À l'origine, le nomRusʹ, ouTerre de Rusʹ (« pays du gouvernail »,roðslagen envarègue) désignait la région des Polianes vivant dans l'actuelleUkraine centrale, dont le centre étaitKiev, mais plus tard, il désigna également tous les territoires subordonnés à Kiev[9],[10]. Enfinnois actuel, laSuède est appeléeRuotsi, nom à rapprocher de Rusʹ, ce qui peut signifier que lesFinnois voyaient autrefois les populations des deux côtés de lamer Baltique comme apparentées[11],[8].
D'après laChronique des temps passés (Chronique de Nestor, par le moineNestor)[13], le territoire de la future Kiev a été colonisé par la tribu slave desPolianes. Les chefs des Polianes de l'époque, trois frèresKiy, Shchek et Khoryv, ont fondé la ville de Kiev dans l'Antiquité[14]. Le territoire du futur État de Kiev était originellement réparti et contrôlé entre lesVarègues au nord-ouest et lesKhazars au sud-est. Cette source affirme que, depuis 859, lesTchoudes, lesMaris et lesKrivitches rendaient hommage aux Varègues, alors que les Polianes, lesSévériens et lesViatitches rendaient tribut aux Khazars. Puis trois frères varègues nommés Riourik, Sinéous et Trouvor (reconstruits comme Hrørekr, Signiutr/Signjótr et þorvarðr/þruvarðr enscandinave) s'établissent respectivement àNovgorod,Beloozero etIzborsk. Deux ans plus tard, les deux frères de Riourik périssent, le laissant seul maître de la région. Certains historiens contestent néanmoins la validité de ce récit, ainsi que laChronique des temps passés[15].
La Rusʹ de Kiev est officiellement fondée parOleg le Sage aux alentours de l'an 880. Le territoire de cet État est beaucoup plus petit que celui qu'a gouverné plus tardIaroslav le Sage. Au cours de ses trente-cinq années de règne, Oleg soumet différentes tribus slaves et finnoises. En 882, il déposeAskold et Dir qui gouvernaientKiev, et choisit cette ville comme capitale en la désignant comme « mère de toutes les villes russes »[16]. En 883, Oleg bat lesDrevliens et leur impose un tribut de fourrures. En 884, il réussit à contrôler lesDrevliens, lesSévériens, lesViatitches et lesRadimitches(ru), tout en étant en guerre avec lesTivertses et lesOulitches.
En 907, Oleg dirige une attaque contreConstantinople avec, selon la légende, 80 000 guerriers transportés par deux millemahonnes. Il laisse pendant ce temps le gouvernement de Kiev àIgor de Kiev. Oleg ne peut prendre Constantinople, mais pille les environs et reçoit desRomains d'Orient de l'or pour 1 million degrivnas pour se retirer. En 912, il signe un traité de commerce avec eux. Après la mort d'Oleg, cette même année, lesDrevliens se rebellent, mais sont battus parIgor de Kiev qui avait conclu une alliance avec lesPetchénègues, afin d'attaquer à nouveau Constantinople, dans le but d’obtenir un traité de commerce, qui sera conclu en 912. Une seconde campagne, en 941, aboutit autraité de 945. Les textes conservés dans laChronique soulignent les conditions offertes aux marchands ruthènes pour écouler àConstantinople leurs marchandises, fourrures, cires, miel et esclaves, et, en retour, y acheter brocarts, bijoux et produits de luxe de l'artisanat byzantin.
Carte des premières principalités issues de la Rus’ de Kiev.Les principautés issues de la Rusʹ de Kiev en 1237.
Durant le règne deSviatoslavIer (945-972), les dirigeants scandinaves de la Rusʹ adoptent lepolythéisme slave, avec le culte dePéroun, et ils adoptent aussi des noms slaves, alors que leurdroujina, leur garde personnelle, se compose encore essentiellement deScandinaves. Les conquêtes militaires deSviatoslavIer sont nombreuses : en 965, il détruit l'Étatkhazar, et en 968, à la demande de l'empereurNicéphore Phocas, il fait campagne dans lesBalkans contre lesBulgares du Danube et prend leur capitalePreslav.Ibn Hawqal raconte qu'il ne laisse à ces deux peuples que« quelques ruines sans valeur »[17].
