Ossip Mandelstam naît dans une famillejuive peu pratiquante. Son père est un commerçant en maroquinerie[1] et sa mère enseigne le piano. Il est élevé par des tuteurs et des gouvernantes.
ÀSaint-Pétersbourg, il suit les cours de la prestigieuse écoleTenichev (1900-1907). D'octobre1907 à mai1908, il est étudiant à laSorbonne àParis où il suit les cours deJoseph Bédier et d'Henri Bergson qui auront une influence sur son œuvre future. Il y découvre la poésie deVerlaine. Ne pouvant rentrer à l'université deSaint-Pétersbourg en raison des quotas limitant les inscriptions des étudiants juifs[2], il part en septembre1909 pour l'Allemagne, où il étudie la littérature française ancienne et l'histoire de l'art à l’université deHeidelberg (jusqu'en1910).
En définissant l'acméisme comme « la nostalgie de la culture universelle », il donne la clef de sa propre poésie, qui actualise par la musique du mot l'univers intemporel de la culture pérenne où celui-ci plonge ses racines.
Il rejette lesymbolisme russe. C'est pourquoi dans son œuvre une place centrale est accordée au mot considéré comme phénomène acoustique et aussi comme réalité architecturale : « les mots sont des pierres, "voix de la matière" autant que matière de la voix ».
Ses nombreux textes en prose gravitent autour des trois recueils qu’il a écrits :Pierre (en russe«Камень», Kamen), avec lequel il obtient la reconnaissance, paru en1912,Tristia en1922, qui confirmera son statut de poète, dont l'œuvre annonce avec une ironie tragique, par la référence àOvide, l’exil au cours duquel il écrira en1935 et1937Les Cahiers de Voronèj, son œuvre ultime.
DansLa Quatrième prose, il réplique de façon virulente à une accusation deplagiat dont il est victime. À travers son accusateur,Arkadi Gornfeld(en) (1867-1941), c'est le groupe littérairestalinien qu'il vise. Mandelstam exprime ses convictions les plus profondes sur la nature du travail littéraire avec un style tournoyant où le sens poétique décomplexé scrute à la surface une prose surprenante.
O. Mandelstam se voit comme un marginal et établit un parallèle entre son sort et celui dePouchkine. La préservation de la culture traditionnelle prend pour lui un rôle central et les autorités soviétiques mettent en doute – à raison – sa loyauté vis-à-vis du régimebolchevique.
Quelques années plus tard, en1930, alors qu'il est de plus en plus suspecté d'« activité contre-révolutionnaire », Mandelstam part pour l'Arménie avec sa femmeNadejda, où il écrit sonVoyage en Arménie. À son retour en Russie, il revient à la poésie après un silence de cinq ans. Il a rencontré et s'est lié d'amitié en Arménie avec l'entomologiste et poèteBoris Kouzine, qui lui a redonné l'envie d'écrire de la poésie. Mandelstam était aussi intéressé par les vues du biologiste sur la question de l'évolution et l'apparition de formes nouvelles dans la nature. Avant même sa rencontre avec Kouzine, Mandelstam avait écrit « l'étude de la poésie ne deviendrait une science que lorsqu'on y appliquerait les méthodes de la biologie »[3].
ÀVoronej, il poursuit une œuvre douloureusement solitaire et courageusement novatrice dans un climat très hostile et de plus en plus dangereux, comme pourMeyerhold.
À l'automne 1933, il compose un bref poème de seize vers, uneÉpigramme contre Staline,Le Montagnard du Kremlin :
« Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds, À dix pas personne ne discerne nos paroles. On entend seulement le montagnard duKremlin, Le bourreau et l'assassin demoujiks. Ses doigts sont gras comme des vers, Des mots de plomb tombent de ses lèvres. Sa moustache de cafard nargue, Et la peau de ses bottes luit.
Autour, une cohue de chefs aux cous de poulet, Les sous-hommes zélés dont il joue. Ils hennissent, miaulent, gémissent, Lui seul tempête et désigne. Comme des fers à cheval, il forge ses décrets, Qu'il jette à la tête, à l'œil, à l'aine. Chaque mise à mort est une fête, Et vaste est l'appétit de l'Ossète. »
Mandelstam reçoit la visite de trois agents de laGuépéou dans la nuit du 16 au, auno 5 ruelleNachtchokine, appartement 26[4]. Ils l'arrêtent et perquisitionnent le domicile grâce à un mandat d’arrêt signé deGuenrikh Iagoda. Son épouse racontera cette nuit dans sesSouvenirs[5]. Dans un poème de ces années-là –L’appartement, silence de papier –, il écrit : « Si minces, les maudites parois, / Plus d’issue nulle part »[6]. Akhmatova est présente. Elle pourra ainsi témoigner de cette nuit des spectres. Mandelstam quitte sa femme et ses amis à 7 heures du matin pour laLoubianka[7]. Tous les manuscrits sont confisqués, lettres, répertoire de téléphone et d’adresses, ainsi que des feuilles manuscrites, quarante-huit au total[8].
