D'aprèsJean Touchard,« la doctrine des physiocrates est un mélange delibéralisme économique et dedespotisme éclairé, […] la pensée des physiocrates s'ordonne autour de quatre grands thèmes : la nature, laliberté, laterre, le « despotisme légal » […]. L'État doit être gouverné par des propriétaires fonciers ; eux seuls ont une patrie ; patrie et patrimoine sont joints. […] Les physiocrates sont donc hostiles à toute réglementation. Leur formule est « laissez faire, laissez passer » […] Les physiocrates sont partisans de lamonarchie absolue »[1].
L'histoire du mouvement physiocratique se déroule de la fin des années1750 jusqu'à laRévolution française, l'apogée se situant dans les années1760 et1770.
La « physiocratie » est le« gouvernement par la nature ». Le terme est forgé parPierre Samuel Du Pont de Nemours en associant deux mots grecs :physis (la nature) etkratos (la force, le gouvernement). Autrement dit, c’est « l’idée que toute richesse vient de la terre, que la seule classe productive est celle desagriculteurs et qu'il existe des lois naturelles fondées sur la liberté et lapropriété privée qu'il suffit de respecter pour maintenir un ordre parfait[5]. »
Le Tableau économique représente les trois classes sociales identifiées par les physiocrates : la classe des agriculteurs, seule classe productive, dont le revenu permet de financer la classe industrielle "stérile" et improductive, tout en dégageant un surplus, le "produit net", le revenu des propriétaires fonciers[8].
Le Tableau économique apparait comme étant l'un des premiersmodèles économiques en ce qu'il représente schématiquement, l'état de l'économie d'une nation agricole du point de vue de la théorie physiocrate[9].
Illustration dePhysiocratie avec les inscriptionsNon oderis laboriosa opera, et Rusticationem creatam ab Altissimo (Ne hais ni les travaux laborieux ni l’élevage ordonné par le Très Haut)Eclesiast. C. VII. V. 16. etQui operatur terram sum satiabitur (Qui travaille la terre sera comblé)Prov. C. XII. V. ii.
En opposition aux idéesmercantilistes, les physiocrates considèrent que la richesse d'un pays consiste en la richesse de tous ses habitants et non pas seulement en celle de l'État. Cette richesse est formée de tous lesbiens qui satisfont unbesoin et non de métaux précieux qu'il faudrait thésauriser. La richesse doit être produite par letravail.
Pour les physiocrates, la seule activité réellement productive est l'agriculture. Laterre multiplie les biens : une graine semée produit plusieurs graines. Finalement, la terre laisse unproduit net ou surplus. L'industrie et lecommerce sont considérés comme des activités stériles car elles se contentent de transformer les matières premières produites par l'agriculture.
La classe des paysans, qui est la seule productive (producteurs terriens) ;
La deuxième classe est appelée stérile et est composée des marchands et « industriels » ;
La troisième classe est celle des propriétaires.
Cette vision ainsi segmentée de l'économie est naturelle à une époque où l'immense majorité de la population est formée d'agriculteurs qui semblent produire tout juste de quoi assurer leur propre survie. La thèse selon laquelle la terre est la seule source de richesse, qui distingue les physiocrates de leurs contemporains et de leurs successeurs classiques, est néanmoins secondaire par rapport aux autres apports par lesquels les physiocrates se distinguent de leurs prédécesseurs, qui ont été repris par les classiques et qui fondent l'économie moderne.
En effet,Vincent de Gournay etTurgot, souvent assimilés à l'école physiocratique, pensent au contraire que les manufactures et le commerce sont générateurs de richesses : ils rejoignent en celaFrançois Véron Duverger de Forbonnais qui va d'ailleurs s'opposer radicalement àQuesnay à partir de 1767 (cf. la « controverse sur le commerce »). Ils ne doivent donc pas être comptés comme pleinement physiocrates même s'ils ont fait de sensibles emprunts à ces derniers.
Selon les physiocrates, il existe un ordre naturel gouverné par deslois qui lui sont propres, et qui repose sur ledroit naturel. Par exemple, chaque homme a droit à ce qu'il acquiert librement par letravail et l'échange. Le rôle des économistes est de révéler ces lois de la nature. Selon Thérence Carvalho, « les physiocrates considèrent que chaque individu est doté de trois droits naturels. Le premier est la propriété. Parmi les penseurs des Lumières, les physiocrates sont ceux qui insistent le plus sur ce droit. Le deuxième est la liberté sous toutes ses formes : la liberté d'expression, la liberté de penser, la liberté économique, la liberté de travail. Enfin, la sûreté signifie que la liberté et la propriété ne vont pas être bafouées par l'État. Il faut que l'individu soit sûr de ses droits »[1]. Laliberté, lapropriété et lasûreté sont des droits naturels que lesouverain doit respecter et protéger en les consacrant dans ledroit positif. Le rôle dupouvoir est de garantir l'application dudroit naturel. Sur ce point, les physiocrates ont profondément inspiré les rédacteurs de laDéclaration des Droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Les physiocrates sont favorables à une réforme complète de lafiscalité. Considérant que l'agriculture est la seule activité qui produit réellement des richesses nouvelles, ils réclament, dans leurs nombreuses publications, l'abolition de tous les impôts existants et à leur remplacement par unimpôt unique sur le « produit net » des terres[11].
Vincent de Gournay a popularisé la fameuse phrase « Laissez faire les hommes, laissez passer les marchandises », probablement due aumarquis d'Argenson, et qui passera à la postérité. Ce programme résumé en une phrase connaîtra un renouveau particulier avec la mise en avant des idées libérales dans le dernier quart duXXe siècle, les partisans dulibre-échange reconnaissant les physiocrates comme des précurseurs du libéralisme économique[13].
