Latoponymie (dugrec ancien :τόπος /tópos « lieu » etὄνομα /ónoma « nom ») est une disciplinelinguistique qui étudie lestoponymes, c'est-à-dire lesnoms propres désignant un lieu. Elle se propose de rechercher leur ancienneté, leur signification, leurétymologie, leur évolution, leurs rapports avec lalangue parlée actuellement ou avec des langues disparues. Avec l'anthroponymie (étude des noms de personnes), elle est l'une des deux branches principales de l'onomastique (étude des noms propres), elle-même branche de lalinguistique.
En outre, la toponymie s'intéresse aussi aux contextes et motivations de la détermination des noms de lieux et à leur impact sur les sociétés. À ce titre, elle emprunte donc également de façon importante à l'histoire et à lagéographie, mais aussi à lasociologie, à l'anthropologie, à l'archéologie et à lagéopolitique, et mobilise les outils et les approches de l'ensemble dessciences sociales.
Le terme de « toponymie » renvoie également à l'ensemble du matériau que composent les toponymes, également désignés comme « noms de lieux » ou « noms géographiques ». Un même vocable désigne donc à la fois l'objet et ses acteurs, et la discipline qui les étudient, « l'état et la science des noms des lieux » selon les mots du géographeRoger Brunet[1], comme c'est le cas de latopographie. Le présent article traite des deux acceptions.
Les changements phonétiques, phonologiques et morphologiques qui affectent généralement les noms de lieux au point de les rendre opaques, ont suscité des interprétations des plus fantaisistes (telles lesétymologies populaires) de la part d'auteurs qui ignorent ou négligent laméthode scientifique mise en place par lesphilologues et leslinguistes[2].
Marqueurs tangibles et symboliques des sociétés humaines, les toponymes sont l'objet d'importants débats de société, et sont traversés par plusieurs dynamiques d'appropriation (normalisation linguistique,patrimonialisation,instrumentalisation politique).
La discipline toponymique a pour objet « l'étude de la formation et de l'évolution des noms de lieux »[3] ; elle s'attache à étudier les noms dans leur forme, leur origine et leur sens, et emprunte ainsi à lalinguistique. Suivant cette perspectiveétymologique, deux approches générales sont combinées : une étude « descriptive » (relevé et analyse des noms dans un espace-temps donné) ou une étude « évolutive » (lecture de l'évolution des noms, deslangues et des significations dans le temps).
Au-delà de l'approcheétymologique, des études contemporaines en toponymie s'attachent aussi àanalyser de façon critique les tenants et aboutissants de la toponymie, les circonstances de l'attribution des noms (acteurs impliqués, représentations mobilisées, intentions sous-tendues), en ce qu'ils peuvent éclairer la compréhension des dynamiques sociales, culturelles et politiques[1].
À cette époque, la discipline est intrinsèquement liée à lagéographie historique qui privilégie la valeur documentaire de la toponymie cartographique mais« néglige une interrogation plus fondamentale sur la nature même de la nomenclature déployée sur la carte, sur les conditions de son inscription, sur ses effets intellectuels et esthétiques, sur les problèmes théoriques sous-jacents à la nomination des lieux[6] ». On privilégie l'établissement dedictionnaires topographiques (gazeteers en anglais). Ces dictionnaires ont permis aux linguistes d'accéder plus facilement aux formes anciennes des noms de lieux, c'est-à-dire aux formes attestées au cours des siècles dans leschartes,cartulaires,pouillés et dont la recherche dans les bibliothèques exigeait de longues heures.
La toponymie a ensuite largement concentré ses recherches sur l'étymologie des noms de lieux ; dans ce cadre, on a pu établir une évolution assez linéaire dans la toponymie ouest-européenne. En effet, il existe unsubstrat pré-indo-européen,indo-européen ou pré-celtique dans les toponymes européens ; on y rattache généralement toutes les étymologies toponymiques inexpliquées[7].
Initialement assez largement présentée et utilisée comme « substitut de l'archéologie », perçue comme la succession de couches d'histoire, la toponymie est progressivement reconsidérée à partir des années 1980 avec le développement des technologies d'archéologie préventive et la prise de conscience de la grande variabilité des héritages linguistiques et de leurs significations, qui nuancent parfois fortement cette dimension archéologique[10],[11].
