Issu d'une famille de labourgeoisie de robe, Pierre Corneille, après des études de droit, occupa des offices d'avocat à Rouen tout en se tournant vers la littérature, comme bon nombre de diplômés en droit de son temps. Il écrivit d'abord descomédies commeMélite,La Place royale, et des tragi-comédies commeL'Illusion comique (1636),Clitandre (vers 1630) et, en1637,Le Cid, qui fut un triomphe malgré les critiques de ses rivaux et des théoriciens. Il avait aussi donné dès 1634-35 une tragédie mythologique (Médée), mais ce n'est qu'en 1640 qu'il se lança dans la voie de la tragédie historique — il fut le dernier des poètes dramatiques de sa génération à le faire —, donnant ainsi ce que la postérité considéra comme ses chefs-d’œuvre :Horace,Cinna,Polyeucte,Rodogune,Héraclius etNicomède.
Déçu par l'accueil rencontré parPertharite en 1652, pendant les troubles de laFronde, au moment où le début de sa traduction deL'Imitation de Jésus-Christ connaissait un extraordinaire succès de librairie, il décida de renoncer à l'écriture théâtrale et acheva progressivement la traduction deL'Imitation. Plusieurs de ses confrères, constatant à leur tour que la Fronde avait occasionné un rejet de la tragédie historique et politique, renoncèrent de même à écrire des tragédies ou se concentrèrent sur le genre de la comédie. Tenté dès 1656 de revenir au théâtre par le biais d'une tragédie à grand spectacle que lui avait commandée un noble normand (La Conquête de la Toison d'or, créée à Paris six ans plus tard, fut l'un des plus grands succès du siècle), occupé les années suivantes à corriger tout son théâtre pour en publier une nouvelle édition accompagnée de discours critiques et théoriques, il céda facilement en 1658 à l'invitation du surintendantNicolas Fouquet et revint au théâtre au début de 1659 en proposant une réécriture du sujet phare de la tragédie,Œdipe. Cette pièce fut très bien accueillie et Corneille enchaîna ensuite les succès durant quelques années, mais la faveur grandissante des tragédies où dominait l'expression du sentiment amoureux (dePhilippe Quinault, de son propre frèreThomas, et enfin deJean Racine) relégua ses créations au second plan. Il cessa d'écrire après le succès mitigé deSuréna en1674. La tradition biographique desXVIIIe et XIXe siècles imagina un Corneille aux prises avec des difficultés matérielles durant ses dernières années, mais tous les travaux de la deuxième moitié duXXe siècle révèlent qu'il n'en fut rien et que Corneille acheva sa vie dans une situation confortable[2].
Son œuvre, trente-deux pièces au total, est variée : à côté decomédies proches de l'esthétiquebaroque, pleines d'invention théâtrale commeL'Illusion comique, Pierre Corneille a su donner une puissance émotionnelle et réflexive toute nouvelle à latragédie moderne, apparue en France au milieu duXVIIe siècle. Aux prises avec la mise en place desrègles du théâtre classique, il a marqué de son empreinte le genre par les hautes figures qu'il a créées : des âmes fortes placées devant des choix moraux fondamentaux (le fameux « dilemme cornélien ») commeRodrigue qui doit choisir entre amour et honneur familial,Auguste qui préfère la clémence à la vengeance, ouPolyeucte placé entre l'amour humain et l'amour de Dieu. Si les figures des jeunes hommes pleins de fougue (Rodrigue, le jeune Horace) s'associent à des figures de pères nobles (Don Diègue ou le vieil Horace), les figures masculines ne doivent pas faire oublier les personnages féminins vibrants de sentiments commeChimène dansLe Cid, Camille dansHorace ou Cléopâtre, reine de Syrie, dansRodogune. Aussi marquée par la puissance d'unalexandrin rythmé qui donne de célèbres morceaux de bravoure (monologue de Don Diègue dansLe Cid, imprécations de Camille dansHorace) et la force de maximes à certaines paroles (« À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire »,Le Cid, II, 2 -« Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi », dernier vers duCid -« Je suis maître de moi comme de l'univers »,Cinna, V, 3 -« Dieu ne veut point d'un cœur où le monde domine »Polyeucte, I, 1).
Le théâtre de Pierre Corneille fait ainsi écho aux tournures duGrand Siècle dont il reflète aussi les valeurs comme l'honneur et les grandes interrogations, sur le pouvoir par exemple (contexte de la mort deRichelieu et deLouis XIII), la question de la guerre civile dansLa Mort de Pompée (1643), ou la lutte pour le trône dansNicomède (1651, dans le contexte de laFronde). Aujourd'hui il compte parmi les auteurs les plus joués et est par ailleurs l'une des références de la littérature universelle[3],[4].
Le berceau de la famille Corneille est situé àConches-en-Ouche, où les Corneille sont agriculteurs et marchandstanneurs.
Le plus lointain ancêtre retrouvé est Robert Corneille, arrière-grand-père du dramaturge, qui possède un atelier detannerie établi en 1541.
Son fils aîné, Pierre[Note 2] se marie en 1570 avec Barbe Houel, nièce d’un greffier criminel du Parlement de Rouen ; il devient commis greffier de son oncle par alliance. Il achète ensuite de modestes charges d'officier (« maître particulier des eaux et forêts de la vicomté de Rouen » et conseiller référendaire à la Chancellerie), ce qui lui permet d'obtenir une licence en droit, de devenir avocat en 1575 et d'acheter, en 1584, deux maisons dans la rue de la Pie, où naîtra le futur dramaturge. La famille Corneille accède ainsi à la petitebourgeoisie de robe.
L'aîné de ses enfants, lui aussi nommé Pierre, devient en 1599« Maître enquêteur des Eaux et Forêts du bailliage de Rouen »[Note 3]. En 1602 il épouse Marthe Le Pesant[Note 4], fille d’avocat, sœur d’un notaire. En 1619, il vend sa charge pour vivre de ses rentes[5].
Pierre,avocat du roi, et Marthe Corneille ont huit enfants, dont deux morts prématurément ; le futur dramaturge est l'aîné des six frères et sœurs restants, le plus jeune ayant vingt-trois ans de moins que lui.
Il fait de brillantes études secondaires au collège de Bourbon (aujourd'huilycée Corneille) dirigé par lesjésuites. Il remporte plusieurs prix et se découvre une passion pour l'éloquence desstoïciens latins et pour lapratique théâtrale que les jésuites ont introduite dans leurs collèges dans uneperspective pédagogique[6].
Puis, comme tous les membres de la famille Corneille, il fait des études de droit. Il prête serment comme avocat le au Parlement de Rouen[7].
