Son œuvre, notamment ses trois grands ouvrages qui représentent chacun un modèle dans leur style (l'Énéide en style noble, lesBucoliques en style bas ou humble, et lesGéorgiques en style moyen), est considérée comme représentant la quintessence de lalangue et de lalittérature latine. Elle a servi de référence et même d'idéal esthétique à des générations de lettrés européens, en particulier chez les défenseurs duclassicisme.
CesVies sont interprétées différemment selon les critiques actuelles. Elles reposent en grande partie sur des extrapolations biographiques des poèmes de Virgile.
Selon la tradition, Virgile naît à Andes[1] (qui porte aujourd'hui le nom deVirgilio en son honneur), près deMantoue, enGaule cisalpine, sous leconsulat deCrassus et dePompée, dans une famille modeste[1]. Les historiens actuels considèrent plutôt qu'il est issu d'une famillebourgeoise, sa mère Polla Magio étant la fille d'un riche marchand et son père Vergilius Maro, dont lepraenomen n'est pas connu[2], étant un petitpropriétaire terrien deMantoue vivant de l'apiculture, de l'agriculture et de l'élevage et qui veille scrupuleusement à ses études[3].
Crassus etPompée sont à nouveau consuls lorsque le jeune homme revêt latoge virile, le jour même où disparaîtLucrèce. Tout unsymbole, sans doute, bien que l’empreinte de l’auteur duDe rerum natura sur l’œuvre de Virgile soit probablement moins forte que celle deCatulle, son voisin deVérone, dont il y a tout lieu de supposer qu’il le connut personnellement, ainsi que d’autres poètes en vue, qu’il salue dans lesBucoliques, tels qu'Aemilius Macer (est-ce leMélibée desBucoliques ?),C. Helvius Cinna, du cercle deCatulle,L. Varius Rufus, futur éditeur de l’Énéide[4], et Q. Horatius Flaccus (Lycidas dans laBuc. 9 ?). Mais c'estHorace qui devient son ami le plus intime, au point que ce dernier l'appelleraanimae dimidium meae, « la moitié de mon âme »[5].
C’est sans doute durant laguerre civile (elle éclata quand il avait vingt ans) qu’il entre en relation avecAsinius Pollion, homme de lettres qui appartient au cercle deCatulle et des « poètesnéotériques », mais aussi figure politique importante et chef militaire qui prendra parti pourMarc Antoine dans larivalité qui opposera celui-ci à Octave, petit-neveu et héritier deJules César. Pollion commande plusieurslégions enCisalpine lorsque Octave, au lendemain de la victoire dePhilippes (), entreprend de déposséder en masse les paysans italiens afin de récompenser les légionnaires césariens. La guerre fait rage de nouveau, mais le parti des spoliateurs prend le dessus, et Pollion, en infériorité, doit se replier. Le domaine paternel de Virgile est, semble-t-il, confisqué, et ses légitimes propriétaires manquent même d'y laisser la vie[7]. Cependant, les interprétations desBucoliques varient.
Lorsqu'il commence l'écriture desGéorgiques, en, il a trente-trois ans. Il est célèbre depuis le succès desBucoliques, parues l'année précédente. Il est même assez influent pour pouvoir présenter son ami Horace àMécène. La lutte entre Octave et Marc Antoine connaît alors une accalmie et il est temps de remettre l'agriculture en honneur dans un monde épuisé et ravagé par des années de guerres civiles. Virgile achève l'écriture de ce grand poème didactique au moment où la paix s'installe enfin, en
Selon les témoignages anciens[8], il a fait, àAtella enCampanie, au printemps ou à l'été29, unelecture publique (recitatio) des quatre livres durant quatre soirées consécutives, en présence d'Octave venu y soigner des maux de gorge[9]. La même année, il commence à travailler à son épopée, l’Énéide.