Sur le plansyntaxique, et dans un contexte linguistique indo-européen, le toponyme peut comprendre un termegénérique (qui définit l'entité géographique désignée) et un termespécifique (qui précise et isole l'élément géographique)[3] ; dans « delta de l'Okavango »,delta est générique,Okavango est spécifique.
une fonction pratique : localiser les lieux, faciliter le repérage et l'orientation des individus ;
une fonction symbolique et culturelle : consigner et fixer dans une mémoire collective les faits, valeurs, langues, événements et acteurs retenus par les sociétés[1]. Cette fonction peut être délibérée ou non. Il convient toutefois de considérer avec précaution les toponymes anciens, dont la dimension archéologique n'est pas forcément attestée[10].
« Lorsque l'on veut nommer un lieu public, on se demande d'abord à quelle sorte de désignation on veut procéder. En d'autres termes, on s'interroge sur l'intention de cette attribution »[26].
Les toponymes peuvent aussi constituer une ressource territoriale importante (support de patrimonialisation, de stimulation démocratique et militante, de création artistique).
Il est impossible de savoir précisément à partir de quelle date les humains ont attribué des noms aux lieux qui les entouraient. Néanmoins, il semble que ce soient lesrivières et lesmontagnes qui aient été nommées en premier[7]. Selon le géographePaul Claval, ce sont la sédentarisation et la structuration des populations qui ont créé le besoin de déterminer des noms pour les lieux, qui désormais étaient durablement habités et territorialisés[27].
La toponymie naît de la médiation entre l'espace habité et l'espace approprié par le travail de la terre et l'enracinement d'une société[28].
Nombre de toponymes des sociétés anciennes répondent aux caractéristiques géographiques ou naturelles de l'endroit, comme dans le cas deTenochtitlan (la légende de la fondation de la ville mêle le toponyme et le sacré, comme on peut encore l'observer sur les armes duMexique), d'Ostie, du latinOstia « embouchure d'un fleuve », ou encore de l'Islande (Ísland, « terre de glace »). Mais on trouve également des références ausacré, comme dans le cas deBabylone (de l'akkadienbabil, Porte de Dieu), parfois elles-mêmes en lien avec la géographie du lieu, comme dans le cas deCuzco (duquechuaqusqu wanka, le rocher du hibou).
L'Empire romain, du fait de son expansion et la rigueur de ses armées, a permis de cartographier et de recenser les toponymes d'une grande partie de l'Europe et du Bassin méditerranéen. Pour d'autres régions du monde, il est parfois plus difficile d'établir une carte historique des toponymes employés à différentes époques.
Lesgrandes découvertes entraînent une prédominance de la toponymisation européenne dans le monde qui a pu s’établir notamment grâce à l'hagiotoponymie pratiquée par les puissances colonisatrices européennes[30]. La dénomination des îles rencontrées par les navigateurs européens participe d'une reconnaissance, d'un balisage à la fois pratique et symbolique, celui de la conquête[31].
EnFrance, la toponymie urbaine a pendant longtemps été un accord tacite entre les habitants du lieu (toponyme d’usage) avant que le pouvoir politique, généralement communal, s'arroge le droit de baptiser les villes (toponyme de décision) auXVIIe siècle[32]. De compétence étatique, la toponymie devient progressivement compétence municipale : la loi municipale de1884 permet de s'affranchir en partie de la tutelle automatique dupréfet, qui toutefois ne disparaît qu'avec la loi de 1970 sur les libertés communales (date à laquelle les hommages aux personnalités n'exigent plus de validation préfectorale) et les lois de décentralisation en 1982, à partir desquelles le contrôle de l'État ne concerne plus que la légalité formelle des dénominations[33].
L'altération morphologique et lexicale des langues, de leur compréhension et de leur retranscription, est créatrice de quiproquos toponymiques, de réinterprétations hasardeuses[35]. Aujourd'hui, les recherches en toponymie ont permis de montrer que quelquestoponymes sont pléonastiques, comme lelac Léman[36], leGolfe du Morbihan (« golfe de la petite mer »), lecol de Port[37], et que d'autres ont étémal interprétés (c'est le cas des faux hagiotoponymes notamment).