En 1628 son père lui achète pour11 600 livres deux offices d'avocat du roi, au siège des Eaux et Forêts et à l'amirauté de France à laTable de marbre de Rouen. Il prend ses fonctions le. Timide et peu éloquent, il renonce à plaider. Tout en continuant son métier d'avocat, qui lui apporte les ressources financières nécessaires pour nourrir sa famille de six enfants[8], il se tourne alors vers l'écriture et le théâtre dont ses personnages lui permettent de retrouver la vocation d'orateur qui lui faisait défaut comme plaideur[9].
En 1625 il connut un échec sentimental avec Catherine Hue, qui préféra épouser un plus beau parti, Thomas du Pont, conseiller-maître à la Cour des comptes de Normandie[10].
Ces premières amours le conduisirent à écrire ses premiers vers[11], à la suite de quoi il passa naturellement à ce qu'on appelait à l'époque « la poésie dramatique », phénomène fréquent à cette époque chez les jeunes diplômés en droit qui tâtaient de la poésie[12]. Tandis que les autres jeunes poètes de sa génération n'écrivaient que des tragi-comédies et des pastorales (la tragédie et la comédie connaissaient une certaine désaffection depuis quelques années), il eut l'idée de transposer dans un cadre « comique » (l'action se passe dans une ville et les jeunes héros sont des citadins) un modèle d'intrigue issu de la pastorale. Ainsi apparutMélite, qu'il qualifia dans la première édition de « pièce comique » et non pas de comédie, forme nouvelle de « comédie sentimentale » fondée sur les déchirements du cœur et une conception nouvelle du dialogue de théâtre[13] qu'il qualifiera lui-même trente ans plus tard de« conversation des honnêtes gens »[14], loin des formes comiques alors connues qu'étaient lafarce et la comédie bouffonne à l'italienne.
Le jeune avocat-poète proposa sa pièce à l'une des nombreuses « troupes de campagne » qui venaient régulièrement jouer quelques semaines à Rouen, mais il sut choisir l'une des deux meilleures, la troupe du prince d'Orange, dirigée parMontdory et Le Noir, qui donna "Mélite" avec succès à Paris quelques semaines après son passage à Rouen (1629)[15]. La troupe la joua avec succès sur la scène de l'hôtel de Bourgogne juste avant que l'autre troupe importante, celle des Comédiens du Roi, dirigée par Bellerose, ne loue cette salle pour une durée indéterminée, offrant enfin à Paris sa première troupe installée de façon permanente. Il semble que Montdory ait voulu profiter du succès deMélite pour s'implanter à son tour à Paris, et c'est ainsi que la « troupe du prince d'Orange », après avoir joué dans divers jeux de paume, finit par s'installer à demeure dans l'un d'entre eux, le jeu de paume du Marais, en 1634 et devint dès lors la troupe duthéâtre du Marais[16]. Tel est le sens des mots de Corneille, trente ans plus tard :« Le succès [deMélite] en fut surprenant. Il établit une nouvelle troupe de Comédiens à Paris, malgré le mérite de celle qui était en possession de s'y voir l'unique »[17].
Après la parenthèse deClitandre, tragi-comédie échevelée qui résulta sans doute d'une commande deMontdory (la mode était alors à ce type de théâtre romanesque), Corneille revint à la veine comique qu'il avait lui-même ouverte en donnant successivement pour la même troupeLa Veuve,La Galerie du Palais,La Suivante etLa Place Royale, dont le dénouement semble marquer un adieu à cette veine comique (cette pièce est l'une des seules comédies duXVIIe siècle, avecLe Misanthrope deMolière trente ans plus tard, qui ne se terminent pas par le mariage des jeunes amoureux). Ce que confirmeL'Illusion comique, la comédie qu'il écrira deux ans plus tard — après l'expérience de la tragédieMédée (sur cette tragédie voir plus bas) —, génial pot-pourri dans lequel s'emboîtent un commencement de pastorale (avec sa grotte et son magicien), une comédie à l'italienne (avec son capitan fanfaron Matamore), une tragi-comédie et pour finir une tragédie (créée sans doute en 1636, elle fut publiée en 1639).
En 1633, sur l'invitation de l'archevêque de RouenFrançois Harlay de Champvallon, il écrit une pièce de vers latins,Excusatio, en l'honneur deLouis XIII, de la reine et de Richelieu alors en cure près de Rouen àForges-les-Eaux. Il devient dès lors l'un des protégés du cardinal qui, féru de théâtre, lui verse, comme à plusieurs autres dramaturges, une pension de1 500 livres. Mais cette faveur a une contrepartie : Richelieu, qui n'a pas le temps d'écrire pour le théâtre, rêve d'un groupe d'auteurs qui écriraient des pièces à partir de ses idées de sujet. C'est ainsi qu'en 1635 Richelieu réunit une société dite « des Cinq Auteurs » et constituée deFrançois Le Métel de Boisrobert,Claude de L'Estoile,Jean Rotrou etGuillaume Colletet. Ainsi vit le jour une première pièce,La Comédie des Tuileries, dont le canevas avait été rédigé parJean Chapelain, le grand critique et théoricien dramatique de la période, sur une idée de Richelieu ; les cinq auteurs, pour leur part, s'étaient partagé la versification d'un acte chacun (et les avis divergent encore aujourd'hui pour savoir quel est l'acte qu'a versifié Corneille. La légende veut que, peu satisfait par cette expérience, Corneille se soit vite retiré du groupe en prétextant ses devoirs familiaux et professionnels à Rouen. Mais s'il est vrai qu'en 1638 la préface deL'Aveugle de Smyrne (joué au Palais Cardinal l'année précédente) donne à croire que l'un des cinq auteurs se serait abstenu, aucun document d'époque ne permet de penser qu'il se soit agi de Corneille et que les relations entre Corneille et Richelieu en auraient été refroidies[18].
Corneille avec une fine moustache et la barbiche taillée en pointe, préférant porter la calotte à la perruque.Armes de Corneille : « D'azur à lafasce d'or chargée de trois têtes de lion degueules et accompagnée de trois étoiles d'or posées deux en chef et une enpointe »[19].
Créé en sur la scène du théâtre du Marais,Le Cid a été ressenti par les spectateurs contemporains comme une véritable révolution et produisit un choc de même nature que trente ans plus tardAndromaque deJean Racine (1667), et dans le genre comiqueL'École des femmes deMolière (1662-1663). Cette révolution provoqua un véritable scandale chez les rivaux de Corneille et chez certains lettrés, ce qui déclencha laquerelle du Cid et déboucha sur la condamnation de la pièce par la toute récenteAcadémie française dans un texte intituléLes Sentiments de l'Académie sur la tragi-comédie du Cid, qui parut en. Corneille, ébranlé, se plongea dans les ouvrages de théorie dramatique (d'Aristote à ses commentateurs italiens de la Renaissance) et n'écrivit plus pour le théâtre jusqu'à la fin de 1639, époque vers laquelle il se lança dans sa première tragédie romaine,Horace.
