Lathéorie de la séduction (dite aussineurotica) est une première théorie deSigmund Freud, que celui-ci a élaborée entre 1895 et 1897, dans les débuts de lapsychanalyse. Elle aura surtout permis à Freud de faire l'hypothèse durefoulement dans l'inconscient, au contact notamment des personneshystériques.
L'abandon par Freud de la théorie de la séduction en septembre 1897 marque « la naissance de la psychanalyse » (comme on a pu dire), avec le passage à la théorie dufantasme et la reconnaissance de laréalité psychique, d'une autre facture que la réalité matérielle.
Psychonévroses,Études sur l'hystérie, « cas Emma »
La théorie de la séduction (dite aussineurotica[note 1],[1]) est formulée en 1896, puis abandonnée en 1897 parFreud[2]. Elle apparaît dans lesÉtudes sur l'hystérie[3], ouvrage publié par Freud etBreuer en 1895, et concerne la genèse de cette affection, l'hystérie.
La théorie freudienne de la séduction fut exposée publiquement pour la première fois le dans un article intitulé « L'Hérédité et l'étiologie des névroses », paru dansLa Revue Neurologique[4], périodique français, en hommage àCharcot et à ses disciples. Les mots « psychanalyse » et « psychonévrose » y sont mentionnés pour la première fois.
Durant cette brève époque des années 1895-1897, où il professe la théorie de la séduction, Freud considère que la cause des psychonévroses (l'hystérie et lanévrose obsessionnelle) est une séduction sexuelle dont la patiente ou le patient aurait été victime avant lapuberté[5],[note 2].
Quand il construit cette première théorie entre 1895 et 1897, Freud est d'avis que« lanévrose aurait pour origine unabus sexuel réel : un “attentat” comme il le dit »[6]. Il s'appuie autant sur une réalité sociale[note 3] que sur sa clinique : dans les familles, dans la rue parfois, des enfants peuvent être victimes de viols de la part des adultes, et le souvenir de ces traumatismes est si pénible qu'il est le plus souvent oublié, dénié ou refoulé[6].
Dans sa clinique, en écoutant des femmes hystériques, Freud est amené à cette époque à bâtir sa première hypothèse durefoulement et de la causalité sexuelle de l'hystérie sur la théorie d'une séduction ayant eu lieu de fait : c'est parce que ces femmes hystériques qui sont ses patientes ont été réellement séduites qu'elles sont atteintes de troubles névrotiques, pense-t-il[6]. Il émet alors des doutes sur« les pères en général », le sien compris (Jacob Freud), et sur lui-même quant à des« désirs coupables » vis-à-vis de ses filles[6].
Le « cas Emma » et le traumatisme en deux temps : l'après-coup
L'après-coup hystérique, révélé généralement par un événement plus anodin dans l'adolescence, montrait le retour traumatique d'une séduction de fait par un adulte, qui se trouvait ainsi sexualisée au moment de lapuberté de la jeune fille au niveau de sonrefoulement dans lepsychisme. L'exemple du cas d'« Emma » (exposé dansL'Esquisse[note 4]) est le plus illustratif de ce « traumatisme en deux temps » : Il va donner lieu pour Freud à un développement théorique sur lerefoulement hystérique et à la notion de « proton pseudos » ou « premier mensonge hystérique »[7],[8].
La relation avecWilhelm Fliess va progressivement se révéler déterminante dans la renonciation deSigmund Freud à sa première théorie (la théorie de la séduction)[6], et dans l'invention du fantasme qui accompagne cette renonciation[9]. Freud empruntera à son ami ses thèses sur labisexualité en les transformant, et la correspondance avec Fliess montre aussi, au travers de« ce qu'il appelle son auto-analyse », comment il élabore ses premières hypothèses sur l'hystérie, lanévrose et l'Œdipe[10].
Fliess, qui s'est spécialisé au cours de ses études de médecine enoto-rhino-laryngologie[11], est en effet l'« adepte d'une théorie biologique de la bisexualité et d'une conception de la sexualité fondée sur la “trace” réelle »[6] : il met en relation la muqueuse nasale et les activités génitales et pense que« la vie est conditionnée par des phénomènes périodiques en relation avec la nature bisexuée de la constitution humaine » ; il remarque par ailleurs« le caractère polymorphe de lasexualité infantile »[9].
