En Normandie, il semble que ce soit la région deBagnoles-de-l'Orne qui ait eu la première ce qualificatif, et ce avant même 1821, car on peut lire à cette date, à propos du site de la station thermale :
Du haut des montagnes qui bordent ce vallon, la vue se prolonge sur des sites variés et pittoresques qui ont mérité à ce beau pays le surnom deSuisse normande.[2]
En 1828, Jean-Frédéric Galeron (1794-1838), historien deFalaise et membre de laSociété des Antiquaires de Normandie alors récemment créée, parle d'une « petite Suisse », dans saStatistique de l'arrondissement de Falaise pour désigner les hauteurs de Saint-Clair,Clécy etAthis et le secteur dePont d'Ouilly :
« En arrivant de Falaise, au point où la route commence à descendre, au-dessous de l’église, on découvre tout à coup devant soi un vaste horizon de montagnes. Les hauteurs de Saint-Clair, celles de Clécy, celles d’Athis, se montrent dans l’éloignement, à quatre ou cinq lieux. Le sol est partout tourmenté et bizarre. (…) C’est une petite Suisse pour les habitants de Falaise qui n’ont jamais vu le soleil se coucher que derrière le rocher de Noron. Aussi les voit-on quelquefois se diriger vers les hauteurs du Pont-d’Ouilly, quand ils veulent admirer un peu en grand les effets de la nature[3]. »
Mireille Thiesse évoque Frédéric Galeron au sujet de son livreVoyage en Suisse normande médiévale dont elle reconnaît l'anachronisme du titre, car il n'y avait évidemment pas de « Suisse normande » au Moyen Âge[4].
Avec le développement du tourisme, le nom a été donné également aux environs deDieppe (la vallée d'Arques)[5], aux coteaux entre Trouville et Cabourg[6], à la région de Mortain et de Vire[7], voire au Bocage de façon générale[8]. Dans sonVoyage en France2e série, d'abord publié en 1893 dans le journalLe Temps,Ardouin-Dumazet écrit qu'il s'agit de « la chaîne de hautes collines, profondément découpées, servant de ligne de faite, de Fougères à la forêt d'Ecouves » et, bien qu'il épingle « l'exagération locale » à propos de la comparaison avec la Suisse, il note que « l'ensemble est un fort joli pays, digne d'être mieux connu et d'attirer les touristes et les peintres »[9].
Plutôt réservé au départ à la haute société, et au domaine thermal et balnéaire, comme à Bagnoles-de-l'Orne[10], le terme « Suisse normande » a été popularisé notamment par les compagnies du chemin de fer qui rendent les sites accessibles à un plus grand nombre et l'utilisent à des fins promotionnelles. Une affiche des Chemins de fer de l'État, non datée, mais des années 1900, fait la promotion des « voyages à prix réduits » et montre, sous le titre « La Suisse normande », une vue de la vallée de l'Orne à Clécy. Dans ces mêmes années, ce sont les cartes postales qui commencent à fixer le nom, bien qu'on trouve aussi parfois celui de « petite Suisse » ou de « petite Suisse normande ». Et les hôteliers mettent eux-aussi à profit cette image flatteuse : dans les années 1900, Clécy possède un « hôtel de la petite Suisse » et un « hôtel des Alpes normandes »[11].
Dans l'immédiate après-guerre, Clécy a un maire ambitieux, Adolphe Martin, qui veut faire de sa commune unestation de tourisme en s'appuyant sur laloi du 24 septembre 1919. Dès 1920 il s'engage dans ce sens, en réalisant notamment un réseau d'eau potable et d'évacuation des eaux usées, fait rare pour l'époque, et le Syndicat d'Initiative de la Suisse normande est créé le[12]. En 1932, Adolphe Martin, invite alorsGaston Gourdeau, sous-secrétaire d’État au tourisme, qui visiteThury-Harcourt, laRoche d'Oëtre,Falaise, et déclare solennellementClécy capitale de la Suisse normande[13],[14]. En 1933, l'abbé Joseph Delacotte rédige un guide touristique intitulé « La Suisse normande » où il écrit[15] : « La Suisse Normande n'est pas une contrée renfermée dans des limites précises » et « il faut tout d'abord corriger cette opinion qu'ont beaucoup de gens que la Suisse normande est le pays compris dans toute la région de Mortain et des environs de Vire.» Et à partir de 1935, le dynamique syndicat d'initiative de la Suisse normande fait réaliser 74 panneaux indicateurs, à son entête, qui présentent aux touristes les sites à visiter[13]. Le nom de « Suisse normande » est cette fois bien ancré dans le territoire.