La formation d'un État puissant et fort au nord dessteppes de la mer Noire permet aux princes de la Rusʹ de garder le contrôle de la« route desVarègues auxGrecs » menacée depuis 915 par l'arrivée d'unpeuple cavalierturcophone : lesPetchénègues. Garants du maintien de la paix dans les steppes situées au nord de la mer Noire, les princes de la Rusʹ voient leur statut confirmé par la réception solennelle que l'empereurConstantinVII offre en 957, dans leGrand Palais de Constantinople, à la veuve du prince Igor, la princesse régenteOlga[18]. Une fresque de lacathédrale Sainte-Sophie de Kiev rappelle encore cette réception. C'est peut-être à l'occasion de ce séjour que la princesse découvre lafoi chrétienne et les fastes de laliturgie byzantine : elle s'y convertira plus tard, à Kiev, à titre personnel.
Au cours du premier siècle de son existence, la Rusʹ de Kiev s'est donc imposée comme un partenaire commercial et un allié militaire calculé de l'Empire byzantin. C'est à elle désormais qu'il appartient de maintenir lestatu quo dans les régions du nord de la mer Noire, pour garder ouverte l'artère économique principale qui relie, par le cours duDniepr, le monde scandinave au monde méditerranéen.
Le règne de Vladimir le Grand et la christianisation
La deuxième période de l'histoire de la Rusʹ de Kiev (980-1054) est marquée par deux règnes prestigieux, ceux des princesVladimirIer, dit le Beau Soleil (980-1015), et de son filsIaroslav le Sage (1019-1054). Mais déjà la difficulté d'instaurer un ordre successoral cohérent menaçait l'unité et la stabilité de la principauté.
La région de Kiev est le centre de l'État de la Rusʹ de Kiev durant deux siècles. Il s'agit d'une fédération féodale où le « Velikiï Kniaz » (russe :Великий Князь) ou « Grand Prince » contrôle directement Kiev et les terres autour de la ville, tandis que sa parentèle et ses vassaux, placés dans les autres grandes villes de la Rusʹ, lui paient tribut. L'apogée du pouvoir de l'État se situe pendant les règnes deVladimir le Grand (980-1015) et deIaroslav le Sage (1019-1054). Les deux dirigeants poursuivent l'expansion de la Rusʹ, qui avait commencé sous Oleg.
Vladimir accède au pouvoir après la mort de son pèreSviatoslavIer en 972 et après avoir vaincu son demi-frèreIaropolkIer en 980. Le règne du nouveau prince fait entrer la Rusʹ dans une phase de rassemblement autour du principe dynastique. En 981, il porte la guerre sur la frontière occidentale, reprenant des villes aux Polonais, aux Prussiens, et à la tribu lituanienne des Iatvingiens. C’est sousVladimir le Grand que s’opère lachristianisation et l'entrée dans la communauté des États chrétiens, dans l’oikouménè byzantine, de la Rusʹ à partir de 988. Vladimir fait alors le voyage àConstantinople en 988, saisissant et soumettant son intervention contre l'usurpateurBardas Sklèros à l'octroi de la main de la princesseAnne, sœur des empereurs byzantinsBasileII etConstantinVIII.VladimirIer reçoit alors le baptême, suivi de leur mariage, en lacathédrale Saint-Vladimir de Chersonèse, convertissant la principauté de Kiev auchristianisme orthodoxe selon lerite byzantin[19]. Ce baptême aurait été célébré, selon les sources, par le métropolite de Chersonèse ou directement par lepatriarche de ConstantinopleNicolas II Chrysobergès[20].
Vladimir consacre la fin de sa vie à la mise en place d'une société nouvelle régie par les principes duchristianisme[21], et jette les bases d'un État puissant et centralisé, uni autour de la nouvelle identité que lui donne le christianisme byzantin qui entraîne la construction de nouveaux édifices sacrés avec un programme iconographique de peintures monumentales[22].