SiLe Cid a bouleversé le paysage dramatique de l'époque, c'est qu'il s'agissait certes d'une tragi-comédie (le genre à la mode en ces années-là) — et l'on retrouve dans le cadre d'un obstacle venu séparer deux amoureux, qui se marient à la fin, des duels, des batailles, un enjeu politique superficiel — mais d'une tragi-comédie d'un type nouveau : action physique rejetée dans les coulisses et traduite par les mots, personnages historiques, affrontement passionnel inouï jusqu'alors, et surtout une conception nouvelle de l'obstacle tragi-comique. Alors que le principe de la tragi-comédie reposait sur une séparation des amoureux par un obstacle susceptible de se résoudre à la fin pour permettre leur mariage, Corneille choisit d'adapterLas Mocedades del Cid deGuilhem de Castro, qui racontait l'histoire d'un héros légendaire espagnol qui avait épousé la fille de l'homme qu'il avait tué : c'est-à-dire un sujet fondé sur un obstacle qu'il est impossible de résoudre à la fin. En effet, Rodrigue et Chimène se marient au dénouement (ce pourquoi la pièce est bien une tragi-comédie), mais le père de Chimène est bel et bien mort. C'est la présence de ce mort à l'arrière-plan qui crée les si beaux affrontements passionnels entre Chimène et Rodrigue, qui ravirent le public de l'époque ; mais c'est aussi ce qui fut la source du scandale déclenché chez les lettrés. Car en racontant ainsi l'histoire d'une fille qui épouse le meurtrier de son père, Corneille avait enfreint la principale des règles de la dramaturgie classique en cours d'élaboration, la vraisemblance : sur le plan de l'intrigue, il était jugé invraisemblable qu'une fille épouse le meurtrier de son père (le fait peut être vrai, mais il est contraire au comportement attendu d'un être humain, donc invraisemblable), et sur le plan ducaractère du personnage de Chimène il était jugé invraisemblable qu'une fille présentée comme vertueuse ose avouer au meurtrier de son père qu'elle continue à l'aimer.
Condamné par les « doctes » et par leur organe institutionnel qu'était l'Académie,Le Cid n'en continua pas moins sa carrière triomphale sur la scène du Marais et bientôt sur toutes les scènes de France par l'intermédiaire des nombreuses « troupes de campagne » qui sillonnaient le pays et même une partie de l'Europe. Ce succès public confirma Corneille dans l'idée que les meilleurs sujets de théâtre sont ceux qui transportent le public par le spectacle d'événements inouïs. C'est pourquoi, loin de faire amende honorable et de corriger le dénouement du Cid (on lui avait proposé de faire découvrir à Chimène que son père mort n'était pas son vrai père, ou bien que son père laissé pour mort sur le lieu du combat semblait pouvoir être sauvé), il choisit un nouveau sujet qui supposait le même type d'événement extraordinaire :Horace raconte en effet comment un héros qui revient triomphant d'un combat dans lequel il a sauvé sa patrie est conduit à tuer sa propre sœur. Un sujet qui sera jugé tout aussi inacceptable par les doctes (même s'il arrive qu'un homme puisse tuer sa sœur, c'est un acte invraisemblable au regard du comportement attendu des êtres humains).
D'Horace àLa Mort de Pompée : les chefs-d’œuvre « romains » de Corneille (1639-1643)
Au début de, Jean Chapelain, homme fort de l'Académie française et principal rédacteur desSentiments de l'Académie qui avaient condamnéLe Cid, écrivait à un de ses amis :« Corneille est ici depuis trois jours, et d'abord m’est venu faire un éclaircissement sur le livre de l'Académie pour ou plutôt contreLe Cid, m'accusant et non sans raison d'en être le principal auteur. Il ne fait plus rien, et Scudéry a du moins gagné cela, en le querellant, qu'il l'a rebuté du métier et lui a tari sa veine. Je l'ai autant que j'ai pu réchauffé et encouragé à se venger et de Scudéry et de sa protectrice [l'Académie] en faisant quelque nouveauCid qui attire encore les suffrages de tout le monde et qui montre que l'art n'est pas ce qui fait la beauté ; mais il n'y a pas moyen de l'y résoudre : et il ne parle plus que de règles et que de choses qu'il eût pu répondre aux académiciens, s'il n'eût point craint de choquer les puissances, mettant au reste Aristote entre les auteurs apocryphes, lorsqu'il ne s'accommode pas à ses imaginations. »[Note 5] Au début de 1639, Corneille était donc encore plongé dans une intense réflexion théorique, et il n'avait pas encore trouvé un nouveau sujet de pièce. Sa réflexion dut être encore retardée par les conséquences de la mort de son père, survenue le de la même année, qui le laissa à 33 ans chef de famille (avec sa mère) et tuteur de deux enfants mineurs, une sœur de 16 ans (Marthe, future mère deFontenelle) et un frère de 14 ans (Thomas, futur auteur dramatique).
C'est donc au cours du second semestre de 1639 qu'il trouva son sujet et se lança dans la rédaction. On sait par une autre lettre de Chapelain que leHorace a déjà été joué en privé devant le cardinal de Richelieu (ainsi qu'un comité de « doctes » qui ont suggéré des remaniements, refusés par Corneille) et qu'on attend sa création sur la scène du théâtre du Marais.
Horace, première tragédie historique et romaine de Corneille, ouvre ainsi la deuxième partie de sa carrière, et sera suivi de trois autres tragédies romainesCinna (hiver 1641-1642),Polyeucte (hiver 1642-1643),La Mort de Pompée (hiver 1643-1644). Sujet puisé dans l'histoire antique, stricte régularité de l'action, du temps et du lieu, Corneille a en partie répondu aux vœux des doctes, tout en conservant le principe des sujets à la limite de la vraisemblance, la violence des passions et la construction de héros qui forcent l'admiration. En même temps il a rejoint et sublimé la thématique développée dès la décennie précédente dans les tragédies historiques de ses confrères : confrontation de l'héroïsme et de l'État doublant la confrontation de l'héroïsme et de l'amour, inscrite dans un devenir historique et dans une réflexion sur la portée des actes individuels.
S'il a désormais tourné le dos à la tragi-comédie (il rebaptisera bientôtLe Cid « tragédie »), il a l'idée de transposer sa caractéristique principale (le dénouement nuptial) dans le genre tragique, à l'occasion deCinna, créant ainsi la formule de la tragédie à fin heureuse, appelée à une belle carrière. Le succès de cette veine fut tel qu'il hissa définitivement Corneille au-dessus de tous ses rivaux et qu'il commença à être considéré par les Français comme le plus grand dramaturge moderne, Guez de Balzac n'hésitant pas à le qualifier de Sophocle dans une lettre qu'il lui adressa au début de 1643, au lendemain de la publication deCinna.
