Sophocle (engrec ancienΣοφοκλῆς /Sophoklễs), né àColone en-495 et mort en-406, est l'un des trois grandsdramaturges grecs dont l'œuvre nous est partiellement parvenue, avecEschyle etEuripide. Il est principalement l'auteur de cent vingt-trois pièces (dont une centaine de tragédies), mais dont seules huit nous sont parvenues, dont une de façon fragmentaire (Les Limiers). Cité commeparadigme de la tragédie parAristote, notamment pour l'usage qu'il fait duchœur et pour sa pièceŒdipe roi, il remporte également le nombre le plus élevé de victoires au concours tragique des grandesDionysies (dix-huit), et n'y figure jamais dernier.
Son théâtre rompt avec la trilogie « liée » et approfondit les aspectspsychologiques des personnages. Ses pièces mettent en scène deshéros, souvent solitaires et même rejetés (Ajax,Antigone,Œdipe,Électre) et confrontés à des problèmes moraux desquels naît la situation tragique. Comparé àEschyle, Sophocle ne met pas ou peu en scène les dieux, qui n'interviennent que par desoracles dont le caractère obscur trompe souvent les hommes, sur le mode de l'ironie tragique.
Les détails de la vie de Sophocle sont connus, bien qu'assez mal, grâce à une compilation anonyme[1], laSouda[2] et aux mentions d'auteurs commePlutarque de Chéronée ouAthénée[3]. Il est le fils d'un certain Sophilos, riche forgeron, et naît en 495 av. J.-C. selon lachronique de Paros[4], ou en495 av. J.-C. selon son biographe anonyme[1], àColone, village proche d'Athènes, où il situera sa dernière pièceŒdipe à Colone. Il reçoit une éducation très soignée, notamment en musique, où il profite des leçons du célèbre Lampros, et en gymnastique : à seize ans, il lui revient de conduire le chœur du triomphe deSalamine[5],[1].
Exact contemporain dePériclès, Sophocle connaît l'apogée athénienne, et participe à la vie politique : il est désigné parmi leshellénotames (trésoriers de laligue de Délos) vers443-442 av. J.-C., et parmi les stratèges à deux reprises, notamment en440 av. J.-C. lors de l'expédition contreSamos[1]. À quatre-vingt-trois ans, il fait également partie des dix conseillers désignés après ledésastre de Sicile.
Sophocle meurt durant l'hiver en406 ou405 av. J.-C., à l'âge de 90 ou 91 ans , après avoir assisté de son vivant au triomphe grec dans lesguerres médiques et au massacre de laguerre du Péloponnèse[6]. Comme pour de nombreuses personnalités de l'Antiquité classique, sa mort inspira de nombreuses histoiresapocryphes. L'une d'elles prétendait qu'il mourut sous l'effort, en essayant de réciter une longue phrase de sonAntigone, sans prendre le temps de respirer. Un autre récit suggère qu'il s'étouffa en mangeant du raisin lors des fêtes d'Anthestéries à Athènes. Un troisième affirme qu'il mourut de bonheur après avoir remporté sa victoire finale aux Dionysies de la Cité[7],[8]. Quelques mois plus tard, un poète comique, dans une pièce intitulée Les Muses, écrivit cet éloge funèbre :« Bienheureux Sophocle, qui eut une longue vie, fut un homme à la fois heureux et talentueux, et l'auteur de nombreuses bonnes tragédies ; et il termina bien sa vie sans souffrir aucun malheur »[9]. Selon certains récits, cependant, ses propres fils tentèrent de le faire déclarer incompétent vers la fin de sa vie, et il réfuta leur accusation devant le tribunal en lisant un extrait de son nouvelŒdipe à Colone[10].
Il est le père de Iophon, fils de l'Athénienne Nicostrata, et d'Ariston, fils de lasicyonienne Thoris[1]. Suidas mentionne trois autres fils : Léosthénès, Stéphanos et Ménécléidès[2]. Ariston est le père de Sophocle le Jeune, également doué pour la tragédie, sous les soins de qui est représentée la dernière pièce de son grand-père,Œdipe à Colone, en401 av. J.-C.
La carrière d'auteur tragique de Sophocle débute au plus tôt en468 av. J.-C.. Cette année-là, la trilogie dont fait partie sonTriptolème est couronnée du premier prix, notamment devantEschyle. Sophocle est le rival de ce dernier pendant douze ans, avant qu'Euripide le concurrence à son tour dès455 av. J.-C.