Il n'a pas établi de règles précises de succession, et s'est contenté de placer ses nombreux fils à la tête des principales villes du pays :Novgorod,Polotsk,Tourov,Rostov etTmoutarakan. Une violente guerre civile éclate donc à sa mort, survenue en 1015, et ce sont deux de ses fils,Iaroslav[23], prince de Novgorod, etMstislav, qui en sortent vainqueurs en 1019. Néanmoins, la tradition populaire desbylines[24] s'est vite emparée de la renommée d'un héros dont la sagesse et la puissance lui ont permis de surmonter toutes les épreuves.
Lors duschisme de 1054 la Rusʹ demeura fidèle au rite byzantin, reflet de ses liens étroits avec Constantinople, qui dominait lamer Noire et donc le commerce à partir de la route commerciale duDniepr. Rester dans le giron de l'Église d'Orient eut pour la Rusʹ des conséquences politiques, culturelles et religieuses. L'Église avait déjà une liturgie écrite enalphabet cyrillique, et un corpus de traductions dugrec, qui avait été produit pour les peuples slaves. L'existence de cette littérature facilita la conversion au christianisme des Slaves orientaux, et introduisit la philosophie grecque ainsi que les sciences et l'historiographie grecques, sans la nécessité d'apprendre la langue grecque.
La guerre civile qui dure de 1015 à 1019 est marquée par deux événements importants : d'une part, l'assassinat en 1015 des deux fils de Vladimir, les princesBoris et Gleb[25] ; d'autre part, l'invasion polonaise, conduite en 1018 parBoleslas le Vaillant, qui entendait placer son gendreSviatopolk sur le trône de Kiev. Cette intervention souligne tout l'intérêt que la Pologne portait à ces régions. Néanmoins, cet épisode est éphémère, et dès 1019 Iaroslav retrouve son trône kiévien, et règne sur la rive droite du Dniepr et sur Novgorod, laissant à son frère, Mstislav, la rive gauche du fleuve. En 1036, la mort de ce dernier permet à Iaroslav le Sage de réunir sous son autorité les deux rives du fleuve.
Sceau de Iaroslav le Sage.
Iaroslav le Sage[23] eut également à lutter pour le pouvoir contre ses frères. Bien qu'il ait d'abord établi sa domination sur Kiev en 1019, il n'a un contrôle incontesté sur l'ensemble de la Rusʹ qu’à partir de 1036, à la mort deMstislav de Tchernigov. Comme Vladimir, Iaroslav est désireux d'améliorer les relations avec le reste de l'Europe, et en particulier l'Empire byzantin. Il entreprend de conduire une active politique matrimoniale qui unirait la dynastie des Riourikides aux plus grandes familles royales d'Occident. La fille de son filsVsevolodIer,Eupraxie, est mariée àHenriIV,Empereur romain germanique (elle porte dès lors le nom d'Adélaïde).
Iaroslav avait épouséIngigerd, la fille du roiOlof de Suède. Son fils aîné,IziaslavIer, épouse Gertrude, fille du roi de PologneMieszkoII Lambert ; son second fils,SviatoslavII, épouse Olga, fille du comte deBabenberg ; le troisième,VsevolodIer de Kiev, épouse Marie, la fille de l'empereur byzantinConstantinIX[26]. Quant aux filles, elles connaissent un destin semblable. Anastasia épouse le roiAndréIer de Hongrie ;Élisabeth de Kiev, le roiHaraldIII de Norvège ;Anne de Kiev[27], le roiHenriIer de France. La cour de Kiev est alors apparentée aux plus grandes familles princières du temps, signe visible de l'importance reconnue de la puissance de la jeune dynastie desRiourikides.
Iaroslav promulgue le premier code juridique slave, laRousskaïa Pravda[28], il fait construire lacathédrale Sainte-Sophie[a] à Kiev, et les deux monastères Saint-Georges et Sainte-Hélène, qui sont au cœur de ce que l'on appelle la « Ville de Iaroslav ». Sa dédicace est assurée en 1050 par le métropoliteHilarion ; fin lettré, sonSermon sur la loi et la Grâce[29] est un hymne à la gloire du princeVladimir. Il décide également la construction de lacathédrale Sainte-Sophie de Novgorod. Il encouragea le clergé local et lesmoines à enseigner lecture et écriture aux paroissiens. Ses fils développèrent notamment lalaure des Grottes de Kiev. Ainsi, le droit, l'éducation, mais aussi l'architecture, avec des expérimentations nouvelles, telles que l'utilisation des tambours de clochers percés de fenêtres et surmontés de bulles, ou encore d'autres aspects de l'art ruthène, connaissent un renouveau impressionnant sous son règne.