En1641, il épouse grâce à l'intervention de Richelieu[Note 6] une jeune aristocrate, Marie de Lampérière, fille de Matthieu de Lampérière,lieutenant-général desAndelys. De ce mariage naîtront huit[20] enfants[Note 7] : trois filles, quatre garçons et un enfant mort prématurément dont on ne connaît pas le sexe[20]. Son jeune frère Thomas épousera plus tard la seconde fille du lieutenant-général, Marguerite. Cette intervention de Richelieu en sa faveur, cinq ans après que le même Richelieu avait exigé de l'Académie française qu'elle donne son avis sur la conformité duCid aux règles dramatiques, explique les sentiments mitigés de Corneille au lendemain de la mort du cardinal-ministre, exprimés dans un quatrain resté célèbre (1643) :
Qu’on parle mal ou bien du fameux cardinal Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien ; Il m’a trop fait de bien pour en dire du mal ; Il m’a trop fait de mal pour en dire du bien.
Début du règne de Louis XIV et période de la Fronde (1643-1651)
AvecRodogune (hiver 1644-45), Corneille abandonna la tragédie romaine pour explorer les confins du monde méditerranéen antique, ce qui lui offrit l'occasion de dramatiser les jeux politiques liés à la succession dynastique, s'orientant vers ce qu'il qualifia lui-même dans ses textes théoriques[21] de « tragédieimplexe », fondée sur la complexité de l'intrigue. Il approfondit cette dramaturgie « implexe » et cette thématique dynastique deux ans plus tard avecHéraclius, qui, reposant sur une double substitution d'enfants, est sans doute la première tragédie moderne de l'identité (la première tragédie antique de l'identité étantŒdipe), Corneille ayant établi une liaison étroite entre la quête de l'identité du héros et les questions de légitimité politique et d'amour princier. Cette problématique, qui s'esquisse même dans la grande et triomphale tragédie à machinesAndromède (prévue pour le carnaval 1648, mais montée seulement en à cause des troubles de laFronde), se retrouve dansDon Sanche d'Aragon (comédie héroïque, 1649) et dansPertharite (1652)[22]. Pour autant, Corneille ne renonce pas tout à fait à la comédie, profitant de la mode de la comédie à l'espagnole sur les deux théâtres parisiens pour lancerLe Menteur (premier trimestre 1644), dont le succès fut tel qu'il l'incita à lui donner une suite, qui fut un échec (La Suite du Menteur, premier trimestre 1645) et le détourna définitivement de la comédie.
Malgré son peu de goût pour le mécénat,Mazarin fit mine de reprendre sur ce plan la politique de Richelieu et offrit à Corneille une pension de1 000 livres. Cela n'empêcha pas le poète de subir deux échecs à l'Académie française ; la raison invoquée étant que, habitant en province, il ne pourrait assister aux réunions. Mais il fut finalement élu le au fauteuil 14, qui sera occupé par son frèreThomas après sa mort.
Compte tenu de sa fidélité à l'autorité royale durant laFronde, Mazarin lui offrit un emploi officiel inattendu : il destitua le procureur général des états de Normandie (un fidèle du duc de Longueville qui avait tenté de soulever la Normandie) et nomma Corneille à sa place le. Du coup, pour assumer ses nouvelles fonctions, Corneille dut vendre ses deux charges d'avocat à la Table de Marbre du Palais (), mais un an plus tard, à la faveur de la rentrée en grâce des princes et de l'exil en Allemagne de Mazarin, l'ancien titulaire fut rétabli dans sa charge de procureur, et Corneille fut remercié. Il se retrouva sans fonctions officielles et sans sa pension, puisque Mazarin était exilé. On voit que le succès de la tragédieNicomède en que nombre de contemporains ont lue comme un éloge à peine voilé duGrand Condé, meneur de la Fronde alors emprisonné, n'a été pour rien dans les soubresauts de la carrière officielle de Corneille : c'est au moment même oùNicomède triomphait que Condé est sorti de prison et que Mazarin s'est exilé, et c'est justement la victoire (provisoire) du héros qui a fait perdre à Corneille sa belle position de procureur général. Il fut en somme l'une des nombreuses victimes de cette immense partie de dupes que constitua la Fronde.
Portrait de Pierre Corneille d'après la statue sculptée par Jean-Jacques Caffieri.
En sont achevés d'imprimer presque en même temps sa tragédie deNicomède et un volume regroupant les vingt premiers chapitres de sa traduction de l’Imitation de Jésus Christ qui va se révéler un extraordinaire succès de librairie avec 2 300 éditions et près de 2,4 millions d'exemplaires en circulation à la fin duXVIIIe siècle, ce qui en fait à cette époque le livre le plus souvent imprimé après la Bible[24]. Et c'est probablement le mois suivant qu'est crééPertharite ( ou), une puissante tragédie qui chute brutalement sans qu'on en connaisse la raison exacte ; l'absence à peu près totale de créations de nouvelles tragédies dans les deux théâtres parisiens au cours des quatre années suivantes incite à penser que les spectateurs, lassés par les complexes enjeux politiques dela Fronde, se sont détournés de la tragédie du fait de son cadre historique et de sa thématique politique (l'action dePertharite se déroule en pleine guerre civile). En somme,Pertharite serait la première tragédie qui aurait fait les frais de cette lassitude du public, sans que le talent créateur de Corneille soit en cause. Il en profite cependant pour annoncer sa retraite du théâtre — il peut se le permettre puisqu'il est au comble d'une gloire qui court d'un bout à l'autre de l'Europe — et pour se consacrer entièrement à la très pieuse et très lucrative entreprise de traduction de l’Imitation de Jésus-Christ. La fin du livre I et le début du livre II paraissent à la fin d' ; en, les deux premiers livres complets paraissent, augmentés de gravures au commencement de chaque chapitre. Suit le livre III en 1654 et le livre IV (et dernier) en 1656 qui donnera l'occasion d'une édition, cette fois complète, de l'ensemble, avec une dédicace au pape Alexandre VII.