Sophocle est l'auteur de cent vingt-trois tragédies[2],[11], ainsi que des drames satyriques[12]. La plupart ont été perdues : cent quatorze titres sont parvenus jusqu'à notre époque[13], mais seulement sept pièces, ainsi que les fragments importants du drame satyriqueLes Limiers, retrouvés en 1912[11]. Sophocle remporte en468 av. J.-C. sa première victoire, pour la trilogie dont fait partieTriptolème, battantEschyle. Il remporte en tout dix-huit victoires aux grandesDionysies[14] (auxquelles il ne figure jamais dernier), et six autres auxLénéennes, pour un total de vingt-quatre victoires, inégalé dans laGrèce classique[1]. Il remporte la dernière en409 av. J.-C., à quatre-vingt-sept ans, pourPhiloctète[12]. Seules trois des pièces de Sophocle qui subsistent sont datées avec certitude :Antigone (442 av. J.-C.),Philoctète (409 av. J.-C.) etŒdipe à Colone (représentation posthume en401 av. J.-C.)[12].
On peut remarquer que sur les pièces subsistantes, trois concernent directement lecycle thébain (Antigone,Œdipe roi etŒdipe à Colone), trois concernent lecycle troyen (Ajax,Électre etPhiloctète), la dernière étant consacrée àHéraclès (Les Trachiniennes). Mais une étude sur la récurrence des thèmes mythiques chez Sophocle devrait également prendre en compte les pièces perdues. Par exemple,Akiko Kiso, universitaire japonaise autrice deThe Lost Sophocles, soutient qu'Ulysse était vraisemblablement un personnage central dans l'oeuvre de Sophocle puisqu'il apparaît dans plusieurs fragments de pièces perdues[15].
Outre ses pièces, Sophocle est l'auteur d'œuvres diverses, comme une ode àHérodote[12] ou, selonPlutarque, un traitéSur le chœur (Περὶ χοροῦ), dans lequel il discourait sur son propre style et son évolution[16]. On lui attribue aussi unpéan pourAsclépios, dont Sophocle participa à introduire le culte[17].
Peut-être représentée vers445 av. J.-C.[18], ce qui en ferait la plus ancienne des pièces de Sophocle conservées[19],Ajax (Αἴας /Aias) relate l'épisode de la folie d'Ajax : le guerrier a massacré le bétail de l'armée en croyant assassiner les chefsAtrides. Devant le chœur des marins deSalamine, Ajax revenu à ses esprits, désespéré, refuse la consolation de sa compagneTecmesse, exhorte son filsEurysaquès à l'honneur et annonce qu'il va se purifier. Il se suicide sur la scène même, seulement caché par un buisson. Ses proches constatant sa mort se lamentent, etAgamemnon accepte sur les supplications deTeucros la sépulture d'Ajax.
Antigone (Ἀντιγόνη /Antigónê) est datée avec précision de442 av. J.-C.[11]. Pour avoir enterré son frère rebellePolynice, tué dans sa lutte avec son frèreÉtéocle,Antigone qui a enfreint le décret deCréon doit être punie de mort. Le tyran refuse de revenir sur sa décision malgré les lamentations du chœur des vieillards deThèbes et les supplications de son propre filsHémon, fiancé d'Antigone. Seuls les présages deTirésias le font changer d'avis, mais il est trop tard : Antigone s'est suicidée. Hémon l'imite bientôt, suivi d'Eurydice, l'épouse de Créon.
Cette pièce a inspiré de nombreux artistes, notammentCocteau etAnouilh.
De datation imprécise mais considérée comme l'une des plus anciennes tragédies de Sophocle,Les Trachiniennes (Tραχίνιαι /Trakhíniai) a pour sujet la mort d'Héraclès. ÀTrachis, sa femmeDéjanire, prévenue par son filsHyllos du retour d'Héraclès, mais inquiète de voir ce dernier devancé par la jeuneIole pour laquelle il brûle, elle fait envoyer par le messager Lychas une tunique trempée dans le sang ducentaureNessos. Pensant ainsi se garantir l'attachement d'Héraclès elle tue en fait ce dernier. Apprenant l'événement, elle se suicide alors que son époux arrive à Trachis et, entendant de la bouche d'Hyllos la nouvelle de cette mort, ce dernier comprend qu'il meurt par la ruse d'un mort, Nessos, comme l'avait prédit un oracle.