L'époque innove enfin sur le plan musical. En effet, l'usage de lalangue slavonne[30] pour la liturgie ne permettait pas d'utiliser les mélodies des psaumes grecs, car le chant byzantin estasmatique, c'est-à-dire qu'à chaque syllabe correspond une note musicale, et par conséquent les mélodies grecques n'étaient pas aisément transposables en slavon, les mots slavons n'ayant pas le même nombre de syllabes que les mots grecs. C'est pour pallier cette difficulté que leschantres de lacathédrale Sainte-Sophie de Kiev inventent lemélisma, ce signe de notation musicale qui permet de placer plusieurs syllabes sous une seule notation musicale. Ainsi naît sur les bords du Dniepr le chant mélismatique.
Malgré uneguerre perdue contre les byzantins en 1043, le prestige de l'État kiévien atteint alors son apogée : il s'étend dulac Ladoga près de laBaltique à lamer Noire, et du confluent de l'Oka avec laVolga jusqu'auxCarpates et auDniestr. À la veille de sa mort, qui survint en 1054, Iaroslav le Sage tente de réguler le système successoral, en établissant chacun de ses fils dans une ville :IziaslavIer reçoit Kiev ;SviatoslavII,Tchernihiv ; le troisième,VsevolodIer,Pereïaslav-Khmelnytskyï ; le quatrième, Viatcheslav,Smolensk ; et le cinquième, Igor,Vladimir de Volhynie. Cela préfigurait la formation d'entités patrimoniales princières, et conférait au prince de Kiev un pouvoir plus nominal qu'effectif. Cette transformation de la Rusʹ en principautés dynastiques est officialisée en 1097 aucongrès de Lioubetch. La guerre civile reprend entre les princes immédiatement après le congrès.
Le déclin s'accélère avec un nouveau sac de Kiev perpétré en 1203 parRiourik Rostislavitch, suivi par la prise de Constantinople en 1204 par les forces de laquatrième croisade qui coupent les routes commerciales vers Byzance. Le 6 décembre 1240, ce sont lesMongols deBatu Khan quiprennent la ville ou ce qu'il en restait, et les Kieviens doivent, comme les autres principautés russes, se soumettent à laHorde d'Or mongole pour plusieurs siècles.
Alexandre Nevski (1249)[31], fils deIaroslavII de Vladimir, grand-prince de Vladimir, prince de Novgorod en 1236, vainqueur des Suédois sur laNeva en 1240, puis deschevaliers Teutoniques et des Lituaniens sur la glace dulac Peïpous (ou Tchoudskoïe) en 1242, est investi comme grand-prince de Kiev par le khanBatou qui le reçoit à laHorde d'or en 1249 ; il en obtient aussi l'investiture pour Vladimir en 1252 et meurt en 1263.
Kiev est en fait administrée par un gouverneur mongol qui autorise jusqu'en 1299 le séjour du métropolite. Le pays de Kiev, qui a subi l'invasion mongole, est affaibli et désolé. Quand le franciscainJean de Plan Carpin en route pour la cour mongole le traverse, il constate un pays en grande désolation[b]. Il est détruit de nouveau par lesTatars de Crimée en 1482 (peu après laprise de Constantinople en 1453 par les Ottomans, à la suite de quoi,Ivan III de Vladimir et de Moscou reçoit en dot deSophie Paléologue en 1472 le blason de l'Empire byzantin).