Sur le temps long, le patrimoine toponymique fait souvent figure depalimpseste, révélant la succession et la juxtaposition d'expressions culturelles et idéologiques différentes sur un même territoire, comme le montrent certains contextes parlants (Algérie[38],Australie[39],États-Unis[40],Russie[41]).
L'identité des acteurs impliqués dans les processus de dénomination, et de leurs représentations et intentions, fait l'objet d'études nombreuses[42]. La pratique de dénomination pose notamment d'importantes questions juridiques[43],[44].
La toponymie a une dimension éminemment politique[47], au sens où son institution est le fait d'acteurs politiques et de leurs intentions, qu'il s'agisse de dirigeants politiques et économiques, de citoyens engagés, de collectifs publics ou privés. En outre, le nom du lieu est de lui-même un enjeu en ce que son choix met en présence des acteurs, des projets, des conceptions et des représentations différents potentiellement conflictuelles[48]. La toponymie peut devenir un champ de bataille idéologique. Son instrumentalisation politique s'effectue à toutes échelles, que ce soit pour marquer de façon symbolique et mémorielle un territoire, le banaliser et le déshistoriciser, ou justifier une création spatiale[48]. Certains objets deviennent les supports privilégiés de ces affrontements, comme lacartographie[49] ou les panneaux designalisation routière.
Si les dénominations spontanées, héritées de l'occupation sociale de l'espace sur des temps longs, paraissent majoritaires, il existe aussi un grand nombre de dénominations « imposées » ou répondant du moins à une intention stratégique[9]. Plusieurs contextes de dénomination peuvent ainsi être identifiés[45] :
Localisation des toponymesaméricains portant un suffixe en-burg ou-ville, traduisant l'établissement d'une colonie de peuplement sous l'égide des puissances coloniales britannique et française.
Nombreux sont les exemples de toponymes traduisant la conquête d'un espace par un groupe. Les grandes explorations et les mouvements de colonisation (eux-encore créateurs de toponymie princière) ont été grands pourvoyeurs de toponymes aujourd'hui acceptés et consacrés. Pour les premiers, on peut évoquer par exemple laterre de Baffin, nommée en l'honneur du navigateur anglaisWilliam Baffin, ou lamer de Barents du nom du navigateur néerlandaisWillem Barentsz, la toponymie du front pionnieramazonien[50] ou encore un grand nombre de toponymes insulaires enOcéanie, baptisés au gré de la circulation des navigateurs européens[31]. Pour les seconds, les exemples dulac Victoria, deJohannesbourg, de laNouvelle-Guinée ou de laNouvelle-Zélande (et l'ensemble des toponymes portant lamention « nouveau » ou « nouvelle ») sont parlants. Ces noms peuvent être sujets à des tensions identitaires et ethniques en ce qu'ils évoquent bien souvent la dominationoccidentale, et la violence que les conquêtes ont pu susciter. Certains toponymes sont forgés explicitement en réponse à cette domination, comme « Kanaky » utilisé par les indépendantistes à la place de « Nouvelle-Calédonie »[51].
À une tout autre échelle, la construction de nouvelles localités, l'aménagement de nouveaux quartiers relève aussi de ce processus de conquête territoriale. Ainsi, l'occupation de l'espace par un groupe peut transparaître dans des formes lexicales (lesuffixe -acum est l'expression emblématique d'une ancienne occupationceltique), et la fabrication de nouvelles voies génère l'opportunité de nouveauxodonymes. Au-delà de la fonction primaire d'aide au repérage, la nouvelle toponymie peut être investie des intentions symboliques du pouvoir politique.
Changements de régime institutionnel ou idéologique
Les « épurateurs toponymiques » cherchent à supprimer du champ de la mémoire et du paysage tout ce qui pourrait aller à l'encontre de la définition qu'ils donnent aujourd'hui de leur espace symbolique[54]. La suppression desodonymes évoquant des personnalités controversées tellesPhilippe Pétain ouJoseph Staline est un phénomène contemporain enFrance et auCanada. De même, en Espagne, les habitants de Castrillo Matajudíos ont choisi par référendum de changer le nom enCastrillo Mota de Judíos car le nom initial se traduisait littéralement par « tuez les Juifs »[55].