Durant l'été de 1654, pour des raisons ignorées, Corneille et sa femme firent un séjour aux eaux de Bourbon (la plus courue des stations thermales auXVIIe siècle) ; on ne sait si le séjour avait été recommandé pour lui ou pour sa femme, mais l'on observe que quelques mois plus tard, en 1655, celle-ci accouche de Madeleine, leur sixième enfant et troisième fille ; suivra en 1656 Thomas, leur dernier enfant. L'aboutissement du chantier de l’Imitation de Jésus-Christ a manifestement réveillé chez Corneille l'envie d'écrire à nouveau pour le théâtre. D'autant qu'à ses côtés son jeune frère Thomas après avoir enchaîné les succès avec une longue série de comédies, vient de se lancer dans l'écriture d'une tragédie romanesque (Timocrate) qui, créée au théâtre du Marais en décembre de cette même année 1656, se révélera l'un des plus grands succès du siècle. On sait ainsi, par le témoignage d'une connaissance rouennaise de Pierre Corneille, qu'en il est déjà occupé à écrire « la tragédie deLa Toison d'or »[25]. Commandée par le marquis de Sourdéac, un original passionné de machineries théâtrales (et qui fera construire treize ans plus tard la première salle d'opéra de Paris rue Guénégaud), cette pièce à grand spectacle ne sera créée que cinq ans plus tard au théâtre du Marais, où elle connaîtra un extraordinaire succès. On comprend pourquoi, après avoir achevé cette pièce et en attendant sa création, il a pu se lancer d'abord dans une grande entreprise de révision de toutes ses pièces de théâtre (l'édition, accompagnée d'examens critiques de chaque pièce et de trois « Discours » théoriques sur le théâtre en tête de chacun des trois volumes paraîtra en 1660) et ensuite dans l'écriture d'une nouvelle tragédie : il accepte avec enthousiasme à l'automne de 1658 la proposition du grand mécène de cette période, le surintendantFouquet, de faire sa grande rentrée au théâtre en reprenant le sujet le plus célèbre de la tradition tragique, l'histoire d'Œdipe. La tragédie d’Œdipe fut ainsi créée sur la scène du théâtre de l'hôtel de Bourgogne le : le succès fut tel que Corneille se trouva relancé pour quinze ans.
Le rendez-vous manqué de Corneille et de Molière (1658-1659) ?
À la mi-Thomas Corneille écrit à un de leurs amis parisiens, le galant abbé de Pure (auteur d'un vaste roman intituléLa Précieuse) :« Nous attendons ici les deux beautés que vous croyez pouvoir disputer cet hiver d’éclat avec la sienne [la beauté deMlle Baron, actrice parisienne]. Au moins ai-je remarqué enMlle Béjart grande envie de jouer à Paris, et je ne doute point qu’au sortir d’ici, cette troupe n’y aille passer le reste de l’année. Je voudrais qu’elle voulût faire alliance avec le Marais, cela en pourrait changer la destinée. Je ne sais si le temps pourra faire ce miracle ». L'abbé de Pure sait donc déjà queMolière et sa troupe ont annoncé leur intention de tenter de prendre pied à Paris durant l'hiver 1658-1659, et Thomas Corneille le lui confirme après en avoir parlé avecMadeleine Béjart, arrivée àRouen avant le reste de la troupe (« les deux beautés »,Catherine de Brie etMarquise Du Parc étaient restées en arrière parce que Marquise venait d'accoucher à Lyon). Beaucoup d'historiens du théâtre et de biographes de Molière se sont interrogés sur ce séjour de Molière à Rouen et certains ont même imaginé qu'il était venu rencontrer Corneille. Le rédacteur de la vie de Molière qui a paru dans la grande édition posthume desŒuvres de Molière en 1682 donnait pourtant une raison plus prosaïque, qui est corroborée par les termes de la lettre de Thomas Corneille à l'abbé de Pure :« En 1658, ses amis lui conseillèrent de s’approcher de Paris, en faisant venir sa Troupe dans une Ville voisine : c’était le moyen de profiter du crédit que son mérite lui avait acquis auprès de plusieurs personnes de considération, qui s’intéressant à sa gloire, lui avaient promis de l’introduire à la Cour. Il avait passé le carnaval à Grenoble, d’où il partit après Pâques, et vint s’établir à Rouen. Il y séjourna pendant l’Été, et après quelques voyages qu’il fit à Paris secrètement, il eut l’avantage de faire agréer ses services et ceux de ses camarades à MONSIEUR, Frère Unique de Sa Majesté, qui lui ayant accordé sa protection, et le titre de sa Troupe, le présenta en cette qualité au Roi et à la Reine Mère ». Autrement dit, pour pouvoir prendre pied à Paris, il fallait à Molière et à sa troupe un protecteur le plus haut placé possible, ainsi qu'un théâtre : s'installer dans une ville assez proche de Paris pour pouvoir y faire de nombreux allers-retours pour avancer dans les négociations et rencontrer les« personnes de considération » qui appuyaient ces démarches était donc un choix stratégique.
Ce choix de se rapprocher de Paris en séjournant à Rouen était d'autant plus logique que Rouen était alors constamment visitée par des troupes de comédiens qui y faisaient des séjours de plusieurs semaines, et pas seulement des troupes de campagne comme celle de Molière ; en 1674, Samuel Chappuzeau rapporte dans son ouvrage intituléLe Théâtre françois que même la troupe duthéâtre du Marais y faisait de fréquents séjours :« Cette Troupe allait quelquefois passer l’Été à Rouen, étant bien aise de donner cette satisfaction à une des premières Villes du Royaume. De retour à Paris de cette petite course dans le voisinage, à la première affiche le Monde y courait, et elle se voyait visitée comme de coutume »[26]. Et l'on sait par ailleurs que Molière et les Béjart avaient déjà séjourné quelques semaines à Rouen avec leur première troupe (« L'Illustre théâtre ») pendant qu'on aménageait leur théâtre à Paris (automne de 1643), quelques mois avant la troupe du Marais dont la salle brûla en et qui vint jouer à Rouen pendant qu'on reconstruisait le bâtiment.
En dehors de cette occasion de jeu mondain, Pierre Corneille semble avoir été peu sensible à la présence de la troupe de Molière dans sa ville : ce n'était qu'une troupe de campagne de plus, parmi toutes celles qui occupaient régulièrement l'un des deux jeux de paume dans lesquels la municipalité autorisait les représentations théâtrales. On en a la preuve dans une lettre qu'il écrit lui-même le à l’abbé de Pure :« Mon frère vous salue, et travaille avec assez de chagrin. Il ne donnera qu’une pièce cette année. Pour moi, la paresse me semble un métier bien doux, et les petits efforts que je fais pour m’en réveiller s’arrêtent à la correction de mes ouvrages. C’en sera fait dans deux mois, si quelque nouveau dessein ne l’interrompt. J’en voudrais avoir un. Je suis de tout cœur votre très humble et très obligé serviteur Corneille ». Ainsi la troupe de Molière joue à Rouen depuis plusieurs semaines et cela n'a donné aucune envie pressante à Corneille de se lancer de nouveau dans l'écriture théâtrale : il lui faudra attendre trois mois plus tard d'être présenté àFouquet à l'occasion d'un voyage à Paris pour se laisser tenter par l'un des sujets de tragédie proposés par le surintendant. Ce seraŒdipe. Mais sur ce point encore on observe que les liens entre Corneille et Molière étaient si peu étroits que, loin de proposer sa nouvelle pièce à la troupe de Molière qui venait à peine de s'installer à Paris (elle commença à jouer devant le public au début de) et qui aurait pu profiter de cette formidable publicité constituée par le retour de Corneille au théâtre, c'est à la plus célèbre troupe parisienne, celle de l'Hôtel de Bourgogne, que le grand poète s'est empressé de confier sa tragédie.