Modèle, chef-d'œuvre d'ironie tragique,Œdipe roi (Οἰδίπους τύραννος /Oidípous Tyrannos)[20] serait antérieur à425 av. J.-C., objet d'une brève citation dansLes Acharniens d'Aristophane, et postérieur à l'épidémie athénienne de peste de430-429 av. J.-C., la pièce en rappelant probablement le souvenir[21]. ÀThèbes ravagé par la peste,Œdipe devenu roi cherche à connaître l'identité du meurtrier deLaïos, cause de la malédiction. Le devinTirésias, sollicité, apprend la terrible vérité à Œdipe, meurtrier de son père et époux de sa mèreJocaste, mais celui-ci n'y voit qu'une injure inspirée parCréon. Des révélations successives viennent pourtant étayer la révélation, et Œdipe doit admettre qu'en tentant de déjouer l'oracle, il n'a fait que l'accomplir. La pièce s'achève sur le suicide de Jocaste et l'apparition d'Œdipe mutilé après s'être crevé les yeux, le visage ensanglanté, réclamant l'exil car il veut mourir.
La question de l'antériorité entre l’Électre de Sophocle (Ἠλέκτρα /Êléktra) etcelle d'Euripide reste ouverte[22],[23]. Reprenant le thème desChoéphores d'Eschyle (et conservant le chœur de jeunes femmes), Sophocle décrit le retour àMycènes d'Oreste, vengeur de son pèreAgamemnon. Il y retrouve sa sœurÉlectre, qui attend son retour avec un désespoir grandissant et envisage d'accomplir elle-même la vengeance. La scène de reconnaissance intervient dans le dernier épisode et le meurtre deClytemnestre, puis celui d'Égisthe, sont accomplis enexodos.
Précisément daté de409 av. J.-C., lePhiloctète (Φιλοκτήτης /Philoktḗtēs) remporte cette année-là le premier prix[12]. Chargé parUlysse de ramener àTroiePhiloctète, blessé et abandonné jadis par Ulysse et lesAtrides sur une île déserte, et son arc, le jeuneNéoptolème, fils d'Achille, est confronté à un choix moral délicat. Sa mission est indispensable selon l'oracle, mais le jeune homme ne peut se résoudre à trahir le malheureux. Néoptolème rend l'arc après l'avoir volé, et tente de procéder par la persuasion honnête ; mais Philoctète entêté refuse de le suivre et de pardonner aux Atrides, bien qu'il lui fût garanti que sa blessure serait soignée à Troie. C'est l'apparition d'Héraclès qui vient sauver la situation et faire changer Philoctète d'avis.
Portrait de l'acteur Euiaon dansAndromède de Sophocle. Vers430 av. J.-C.
Pièce jouée à titre posthume en401 av. J.-C. par les soins du petit-fils de Sophocle,Sophocle le Jeune, et premier prix cette année-là[24],Œdipe à Colone (Οἰδίπους ἐπὶ Κολωνῷ /Oidípous epì Kolônỗi) décrit l'arrivée du réprouvé, aveugle et maudit, àColone, près d'Athènes. Rejeté, ne pouvant compter que sur ses fillesAntigone etIsmène, il s'efforce de se disculper des crimes dont on l'accuse. Œdipe doit aussi défendre sa liberté face à ses fils :Créon, envoyé parÉtéocle, vient pour se saisir de lui et de ses filles, mais l'aide précieuse deThésée, roi d'Athènes, les sauve. Puis c'estPolynice qui vient quémander son soutien pour laguerre des sept qui se prépare. Rejetant ses fils, Œdipe se prépare à mourir : accompagné de Thésée, il disparaît en un lieu secret en promettant sa protection à Athènes. À l'appel des dieux, le maudit est élevé au rang des héros.
Des fragments desLimiers (Ἰχνευταί /Ikhneutaí) ont été découverts enÉgypte en1912[11]. Ils en représentent environ la moitié, ce qui en fait ledrame satyrique le mieux conservé après leCyclope d’Euripide, transmis dans son intégralité. Les critères stylistiques et métriques font daterLes Limiers probablement d'avant440 av. J.-C.[25].