Au Québec, il arrive parfois que des noms de lieux officiels perdent leur statut officiel. Cela s'est produit en septembre 2015 pour les toponymes contenant le mot françaisnègre ou l'équivalent anglaisnigger[56]. De plus, des noms de lieux dédiés à des personnages controversés tels queJeffery Amherst,Alexis Carrel etClaude Jutra ont également été désofficialisés en raison des accusations respectives d'actes génocidaires, d'eugénisme et de pédophilie qui ont été portées contre ces figures[56]. Selon la féministe Sarah Beaudoin et le linguiste Gabriel Martin, « [g]énéralement, seule une absence d'acceptabilité claire, persistante et relativement consensuelle peut conduire à la désofficialisation d'un toponyme pour des raisons idéologiques, bien que des pressions politiques et médiatiques puissent engendrer des exceptions à ce principe directeur[56]. »
De nombreux autres exemples peuvent être évoqués : parmi eux, auCanada, l'île du Prince-Édouard, autrefois appelée Île Saint-Jean, nommée en l'honneur du princeÉdouard-Auguste de Kent, fils deGeorgeIII du Royaume-Uni ou laTerre de la Reine-Maud, revendication norvégienne enAntarctique. Les contextes révolutionnaires et post-révolutionnaires sont riches d'opérations massives de changement des toponymes, quand ceux-ci sont clairement associés à un régime et des valeurs perçus comme obsolètes ou offensants. Une fois devenue indépendante, l'Inde a entamé unvaste processus de rectification de toponymes considérés comme relevant de l'héritage colonialiste britannique. La France révolutionnaire a associé à ses nouveauxdépartements des noms évacuant les références auxprovinces d'Ancien Régime.
Lepost-colonialisme est un important moteur de production et de tensions toponymiques. EnAfrique du Sud, on a cherché à effacer les stigmates de l'apartheid[47] en supprimant des noms trop évocateurs de cet ancien régime. On peut citer en exemple la toponymisation « parallèle » dePort Elizabeth enNelson Mandela Bay[47]. De la même manière, nombre d'anciennes colonies ont changé de nom une fois leur indépendance acquise (laHaute-Volta devenantBurkina Faso ou laRhodésie devenantZimbabwe). Si certaines modifications sont bien accueillies par la population en général, certains renommages suscitent l'opposition de la population, notamment dans le cadre de la polémique sur la retoponymisation deTshwane enPretoria[47], ou deBombay en Mumbai. Le territoire français deNouvelle-Calédonie connaît une patrimonialisation contrariée de sa toponymie vernaculaire, en raison du processus politique complexe d'autonomisation de l'archipel[60].
Autre exemple, celui de la transparence de la tradition électorale et politique de certaines municipalités dans la dénomination des lieux urbains (en témoignent par exemple les rues glorifiant des personnalités révolutionnaires et soviétiques dans les villes à municipalitécommuniste[61]). Cette toponymie communiste vient appuyer la fonction éminemment politique de l'architecture déployée dans les contextes soviétiques oueurocommunistes[62].
Les toponymes jugés offensants sont également en voie de disparition[63]. En micro-toponymie, on en arrive à rebaptiser des lieux évocateurs de douleur ou de honte nationale.
D'autres revendications sociopolitiques peuvent trouver une expression dans des mobilisations d'ordre toponymique[64] ; ainsi existe-t-il des mouvements en faveur de la féminisation des noms de rue[65], de la présence de représentants des luttes pour les droits LGBT, des minorités ethniques[66], etc.
Les questions féministes ont suscité un nombre notable d'interventions au Québec, où la faible représentation des femmes dans la toponymie a été publiquement remarquée et déplorée à partir des années 1980[67].
