connaissances coulait à pleins bords."[Note 3]Si bien que lorsque l'Égypte fut occupée par des étrangers, l'enseignement traditionnel put y subsister grâce aux fondations des Mamelouks et de ceux qui les avaient imités[Note 4].
EnEspagne musulmane, à l'apogée de la dynastieomeyyade, dans la seule cité deCordoue, on dénombrait de nombreux hôpitaux et écoles issus deawqaf. Ces fondations permirent de financer, entre autres, les travaux scientifiques et médicaux d'Ibn-Rushd (Averroès), d'Ibn Sînâ (Avicenne) et de l’ophtalmologueAli Ibn Isa, puisque, comme à peu près dans toutes les medersas, les étudiants étaient pris en charge par lewaqf.
Ailleurs, les fonds de awqaf ont été utilisés, par exemple, pour la construction de l’hôpital et de l’école de médecine àFustat enÉgypte en 875, du complexe médical Mouristân àBagdad et l’hôpital Mansouri, pour les bénéfices desquelsIbn an-Nafis – celui qui découvrit le système circulatoire – donna sa maison et sa bibliothèque commewaqf.
En Perse, àIspahan, àHérat, ainsi qu'àBoukhâra etSamarquand, de même que dans l'Inde, des fondations identiques avaient été effectuées.
Grande mosquée de Hérat (Masjid-e Djuma')
Une grande partie des donations concernait aussi des terres[Note 5].
Dans l'empire ottoman, leswaqfs occupaient les trois quarts des surfaces cultivées ; en Algérie, au milieu duXIXe, la moitié ; en Tunisie le tiers[11]. En Égypte, en 1935, leswaqfs représentaient 14,3 % des terres cultivables, qui ne profitaient pourtant qu'à 0,5 % de la population. C'étaient ainsi environ 300.000 hectares de terres cultivables qui étaient devenus inaliénables sous forme demajorats. Le budget total du ministère chargé de leur gestion était à ce moment de 1,57 million de livres égyptiennes, la famille royale tirant de seswaqfs personnels un bénéfice annuel un peu supérieur à un demi million de livres égyptiennes.
Au-delà de son aspect économique, le système duwaqf avait déjà fait l'objet de vigoureuses critiques d'ordre religieux. C'est ainsi qu'à la fin duXVIIIe siècle,Ibn 'Abd al-Wahhab[Note 6], fondateur de ladoctrine réformiste portant son nom, s'était montré d'une grande sévérité à l'égard des dérives en la matière : en même temps qu'il condamnait violemment le chi'isme et le soufisme, il dénonçait l'innovation consistant à effectuer des donations en faveur des confréries religieuses et deszâwiya (mosquées et lieux de réunion des confréries, aussi appelés « marabouts » auMaghreb).
La colonisation, comme en Inde ou en Algérie, l'établissement de protectorats, en Tunisie, puis au Maroc et ensuite au Moyen-Orient, ont eu pour effet, entre autres, d'imposer le français et l'anglais comme langues administratives et d'enseignement au détriment de l'arabe. Nombre d'écoles, et d'universités issues dewaqfs, et par conséquent autonomes financièrement, ont assumé la charge de la formation des imams et l'enseignement de l'arabe. Ces établissements, parmi lesquels les célèbres universitésal-Azhar auCaire,Darul Uloom Deoband àDeoband(en) (Inde),al-Zitouna à Tunis, ont été des foyers de résistance à la colonisation, et ont largement contribué à former les cadres des mouvements réformistes et nationalistes[12].
En fonction des circonstances politiques et économiques, de la laïcisation progressive de certaines législations (notamment les réformes du droit des successions), le statut desawqaf a considérablement évolué, d'autant que, souvent, dans certains pays, il apparaissait comme un frein considérable auxréformes agraires.
Dans l'ex-URSS, lesawqaf ont très tôt été supprimés, comme dans la quasi-totalité des États desBalkans et enTunisie[Note 7].
Lewaqf a pu prendre, et conserver aujourd'hui, une forme monétaire. Tel était le cas dans l'empire ottoman, où il avait une fonction de caisse de solidarité, ce qui a conduit, en 1954, à la création d'une banque spécifique desawqaf enTurquie (Vakýflar Bankasý). Celle-ci peut notamment émettre des obligations garanties par l'État[15]. De la même façon, la Fondation mondiale pour lewaqf, par le biais de laBanque islamique de développement[Note 9] est habilitée à recevoir des dons et à gérer des biens.
En, la8e conférence des ministres des Awqaf et des Affaires islamiques a réuni àJeddah (Arabie saoudite) les représentants de 62 pays musulmans (y compris ceux qui ne possèdent plus de awqaf). Cette conférence avait pour objet d'examiner plusieurs sujets se rapportant au rôle des ministères chargés des Affaires islamiques, des awqaf et de l'orientation dans la garantie de la paix intellectuelle. Les participants se sont en outre penchés sur la mise à niveau des mosquées, le renouveau dans la pensée islamique, les constantes du discours religieux, les fonctions de la prédication, le dialogue entre les religions et les cultures, le juste milieu comme mode de vie, et l'évangélisation dans les pays musulmans[16].
↑De façon surpenante, lors de la construction de la voie de chemin de fer d'Istanbul àBagdad etMédine, de riches musulmans donnèrent enwaqfs des bandes de terres de 100 mètres qu'ils avaient achetées de part et d'autre du tracé de la ligne.
↑Ibn 'Abd al-Wahhab, théoricien de ladoctrine éponyme, est mort en 1206 (h)/1792 (c). Il fut l'inspirateur deMohammed Ibn Saoud (mort en 1765) et de son fils, 'Abd al-'Aziz (mort en 1803), conquérant de la majeure partie de la péninsule arabique durant la campagne d'unification de l'Arabie saoudite.
↑Le décret du 18 juillet 1957 a aboli leshabous en Tunisie. En 1964, les terres domaniales (provenant dehabous) ainsi que d'autres rachetées aux étrangers ont été nationalisées.
↑Les produits des awqaf de la région deBalkh ont longtemps été affectés à l'embellissement et à l'entretien de la mosquée deMazâr-e Charîf, lieu supposé (avec peu de vraisemblance) du tombeau de'Ali, le quatrième calife. Voir : Robert Duncan McChesney,Waqf at Balkh: a study of the endowments at the shrine of Ali Ibn Abi Talib, Princeton University Press, 1973
↑La Banque islamique de développement, fondée en 1975, regroupe 56 États membres.
↑G.E. von Grunenbaum,Classical Islam, a History, 600-1258, (trans. by Katherine Watson), London, George Allen and Unwin, 1970,p. 86.
↑Sans compter qu'il fallut adapter aussi la fiscalité traditionnelle ottomane sur les terres (letapu) avec le régime desawqaf (Joseph Schacht,ouvr. cité,p. 90).
↑ Par exemple, l'ancien président algérien,Houari Boumediène, né en 1932, a étudié successivement dans une école coranique à Constantine, et aux universités al-Zaytouna et al-Azhar.
↑Ministère des affaires religieuses et des waqfs : décret 89-99 du 27 juin 1989.
↑Ministère des habous et des affaires islamiques[1]
↑Sur les awqaf en Turquie, voir :Le waqf dans le monde musulman contemporain (XIXe – XXe siècles),(actes du colloque organisé à Istanbul les 13 et 14 novembre 1992, communications en français, anglais, turc)), dir. Faruk Bilici, L’Harmattan, 1995, 264p. (en dépit de son titre, l'ouvrage est surtout consacré à la Turquie).
↑Voir Casafree(Maroc) :[2] ; et[3] (Agence de presse saoudienne).