DansL'Interprétation du rêve, à travers l'interprétation du rêve deFreud « L'injection faite à Irma »[note 5],[12], oùEmma Eckstein apparaîtrait en tant qu' « élément diurne » dans l'image composite du personnage d' Irma, revient le fait queWilhelm Fliess avait« commis auparavant une faute grossière » avec cette patiente de Freud,« en oubliant un pansement dans ses cavités nasales après une opération, ce qui avait occasionné infection et grave hémorragie »[13]. D'aprèsRoger Perron, le rêve princeps de l'injection faite à Irma« inaugure la période d'autoanalyse de Freud », où son ami Wilhelm Fliess, qui figure à l'arrière-plan du rêve, joue un rôle important[13].
C'est dans une lettre àWilhelm Fliess[14] de, appelée« lettre de l’équinoxe » par Jean Laplanche[15], que Freud remet en question sa première théorie jugée invérifiable dans la réalité, en parlant de l'abandon de saneurotica à son ami et correspondant. Il est habituel de considérer que cet abandon représente l'un des moments fondateurs de la construction de la théorie psychanalytique et de l'abandon du modèle neurologique[16],[17] basée sur le schème « traumatisme = affection ».
Cependant,« Freud ne désavouera jamais sa théorie dutraumatisme »[18]. Il centre son attention par la suite sur la « scène primitive », c'est-à-dire sur l'observation réelle ou fantasmée par l'enfant des rapports sexuels entre les parents[18]. SelonRoger Perron,« le problème des relations entre “réalité psychique” et “réalité historique” (événementielle) » continuera chez Freud de faire l'objet d'une interrogation constante[18].
L'abandon par Freud de saneurotica[note 6] a donné lieu à une abondante littérature[5]. Lephilosophe Yvon Brès distingue trois périodes : 1) Autour de 1970, un grand nombre de psychanalystes et de philosophes, le plus souventfrançais, ont fait de l'abandon de la théorie de la séduction,« l'acte de naissance de la “vraie” psychanalyse », c'est-à-dire et selon eux,« celle qui s'intéresse aufantasme et non à l'événement, à la “réalité psychique” et non à la vérité historique »[5]. 2) La réaction se fait jour autour de 1980 et prend selon Brès« une forme assez amusante » : Freud est soupçonné d'avoir eu« des raisons inavouables — conscientes ou inconscientes — de cesser de croire que ses patientes avaient été violées » (Mary Balmary,L'homme aux statues, 1979 ; Marianne Krüll,Freud und sein Vater, Munich, 1979, trad. françaiseSigmund fils de Jacob, 1983 ;Jeffrey Moussaieff Masson,The Assault on Truth, New York, 1984, trad. franç.Le réel escamoté[note 7],[5]) ; 3) Dans une troisième période, poursuit Yvon Brès,« on laisse de côté les ragots » : Freud n'aurait pas cessé de s'intéresser aux souvenirs traumatiques oubliés, il aurait« tout au long de sa vie, accordé de l'importance aux expériences sexuelles infantiles, quitte à donner à la séduction un sens “généralisé”[note 8] ». En 1994, Yvon Brès considère que« le débat n'est évidemment pas clos »[5].
Sándor Ferenczi redonne au traumatisme infantile toute son importance.
Alors que Freud a envisagé une troisième voie, entre réalité du trauma et fantasme, c'est-à-dire lerefoulement de lareprésentationaprès-coup[19],Sándor Ferenczi propose quant à lui de redonner de l'importance au traumatisme infantile[20].
Dans « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion » (1933), Ferenczi distingue radicalement entre« la langue d'enfance et sa logique (recherche de tendresse, de sécurité, d'amour élémentaire, d'“amour objectal passif”), et la logique de la langue passionnelle » chez certains adultes séducteurs, qui recherchent l'excitation génitale et la violence dominatrice[21].
D'après Dominique Bourdin, Freud semble renoncer à cette théorie, mais continue de postuler l'idée de séduction[22] comme origine des troubles psychiques ou névrotiques. Pour Yves-Hiram Haesevoets, il s'agirait ainsi d'une relégation, plus que d'un abandon[23].