Les physiocrates ne remettent pas en question lamonarchie, mais veulent que le souverain, loin de se comporter en monarque absolu ou endespote arbitraire, se soumette au droit naturel et le fasse respecter. Or, pour faire respecter les lois naturelles qui s'imposent à tous, le prince doit user de toute son autorité. Cette théorie porte le nom de « despotisme légal », à savoir un monarque qui est entièrement soumis aux lois naturelles supérieures. Développée parLemercier de La Rivière, dansL'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, cette conception s'apparente plus au concept libéral d'État minimum qu'à l'acception courante du motdespotisme.
Les physiocrates figurent parmi les premiers partisans d'unedécentralisation administrative enFrance. Ils souhaitent confier la gestion des affaires locales à des représentants élus qui agiraient de façon autonome par rapport au pouvoir central. L’État physiocratique est ainsi une alliance entre« autorité et décentralisation », selon la formule d'Anthony Mergey[14]. Leur grand projet politique est de construire un État monarchique doté à la fois d'un souverain fort et d'administrations locales libres d'agir comme elles l'entendent.
Les physiocrates placent la terre et la nature au centre de leur mode de pensée. Selon Thérence Carvalho, les physiocrates peuvent être vus comme « des précurseurs de l’écologie politique »[15]. En effet, les élèves deQuesnay considèrent que « la consommation ne doit jamais dépasser ce que le « produit net » autorise » et que « la croissance est limitée par le caractère fini des ressources naturelles disponibles chaque année. Cette conception singulièrement originale n’est pas sans rappeler les idées écologiques contemporaines. […] Lorsque la totalité des terres arables est cultivée et qu’un équilibre se créé entre les productions renouvelables de l’agriculture et les rendements de la classe stérile (manufacture, artisanat et commerce), la croissance atteint une valeur maximale. C’est ce queSmith appellera l’état stationnaire, à savoir la situation d’une économie stable et durable. […] Ainsi, la croissance économique n’est qu’un procédé permettant d’arriver à l’état stationnaire et ne doit en aucun cas constituer un but en soi. Cette réflexion particulièrement novatrice pour l’époque rappelle bien sûr le concept dedéveloppement durable ou soutenable »[15]. Bien qu’ils soient en faveur d’une augmentation des productions, les physiocrates estiment qu’il faut respecter la nature dont ils font l’éloge et soumettre à ses lois de reproduction. Pour Thérence Carvalho, « les physiocrates ont posé les premières pierres d’un développement harmonieux et durable » mais « la science économique a promptement abandonné tout souhait d’équilibre avec la nature au profit de la productivité et de l’accumulation sans limite des richesses. Par leur théorie du « produit net », leur conception du droit naturel, leurs éloges de la terre nourricière et de la vie paysanne, les physiocrates méritent d’être considérés comme des précurseurs de l’écologie politique »[15].
La réception des idées des physiocrates induit cependant des différences d'interprétation en fonction des pays. D'après Thérence Carvalho, les textes de l’école physiocratique« n’importent pas avec eux les circonstances particulières de leur création et sont alors réinterprétés en fonction du contexte propre à leur réception. Ces acclimatations et appropriations de certains concepts physiocratiques, isolés de leur champ de production originel, peuvent même être mises au service d’objectifs politiques radicalement différents de ceux pour lesquels ils ont vu le jour »[16].
La physiocratie n'est cependant pas acceptée partout avec enthousiasme. En effet, comme l'explique Thérence Carvalho,« de nombreux pays d’Europe se maintiennent longtemps à l’écart de la physiocratie », comme l’Espagne, le Portugal ou la Grande-Bretagne,« où les gouvernants et intellectuels n’accueillent que tardivement et parcimonieusement ses idées »[16].
↑Simone Meysonnier,La Balance et l'Horloge. La genèse de la pensée libérale en France auXVIIIe siècle, Les éditions de la passion, 1989.
↑François (1694-1774) Auteur du texteQuesnay et Maximilien de Béthune duc de (1559-1641) Auteur du texteSully,Tableau oeconomique / [par François Quesnay] ; de M. de Sully,(lire en ligne)
↑« Les physiocrates sont les premiers libéraux ; ils considèrent que l'État ne doit pas intervenir dans l'économie et qu'il doit respecter les lois physiques qui la guident. Les intérêts individuels, et surtout ceux des agriculteurs, sont conformes à l'intérêt général. Il faut respecter l'ordre naturel de l'économie et respecter la propriété privée ». Marc Montoussé,Théories économiques, Paris, Bréal, 1999,p. 11.
↑a etbThérence Carvalho,La physiocratie dans l'Europe des Lumières. Circulation et réception d'un modèle de réforme de l'ordre juridique et social, Paris, Mare & Martin,, 808 p.(ISBN978-2-84934-508-5),p. 613-614.
Thérence Carvalho,La physiocratie dans l'Europe des Lumières. Circulation et réception d'un modèle de réforme de l'ordre juridique et social, Paris, Mare & Martin, 2020, 808 p.
Yves Citton,Portrait de l'économiste en physiocrate. Critique littéraire de l'économie politique, Paris, L'Harmattan, 2001, 348 p.(ISBN2-7384-9996-1)
BernardDelmas, ThierryDemals et PhilippeSteiner (eds.),La diffusion internationale de la physiocratie (XVIIIe-XIXe), Grenoble, PUG,, 482 p.
LuigiEinaudi,François Quesnay et la physiocratie (Tome I), Institut national d’études démographique,, 392 p.
RenéGrandamy,La physiocratie : théorie générale du développement économique, Marton,, 148 p.
Yves Guyot, Quesnay et la physiocratie, Paris, Guillaumin, 1888.