Cette épigramme sera plus tard cataloguée comme « document contre-révolutionnaire sans exemple » par le quartier général de la police secrète[réf. nécessaire]. PourVitali Chentalinski, c’était « plus qu’un poème : un acte désespéré d’audace et de courage civil dont on n’a pas d’analogie dans l’histoire de la littérature. En réalité, en refusant de renier son œuvre, le poète signait ainsi sa condamnation à mort. Était-ce le désespoir seul qui faisait bouger sa main ? Ou l’incapacité de feindre, de mentir ? »[9]. Cependant, Staline n'a pas eu connaissance de ce« poème terroriste »[10].
Malgré l'intervention d’Akhmatova auprès des autorités littéraires soviétiques et d'Avel Enoukidzé, celle de Nadejda auprès deBoukharine, la réponse de Pasternak à Staline, le verdict tombe le : contrairement àNikolaï Goumilev en1921, le poète évite l'exécution et est condamné à trois ans de relégation àTcherdyne, dans la région dePerm (Oural). Son épouse est convoquée à laLoubianka le[11]. Elle est autorisée à accompagner son mari en relégation. Après trois jours d'interrogatoire, à la suite d'une tentative ratée de suicide en raison d’une psychose traumatique aiguë[12], dans la nuit du 3 au, la sentence est révisée : le poète de quarante-quatre ans pourra choisir lui-même son lieu de relégation, sauf douze des principales villes de l’URSS. Il s’attend à une exécution imminente, sa santé défaille et il a des « hallucinations acoustiques »[13].
Il choisit la ville deVoronej, « dans la région des Terres noires, en Russie centrale, à six cents kilomètres au sud deMoscou »[14].
Vers le de la même année, le couple Mandelstam arrive dans les plaines de Voronej. Un poème nommé par le coupleLa mendiante témoigne de cette époque où ils errent en quête de pitance et d'un foyer[15]. Il note à ses amis Akhmatova et Pasternak : « Je suppose que je ne devrais pas me plaindre. J'ai la chance de vivre dans un pays où la poésie compte. On tue des gens parce qu'ils en lisent, parce qu'ils en écrivent »[16].
Comme l'écrivait sa compagne-mendiante Nadejda, née Hazim, il se refusaà la catastrophe imminente de jeter une ombre sur la beauté de l'instant présent. Pourtant, que d'ombres dans la vie errante des Mandelstam. Jusqu'à l'ombre portée, l'ombre abstraite, projetée dans les mots, brûlant au cœur des mots, – les ombres des mots[17].
Entre les collines de Voronej, avant son ultime voyage pour laSibérie et le camp de transit 3/10 de la gare de transitVtoraïa Retchka près de Vladivostok, Mandelstam écrit lesCahiers de Voronej, « des poèmes d’une beauté et d’une forces indicibles » selon Anna Akhmatova (Feuillet du Journal, 1957)[18].
Il y meurt à quarante-sept ans –« Ma santé est très mauvaise. Je suis maigre et complètement épuisé, presque méconnaissable, je ne sais si cela vaut la peine d’envoyer des vêtements et de l’argent »[19] – le, lors d’une séance de traitement de poux par grand froid, chez leszeks du baraquementno 11. Une épidémie defièvre typhoïde sévit à ce moment dans le camp de transit[réf. nécessaire]. Balancé « dans un chariot avec d’autres cadavres, on l’emmena hors du camp pour le jeter dans une fosse commune »[20].
Nadejda Mandelstam décrit longuement son désarroi provoqué par son ignorance des conditions, du lieu et du moment de la mort de son mari dans le premier tome de ses mémoiresContre tout espoir. Souvenirs[21]. Au début de l'année 1939, elle reçoit une convocation du bureau de poste, à Moscou, s'y rend et reçoit en retour un colis qu'elle avait envoyé à l'adresse du camp où se trouvait son mari avec la mentionLe destinataire est décédé. Mais pour Nadejda, un gardien qui en aurait eu assez d'éplucher des listes de prisonniers au nom imprononçable aurait tout aussi bien pu rayer l'adresse et renvoyer le colis avec la mentionPour cause de décès du destinataire[22].
En juin 1940, Alexandre Mandelstam, le frère d'Ossip est convoqué au bureau d'état civil de Moscou où on lui remet le certificat de décès d'Ossip à l'intention de son épouse Nadejda. L'âge indiqué sur le certificat est quarante-sept ans et la date de la mort le. Dans les archives deDalstroï àMagadan l'original de l'acte a été retrouvé. L'heure de la mort est précisée :12 h 30, le. La cause du décès également :Arrêt cardiaque et artériosclérose[23].