Depuis qu'auXIXe siècle la publication duRegistre de La Grange (un extrait des registres de compte effectué par le comédien La Grange, bras droit de Molière puis l'un des hommes forts des débuts de laComédie-Française) a fait découvrir le répertoire de la troupe de Molière depuis Pâques 1659, on a pu constater qu'elle avait joué deux fois plus de tragédies de Corneille que de tragédies de Tristan l'Hermite, de Rotrou, de Magnon etc. et que de comédies de Scarron, de Boisrobert et de Thomas Corneille, comme si malgré tout des liens privilégiés s'étaient établis entre les deux hommes. En fait, l'examen du Mémoire de Mahelot — un aide-mémoire destiné aux décorateurs de l'Hôtel de Bourgogne qui recense les pièces au répertoire de ce théâtre — montre les mêmes proportions : pour tous les théâtres à cette époque, lorsqu'il fallait vivre de reprises entre deux créations de pièces nouvelles, c'est le plus souvent vers Corneille qu'on se tournait (en attendant que Racine le rejoigne). Et depuis longtemps tous les historiens du théâtre ont remarqué que trois ans plus tard, dans sa préface desFâcheux (publié en), Molière devait ironiser sur la posture de « grand auteur » adoptée par Corneille lorsqu'il publia les trois volumes de sonThéâtre (1660) accompagnés de Discours et d'Examens[28].
Le rendez-vous entre les deux hommes avait donc bel et bien été manqué : s'ils s'étaient rencontrés à cette occasion, cela n'avait pas eu de conséquence sur leurs carrières respectives ; il allait falloir attendre la montée en puissance de l'ambitieux et brillantJean Racine et sa brouille avec Molière (survenue en décembre 1665 après la création deAlexandre le Grand) pour que s'opère un rapprochement entre Corneille et Molière qui débouchera sur la création d’Attila.
Tandis queLa Conquête de la Toison d'or mise en chantier dès 1656 et créée en 1661 reprend le même type de sujet mythologique et la même dramaturgie « à machines » queAndromède, c'est véritablement avecŒdipe que Corneille a entamé la dernière partie de sa carrière. On parle volontiers de période de la vieillesse, du fait d'une sorte de corrélation entre l'âge de Corneille, la mise sur la scène de héros vieillissants (Sertorius, 1662, ouPulchérie, 1672) ou apparemment dépourvus de vertus héroïques actives (Othon, 1664), et l'issue de la dernière tragédie, l'une de ses plus belles, où le héros s'abandonne à la mort (Suréna, 1674). Pourtant les six ans de « retraite » n'ont pas marqué de rupture dans sa conception théâtrale, comme le révèle tout ce qui rapprocheHéraclius etŒdipe, deux tragédies de l'identité, et comme le confirment les Examens de ses pièces et les Discours théoriques qu'il publie dans la grande édition de sonThéâtre de 1660. Ce qui paraît nouveau, c'est que l'accession au pouvoir du héros ne passe plus par la reconnaissance de son identité ou simplement de son héroïsme, mais par une combinaison de mariages ; en fait, l'expression de tragédies matrimoniales qu'on applique à ces œuvres ne doit pas masquer que la nature même de la tragédie cornélienne n'a pas changé et que Corneille a simplement substitué à une dramaturgie de l'affirmation de l'héroïsme une dramaturgie de l'effacement volontaire de l'héroïsme : conscience de sa vieillesse dansSertorius, nécessité de dissimuler ses qualités en présence d'une cour corrompue dansOthon ou d'un tyran violent et raffiné (Attila, 1667), ravalement au plus profond de soi de l'héroïsme et des sentiments pour garder sa liberté face à un pouvoir jaloux dansSuréna, dans tous les cas l'héroïsme réside dans la contrainte sur soi, ce qui explique qu'il débouche si facilement sur la mort (en particulier dansSertorius etSuréna).
Corneille reconnaît également, ainsi qu'il l'écrit àCharles de Saint-Évremond en 1666, avoir« avancé touchant la part que l'amour doit avoir dans les belles tragédies ». De fait, il a toujours pensé que l'amour était une passion trop chargée de faiblesse pour être la dominante, précisant :« J'aime qu'elle y serve d'ornement, et non pas de corps ». De là, vient« [s]on foible » pourSophonisbe, qui lui semble illustrer parfaitement ses principes, contraires à ceux de« nos doucereux et nos enjoués »[29].
En octobre1662, les deux familles de Pierre et de Thomas Corneille quittent la maison natale de la rue de la Pie à Rouen pour s'installer à Paris à l'invitation du ducHenri II de Guise. Protecteur du théâtre du Marais, le duc était depuis longtemps un admirateur des frères Corneille et c'est à lui que Thomas avait dédié sa tragédie deTimocrate lorsqu'elle fut publiée cinq ans plus tôt. Les deux familles sont logées gracieusement dans l'hôtel du duc au cœur du Marais et elles y resteront au moins deux ans, c'est-à-dire au moins jusqu'à la mort du duc en. Les raisons de ce déménagement sont aisées à comprendre : dès les années 1640, Corneille avait été pressé de venir s'installer à Paris, et son refus avait été la raison de ses échecs à l'Académie française : il avait alors charge de famille et il était même encore tuteur de son jeune frère Thomas. En 1662, tout a changé : il n'a plus que trois jeunes enfants au foyer et Thomas de son côté (qui a épousé la jeune sœur de la femme de Corneille) est devenu depuis le milieu des années 1650 l'auteur de théâtre à la mode, volant de succès en succès. Depuis le retour de Corneille au théâtre et l'excellent accueil d’Œdipe, lui aussi a renoué avec le succès, confirmé par la création deSertorius au Marais en : venir vivre à Paris, c'est venir cueillir les fleurs de sa gloire.
Les deux frères tentent alors d'exercer une sorte de magistère sur le théâtre, encourageant l'engagement d'une comédienne par ci[Note 8], fomentant une cabale contreL'École des femmes de Molière par là[30], un Molière qui, il est vrai, poursuivait le grand homme de ses sarcasmes depuis la préface desFâcheux et qui s'était moqué du titre de noblesse de Thomas (Thomas Corneille de L'Île) dans la première scène deL'École des femmes[31]… Mais la faveur croissante de Molière, qui triomphe aussi bien à la Ville (sur son théâtre du Palais-Royal) qu'à la Cour où à partir de 1664 il semble être devenu aussi indispensable au roi Louis XIV que le musicien Lully, les très grands succès de certains de ses jeunes confrères (son propre frère Thomas et Philippe Quinault), et l'apparition d'un nouvel auteur qui obtient un triomphe dès sa deuxième tragédie (Racine,Alexandre le Grand,) mais se brouille avec la troupe de Molière au profit de la troupe rivale de l'hôtel de Bourgogne, tout cela change la donne. Tandis que l'hôtel de Bourgogne a de moins en moins besoin du « grand Corneille » dont la dernière pièceAgésilas n'a pas été un succès (), Molière et sa troupe, toujours en quête d'auteurs de tragédies pour diversifier la programmation du Palais-Royal, offrent à Corneille la forte somme de2 000 livres d'avance pour sa nouvelle tragédie,Attila, qui est créée au Palais-Royal le. Mais la pièce ne connaît qu'un succès honorable alors que, huit mois plus tard,Andromaque de Racine sera un triomphe et marquera l'émergence d'une nouvelle conception de la tragédie.