Peter Gay souligne que deux semaines après la lettre à Fliess où il déclare son abandon, Freud lui en écrivait une autre où il se déclare tout à fait prêt à croire au récit d'une patiente qui témoigne d'avoir été violée par son père à l'âge de deux ans ; trois mois plus tard, il lui écrit encore pour affirmer sa « confiance dans l'étiologie liée au père », en 1924, Freud insiste toujours sur la part de vérité de ses premiers travaux[24]. Tabin[25], Lothane[26] ou Lynn[27], sont du même avis que Peter Gay . Ainsi, Lynn affirme que Freud est très attentif à la séduction infantile dans sa conduction de l'analyse de son patient, A.B., ce qui porterait à relativiser la portée de l’idée généralement admise de sa "neurotica".
La théorie de la séduction généralisée (Jean Laplanche)
En1987, dansNouveaux fondements pour la psychanalyse. La séduction originaire,Jean Laplanche pose lathéorie de la séduction généralisée[28],[29], par laquelle il reformule la théorie de la séduction de Freud en lui donnant une plus grande ampleur[30]. Dans la conclusion de son ouvrage sur l'Histoire secrète de la séduction sous le règne de Freud, la psychanalyste Jacqueline Lanouzière écrit qu'« avec le concept de séduction “originaire”, Laplanche [...] dégage ce qui est “l'essence” même du phénomène séductif: l'énigme »[31].
↑« Meine Neurotica » : d'après une note dans lesLibres Cahiers pour la psychanalyse sur la lettre du 21 septembre 1897, où Freud confie à Fliess qu'il ne croit plus à sa / sesneurotica,« la construction allemande de la phrase ne permet pas de décider si le mot latin neurotica est un féminin singulier (ma neurotica) ou un neutre pluriel (mes neurotica). Plusieurs arguments plaident en faveur du pluriel ».
↑ En intitulant son article « Freud au ras des pâquerettes »,Yvon Brès se propose d'éclairer non pastoute l'œuvre de Freud,« mais unecouche de cette œuvre qui se situe “au ras des pâquerettes” », à savoir la théorie desnévroses actuelles plus négligée des psychanalystes et historiens de Freud, lesquels, selon lui, s'intéressent bien davantage auxpsychonévroses de défense.
↑Dans son ouvrage critique de l'abandon par Freud de sa première théorie, intitulé dans sa réédition en 2012Enquête aux archives Freud, des abus réels aux pseudo-fantasmes,Jeffrey Moussaieff Masson rapporte (p. 35-72) que pendant son séjour àParis et en suivant les cours deJean-Martin Charcot sur l'hystérie, du au, Freud avait suivi les conférences et assisté aux autopsies deBrouardel à la morgue de Paris sur des cas de viol et d'assassinat d'enfants ou de violence sexuelle accompagnée de violence physique.
↑Le « cas Emma » est consigné dans la deuxième partie deL'Esquisse (écrit en 1895) intitulée « Psychopathologie » où il est question de la « psychopathologie de l'hystérie » (dansLa naissance de la psychanalyse).
↑ Freud fait ce rêve en 1895, dans la nuit du 23 au, durant ses vacances et alors qu'il séjournait à la Villa Bellevue dans les environs de Vienne.
↑Lettre à Wilhelm Fliess du 21 septembre 1897 :« Il faut que je te confie tout de suite le grand secret qui, au cours de ces derniers mois s'est lentement révélé. Je ne crois plus à maneurotica... » (inLa naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956,p. 190).
↑Yvon Brès rapporte que page 142, et page 152 dans la traduction française chez Aubier, Masson suspecteWilhelm Fliess d'avoir abusé de son propre fils.
↑« L’œuvre freudienne revient sans cesse, en même temps que sur les constructions fantasmatiques, sur l'idée d'une séduction traumatique, » in:La psychanalyse de Freud à aujourd'hui: histoire, concepts, pratiques, par Dominique Bourdin.p. 251, Éditions Bréal, 2007.
↑«...Freud relègue sa théorie de la séduction traumatique au profit de celle de l'imaginaire œdipien...» in:L'enfant victime d'inceste: De la séduction traumatique à la violence sexuelle, par Yves-Hiram Haesevoets, De Boeck Supérieur, 2003,p. 31
↑ Peter Gay, 1988,Freud, une vie, Paris, Hachette, trad. Tina Jolas, p. 111-112.
