Dans l'histoire évolutive du vivant, lasortie des eaux, appelée aussiconquête des continents,conquête des terres outerrestrialisation (terme préférable[b]), correspond à l'adaptation progressive, au cours de l'Archéen par lesbactéries et au cours dupaléozoïque, par laflore puis lafaune jusque-là essentiellement marines, à un mode de vie terrestre. Lesextinctions de l'Ordovicien-Silurien et duDévonien sont notamment marquées par d'importantescrises biologiques qui appauvrissent la vie marine et favorisent la conquête des terres émergées par lesplantes vertes et plusieurs grands groupes d'animaux, essentiellement lesmollusques, lesarthropodes et leschordés (dont la terrestrialisation a permis, entreautres, l'apparition destétrapodes) chez qui l'installation en domaine continental est relativement bien documentée. Cette conquête par les premières formes végétales aurait eu lieu auCambrien il y a environ500 millions d'années (Ma), par les premièresplantes vasculaires à la limiteOrdovicien-Silurien (445 Ma)[5], et par les formes animales terrestres — arthropodes, vertébrés entre autres — vers 430 Ma[c]. De très nombreuses adaptations sont développées, autant par les végétaux que par les animaux, le passage de la vie aquatique à la vie terrestre et à la respiration aérienne représentant unsaut macroévolutif majeur dans l'histoire du vivant[7].
En fait, ce processus — équivalent par son importance évolutive à l'explosion cambrienne au cours de laquelle la plupart desphylums animaux se développent dans le milieu marin[8] — se répète et se produit indépendamment au cours de l'histoire des êtres vivants, que ce soit pour lesorganismes unicellulaires, leschampignons, lesplantes ou lesanimaux. Aussi devrait-on parler non pas d'une mais de plusieurs sorties des eaux[9].
Les principaux groupes dephototrophes pour le carbone,procaryotes oueucaryotes, sont apparus en milieu marin. Une étude en 2017 suggère cependant que des bactéries auraient barboté dans des sources chaudes d'eau douce terrestre il y a 3,5 milliards d'années[11].
Toujours est-il qu'il existe des arguments géochimiques indirects et traces fossiles directes debiofilms bactériens en faveur de l'apparition de bactéries sur terre à plusieurs reprises au cours de l'Archéen et celle desCyanobacteria il y a un milliard d'années[12]. Desmicrochampignons aquatiques apparaissent aussi probablement au fond des océans dans des sources hydrothermales, l'hydromycoflore ayant depuis gardé un mode de viebenthique (tel le genreTappania(en) apparu il y a 1,6 milliard d'années)[13].
Représentation du logarithme du nombre de lignées (i.e. le nombre d’évènements despéciation) de plantes terrestres au cours des temps géologiques (hépatiques, mousses,fougères,gymnospermes,angiospermes) avec indication de la température globale moyenne (°C) et des modes climatiques froids (barres bleues).Évolution desplans d'organisation des plantes terrestres. Innovationgamétophytique (barre grise) etsporophytique (barre noire) en lien avec le développement de ces plans d'organisation. La terrestrialisation privilégie la phase sporophytique dont la générationdiploïde masque les mutations provenant d'une exposition auxUV.Uncladogramme de l'évolution des tétrapodes sortant des eaux. Fossiles de transition de bas en haut :Eusthenopteron,Panderichthys,Tiktaalik,Acanthostega,Ichthyostega,Pederpes.Animation ducycle de marche d'un tétrapode du dévonien. Contribution apportée par lapaléoichnologie[20].Évolution des vertébrés selon un diagramme axial représentant les cinq grandesclasses (poissons[e], amphibiens, reptiles, oiseaux et mammifères). La largeur des axes indique le nombre defamilles dans chaque classe (lestéléostéens, poissons à squelette complètement osseux et ànageoires rayonnantes, représentent 99,8 % desespèces de poissons, et près de la moitié des espèces de vertébrés qui sont restés inféodés au milieu aquatique)[21].
Depuis l'apparition des algues dans les océans, le manque d'eau et les fortes radiations ultraviolettes sur terre ont confiné ces algues ancestrales dans les milieux aquatiques. L'évolution d'innovations relatives à la reproduction (cycle de vie dominé par la phasesporophytique), à l'architecture (plans d'organisation) et à la protection à l'égard des pertes d'eau a ouvert la voie à l'adaptation des plantes à la terre ferme[22].