Les fragments permettent d'en reconstituer le résumé. Le sujet est le même que celui de l’Hymne homérique à Hermès, c'est-à-dire le vol des troupeaux d'Apollon parHermès nouveau-né. La pièce débute par la plainte d'Apollon, que le chœur de satyres propose d'aider contre la promesse d'être libérés de l'esclavage. Les traces du bétail les conduisent à la grotte de lanympheCyllène, qui veille sur l'enfant. La fin du drame devait présenter la réconciliation entre Apollon et Hermès grâce à lalyre de ce dernier[25].
Sur les cent vingt-trois pièces écrites par Sophocle sont connus cent quatorze titres[13]. Ci-dessous sont recensées les pièces dont ne sont connus que le titre et, parfois, quelques fragments.
L'innovation la plus remarquable de Sophocle, si l'on compare son œuvre àEschyle, est l'abandon de la tragédie « liée », puisqu'il n'en a composé à notre connaissance aucune[27]. Ce changement accentue les enjeux individuels, l'analyse psychologique[28], à l'échelle d'une pièce, au détriment des décisions divines et des malédictions touchant les hommes sur plusieurs générations[29].
À cette évolution correspond aussi la création d'un troisième acteur (tritagoniste), attribuée à Sophocle parAristote (ainsi d'ailleurs que l'adoption du décor) :« Avec Sophocle, il y eut trois acteurs et des décors peints sur la scène »[30],[31],[32]. Cette innovation, qui permet d'enrichir les interactions et oppositions entre personnages[28], a également pour conséquence de réduire significativement la part du chœur dans le déroulement de la tragédie[33],[34],[35]. L'exemple du titre de la pièce sur le retour d'Oreste est parlant : alors qu'il met en avant le chœur chez Eschyle dans sa pièceLes Choéphores, la sœur d'Oreste passe au premier plan chez Sophocle (et le restera chezEuripide) : la tragédie prend le nom de l'héroïne,Électre, et des héros comme elles donnent leur nom à toutes les pièces conservées de Sophocle sauf une (Les Trachiniennes)[28].
Hormis les deux pièces de Sophocle consacrées àŒdipe (où l'obstination du héros n'a pas de justification morale, et ne concerne pas une opposition de valeurs[36]), le premier point commun entre les pièces conservées est la place centrale occupée par les enjeux moraux sous forme de choix[11].Antigone en est l'exemple le plus frappant, par l'opposition entre plusieurs« couples de devoirs » que recenseJacqueline de Romilly[37] : famille et État, humanité et autorité, religion et respect des lois. Comme le remarqueJean-Pierre Vernant, le conflit ne se résume pas à celui de la loi des hommes et de la loi divine,« il n'oppose pas la pure religion […] à l'irreligion complète, mais deux types différents de religiosité : d'un côté, une religion familiale, purement privée, […] de l'autre, une religion publique où les dieux tutélaires de la cité tendent finalement à se confondre avec les valeurs suprêmes de l'État »[38]. Le tort d'Antigone est de privilégier une religiosité par rapport à l'autre, la« dikē des morts » à la« dikē céleste »[38].
L'autre grand exemple estElectre : le meurtre deClytemnestre et d'Égisthe n'intervient qu'à la toute fin de la tragédie, qui développe surtout la psychologie de l'héroïne, et le thème de la vengeance du père à travers le meurtre de la mère[11].
Des oppositions du même ordre traversent les trois autres pièces considérées. DansAjax, par le contraste entre le héros inflexible quant à sa conception de l'honneur et les lamentations dévouées de Tecmesse, puis par l'enjeu de la réhabilitation du héros parAgamemnon, enfin par l'opposition entre la modération d'Ulysse et l'orgueil d'Ajax ; dansLes Trachiniennes, par le contraste entreHéraclès et sa femme,Déjanire au caractère soumis, du même ordre qu'entre Ajax et Tecmesse[11]. Enfin, lePhiloctète est entièrement consacré audilemme deNéoptolème, duquel Ulysse réclame au nom de l'intérêt des Grecs le vol de l'arc de Philoctète, blessé et affaibli. Le héros se refuse finalement à toute compromission :« L'honnêteté ici vaut bien mieux que l'adresse »[39].