Déjà engagé dans une nouvelle traduction d'une œuvre de piété,l'Office de la Vierge[Note 9], énorme travail qui paraîtra à la fin de 1669, Corneille prend son temps pour proposer une nouvelle pièce de théâtre. Il a l'idée de reprendre l'histoire de la séparation de Titus et de Bérénice pour en faire une « comédie héroïque » et semble avoir sondé les différents théâtres afin de vendre sa pièce au plus offrant : la troupe du Palais-Royal l'emporte en proposant une nouvelle fois2 000 livres d'avance, tandis que l'hôtel de Bourgogne propose à son auteur favori, Racine, qui enchaîne les succès (Les Plaideurs en 1668,Britannicus en 1669) de composer une tragédie sur le même sujet. Ainsi les deux pièces seront créées à une semaine d'intervalle sur les deux théâtres concurrents (c'est pourquoi une légende apparue auXVIIIe siècle prétendra que la princesseHenriette d'Angleterre avait lancé un concours entre les deux auteurs) : laBérénice de Racine le à l'hôtel de Bourgogne, laBérénice de Corneille (qui sera ensuite publiée sous le titreTite et Bérénice) au Palais-Royal le. Si la tragédie de Racine se signala immédiatement comme un très grand succès, la comédie héroïque de Corneille poursuivit plusieurs mois durant une très honnête carrière, la troupe de Molière ayant décidé de la représenter en alternance avecLe Bourgeois gentilhomme.
Au lendemain deSuréna, sa dernière tragédie (publiée en 1675), Corneille n'annonça pas qu'il mettait fin à son activité de dramaturge et rien n'indique qu'il avait l'intention d'y mettre fin ; d'autant que, autour de lui, plusieurs auteurs de tragédies (en particulierClaude Boyer et son propre frèreThomas Corneille qui se consacre désormais aux comédies et aux grands spectacles à machines) ont renoncé eux aussi pendant quelques années, en attendant manifestement que passe l'engouement du public pour les tragédies deRacine d'un côté, pour les opéras dePhilippe Quinault etLully de l'autre. Quatre ans plus tard, au lendemain de l'annonce par Racine de son retrait du théâtre, Thomas Corneille et Boyer recommencèrent à écrire des tragédies, et c'est alors qu'il apparut que le grand Corneille avait définitivement renoncé.
Depuis 1663, Pierre Corneille était inscrit sur la liste des gratifications royales aux gens de lettres pour la somme de2 000 livres (une somme très importante queRacine, d'augmentation en augmentation, mit quinze ans à atteindre). Mais l'ample liste des premières années se réduisit progressivement (Thomas Corneille disparut ainsi de la liste dès 1667) et les gratifications se mirent dès la fin des années 1660 à être versées irrégulièrement : le budget était pris sur les « Bâtiments du Roi », alors que le Louvre, Saint-Germain et Versailles étaient en travaux, et il fallait payer les ouvriers des chantiers. Le début des guerres européennes n'arrangea rien et à partir de 1673, seul un petit nombre d'écrivains, liés à la Cour deLouis XIV ou dépendant deColbert, continuèrent à recevoir leur gratification. Corneille, éloigné de la Cour et sans lien avec Colbert, découvrit en (date du versement des gratifications de 1674) qu'il avait été oublié. Il réagit aussi bien directement (lettre à Colbert en 1678) qu'indirectement en composant régulièrement des Épîtres au Roi sur divers sujets (ses pièces qu'on faisait jouer à la Cour en 1676, les victoires du Roi en 1677, la Paix de Nimègue en 1678, le mariage du Grand Dauphin en 1680), et probablement aussi en faisant jouer ses appuis (la légende a imaginé auXVIIIe siècle une intervention directe deBoileau auprès deLouis XIV). Et il finit par avoir gain de cause : sa gratification de2 000 livres lui est de nouveau versée à partir de 1682.
Selon une légende tenace, apparue auXVIIIe siècle, Corneille aurait connu des difficultés financières dans les dernières années de sa vie et serait mort, si ce n'est dans la misère, du moins pauvre. Tous les travaux des chercheurs duXXe siècle qui se sont penchés sur les textes duXVIIe siècle et les actes authentiques concernant Corneille et sa famille prouvent le contraire[32]. Son fils aîné qui poursuivait sa carrière d'officier du Roi passe pour avoir lourdement grevé le budget de son père (et, pour faire bonne mesure, les légendes ajoutent le second fils qui, en réalité, avait été tué à la guerre en 1674). En fait, son fils aîné, Pierre, qui avait effectivement coûté beaucoup d'argent à son père dans les années 1670[33], avait épousé en 1679 la veuve d'un fournisseur des armées, qui lui avait apporté une dot de30 000 livres, une somme absolument considérable ; or le contrat de mariage spécifie que Pierre apportait de son côté une espérance de succession évaluée à20 000 livres ! Bien plus, Thomas, le dernier fils de Corneille, se voit pourvu en 1680 d'unbénéfice ecclésiastique très confortable (une abbaye dotée d'un revenu annuel de3 000 livres). Quant à la vente de la maison natale de la rue de la Pie à Rouen (), loin d'être le signe de quelque difficulté financière, elle représente en fait un arrangement financier en vue de sa succession : sur les4 300 livres de la vente,3 000 livres sont immédiatement affectées au rachat de la pension qu'il versait depuis 1668 aux dominicaines de Rouen pour sa fille Marguerite (pension qui, justement, avait été gagée sur cet immeuble) ; de la sorte, à sa mort, ses héritiers se sont trouvés dégagés du versement de cette pension et Marguerite a pu finir ses jours comme prieure de sa communauté religieuse en 1718.
Enfin, on ignore les raisons pour lesquelles Corneille a quitté en 1682 l'appartement de la rue de Cléry où il résidait depuis 1674[34] pour s'installer dans une maison au6 rue d’Argenteuil[Note 12] que, pour la première fois de sa vie, il ne partage plus avec son frère, qui s'installe tout près, rue Clos-Georgeot, dans le même périmètre de la paroisse Saint-Roch.« Le mérite de la rue d'Argenteuil », écrit A. Le Gall[35],« tient dans sa proximité avec le Louvre où siège l'Académie. Or l'Académie est un des lieux auxquels Corneille reste le plus longtemps fidèle ».