L'Ordovicien voit une explosion de labiodiversité connue sous le nom degrande biodiversification ordovicienne. La vie à cette époque est essentiellement confinée aux mers et aux océans, plus particulièrement dans lesmers épicontinentales peu profondes qui bordent les nombreux continents, la faible profondeur de l'eau y permettant laphotosynthèse. Les fortes productivitésphytoplanctoniques journalières et annuelles se trouvent alors dans ces écosystèmes côtiers et correspondent au maximum de biodiversité des milieux marins, l'abondance du phytoplancton se répercutant sur le reste de lachaîne alimentaire jusqu'auxpoissons à mâchoires[23].
Les plus anciens fossiles de végétaux terrestres sont desspores, vieilles de470 millions d'années (Ma), mais laphylogénétique moléculaire, qui permet d'approcher l'histoire évolutive des organismes en analysant leurADN ou leursprotéines, fait remonter leur origine à au moins 500 Ma[24]. Lesembryophytes (les plantes terrestres) sont probablement issus d'algues vertes du groupe descharophytes, qui évoluent en eau douce et sont capables de supporter des émersions temporaires grâce à ces associationssymbiotiques[25]. La conquête terrestre nécessitant plusieurs adaptations simultanées, ces algues ont probablement adopté une stratégiesymbiotique (mycophycobioses,lichens[f]) pour réaliser la première sortie des eaux des végétaux avant celle desplantes vasculaires (du typePolysporangiophytes associées à desmycorhizes)[27]. L'installation de ces végétaux« génère un bouleversement géologique en affectant la géosphère (augmentation de l'altération chimique,formation des sols, modifications de flux de matières sédimentaires), l'atmosphère (baisse de la teneur en CO2) et le climat (refroidissement, modification du cycle hydrologique) ainsi que la biosphère marine (crise)[28] ».
La conquête terrestre nécessite en effet plusieurs adaptations simultanées pour répondre aux stress engendrés par ce milieu[29] :
faible disponibilité en eau qui présente des variations très importantes, avec des phases d'absence, d'où une alimentation minérale irrégulière ; ressources nutritives régionalisées (eau et sels minéraux dans le substrat, gaz et lumière dans l'air). La forme filamenteuse et la production d'exoenzymes des champignons exploitent au mieux ces ressourcesédaphiques tandis que la ramification duthallechlorophyllien assure l'exploitation des ressources dans l'air ;
lumière atmosphérique plus riche en rayonnements, notamment en ultraviolets, que la lumière filtrée par l'eau, ce qui nécessite le développement de mécanismes photoprotecteurs (pigments fongiques puiscuticule) ;
milieu beaucoup moins tamponné thermiquement que la mer (écarts de température rapides et de grande amplitude), d'où le développement dethalles plus importants puis deparenchymes qui assurent une meilleure thermorégulation et l'homéohydrie ;
poussée d'Archimède réduite en milieu aérien, posant des problèmes de soutien, ce qui impose des formes végétales simples puis complexes grâce au développement d'un métabolismephénolique permettant la synthèse de biopolymères essentiels, lacutine, lacellulose et lalignine assurant une imperméabilisation de la plante, une protection contre les radiations et la rigidification de ses parties érigées[30].
Le développement de ces embryophytes est favorisé par leschampignons qui, en secrétant desenzymesexocellulaires, ont la capacité de dissoudre les substrats minéraux du sol[19]. De surcroît, untransfert horizontal de gènes entre un champignon et une algue, qui a été découvert chez la bryophyteHépatique des fontaines, serait à l’origine de la capacité de colonisation des terres émergées par le monde végétal[31],[32].
Le registre fossile des premiers végétaux terrestres consiste largement en micro-fossiles (cryptospores puis spores trilètes[g])[33] qui datent d'environ 460Ma, et en débris macroscopiques[34]. Les premières plantes dont on dispose les restes presque complets appartiennent autaxon desRhyniopsida qui vivent dans des zones (marge de mares, de zones inondables) où elles subissent des émersions occasionnelles. L'absence de racines et de feuilles limite leur taille, leurs « tiges[h] » sont des axes ramifiés avec des branches dichotomiques sur lesquelles s'insèrent lessporanges. Le développement detissus conducteurs, de tiges puis de systèmes racinaires favorisent progressivement l'augmentation de la taille desplantes vasculaires dans le milieu aérien[35].