Alors qu'ils pèsent de tout leur poids sur le théâtre d'Eschyle, lesdieux ont un tout autre rôle chez Sophocle. Car il est incontestable qu'ils sont chez lui plus distants, éloignés des événements :« le climat de ses pièces ne baigne plus dans le ritualisme religieux des origines du théâtre »[40]. HormisAthéna au début d’Ajax, les dieux n'apparaissent pas dans les pièces conservées. Mais cette distance a pour conséquence de souligner le contraste entre le monde des hommes, qui évoluent sur la scène, et celui des dieux, comme le souligne le chœur d’Antigone[41] ou celui d’Œdipe roi[42],[43]. À l'inverse, Sophocle qualifie l'homme d'« ephémère[44] » et souligne son sort dérisoire devant le temps qui passe[45] : comme le chantent les marins du chœur d’Ajax,« Il n'est rien que n'efface le temps tout puissant »[46].
La distance ainsi établie n'empêche pas l'intervention divine. Seulement celle-ci intervient par des oracles et le théâtre de Sophocle porte non plus sur la « justice divine » comme chez Eschyle, mais sur le sens de ces oracles, qui sont le seul indice dont les hommes disposent sur la décision divine[43]. Au début desTrachiniennes,Déjanire annonce l'oracle qui concerneHéraclès :« Ou il trouvera là le terme de sa vie, ou il triomphera et dès lors à jamais passera dans le calme le reste de ses jours[47] » ; dansAjax, le présage deCalchas est rapporté par le messager, la colère d'Athéna ne doit poursuivre le héros qu'« un seul jour » :« s'il survit pourtant à cette journée, peut-être le sauverons-nous, avec l'aide de quelque dieu »[48]. Selon les mots d'Héraclès,Philoctète ne peut être guéri qu'àTroie : mais y parviendra-t-il[49] ? Comme on le voit les oracles sont souvent imprécis, obscurs, ils« laissent donc place à l'espérance et à l'erreur »[50]. Parfois, c'est le rapprochement entre plusieurs oracles qui donne la solution, comme le constate Héraclès au moment de mourir : comme cela a été prophétisé à son père, il meurt par le fait d'un mort,Nessos, dont le baume mortel a été appliqué par Déjanire sur sa chemise[51]. Par cette place laissée à l'erreur font irruption la surprise et la péripétie, mais surtout le spectacle du destin de l'homme en train de se jouer :« toute la dramaturgie de Sophocle repose sur l'idée que l'homme est le jouet de ce que l'on pourrait appeler l'ironie du sort »[50], une« ironie tragique, dont le sens s'inscrit en clair sous les yeux des spectateurs, alors que les personnages n'en distinguent pas toujours le sens »[52], et propre à Sophocle. Cette ironie qui fait de Déjanire l'instrument de la mort d'Héraclès, qui fait intervenir la mort après les chants d'espoir et de joie du chœur dansLes Trachiniennes[53], dansAjax[54], dansAntigone[55]. Chez Eschyle[56] ou Euripide[57], l'ironie tragique peut faire d'un personnage le dupe d'un autre, mais chez Sophocle les hommes ne se dupent pas entre eux, sauf à de rares exceptions[58] : c'est par les dieux qu'ils sont abusés.
Cette distance et cette ironie tragique trouvent leur illustration la plus aboutie dansŒdipe roi,« quête tragique » d'Œdipe qui apprend ce qu'il est, c'est-à-dire meurtrier de son père et époux de sa mère, et qui, ayant tout fait pour fuir l'oracle prononcé contre lui, l'a réalisé dans l'ignorance complète de la portée de ses actes. La portée religieuse de cette perfection de l'ironie, particulièrement dansŒdipe roi, ne doit cependant pas être considérée comme le fait de dieux cruels ou indifférents (le destin d'Œdipe devenu protégé des dieux dansŒdipe à Colone l'interdit d'ailleurs[43]). Chez le pieux Sophocle,« les hommes n'ont pas à comprendre, mais à adorer »[17]. Créon, Œdipe ouJocaste paient leur irrespect des devins et des oracles, la tragédie est le fait de l'erreur des hommes.