Selon la tradition, après trois années passées à se documenter enAsie Mineure et enGrèce pour achever l’Énéide, il est victime d'uneinsolation près deMégare, interrompt son voyage de documentation et meurt peu après son retour àBrindes en-19[10]. Bien que Virgile ait demandé à ses amis et exécuteurs testamentaires,Lucius Varius Rufus etPlotius Tucca, de brûler après sa mort son poème épique inachevé, donc imparfait,Auguste s'y oppose et fait publier l'œuvre par L. Varius Rufus[4].Après sonincinération, ses cendres sont, conformément à son désir, transportées àPouzzoles enCampanie. C'est à l'ouest de Naples, à l'entrée de la grotte de Pouzzoles, appeléeCrypta Neapolitana, qu'est située une grande ruine, que la tradition honore comme letombeau présumé de Virgile sur lequel une épitaphe rappelle sa vie résumée en undistique qu'il aurait composé à ses derniers moments[11] :
La première édition se composait des neuf premières bucoliques[12] (du grec ancienβουκόλος /boukólos, « bouvier »), harmonieusement disposées en deux groupes de quatre autour de la cinquième pièce, comme autant deplanètes gravitant autour d’unastre. Cet astre, c’estDaphnis, souvent assimilé à Jules César fraîchement assassiné, ce qui sous-estime gravement la subtilité virgilienne. En fait, la cinquième bucolique pourrait bien nous présenter deux « Daphnis », l’un ténébreux, celui de Mopse (masque d’Octavien), et qui figure en effet le feu dictateur, l’autre lumineux, celui de Ménalque (masque de Virgile), qui représente Catulle, secrètement éliminé par le premier.
On ne peut qu’admirer les impeccables proportions de ce petit « templepythagoricien », pour reprendre lamétaphore de Paul Maury qui fut le premier à les mettre en évidence en 1944. L’architecture la plus visible, qui donc équilibre les quatre premières pièces (83, 73, 111 et 63 vers = 330) par les quatre dernières (86, 70, 110, 67 vers = 333) autour du pivot central (90 vers), se redouble d’une autre, plus secrète, qui les couple par cercles concentriques (I + IX ; II + VIII ; III + VII ; IV + VI)[13], lesquels correspondent à des thèmes (malheurs des paysans expropriés ; tourments de l’amour ; joutes poétiques ; élévation au niveau universel et cosmique) autant qu’à des formes (alternance de dialogues et de chants continus), et obéissent aux mêmes proportions numériques que dans la première architecture, soit : I + IX + II + VIII (333 vers), face à III + VII + IV + VI (330 vers).
S’inspirant surtout d’Hésiode[15], deLucrèce[15] et d’Aratos, mais aussi deThéophraste[15], deVarron[15], deCaton l'Ancien, Virgile trace son chemin propre en infusant à l’intérieur de la matière proprementdidactique, souvent aride et ingrate en soi, ce que l’on pourrait appeler « l’âme virgilienne », faite d’une extraordinaireempathie à l’égard de tous lesêtres, qui anime l’inanimé, comprend de l’intérieurvégétaux etanimaux, participe activement au travail à la fois pénible et exaltant du paysan[réf. souhaitée].
LesGéorgiques sont beaucoup moins un traité d’agriculture (aussi ne visent-elles pas à l’exhaustivité) qu’un poème sur l’agriculture ; elles s’adressent au moins autant à l’homme des villes qu’à l’homme des champs. Elles offrent à l’amateur de poésie un plaisir sans cesse renouvelé, autant par leur sujet même qui explore notre relation au monde et à la nature, que par le souffle qui les soulève de bout en bout, et par l’extraordinaire variété de leur style. Virgile sait interrompre son exposé didactique par des digressions anecdotiques ou mythologiques[16], véritables morceaux de bravoure qui sont autant de « respirations » dans le poème.
On peut citer :
la description de l'araire (livre I),
l’hymne au printemps, l’éloge de l’Italie et celui de la vie champêtre (livre II),
Offrir àRome une épopée nationale capable de rivaliser en prestige avec l'Iliade et l’Odyssée, tel est le premier défi que Virgile avait à relever en entreprenant l’Énéide au cours des 11 dernières années de sa vie. Mission réussie, puisque, l’œuvre à peine publiée, son auteur fut communément salué comme unalter Homerus, le seul capable de disputer àHomère sa prééminence auParnasse.
Virgile ne cache d’ailleurs nullement son ambition. Au niveau architectural le plus visible (car l’Énéide fait jouer simultanément plusieurs « géométries »), le poème se compose d’uneOdyssée (chants I à VI : les errances d’Énée, rescapé de Troie, pour atteindre leLavinium) suivie d’uneIliade (chants VII à XII : la guerre menée par Énée pour s’établir au Lavinium)[19].