Durant le premier quart du 21e siècle, des dépouillements systématiques révèlent que les noms de femmes ne représentent guère plus de 10 % de la toponymie anthroponymique du territoire québécois[68]. Dans les années 2010, ce constat alimente un mouvement féministe québécois grandissant, qui s'organise à Sherbrooke autour de l'idéal de favoriser une plus grande équité toponymique[69]. Le mouvement culmine en 2016 avec une série d'actions coordonnées, dont la publication du « Manifeste du Collectif pour l’Équité toponymique au Québec » dans les principaux journaux du Québec en mars 2016[70].
Les instances municipales réagissent aux tractations citoyennes par une série d'actions. Ainsi, en 2016, la ville de Montréal lance la banque de donnéesToponym'Elles qui regroupe des centaines de noms de femmes pouvant servir à nommer les futurs lieux de la métropole[70]. En 2018, la Ville de Laval adopte officiellement la reconnaissance des femmes comme un critère de sélection de toponymes à part entière[71]. En 2024, après de nombreuses résistances, la Ville de Sherbrooke ajoute un critère similaire dans sa politique toponymique[72].
Parallèlement, le gouvernement du Québec prend position en faveur d'une meilleure représentation toponymique des femmes. En 2017, la Commission de toponymie du Québec et le Conseil du statut de la femme soulignent conjointement l'importance d'accroître la présence des femmes dans la toponymie[73]. En mars 2020, la commission met en ligne une « Banque de candidatures aux désignations toponymiques commémoratives »[74], dans laquelle la proportion de candidatures féminines devra être, au minimum, de 50 %[75].
Toponymes corses sous leur forme italienne, victimes dunationalisme corse.
La mondialisation et les mouvements de protections des langues minoritaires entraînent une généralisation des indications toponymiques plurilingues, notamment dans les aéroports et sur les grandes voies de communication. Cependant, une autre orientation légèrement différente a été définie« par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (7.10.1981) : « L'Assemblée, considérant qu'il est très important d’assurer le respect et le développement équilibré de toutes les cultures européennes, et tout simplement les identités linguistiques, […] recommande […] au niveau scientifique, l’adoption progressive […] des formes correctes de la toponymie, à partir des langages originels de chaque territoire, si petit soit-il […] ». Des vœux en ce sens avaient été votés par les trois conseils généraux de basse Bretagne dans les années 1970. »[76].
Dans l'Espagne post-franquiste, de nombreuses villes ont retrouvé leur nom catalan, galicien ou basque qui avait été castillanisé durant ladictature[51]. Les régions européennes fortement marquées par les autonomismes ou les revendications régionalistes connaissent un certain nombre de processus d'instrumentalisation de la toponymie (comme en Italie du Nord[77]). Les entreprises de francisation des noms de lieux, ou, à l'inverse, designalisation bilingue, peuvent aussi être vécues comme des tentatives de manipulations à visée politique voire communautariste.
Dans des contextes de cohabitations ou concurrences linguistiques et culturelles, l'officialisation d'une toponymie double est parfois mise en œuvre, comme c'est le cas par exemple enAfrique du Sud[78], auPays basque espagnol où la capitale de la communauté autonome porte le nom deVitoria-Gasteiz, composé des toponymes castillan et basque, ou en Suisse (Biel / Bienne), ou encore enAustralie, où une politique de double dénomination confère l'appellation « Uluṟu/Ayers Rock » au célèbre site géologique et culturel aborigène. Lenationalisme chinois auTibet s'exerce notamment par une imposition de la sinisation de la toponymie[79].
LaMovistar Arena deSantiago, auChili : exemple d'infrastructure sportive dont le nom est celui d'une entreprise, suivant les principes dunaming.
La toponymie questionne aussi le rapport entre les acteurs publics et privés dans l'espace. La pénétration des intérêts privés dans l'espace public se matérialise à travers les contrats denaming qui voient des enceintes sportives porter le nom de sociétés privées dans le cadre de parrainages financiers. Ces contrats peuvent concerner d'autres types de lieux, comme des lignes de transport en commun (laligne 2 du métro de Madrid, qui porte le nom de l'entrepriseVodafone entre 2013 et 2016). Certaines firmes privées sont également concrètement engagées dans la production de toponymes[34].