Pourtant, cette longue histoire du nom a été oubliée au fil du temps, et on peut lire par exemple, en 1975, dans l'introduction d'un mémoire d'étudiant[16] :
« Un ministre, dont on a oublié le nom, en visite à Clécy, donne à la région le surnom de « Suisse normande ». Cette appellation ambitieuse et démagogique ne rend pas compte de la réalité (…) celle de « Val d'Orne » aurait été beaucoup plus juste. Mais le surnom de « Suisse normande » crée une image de marque favorable à la promotion touristique de cette région. »
Affiche de l'établissement thermal de Bagnoles-de-l'Orne, sous-titrée « La Suisse en Normandie », 1890.
Affiche des Chemins de fer de l’État, « La Suisse Normande », l'Orne à Clécy, vers 1900.
Carte postale des années 1900-1910, café-restaurant « la Roche-Bunel » à Thury-Harcourt, avec la mention « Petite Suisse Normande ».
On comprendra, à la suite de ce qui précède, que la Suisse normande n’ait pas réellement de limites précises, encore aujourd’hui. En 2003, Pascale Jenvrin et Bertrand Morvilliers écrivaient[17] :
« Le pays que nous vous proposons de découvrir est encore en train de se définir. Ses limites sont volontairement un peu floues et peuvent se caractériser par opposition avec les pays alentour : ce n'est ni la plaine de Caen, ni le Pré-Bocage, ni les Bocages virois et ornais… c'est entre ces pays-là, au milieu. »
La carte, en vis-à-vis, présentait par conséquent un territoire au contour flou, autour des vallées de l'Orne et de ses affluents, entreArgentan,Falaise,Flers,Condé-sur-Noireau etCaen. Autrefois, avant qu'on ne parle de la Suisse normande, par exemple sur la carte d'Amédée Tardieu de 1827, cet espace était partagé entre le Cinglais, leBocage et l'Houlme[18].
En 1998, uneCharte paysagère en Suisse normande est réalisée sur le territoire de 63 communes du Calvados et 43 communes de l'Orne, entre Falaise et Flers, sur 900 km2 et pour 41 000 habitants[19]. C'est sans doute la première fois qu'une délimitation institutionnelle de la Suisse Normande est effectuée. Notons qu'elle a le paysage pour objet. Elle sera reprise en 2017, pour une partie seulement, dans l'Atlas des paysages de l'Orne, qui définit une « unité paysagère » intituléeSuisse normande[20].
Sur le plan institutionnel, le territoire de la Suisse normande est aujourd'hui partagé entre :
La Suisse normande est située au point de rencontre des deux grands ensembles géologiques : les roches anciennes et dures dumassif armoricain et les roches récentes et tendres dubassin parisien.
Les rivières, l’Orne et ses affluents, se sont encaissées dans les roches tendres, laissant apparaître les roches dures qui forment les reliefs qui caractérisent la Suisse normande et sont à l'origine de son nom, en particulier les barresgréseuses, comme lesrochers des Parcs à Clécy. Sur ces pentes fortes, la végétation a du mal à s'installer. C'est ce qui explique la présence des rochers dont certains sont devenus célèbres : laRoche d'Oëtre, le rocher du Lion, le rocher du Noireau… En faisant obstacle aux rivières, les roches dures sont également à l'origine desméandres qui, avec les rochers, forment la plupart des grands sites paysagers de la Suisse normande : boucle du Hom, Rouvrou, Clécy. Dans certaines parties, la rivière est enserrée dans de véritablesgorges. C'est le cas de laVère et de l'Orne, notamment à Thury-Harcourt[21].
Les zones de pente sont importantes, les sols peu épais et desséchants. Les plus fortes, autrefois pâturées par les moutons, ont été abandonnées par l'agriculture à partir de 1950 et se sont progressivement couvertes de boisements spontanés.
Le climat de la Suisse Normande est de type océanique avec été tempéré mais des hivers assez rigoureux.
Olivier Cantat, maître de conférence à l'université de Caen, a étudié les particularités et discontinuités climatiques de la Normandie, notamment sur les escarpements rocheux de la Suisse normande. Il a ainsi relevé un certain nombre d'espèces thermoxérophiles, réclamant des sols secs et peu profonds assortis d'un bon ensoleillement, tels leGenévrier, la Spargoute printanière (ou Spergule de Morison), voire des espèces méditerranéennes comme lacatapode des graviers. On y observe aussi des populations delézard vert[22].