Mais l’émulation avec Homère se manifeste surtout par le nombre considérable des imitations textuelles, dont les critiques s’employèrent très tôt à dresser la liste, cela quelquefois dans une intention maligne, et pour accuser Virgile deplagiat. À quoi celui-ci répliquait qu’il était plus facile de dérober sa massue àHercule que d’emprunter un vers à Homère[20]. Et de fait, loin d'être servile ou arbitraire, l’imitation virgilienne obéit toujours à une intention précise et poursuit un projet qu’il appartient au lecteur de découvrir à travers l’écart, parfois minime, qui la sépare de son modèle - Homère ou l’un des nombreux autres écrivains, tantgrecs quelatins, auxquels Virgile se mesure tout en leur rendant hommage. Ce jeu intertextuel presque illimité n’est pas la moindre source de la fascination qu’exerça toujours l’Énéide sur les lettrés.
Le second défi consistait à filtrer l’actualité deRome à travers le prisme de lalégende. Deux fils s’entrelacent constamment pour former la trame de l’Énéide, celui des originestroyennes de Rome et celui de la Romeaugustéenne. Plus d’un millénaire sépare ces deux fils. Pour franchir un tel abîme temporel, et annuler en quelque sorte le temps, le poète, outre l’usage systématique qu’il fait de l’allégorie, ne s’interdit pas de recourir éventuellement à laprophétie[21], et peut même, au beau centre de l’œuvre, descendre jusqu’aux enfers afin d’en ramener une vision panoramique,sub specie æternitatis, de la grandeur romaine vue comme devant encore advenir.
Il fallait montrer comment, à partir de presque rien, Rome s’était élevée jusqu’à l’empire du monde. Il fallait faire ressortir le dessein providentiel qui avait présidé à cette irrésistible ascension. Surtout, il fallait montrer comment, à travers la personne sacrée d’Auguste, l’Histoire venait trouver son achèvement et son couronnement dans une paix et un bonheur universels. C’est du moins ce qu’Auguste attendait, ou plutôt ce qu’il exigeait de lui.
Jacques Perret, dans sa préface de l’Énéide, écrit : « Le poème […] devait dire cela précisément : la naissance de la paix, […] après d’horribles guerres […]. Ce résultat serait l’œuvre d’un homme sage, pieux […]. Mais […] une substitution décisive était intervenue. Le protagoniste du poème ne serait pasOctave Auguste maisÉnée. »[22]. Le personnage d’Énée dissimule donc une seconde identité, celle duprinceps. Dès lors, toutes les descriptions du fils deVénus étaient censées être des odes à Auguste. Mais, pour sauvegarder sa liberté d'expression, Virgile avait recours à un système de double écriture,cacozelia latens, dont, selon M. Vipsanius Agrippa[23], il était l'inventeur.
La gloire de Virgile repose fermement sur ces trois piliers que sont lesBucoliques, lesGéorgiques et l’Énéide. Dans l'Antiquité, on lui attribuait également un certain nombre d'autres poèmes, queScaliger, dans son édition de 1573, réunit sous le titre d'Appendix Vergiliana.
Ce recueil comprend :
leCulex (« moucheron » ou « moustique ») : cemoucheron (oumoustique) alerte unberger en le piquant, lui sauve la vie ; l'insecte mort se voit honoré d'une tombe par le berger[24] ;
lesDirae : ces « malédictions » sont prononcées par un amant contre la terre qu'il a dû abandonner (chassé par des vétérans de l'armée romaine), en abandonnant sa bien-aimée ; celle-ci,Lydia, est honorée par un poème d'amour portant son nom (en annexe auxDirae), avec un éloge de la campagne où elle vit ;
leCiris : évocation de la métamorphose enoiseau (Ciris) de Scylla, fille du roi deMégare ;
leCatalepton : recueil de poèmes courts, dont certains semblent être d'authentiques œuvres de jeunesse de Virgile[25].
Dans une phase postérieure, on a encore ajouté à la collection :
laCopa : poème portant le nom d'une cabaretière syrienne qui invite un voyageur au plaisir en dansant devant son établissement (parfois attribué àAulus Septimius Serenus) ;
lesElegiae in Maecenatem : pièce nécrologique rapportant les dernières paroles de Mécène, bienfaiteur de Virgile, à l'empereur Auguste ;
leMoretum : poème gastronomique décrivant en détail la préparation d'un plat local de Cisalpine (parfois attribué àAulus Septimius Serenus).