Dans une démarche demarketing territorial, certains territoires veulent rendre le toponyme lisible et attractif, susceptible de contribuer par ses qualités au développement et à la promotion économique ou touristique du territoire. Les corpus mobilisés peuvent recourir à des références historiques, ou constituer de véritables créations contemporaines inédites.
En France, le département des Côtes-du-Nord est débaptisé en raison de la perception négative de sa dénomination et rebaptisé « Côtes-d'Armor » en 1990[80] ; il en est de même pour la ville deChâlons-en-Champagne, anciennement Châlons-sur-Marne. Plusieurs toponymes comprennent une mention supplémentaire les liant à un espace ou ensemble géographique mélioratif : ainsi est-ce le cas de nombreux ports ou aéroports (Tanger Med auMaroc[81]) ou d'intercommunalités françaises (cette ambition étant cependant explicitement prohibée pour les communes[82]).
L'enjeu économique et politique du secteur touristique motive une toponymie poétique et esthétique fondée sur des référents historiques plus ou moins certifiés (les cas duPays cathare[48] ou les dénominations de certainsparcs naturels régionaux français[83] sont de bons exemples).
Les techniques de la dénomination peuvent être combinées[45]. EnFrance, l'exemple de la tentative parGeorges Frêche, président duconseil régional du Languedoc-Roussillon de renommer la régionSeptimanie, expérience ayant suscité unepolémique et s'étant soldée par un échec, mobilise à la fois, dans un contexte d'affirmation du pouvoir régional à l'égard de l'État, l'ambition de la promotion du territoire régional et de suppression d'une référence imposée par les autorités centrales, par le recours à la restauration d'un toponyme évacué d'originemédiévale. En Italie, le parti régionaliste de droite radicale de laLigue du Nord mobilise des arguments identitaires aux destinataires variés (Rome, l'immigration étrangère, les partis de gauche) pour justifier sa politique toponymique[77].
Comme des monuments, des œuvres d'art ou une langue, les noms de lieux, témoins et héritages d'une histoire et de cultures, appartiennent à la mémoire collective et constituent des élémentspatrimoniaux[84],[35]. Par conséquent, ils peuvent faire l'objet de débats quant à la valorisation et leur préservation.
La valorisation de la toponymie en tant que patrimoine se décline en plusieurs types d'outils : publications, balades toponymiques, bases de données, conférences et communications[85]…
La normalisation toponymique apparaît essentielle[86],[87], en ce qu'elle procure des avantages techniques (la production decartes, le fonctionnement desassistants de navigation GPS, la suppression des doublons…), économiques (le fonctionnement des services, l'adressage des livraisons…), sociaux et culturels (la communication entre les individus, la construction des identités)[9]. L'intensification de lacommunication et destechnologies liées exige la mise en place d'une véritable gestion de l'information toponymique[9].
Aux côtés du GENUNG, d'autres instances internationales édictent des avis en matière toponymique, comme l'Organisation hydrographique internationale pour la désignation des zones maritimes.
Les instances internationales peuvent viser à ce que l'ensemble de lacommunauté internationale se mette d'accord sur les dénominations des différentes parties prenantes, bien que ce ne soit pas toujours le cas, comme l'a illustré ledébat autour du nom de la Macédoine.
À diverses échelles, des organismes mettent en place des inventaires toponymiques. Ces opérations poursuivent différents buts, selon qu'elles s'intègrent à une étude scientifique ou à un projet de valorisation patrimoniale. Elles suivent une méthodologie rigoureuse[89] et sont ensuite traduites en outils de médiation[85].
La collecte des microtoponymes de tradition orale s'avère parfois compliquée, en raison de la fragilité des témoins[85], de la variabilité des sources et de la dureté de certains contextes[90].
Les opérations d'inventaire conduites par les instances nationales permettent aussi de repérer les lieux nécessitant un nom, ce qui a notamment été conduit enAlgérie[91].