C'est là qu'il meurt le. Depuis longtemps malade, il n'avait plus paru aux séances de l'Académie française depuis le. Quelques semaines plus tard, son frère Thomas fut élu à son fauteuil, et c'estRacine qui, le, prononça le discours de réception qui fut consacré pour l'essentiel à un vibrant éloge de Pierre Corneille.
L’œuvre étendue et riche de Corneille a donné naissance à l’adjectif « cornélien » qui dans l'expression « un dilemme cornélien » signifie une opposition irréductible entre deux points de vue, par exemple une option affective ou amoureuse contre une option morale ou religieuse.
Psyché (1675), opéra deMatthew Locke, sur une traduction du livret deMolière, Pierre Corneille etPhilippe Quinault, provenant de la Tragédie-BalletPsyché de Lully (1671).
Ouverture du prologue dePolieucte pour le Collège d'Harcourt, H.498 de Marc-Antoine Charpentier (1679)
Un billet de100 francs français à son effigie sur les deux faces, œuvre de Jean Lefeuvre, gravé par Poilliot &Piel, est mis en circulation en 1964. Il est remplacé en 1979 par lebillet à l'effigie du peintreEugène Delacroix et retiré en 1986.
1834 – une médaille à l'effigie de Pierre Corneille a été exécutée par le graveurAlexis-Joseph Depaulis, à l'occasion de l'inauguration de la statue de l'écrivain à Rouen. Un exemplaire en est conservé aumusée Carnavalet (ND 210).
1834 – statue de Pierre Corneille à Rouen parDavid d'Angers fonte à la cire perdue parHonoré Gonon. Placée à l'extrémité de l'île Lacroix près du pont, elle y resta jusqu'à la Seconde Guerre mondiale et se trouve aujourd'hui depuis1957 devant le théâtre des Arts.
1873 – médaille en bronze à son effigie pour le bicentenaire de sa mort. SignéBorrel 1873.
1937 – statue en bronze de Duparc, professeur à l'école des beaux-arts de Rouen (pour le troisième centenaire du Cid). Elle se trouve dans la cour duLycée Corneille.
1840 –Pierre Corneille,statue de marbre blanc deJean-Pierre Cortot, dans le hall de l'hôtel de ville de Rouen.
il existe aumusée Jeanne d'Arc dans une petite pièce consacrée à Corneille un mannequin de cire le représentant.
↑Jusqu'auXIXe siècle, beaucoup de notices biographiques mentionnent la date du 9 juin 1606 correspondant à celle de son baptême, considérant à tort qu'il avait été baptisé le jour même de sa naissance.
↑Tous les aînés de la famille portent le prénom de Pierre.
↑Il sera anobli en 1637 à la demande de la reine Anne d'Autriche pour« services rendus », en fait touchée par la pièce duCid de son fils, elle demande à Louis XIII de lui délivrer les lettres patentes de noblesse, son fils recevant en tant qu'aîné sesquartiers de noblesse.
↑L'Office de la Vierge traduit en français, tant en vers qu'en prose, par P. Corneille avec les sept psaumes pénitentiaux, les vêpres et complies du dimanche et tous les hymnes du Bréviaire romain.
↑« M. de Molière a dressé le Plan de la Pièce, et réglé la disposition, où il s'est plus attaché aux beautés et à la pompe du Spectacle qu'à l'exacte régularité. Quant à la Versification, il n'a pas eu le loisir de la faire entière. Le Carnaval approchait, et les Ordres pressants du Roi, qui se voulait donner ce magnifique Divertissement plusieurs fois avant leCarême, l'ont mis dans la nécessité de souffrir un peu de secours. Ainsi il n'y a que le Prologue, le Premier Acte, la première Scène du Second et la première du Troisième, dont les Vers soient de lui. Monsieur Corneille a employé une quinzaine au reste ; et, par ce moyen, Sa Majesté s'est trouvée servie dans le temps qu'elle l'avait ordonné ».
↑Extrait duregistre paroissial de l'église Saint-Roch àParis :« Dudit jour, second octobre 1684, Mre Pierre Corneille, escuyer, cy-devant avocat général à la table de marbre à Rouen, âgé d'environ soixante et dix huit ans, décédé hier rue d'Argenteuil, de cette paroisse, a esté inhumé en l'église, en présence de Mre Thomas Corneille, escuyer, Sieur de Lisle, demeurant rue Clos Gergeau, en cette paroisse, et de Mre Michel Bicheur, prestre de cette église, y demeurant proche. Signé : Corneille, Bicheur ». (Registredétruit par l'incendie de 1871 mais acte recopié par l'archivisteAuguste Jal dans sonDictionnaire critique de biographie et d'histoire,Paris, Henri Plon,1867, page 428).
↑Dans la préface du dernier tome de sonThéâtre (1628), Alexandre Hardy, qui avait jusqu'alors joui d'une quasi-exclusivité comme auteur dramatique (il écrivit entre six cents et huit cents pièces de théâtre) traita les jeunes poètes qui commençaient à fournir de pièces les troupes de théâtre d'« excréments du barreau ».
↑Voir Gabriel Conesa,Pierre Corneille et la naissance du genre comique, Paris, SEDES, 1969.
↑Examen deMélite, au tome I de sonThéâtre en 1660.
↑André Le Gall,Corneille, Flammarion (coll. Grandes Biographies), 1997.
↑Alan Howe,Le Théâtre professionnel à Paris, 1600-1649, Paris, Archives nationales, 2000,p. 113 et suiv.
↑Premier paragraphe de l'« Examen » deMélite (1660).
↑Recueil dePoésies choisies de divers auteurs, 1660.
↑« 1662 ; 18 février : Achevé d'imprimer desFâcheux avec un Avertissement où Molière raille sans se gêner « le grand auteur », ses Discours et ses Examens » (Louis Herland dans la « chronologie cornélienne » placée à l'ouverture de sonCorneille par lui-même, Paris, Seuil, 1956,p. 31).
↑« Je sais un paysan qu'on appelait Gros-Pierre / Qui n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre, / Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux, / Et de Monsieur de l'Île en prit le nom pompeux ».L'École des femmes, I, 1.
↑La plus récente synthèse de ces travaux est constituée par la biographie de André Le Gall,Corneille (Flammarion, 1997) : voir les pages 506-514.
Pierre Corneille de l'Académie française, dansCharles Perrault,Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, chez Antoine Dezallier, 1697, tome 1,p. 77-78lire en ligne surGallica.
Michel Prigent,Le Héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille, Paris,PUF,.
Christian Reidenbach,Gesten der Entscheidung. Spielarten von Souveränität im Theater Pierre Corneilles (1636–1643), Berlin/Boston, De Gruyter, 2024 (doi.org/10.1515/9783111286785).