Site Natura 2000Trois secteurs remarquables des vallées de l'Orne, du Noireau et de la Rouvre, plus letunnel des gouttes et une partie de la vallée de laLaize ont été réunis pour former un siteNatura 2000 appeléVallée de l'Orne et ses affluents. Son rôle est de sauvegarder les biotopes des cours d'eau ainsi que ceux des pentes et gorges les bordant[23]. La surface du site est de2 115 hectares et couvre une partie des territoires des communes suivantes :
Dans le Calvados (55 %) : Bô, Bretteville-sur-Laize, Clécy, Cossesseville, Fresney-le-Puceux, Isles-Bardel, Mesnil-Villement, Pierrefitte-en-Cinglais, Pont-d'Ouilly, Rapilly, Saint-Denis-de-Méré, Saint-Omer, Saint-Rémy, Vey.
LaMoule perlière d'eau douce, présente dans seulement une cinquantaine de cours d’eau français et protégée au niveau européen, est présente en Suisse normande, dans la rivièreRouvre. L'espèce fait l'objet d'une surveillance et d'une protection[25].
Le tourisme vert, ouécotourisme est une des activités principales de la Suisse normande.
Un circuit touristique de 65 kilomètres, reliant notammentThury-Harcourt,Flers etPutanges-Pont-Écrepin et fléché par des panneaux indicateurs, permet de relier les principaux sites du territoire en voiture ou à moto[27].
La Suisse normande possède de nombreux sites touristiques :
LaRoche d'Oëtre, falaise depoudingue surplombant laRouvre de 118 mètres, est l’un des hauts lieux touristiques en Suisse normande, dont la particularité est d’évoquer uneparéidolie d'un visage vu de profil.
Le site des Fosses d’Enfer et laMaison des ressources Géologiques de Normandie àSaint-Rémy autour des anciennes mines de fer en bordure de la « Vélo Francette » et de l'Orne.
La ville dePont-d'Ouilly et sa guinguette en bord de l’Orne tous les dimanches. Sur le fleuve, y est aménagé un espace pour la pratique dukayak-polo.
La ville deClécy : guinguettes au bord de l’Orne, pratique familiale de lavia ferrata, de latyrolienne, dupédalo, du canoë et du Stand up paddle sur le fleuve. Musée Hardy, musée du chemin de fer miniature.
Lechâteau de Pontécoulant, point de départ de nombreux sentiers de randonnées et découverte dans les bois du site (panorama) dit de « la Roche aux Renards ».
Les paysages de la Suisse normande, son relief, son réseau très dense de petites routes, chemins et cours d'eau, ont permis le développement de nombreuses activités de plein air :
Randonnée pédestre : 600 kilomètres de sentiers balisés pour une trentaine de circuits de petite randonnée. La Suisse normande est traversée par leGR 36 qui relie la Manche à la Méditerranée et leGR 221 qui relieCoutances àPont-d'Ouilly. Unsentier de grande randonnée de pays : le GRP de la Suisse normande, permet d'en faire le tour et de visiter les principaux points d’intérêts, sur 90 kilomètres,
Randonnée équestre : Environ 500 kilomètres de chemins sont ouverts à la pratique de l'équitation. Un itinéraire de 208 kilomètres :la chevauchée de Guillaume, reliant labaie des Veys et le château deFalaise, traverse la Suisse normande.
Escalade : la falaise desRochers des Parcs, à Clécy, est un des principaux sites d’escalade de l'ouest de la France. 120 voies de tous niveaux permettent de pratiquer ce sport.
Canoë etkayak : une descente de l'Orne est possible sur des parcours de 4 à 28 kilomètres.
VTT : 800 kilomètres de sentiers balisés sont disponibles aux pratiquants. La Suisse normande est un Espace-VTT labellisé par lafédération française de cyclisme.
Cyclotourisme,randonnée et balades familiales à vélo : unevéloroute importante, laVélo Francette, traverse toute la Suisse normande. Elle emprunte le parcours d'une voie verte de 40 kilomètres, aménagée sur l’ancienne voie ferrée Caen-Flers. Lafédération française de cyclotourisme gèreLa randonnée permanente en Suisse normande, longue de 150 kilomètres et réalisable librement toute l'année.
Pêche : elle se pratique sur l'Orne, sur ses affluents de première catégorie (Rouvre, Noireau), au lac de Rabodanges, ou au barrage de Saint-Philbert-sur-Orne. Un parcoursNo-kill est proposé sur la Rouvre.
Une partie du roman deMichel Houellebecq,Sérotonine, se déroule en Suisse normande. Florent-Claude, le narrateur, ingénieur agronome venu de Paris, loue une maison à Clécy et son meilleur ami, Aymericd'Harcourt est un éleveur laitier en déclin.
André Hardy (1887-1986), un peintreimpressionniste, a produit beaucoup d’œuvres souvent réalisées chez lui à Clécy : peintures à l'huile, dessins, gouaches, gravures, sculptures. Hardy a peint par plaisir et a très peu été présent dans les expositions, en dehors duSalon des Artistes français. La fondation Koller-Hardy a transformé sa maison de Clécy en musée.