Dans le Nord, larépublique de Novgorod prospéra dans le cadre de la Rusʹ, car elle contrôlait lesroutes commerciales de la Volga à lamer Baltique. Au fur et à mesure que la Rusʹ s'affaiblissait, Novgorod devenait de plus en plus indépendante. Uneoligarchie locale s'établit à Novgorod. En 1136, les Novgorodiens profitent de l'état d'anarchie dans lequel se trouve la Rusʹ pour se débarrasser de leur prince et imposer leur droit à le choisir et à lui dicter les conditions fixées par l'assemblée populaire de la ville, levetché[c], qui, parmi desboyards, élit un Premier ministre (leposadnik) et des commandants militaires (lestys'atskis). Les territoires nordiques, riches en fourrures, en animaux marins et en salines, ont été d'une grande importance économique pour Novgorod, qui a mené une série de guerres contre laprincipauté de Moscou pour le contrôle de ces territoires. En 1156, Novgorod devient un archevêché, signe de l'importance accrue et d'indépendance politique. L'archevêque est à la tête de l'exécutif et il est le propriétaire terrien le plus riche de Novgorod, possédant l'essentiel des terres et des richesses transférées par les princes de Kiev. Il est chargé du trésor et des relations extérieures. Les commerçants et les artisans participent également aux affaires politiques de la ville et ont leurs guildes appelées kontchans, oulitchans ou sotnias.
Dans le Nord, les Slaves colonisaient le territoire qui allait devenir laMoscovie, en soumettant les tribusfinnoises qui occupaient déjà la région et en se mélangeant avec elles. La ville deRostov Veliki est dans un premier temps le principal centre de la région, avant d'être supplantée parSouzdal, puis par la ville de Vladimir, qui devient la capitale de laprincipauté de Vladimir-Souzdal. La région enregistre des vagues de migrations continues à partir de la région de Kiev, pour échapper aux excursions des nomades de la steppe (Coumans,Mongols…). La principauté combinée de Vladimir-Souzdal s'affirme alors comme une puissance majeure dans la Rusʹ. Profitant des guerres intestines, une figure se détache, celle du prince de Rostov-Souzdal,Iouri Dolgorouki (1125-1157)[32], qui mène une active politique de renforcement de sa principauté, fondée sur la construction d'un réseau de forteresses destinées à se protéger des Novgodoriens au nord, et des Bulgares de la Volga à l'est : ainsi sont construites les forteresses deZvenigorod, Kidekcha,Iouriev-Polski,Dmitrov et peut-être, en avril-novembre 1152, le premierkremlin de Moscou. Toutes ces villes forment aujourd'hui le célèbre« anneau d'or ». Cette politique est poursuivie par son fils et successeurAndreï Bogolioubski (1157-1174). En 1169, le princeAndréIer Bogolioubski porte un coup sévère au pouvoir déclinant de la Rusʹ lorsque ses armées saccagent la ville de Kiev.AndréIer installe son frère cadet, qui règne brièvement sur Kiev, alors que lui-même continue de gouverner son royaume de Suzdal. Ainsi, le pouvoir politique commence à dériver loin de Kiev dans la seconde moitié duXIIe siècle. En 1299, à la suite de l'invasion mongole, lemétropolite déplace son siège de Kiev à la ville de Vladimir qui remplace ainsi Kiev comme un centre religieux majeur de la région.
Autour de 1200, Kiev comptait environ 50 000 habitants,Novgorod etTchernigov toutes deux près de 30 000 habitants, alors queConstantinople avoisinait les 400 000 habitants vers 1180. À la veille de l'invasion mongole, la Rusʹ aurait compté environ trois cents centres urbains.
Soldats etfonctionnaires recevaient des revenus et des terres des princes en contrepartie de leurs services politiques et militaires. La société ne disposait pas d'institutions fortes basées sur lesclasses sociales ni demouvement communal comme c'était le cas à l'époque en l'Europe occidentale. Néanmoins, lescommerçants en milieu urbain, lesartisans et lesouvriers exerçaient une influence politique à travers une assemblée municipale, levetché[c], qui englobait tous les hommes de la population. Dans certains cas, le vetché conclut des accords avec les dirigeants ou les expulsa et en invita d'autres à prendre leur place. À la base de la société se trouvait un nombre important d'esclaves. Il existait aussi une classe de paysans tributaires de leur seigneur, proches desserfs, mais le caractère généralisé du servage n'existait pas dans la Rusʹ, à la différence de l'Europe occidentale ou, plus tard, dans l'Empire russe. La plus grande classe sociale était ainsi composée de paysans libres.
Dans les siècles qui suivent la fondation de l'État, les descendants deRiourik se partagent la Rusʹ de Kiev selon une succession particulière : les prétendants au trône changent defief à chaque fois que leur place dans lahiérarchie féodale évolue. Les membres mineurs de la dynastie commencent ainsi généralement leur carrière dans une région reculée et progressent jusqu'à recevoir des principautés plus lucratives, pour enfin prétendre à la principauté de Kiev. Le souverain a pour fonctions essentielles d’être à la tête des armées, d’appliquer la justice et d’administrer la terre.