Deuxextinctions massives se produisent à la fin de cette période entre 450Ma et 440 Ma. L'extinction de l'Ordovicien-Silurien est marquée par une importanteglaciation et une baisse duniveau de la mer. Cetterégression marine voit un retrait de la mer sur des centaines de kilomètres, ce qui appauvrit la vie marine desplateaux continentaux. Une autre conséquence de cette régression est une expansion des environnements d'eau douce, puisque l'écoulement continental a de plus longues distances à parcourir avant d'atteindre les océans. Cette extinction est suivie par unévénement anoxique océanique lié à unetransgression marine globale majeure qui entraîne lui aussi des désordres écologiques rendant difficile l'adaptation des espèces à leurs écosystèmes marins. Cela entraîne auSilurien le développement desEutrachéophytes (vraies plantes vasculaires) et d'arthropodes (myriapodes de typePneumodesmus newmani,araignées,acariens,collemboles, alors que desannélides ont probablement conquis les terres émergées dès l'Ordovicien) dans des écosystèmes terrestres marginaux (marais côtiers, lagunes sableuses, rives fluviales et lacustres).
Encore inféodés aux milieux humides, lesplantes terrestres (dont les trachéophytes), mollusques (dont lesgastéropodes), arthropodes (dont les insectes) et vertébrés vont progressivement sortir des eaux pour devenir réellement terrestres[9]. Au cours duDévonien, cette colonisation progressive de la terre[36], en plusieurs étapes[37], est favorisée par :
l'accroissement du taux d'oxygène marin et plus encore atmosphérique, qui était jusque-là unfacteur limitant, favorisant laphoto-oxydation, un moyen pour les végétaux d'éliminer l'oxygène en excès mais qui consomme en pure perte une partie de l’énergie assimilée (jusqu'à un tiers). Alors que l'atmosphère s'enrichit en oxygène grâce au développement de laphotosynthèse, O2 subit l'action des rayonnementsultraviolet et se transforme en partie enozone. Ainsi se forme peu à peu unecouche d'ozone qui joue son rôle d'écran auSilurien, filtrant une grande partie des radiations létales du soleil[38] ;
l'étendue desestrans[i], lorsque sur lesplateaux continentaux se développent, lors des périodes chaudes au niveau général des mers élevé, des formations végétales de type « mangrove » (mais constituées d'espèces à spores), favorisant les espèces animales possédant des appendices ou desnageoires solides et des cavités ou tubes respiratoires ou encore des vessies natatoiresrichement vascularisées et plissées, à même d'extraire l'oxygène de l'air O2 en période de marée basse[40].
L'extinction du Dévonien entre 408 et 360 Ma (eustatisme, événement anoxique, changements climatiques) affecte essentiellement les invertébrés (ammonites et trilobites) et vertébrés (Placodermes, Sarcoptérygiens) de mer et d'eau douce. Cela favorise le développement des vertébrés modernes, principalement constitués desactinoptérygiens,chondrichtyens ettétrapodes dont les premières sorties de l'eau connues dateraient duDévonien supérieur, vers -365 Ma, avecIchthyostega, le plus ancien des vertébrés connus adapté à la fois à la nage et à une forme de locomotion terrestre. L'adaptation des tétrapodes au milieu terrestre devient très affirmée au cours duCarbonifère (-359 à 299 Ma), conduisant aux déploiement d'une riche faune de vertébrés terrestres dont lesamphibiens,squamates (lézards et serpents),oiseaux etmammifères sont les représentants les plus abondants des tétrapodes actuels[41]. La réduction de la perte d'eau dans le milieu aérien est favorisée par la perméabilité drastiquement plus faible de leurtégument en comparaison des espèces aquatiques, l'internalisation de leurs surfaces respiratoires, une urine peu abondante et desfèces peu hydratées, une alimentation solide et liquide permettant des gains en eau et en sel, et chez les vertébrés par l'apparition de l'œuf amniotique. Enfin, bon nombre d'adaptations comportementales complètent les adaptations morpho-anatomiques et physiologiques, comme l'activité nocturne[42].
Sur les 31phyla d'animaux actuels identifiés, tous apparus dans le milieu marin, 12 sont endémiques à ce milieu, 19 ayant conquis les terres[43].