Paul-Émile Pissarro (1884-1972), cinquième fils deCamille Pissarro, a peint de nombreux paysages de la Suisse normande et plus particulièrement de Clécy où il est décédé en 1972.
↑Voir le projetViaticalpes de l'Université de Lausanne, et la base de donnéesViatimages (images de la Suisse dans les récits de voyage et les guides touristiques, depuis la Renaissance jusqu'à 1900).
↑Le Miroir des spectacles, des lettres, des mœurs et des arts, 27 juillet 1821, p. 2,lire en ligne
↑Frédéric Galeron,Statistique de l'arrondissement de Falaise, Brée l'ainé, Falaise, T. 2, 1828, p. 15,lire en ligne.
↑Voir laGazette des eaux, revue des eaux minérales et des bains de mer, 21 juin 1860, p. 4,lire en ligne, à propos des environs de l'établissement des bains de Dieppe : « la vallée d'Arques, cette Suisse normande (…) ».
↑Voir par exemple le journalLe monde illustré du 5 août 1865, p. 82,lire en ligne : « Ces jours derniers, il y avait une grande fête au casino de Beuzeval-Houlgate, cette petite Suisse normande qui baigne sa verdure dans l'Océan, entre les sables de Trouville et ceux de Cabourg (…). »
↑Voir par exemple : Adrien de Baroncelli,La Normandie : plages normandes, Guides routiers régionaux à l'usage des cyclistes et des automobilistes,4e édition, 1905, p. 190,lire en ligne, qui parle des « sites pittoresques » et du relief « très accidenté » qui « ont valu aux environs de Mortain d'être nommés, toutes proportions gardées, "la Suisse Normande" ».
↑Victor-Eugène Ardouin-Dumazet,Voyage en France,2e série, publié préalablement dans le journalLe Temps, 6 septembre 1893,lire en ligne
↑Voir par exemple un article de la rubrique « Courrier des eaux » de la revueLa Sylphide : journal de mode, de littérature, de théâtres et de musique du 10 août 1869, signé Marquise de Firmiani,lire en ligne : « Nous voici à Bagnoles de l'Orne, en pleine Suisse normande, au milieu d'une nature aussi verdoyante et aussi pittoresque que les paysages de la Suisse, aussi sauvage et aussi accidentée que les tableaux grandioses de la Savoie. »
↑Conseil régional de Basse-Normandie et Préfecture de Région Basse-Normandie (sous la dir.),Charte paysagère en Suisse Normande,, 40 p.(lire en ligne[PDF]),p. 4
↑DREAL Basse-Normandie, Agence AGAP, Environnement et Société,Atlas des paysages de l'Orne, Unité paysagère 7 : la Suisse normande,, 25 p.(lire en ligne[PDF]),p. 4
↑Olivier Cantat et Pierre-Olivier Cochard, « Topoclimats et refuges biogéographiques thermoxérophiles : le cas des escarpement rocheux de la Suisse normande »,Bulletin de l'Association de géographes français, 75-3,,p. 324-331(lire en ligne)
Victor-Eugène Ardouin-Dumazet,Voyage en France2e série, Berger-Levrault, Paris, 1894, p. 161-174, (lire en ligne)
Joseph Delacotte,La Suisse normande, ses beaux sites, leur histoire, leur poésie, Jouan & Bigot, Caen, 1933, 95 p.
Conseil régional de Basse-Normandie et Préfecture de Région Basse-Normandie (sous la dir.),Charte paysagère en Suisse Normande,, 40 p.(lire en ligne[PDF])
PascaleJenvrin et BertrandMorvilliers,Parcourir et comprendre la Suisse normande, Caen, CPIE Vallée de l'Orne / Charles Corlet,, 56 p..
Pierre Brunet et Pierre Girardin,Inventaire régional des paysages de Basse-Normandie, Unité paysagère 7.3.2 : La Suisse normande, Conseil Régional de Basse-Normandie/Direction Régionale de l’Environnement, Caen, 2004, (lire en ligne)
DREAL Basse-Normandie,Site Natura 2000 « Vallée de l'Orne et ses affluents », Région Basse-Normandie,, 411 p.(lire en ligne[PDF])
Marie-Anne Germaine et Aziz Ballouche, « L'articulation entre enjeux environnementaux et aménités paysagères dans les politiques publiques des vallées du nord-ouest de la France, exemple de la "Suisse normande" (Basse-Normandie, France) »,Projets de paysage, revue scientifique sur la conception et l'aménagement de l'espace, 2010, (lire en ligne)
DREAL Basse-Normandie, Agence AGAP, Environnement et Société,Atlas des paysages de l'Orne, Unité paysagère 7 : la Suisse normande,, 25 p.(lire en ligne[PDF])