Lesboyards n'ont aucun pouvoir légal pour s'opposer à la volonté du prince, mais il semble que dans la Rusʹ de Kiev ils soient devenus conseillers du prince.
Levetché[c] est une assemblée des hommes libres, qui rassemble ainsi l'ensemble des chefs de famille. Ces réunions se tenaient généralement sur le marché, et elles touchaient une large part de la population qui habitait la Rusʹ, même avant l'arrivée desVarègues. D’importantes frictions se sont ainsi produites entre les vetchés et le pouvoir princier. Un cas extrême est celui de laprincipauté de Novgorod, où levetché était si puissant qu’il est même parvenu, en 1136, à expulser du trône le prince désigné.
Bateaux construits dans le pays des Slaves, toile deNikolaï Roerich représentant en 1903 la construction de bateaux de style vikings dans la Rusʹ.
L'économie de la Rusʹ de Kiev était tournée vers le commerce entre laScandinavie etByzance, depuis leDniepr. L'élite de la Rusʹ était essentiellement marchande. Les marchands de Kiev allaient non seulement jusqu'à Byzance, mais pouvaient atteindreBagdad et laPerse. Les marchandises exportées étaient desesclaves, desfourrures, de lacire, dumiel, des produits agricoles tels que lelin, lechanvre et lehoublon. La Rusʹ importait de l'Est des chevaux et desarmes, deByzance des équipements navals, et des métaux et de laverrerie d'Europe centrale et d'Europe de l'Ouest. En raison du trafic important, de nombreuses marchandises pouvaient servir de monnaie d'échange, comme les bovins dans la partie sud de la Rusʹ ou la fourrure (dont celle de lamartre) dans le Nord. Durant le règne deVladimirIer, des pièces commencent à être frappées, entre autres dessrebrennik d'argent pesant 2,6 g en moyenne et deszlatnik d'or pesant 4,4 g (proche en termes de poids dusolidus byzantin ou dudinar omeyyade) ; le système repose essentiellement sur l'argent métal, et le lingotin appelégrivna. Du fait de sa géographie, cet État est traversé par des marchands, on y trouve quantité de pièces en provenance deByzance, deBagdad, mais aussi deVenise, et la fonction de changeur y était très apprécié.
Fragment de faïence du XIVe siècle.
L'agriculture jouait un rôle important dans l'économie de la Rusʹ, car si le commerce était principalement l'enjeu des classes sociales les plus élevées, l'agriculture était l'activité économique pratiquée par la plus grande partie de la population. Les activités agricoles sont attestées bien avant la naissance de la Rusʹ, en particulier dans les terres du Sud, chaudes et constituées detchernoziom, terre noire fertiles, riche en matière organique. Les terres du Nord de la Rusʹ (correspondant aujourd'hui auxoblasts de Novgorod, deMoscou, deVladimir, d'Ivanovo et deTver), couvertes de forêts de conifères et souvent marécageuses et aux solspodzoliques, avaient une agriculture moins développée et évoluée, avec de plus longuesjachères. Dans les régions propices, des techniques derotation culturale et d'assolement triennal furent pratiquées à la fin de la Rusʹ.
Les principaux produits céréaliers étaient leblé dans le Sud, et l'avoine et l'orge dans les régions plus froides et plus humides. Lasylviculture, lachasse et l'apiculture avaient gardé cependant une importance capitale dans les régions forestières ou périphériques. Une autre culture importante dans toute la Rusʹ était lelin, pour la fabrication de vêtements.
La foi traditionnelle des habitants de la Rus’ était lamythologie slave centrée sur les forces de la nature et le culte des esprits. Les principales divinités du panthéon de l'époque étaientPéroun, le dieu du tonnerre et la foudre s'apparentant au dieu scandinaveThor,Volos, le dieu des troupeaux et du commerce, etStribog, la divinité du vent et des tempêtes. La religion slave n'était pas encadrée par un clergé et avait peu d'influence sur le plan institutionnel mais ses temples constituaient descentres culturels, commerciaux et de peuplement, devenus par la suite desparoisses chrétiennes.