↑ Johanna Krout Tabin, "Freud's Shift From the Seduction Theory: Some Overlooked facts,Psychoanalytic Psychology, 1993, 10:291-297
↑ "Freud's Alleged Repudiation of the Seduction Theory Revisited: facts and Fallacies",Psychoanalytic Review, 2001, 88: 673-723
↑ David J. Lynn, 1993, « L’analyse par Freud d’un homme psychotique, A.B., entre 1925 et 1930 »,Filigrane, Québec, 2007, vol. 16, n° 1, pp. 110-123;Psychologie Clinique, Paris, 2008, n° 26, pp. 101-116, trad. Prado de Oliveira
La naissance de la psychanalyse (titre de l'éditeur pour lesLettres à Fliess, suivi de l'Esquisse), dansSigmund Freud,La Naissance de la psychanalyse, Presses universitaires de France,,7eéd. (1reéd. 1956)(ISBN978-2-13-043972-1) ;Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Édition complète établie parJeffrey Moussaieff Masson. Édition allemande revue et augmentée par Michael Schröter, transcription de Gerhard Fichtner. Traduit de l'allemand par Françoise Kahn et François Robert PUF, 2006,(ISBN2130549950).
Wilhelm Fliess,Les relations entre le nez et les organes génitaux de la femme, Ed.: Seuil, 1977,(ISBN2020046717).
Sandor Ferenczi,Confusion de langue entre les adultes et l'enfant (1933 [1932]), Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2004(ISBN9782228899185).
Collectif :André Green, Ilse Grubrich-Simitis, Jean Laplanche, Jean-G. Schimek etC. Chabert,C. Dejours, J.-C. Rolland, dansLibres Cahiers pour la psychanalyse - Études, « Sur la théorie de la séduction », Paris, Éditions In Press, 2003,(ISBN2-84835-008-3).
Henri F. EllenbergerÀ la découverte de l'inconscient, histoire de la psychiatrie dynamique (Réédité sous le titre: "Histoire de l'inconscient",Fayard, 2001, 975 pages)(ISBN2213610908).
Jean Laplanche,« séduction généralisée (théorie de la -) », dans Alain de Mijolla (dir.),Dictionnaire international de la psychanalyse, Hachette Littératures,(ISBN2-0127-9145-X),p. 1634-1635.
Jeffrey MoussaieffMasson,Le réel escamoté. Le renoncement de Freud à la théorie de la séduction, Paris, Aubier,, republié en 2012 sous le titreEnquête aux archives Freud, des abus réels aux pseudo-fantasmes.
Patrick Merot,« Jean Laplanche », dans Alain de Mijolla (dir.),Dictionnaire international de la psychanalyse, Hachette Littératures,(ISBN9782818503393),p. XIV.
Roger Perron,« séduction (scènes de -) », dans Alain de Mijolla (dir.),Dictionnaire international de la psychanalyse, Hachette Littératures,(ISBN2-0127-9145-X),p. 1633-1634.
Roger Perron,« Irma (rêve de l'injection faite à -) », dans Alain de Mijolla (dir.),Dictionnaire international de la psychanalyse, Hachette Littératures,(ISBN2-0127-9145-X),p. 890.
Sandor Ferenczi, un pionnier de la clinique, Campagne Première,, 340 p.(ISBN978-2-915789-67-6 et2-915789-67-3) (rééd. deFerenczi, paladin et grand vizir secret, Éditions universitaires, 1985,230 p.(ISBN2711302970)).
« Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, le langage de la tendresse et de la passion », dans Alain de Mijolla (dir.),Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Hachette,(ISBN201279145X),p. 367.
Juan Eduardo Tesone,« De la théorie de la séduction à la séduction traumatique », dans Dominique Cupa, Hélène Parat, Guillemine Chaudoye (dir.),Le sexuel, ses différences et ses genres. Enjeu du sexuel dans les cultures contemporaines,Les Ulis, EDK, Groupe EDP Sciences,coll. « Pluriels de la psyché »,(lire en ligne),p. 179-188.
Bertrand Vichyn,« Eckstein, Emma », dans Alain de Mijolla (dir.),Dictionnaire international de la psychanalyse, Hachette Littératures,(ISBN2-0127-9145-X),p. 507.