L'extinction à la fin du Dévonien a touché 70 % des espèces vivantes et plus particulièrement les espèces marines, mais a relativement épargné les arthropodes alors déjà très diversifiés et les premiers vertébrés tétrapodes. Selon le professeur depaléobiologie George R. McGhee, si cetteextinction massive avait été plus sévère, l'histoire de la vie sur Terre aurait été complètement bouleversée. La longue marche destétrapodomorphes qui ont évolué à partir des poissonssarcoptérygiens aurait été enrayée et la conquête des terres aurait été assurée essentiellement par les trois principaux groupes d'arthropodes actuels (leshexapodes — insectes et collemboles —, lesmyriapodes — mille-pattes — et lesarachnides — araignées, acariens etscorpions)[44]. Une extinction encore plus massive aurait conduit à une planètemicrobienne. Du reste, labiodiversité microbienne représente encore aujourd'hui 80 % de labiomasse totale de la planète[45] et, selon le professeur de microbiologie Jean-Louis Fauchère, les humains ne sont« que des avatars du monde bactérien »[46]. Il n'est d'ailleurs pas surprenant que la terrestrialisation des trois principaux groupes, les végétaux, les arthropodes et les vertébrés se soit accompagnée de l'utilisation des activités desmicro-organismes qui sont déjà la forme dominante du monde vivant en termes d'abondance et de biodiversité depuis l'apparition de la vie sur Terre. Les espèces de ces trois groupes sont descommunautés symbiotiques par leur origine et ont adopté la même stratégie commune de se servir demutualistes microbiens (bactéries, protistes et microchampignons), à la fois internes et externes afin de développer des associations mutualistes pour lesplantes terrestres (notion dephytobiome et demicrobiote des plantes, avec notamment lesmycorhizes), de désintoxiquer partiellement la matière végétale et d'en augmenter considérablement la valeur calorifique et nutritive disponible pour les animaux (notion demicrobiote intestinal) ou de les protéger (microbiote buccal, cutané, vaginal…)[47],[48].
↑Ces os, dits radiaux, sont disposés en trois rangées transversales et se segmentent, un processus qui pourrait être à l'origine desmétacarpiens et desphalanges[1]
↑Terrestrialisation est un terme moinsanthropomorphisant, celui deconquête sous-entendant un affranchissement par rapport au milieu aqueux originel et un certain échec des organismes restés dans l'eau. Cette expression correspond de plus à une visionfinaliste, comme si les êtres vivants avaient la volonté de sortir de l'eau[réf. nécessaire], alors que c'est l’eau qui se retire pour des raisons climatiques ou géologiques[2]. D'ailleurs, la plupart des vertébrés sont aquatiques : avec 25 000 espèces connues — 100 décrites chaque année — et environ le même nombre encore inconnues, les poissons constituent le groupe le plus important des vertébrés[3]. Enfin, en termes de physiologie, cet affranchissement est très incomplet, les animaux etplantes terrestres n'étant pas complètement « sortis des eaux » avec un corps composé majoritairement d'eau. Toutefois l'emploi d'expressions anthropomorphisantes par les scientifiques peut être utile selon le botaniste Lucien Baillaud qui écrit :« Ne méprisons pas l'anthropomorphisme s'il nous aide à nous exprimer »[4].
↑« Par provocation, il est tentant d'écrire que la majorité desArchégoniates terrestres sont des sortes de lichens, dont l'algue est pluricellulaire et occupe la partie aérienne et visible de l'association »[26].
↑Lucien Baillaud, « La végétalité : un réseau de déterminismes reliant structure, biologie et milieu de vie dans le deuxième royaume de la nature »,Acta Botanica Gallica,vol. 154,no 2,,p. 153-201(lire en ligne).
↑Jean-Claude Roland, Hayat El Maarouf Bouteau, François Bouteau,Atlas de biologie végétale,Dunod,,p. 122
↑Stephen Giner,Miroirs de la Terre, Les Presses du Midi 2010,(ISBN978-2-8127-0188-7), pp.186-187.
↑Patrick De Wever,Bruno David, Didier Néraudeau, Jean Broutin, Philippe Janvieret al.,Paléobiosphère : regards croisés des sciences de la vie et de la terre, Paris/Paris, Vuibert, MNHN, SGF,, 796 p.(ISBN978-2-7117-2503-8),p. 269-275
↑Denis Poinsot, Maxime Hervé, Bernard Le Garff, Mael Ceillier,Diversité animale. Histoire, évolution et biologie des Métazoaires, De Boeck Superieur,(lire en ligne),p. 173.