Laculture pravoslave de la Rusʹ subsista cependant longtemps après la conversion au christianisme. Dans les premiers siècles après la conversion, le caractère chrétien de la population restait assez superficiel, notamment dans les campagnes, et de nombreuses croyances anciennes furent incorporées dans le christianisme par un phénomène desyncrétisme qui fut appelédvoïeverié oudouble foi. La dernière réaction pravoslave connue se déroula en 1071, notamment à Novgorod[33].
En Occident, les termes deRusʹ et deRussie furent longtemps distingués, Rusʹ était alors traduit parRuthénie, avant que l'historiographie russe ne prenne le pas et confonde son nom avec l'ancien État médiéval slave oriental. Ainsi il n'est pas rare de voir encore aujourd'hui écrit abusivementRussie de Kiev ouRussie kiévienne au lieu deRusʹ de Kiev[34].
De son côté, à l'instar de l'historiographie russe, l'historiographie ukrainienne, longtemps méconnue, s'est réapproprié cet héritage à titre parfois exclusif[36]. LaBiélorussie quant à elle n'a jamais insisté sur sa période ruthène, ce qui lui vaut parfois d'être omise dans les débats historiographiques. Son rôle au sein du grand-duché de Lituanie a contribué à forger cette position, quoique ce dernier prétendit aussi, comme laMoscovie, être la continuité de la Rusʹ.
Dans les faits, ni l'Ukraine, ni laBiélorussie, ni laRussie ne peuvent se prévaloir, chacune seule ou davantage que les deux autres, comme héritières de la Rusʹ, puisque la notion même d'identité russe, biélorusse et ukrainienne n'était pas encore formée en tant que telle au moment de son effondrement : l'identité de la Rus' était simplement slave orientale etorthodoxe[37].
La solution la plus satisfaisante linguistiquement et historiquement serait de traduire Rusʹ par « Ruthénie », forme latine bien attestée depuis leMoyen Âge. AuXIXe siècle, les « Ruthènes » deGalicie étaient encore ainsi qualifiés par le gouvernementaustro-hongrois, bien que par ailleurs laRuthénie subcarpathique ait été alors nommée enallemandKartpathen-Russland soit « Russie desCarpates ». Parler de Ruthénie kiévienne aurait donc le mérite de la clarté et de la neutralité[38].
↑Sainte-Sophie prolonge Constantinople vers le nord comme Constantinople prolongeait Rome en Orient. À ce titre, elle fait de la Rus l'héritière de la tradition byzantine.
↑Extrait deJean de Plan Carpin,« en passant par cette terre, nous y avons trouvé répandus dans la campagne d'innombrables crânes et d'os d'hommes morts ; car la cité avait été grande et peuplée et elle est maintenant réduite à presque rien ; on y trouve à peine deux cents maisons aujourd'hui et les gens y sont tenus en grande servitude ».
↑ab etcLevetche désigne l'assemblée de la ville qui décidait de la politique de celle-ci, de la paix ou de la guerre. Cette assemblée était réunie au son de la cloche, en slavon kolokol', symbole de liberté. c'est pour cette raison que dans le film d'Andreï Tarkovski,Andreï Roublev,« les Russes ont perdu l'art de fondre les cloches », sous-entendu la liberté.
↑Sophia Senyk, « A History of the Church in Ukraine », dansOrientalia Christiana Analecta, Rome, Pontificio Istituto Orientale, vol. 1 (sur 5 prévus), 1993 (pour la partie Olga dans les chroniques).
↑Ìvan Mìrčuk,L'Ukraine dans le cadre de l'Est européen, Éditions Nauwelaerts,,p. 113.
↑Bernard Dupuis, « L'Église orthodoxe » (§ Destin de l'Église russe), dansEncyclopédie des religions, Universalis, Paris, 2002,p. 113.
↑François Boespflug,La Crucifixion dans l’art : un sujet planétaire, Montrouge, Bayard éditions,, 559 p.(ISBN978-2-227-49502-9),p. 86.
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↑Viktoriya et Patrice Lajoye,Ilya Mouromets et autres héros de la Russie ancienne, Toulouse, Anacharsis, 2009.