Or, on peut rappeler que l'homme est au cœur du théâtre de Sophocle, comme en témoignent les évolutions formelles[59]. Le héros donne généralement son nom à la pièce et se trouve en opposition à d'autres personnages : c'est même là ce qui définit son statut de héros, son« isolement progressif de toute aide et de tout soutien humains »[60].Antigone invite d'abord sa sœur à une action conjointe, mais le refus d'Ismène l'enferme dans le rejet de toute assistance, même lorsqu'il s'agit pour Ismène de se joindre à elle devant la colère deCréon :« Tu n'as pas voulu, toi, me suivre, et je ne t'ai pas, moi, associée à mon acte »[61]. Antigone est donc dès lors seule,« sans amis, sans mari »[62],« abandonnée des [siens] »[63]. Le chœur constatant son acte la croit folle[64], d'une folie comparable à celle d'Ajax au début de sa tragédie : malgré le chœur de marins, malgréTecmesse et son fils, il refuse toute consolation, il« fait paître dans son cœur la solitude »[65], et la pièce s'articule autour de la scène elle-même solitaire de son monologue et de son suicide. Les adieux d'Ajax sont effectués sans quiconque pour les entendre, et ne s'adressent à aucun homme mais au Soleil, àSalamine, àAthènes, au paysage troyen[66].
On retrouve ces éléments dansÉlectre : rejetée par sa famille et par le chœur, sa solitude culmine lorsqu'elle croitOreste mort et que, comme dansAntigone, sa sœurChrysothémis lui refuse son aide. Alors Électre prend sa décision :« Eh bien ! c'est moi qui, de ma main et toute seule, achèverai l'entreprise »[67]. Comme le noteJacqueline de Romilly, c'est donc de la solitude que naît le statut héroïque[60].Philoctète enfin est seul, abandonné, et n'a plus que son arc dontNéoptolème vient le priver.
C'est encore une fois enŒdipe que Sophocle trouve la meilleure application de ses choix. DansŒdipe à Colone, le héros est un vagabond aveugle, rejeté par ses fils et fui des hommes. Une solitude de fait (aggravée au cours de la pièce par Créon, qui prive Œdipe de ses filles), à laquelle s'ajoute une solitude morale, Œdipe affirmant ainsi à plusieurs reprises avoir subi bien plus que commis ses actes[68]. Sophocle ne change pas fondamentalement cette solitude : Œdipe meurt seul et sans témoins, il demeure en marge[69]. Mais cette solitude devient un signe de supériorité, de privilège divin[60].« Il est comme les héros des autres tragédies, un être à part. Mais il l'est un peu plus que les autres : il est à part des hommes »[70].
↑Alan Herbert Sommerstein (2002).Greek Drama and Dramatists, p. 41. Routledge.(ISBN0-415-26027-2)
↑Valère Maxime,Les Faits et dits mémorables, Livre IX, Chapitre XII, Exemples étrangers, 5 (lire le passage) « Voici d'autres poètes illustres qui eurent aussi une fin bien indigne de leur caractère et de leurs ouvrages. Sophocle, déjà fort avancé en âge, avait présenté une tragédie au concours de poésie. L'incertitude de la décision le tint longtemps dans l'inquiétude. Enfin il l'emporta d'une voix et la joie qu'il en ressentit fut cause de sa mort ».
↑Donald William Lucas (1964).The Greek Tragic Poets. W.W. Norton & Co., p. 128.
↑Cicéron,Cato Maior de Senectute (Sur la vieillesse), VII. (lire en ligne) « Sophocle, dans son extrême vieillesse, composait encore des tragédies ; on l'accusait de négliger son patrimoine pour cultiver ta poésie, et ses fils l'appelèrent en justice pour le faire interdire comme fou, au nom d'une loi semblable à celle de Rome, qui ôte la gestion de leurs biens aux pères qui les dissipent. On dit que le vieillard lut aux juges son Œdipe à Colone, qu'il tenait à la main et qu'il avait tout récemment composé, et leur demanda ensuite si c'était là l'œuvre d'un fou. Il fut renvoyé absous après cette lecture. ».
↑« Insensible à l'âge et au temps, tu restes le maître absolu de l'Olympe à l'éblouissante clarté » (v. 609-610, trad. Paul Mazon)
↑« Ah ! fasse le Destin que toujours je conserve la sainte pureté dans tous mes mots, dans tous mes actes. Les lois qui leur commandent siègent dans les hauteurs : elles sont nées dans le céleste éther, et l'Olympe est leur seul père ; aucun être mortel ne leur donna le jour ; jamais l'oubli ne les endormira : un dieu puissant est en elle, un dieu qui ne vieillit pas. » (v. 863-971, trad. Paul Mazon)