Virgile contemple une scène rustique,Louis Billotey, 1907.
Il est assez difficile d'établir l'apparat critique des écrits de Virgile face aux nombreux commentaires et interpolations. Lestemma codicum rassemble les manuscrits antiques (codices majores) :
A : Vaticanus Latinus 3256 et Berolinensis Lat. fol. 2, 41, nomméVergilius Augusteus
B :Palimpsestus Ambrosianus L 120 sup. ex-Cimel ms. 3, sert pour 150 vers de l’Énéide
V : Veronensis XL (38), palimpseste, plusieurs lacunes
Les manuscrits M, P et R donnent un texte à peu près complet. On utilise également une quinzaine decodices minores (manuscrits mineurs) de l'époque médiévale, soit la tradition indirecte. Une douzaine depapyrus, notés Π, sont inclus mais ils sont très fragmentaires, rassemblant 900 vers. Le corpus inclut les commentaires antiques des grammairiens telServius,Ælius Donatus,Philargyrius,Probus[26],[27]…
Ayant acquis l'immortalité littéraire grâce à son épopée, Virgile va influencer nombre d'écrivains du Moyen Âge et de la Renaissance, telRonsard, qui rédigeLa Franciade (inachevée) dans la volonté de donner un équivalent français et de l'époque moderne à l'Énéide. En littérature, il deviendra également un personnage de roman, d'abord dans laDivine Comédie deDante Alighieri, où il guide Dante lui-même dans un voyage à travers l'Enfer et lePurgatoire, mais aussi notamment dansLa Mort de Virgile de l'auteur autrichienHermann Broch, qui relate (fictivement) le dernier jour de l'écrivain latin.
Le départ de Virgile pour la Grèce est l'occasion d'unpropempticon (poème d'adieu) d'Horace[28].
En 1890, le compositeurBenjamin Godard propose un opéra sur le thème deDante, dans lequel apparaît l'Ombre de Virgile, au troisième acte, invitant le héros à visiter l'Enfer puis le Paradis[31]. On compte également de nombreuses peintures où les artistes imaginent son portrait. Il est parfois représenté en compagnie deMécène et d'Horace[32].
Virgile. Œuvres complètes. Tome 1 :Énéide. Tome 2 :Bucoliques-Géorgiques. Traduction, Jean-Pierre Chausserie-Laprée. Avant-propos de Cl. Michel Cluny. Éditions de la Différence, 1993-2007
Virgile, Œuvres Complètes, édition bilingue, traduction, présentation et notes par Jeanne Dion, Philippe Heuzé, Alain Michel. Éditions de la Pléiade, 2015.
Virgile, "L'Enéide", édition bilingue, traduction et notes par Richard Wojnarowski, Edition BoD, 2022, en deux volumes: Première partie (Chants I à VI), 376 pages(ISBN9782322398591), Deuxième partie (Chants VII à XII), 404 pages(ISBN9782322423064).
↑Virgile,Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,p. 1118-1119, Notice d'Alain Michel.
↑Ce « Virgile écrivant l'Énéide » est découvert vers 1870 àSousse par Gian Maria Massa [1816-1890] dans le jardin d'une maison qu'il rénovait, et fut offert au contrôleur civil de Sousse qui l'a remis au Musée de Sousse pour ensuite, être transféré à Tunis.
↑Claude Lecouteux,Contes, diableries et autres merveilles du Moyen Âge, Imago, 2013,(ISBN978-2-84952-419-0). L'ouvrage donne une version résumée deDer Zauberer Virgilius (« L'Enchanteur Virgile ») deJansen Enikel, extraite de (éd.) F.H. Von der Hagen,Gesamtabenteuer, 1850. Une autre version adaptée, intitulée en anglaisVirgilius the Sorcerer, figure dansThe Violet Fairy Book d'Andrew Lang.
↑MireilleSacotte,« Enfers et damnation », dansGiono dans sa culture, Presses universitaires de Perpignan,, 211–225 p.(lire en ligne)
↑ClémentChillet,« Chapitre 8. Diriger sa maison : constitution et place de la domus de Mécène », dansDe l’Étrurie à Rome. Mécène et la fondation de l’Empire, Publications de l’École française de Rome,, 373–410 p.(ISBN978-2-7283-1202-3,lire en ligne)