Les instances toponymiques internationales et nationales poursuivent l'objectif de codification et d'uniformisation des toponymes. La coordination desexonymes, laromanisation et la traduction des toponymes sont un défi majeur[38],[92],[12]. Il arrive que les préconisations soient différentes d'un État à un autre : ainsi, les usages français privilégient la francisation des toponymes étrangers, alors que les pratiques anglophones préfèrent le maintien de la toponymie locale (Cap-Vert en français,Cabo Verde en anglais)[93].
Le nom des communes et lieux-dits, comme les noms propres ont beaucoup évolué pour se stabiliser avec les règles de l'orthographe et l'établissement des cartes officielles. Les mêmes règles que pour les noms de rues (voirNoms de voies et d’organismes) s'appliquent aux unités administratives et politiques françaises ou dont le nom a été, partiellement ou totalement, francisé. La règle s’applique également à nombre de noms du domaine de la géographie physique. Les traits d’union entraînent l’apparition d’une majuscule dans tous les noms et adjectifs unis dans l’expression : trait d’union et majuscule sont donc les outils d’élaboration des noms composés des unités administratives et politiques, comme on peut le voir dans les noms deLoire-Atlantique,Scey-sur-Saône-et-Saint-Albin,Basse-Normandie,Côtes-d'Armor,Rhénanie-du-Nord-Westphalie, ou encoreVirginie-Occidentale.
La partie du nom qui sera « unionisée » est ce qu’on appelle le spécifique (le nom « propre »), par opposition au générique (nom « commun »). Ainsi, dans « département duPas-de-Calais », « département » est générique, « Pas-de-Calais » est spécifique. Dans « pas de Calais », « pas » est un générique (synonyme de détroit), « Calais » est spécifique. De même, on fera la différence entre la province de l’Île-du-Prince-Édouard et l’île du Prince-Édouard qui donne son nom à la province, entre le massif du Mont-Blanc et lemont Blanc ou entre la République duCap-Vert et lecap Vert.
Au sein même du domaine francophone, les graphies peuvent varier d'un contexte national à un autre, selon que l'on considère les consignesfrançaises,belges ouquébécoises.
Les commissions toponymiques peuvent aussi contribuer à la promotion et à la valorisation du patrimoine toponymique en édictant des recommandations, et encourager l'originalité et la qualité de celui-ci. La Commission de toponymie du Québec décerne ainsi des « Coups de cœur » et « Coups de foudre » aux créations de noms de lieux de l'année qu'elle juge les plus à même de souligner la richesse du patrimoine toponymique préexistant[96],[97].
Lanéotoponymie, orthographiée aussinéo-toponymie, est la formation de nouveaux toponymes, qu'il s'agisse de transformations toponymiques des dénominationsvernaculaires (substitution à un nom existant, le plus souvent unendonyme, appellation donnée à un lieu par ses populations successives) ou de créations nominales pour combler les vides toponymiques. Si la production toponymique remonte à l'Antiquité (d'où l'intérêt de l'usage académique de la toponymie qui apporte de précieuses indications sur la constitution ou la reconstitution du peuplement antique, médiéval,moderne etcontemporain, et témoigne des rapports historiques à l’environnement), la néotoponymie résulte d'un processus de création toponymique qui se développe auXIXe siècle (choronymietouristique pour lestoponymes littoraux)[98]. Cette production néotoponymique s'accélère depuis les opérations dedécoupage territorial et dedévolution de pouvoirs (par exemple la formation decommunes associées et decommunes nouvelles en France depuis la seconde moitié duXXe siècle)[99].
La dénomination, qu'elle soit officielle ou officieuse, issue d'un processus légal ou de la pratique, implique un processus de sélection du néotoponyme (écrit aussi néo-toponyme) à partir souvent de propositions contradictoires, et met en avant outre les traditionnels enjeux fonctionnels (localisation, orientation), des enjeuxpatrimoniaux,territoriaux,économiques,idéologiques ougéopolitiques fréquemment conflictuels[100],[101]. Cette production néotoponymique qui transforme les toponymes d'origine ou désigne des entités émergentes, est souvent traitée par les acteurs dumarketing territorial dans une démarche depromotion et deprospection auprès destouristes, desinvestisseurs ou desopérateurs, ce qui peut susciter des questionnements et des polémiques pour des raisonspolitiques ouidentitaires locales[99].
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