Varlam Chalamov a composé sous le titreCherry-Brandy un récit de la mort du poète Mandelstam au camp de transit vers la Kolyma, àVladivostok, où lui-même était passé[24].Cherry-Brandy signifie dans le langage de Mandelstam avec ses amis :bêtise, fadaise et il l'utilise lui-même dans un poème daté de mars 1931 : « tout n'est que cherry-brandy, chimère ô mon cher ange »[25].
Le récit de Chalamov se termine sur ces notes macabres :« Il mourut vers le soir. Mais on ne le raya des listes que deux jours plus tard. Pendant deux jours, ses ingénieux voisins parvinrent à toucher la ration du mort lors de la distribution quotidienne de pain : le mort levait le bras comme une marionnette. C'est ainsi qu'il mourut avant la date de sa mort, détail de la plus haute importance pour ses futurs biographes »[26].
En1956, pendant le « dégel » de ladéstalinisation, Mandelstam fut partiellement réhabilité et disculpé des accusations portées contre lui en 1938 mais ce n’est que le, sous le gouvernement deMikhaïl Gorbatchev qu’il fut pleinement lavé des accusations de 1934[27].
En 1977, la petite planète 3461 Mandelstam, découverte par l'astronome soviétiqueNikolaï Stepanovitch Tchernykh, fut baptisée d’après son nom[28].
Ce poète ne sera pleinement connu et reconnu internationalement que dans lesannées 1970, plus de trente ans après sa mort, à la publication de ses œuvres enOccident et enUnion soviétique.
Sa veuveNadejda Mandelstam œuvra pour la conservation de la mémoire de textes inédits de son mari, ayant appris par cœur des poèmes clandestins qu'il avait créés[1]. Elle publia aussi ses propres mémoires,Espoir contre espoir (1970) etFin de l’espoir (1974), qui décrivent leur vie et l’ère stalinienne. Celacontre tout espoir comme devait l’écrire Nadejda, il aura opposé sa voix, car selonVarlam Chalamov :« Il ne vivait pas pour la poésie, il vivait par elle. Et maintenant il était évident, il était clair de façon perceptible que l'inspiration, c'était la vie : il lui était donné de savoir avant de mourir que la vie, c’était l’inspiration, oui, l'inspiration »[29].
Œuvres complètes, traduites par Jean-Claude Schneider, appareil critique par Anastassia de La Fortelle, 2 vol. (IŒuvres poétiques, en édition bilingue, IIŒuvres en prose). Ed. Le bruit du temps / La Dogana, 2018(ISBN978-2-35873-119-5)
C’est qu’un poème s’adresse toujours à quelqu’un, à un « destinataire inconnu ». (VoirIevgueni Baratynski)
En me privant des mers, de l’élan, de l’envol, Pour donner à mon pied l’appui forcé du sol, Quel brillant résultat avez-vous obtenu, Vous ne m’avez pas pris ces lèvres qui remuent.
L'amour et la peur ne connaissent pas d'issue.
Il n'est pas rare d'entendre dire : Bon, mais tout cela c'est d'hier. Or je dis que cet hier n'est pas encore venu, qu'il n'a pas réellement existé.
↑Kuvaldin, Y. (Юрий Кувалдин):(ru)Улицa Мандельштама, повести. Издательство "Московский рабочий", 1989, 304 p. Dernier accès à la page Internet 11 juin 2013.
↑Mandelstam n'est à l'origine ni du titre (probablement choisi par M. Kouzmine) - le titre initial étaitNouvelle Pierre - ni de la composition, qui mélange des poèmes dePierre à de nouveaux poèmes de la période 1916-20 :« Ce bouquin a été établi malgré moi par des illettrés, à partir de feuillets arrachés ici et là » (5 février 1923). (Cf.Le Deuxième Livre (éd. Abril),p. 273)
Nadejda Mandelstam,Contre tout espoir. Souvenirs, tome I, trad. du russe par Maya Minoustchine, préface de Michel Aucouturier, Gallimard, coll. « Témoins », Paris, 1972.
Nadejda Mandelstam,Contre tout espoir. Souvenirs II, trad. du russe par Maya Minoustchine, Gallimard, coll. « Témoins », Paris, 1974.
Nadejda Mandelstam,Contre tout espoir. Souvenirs III, trad. du russe par Maya Minoustchine, Gallimard, coll. « Témoins », Paris, 1975.
Anatoly Livry, « Mandelstam et Nabokov : deux destins nietzschéens » dansHERALD of the University of the Russian Academie of Education, The Magazine is inscribed by the Higher Certifying Commission on the index of leading reviewing scientific periodicals for publications of main dissertation of academic degree of Doctor and Candidate of Science, Moscou, 2015 - 4, p. 8-20.http://anatoly-livry.e-monsite.com/medias/files/.-.pdf
Robert Littell,L'Hirondelle avant l'orage, éd. BakerStreet, 2009 (fiction évoquant le parcours de Mandelstam).