S’il publie, conformément aux exigences de l’esthétisme le plus pur, un volume de poésie, il ne néglige pas des activités moins considérées des cercles littéraires, mais plus lucratives : ainsi, il se fait le porte-parole de la nouvelle « Renaissance anglaise dans les arts » dans une série de conférences auxÉtats-Unis et auCanada, puis exerce une prolifique activité de journaliste. Au tournant des années 1890, il précise sathéorie esthétique dans une série de dialogues et d’essais, et explore dans son romanLe Portrait de Dorian Gray (1890) les liens entretenus par la beauté, la décadence et la duplicité. Sa pièceSalomé (1891), rédigée en français à Paris l’année suivante, ne peut être jouée en Angleterre, faute d’avoir obtenu la licence d’autorisation au motif qu’elle met en scène despersonnages bibliques. Confronté une première fois aux rigueurs de la moralevictorienne, Oscar Wilde enchaîne cependant avec quatrecomédies de mœurs qui font de lui l’un des dramaturges les plus en vue de Londres. Indissociables de son talent littéraire, sa personnalité hors du commun, son esprit mordant, sa conversation brillante et ses costumes assuraient sa renommée.
Au faîte de la gloire, alors que sa pièce maîtresseL'Importance d'être Constant (1895) triomphe à Londres, Oscar Wilde poursuit le père de son amantAlfred Douglas pourdiffamation, après que celui-ci a entrepris de faire scandale de sonhomosexualité. Au terme de trois procès retentissants, Oscar Wilde est condamné pour « grave immoralité » à deux ans detravaux forcés. Ruiné par ses différents procès et condamné à la banqueroute, il écrit en prisonDe Profundis, une longue lettre adressée à son amant dont la noirceur forme un contraste saisissant avec sa première philosophie du plaisir. Dès sa libération en, il quitte définitivement la Grande-Bretagne pour la France. C’est dans ce pays d’accueil qu’il met un point final à son œuvre avecLa Ballade de la geôle de Reading (1898), un long poème commémorant l’expérience éprouvante de la vie en prison. Il meurt à Paris en 1900, dans le dénuement, à l'âge de quarante-six ans.
Maison des Wilde à Dublin (1, Merrion Square).Mémorial à Oscar Wilde (Merrion Square, Dublin).
Oscar Wilde naît au 21 Westland Row àDublin (aujourd'hui le siège de l'Oscar Wilde Centre(en), Trinity College). Il est le deuxième des trois enfants de SirWilliam Wilde et deJane Francesca Elgee, de deux ans le cadet de son frère aînéWilliam. À en croireVyvyan Holland, fils cadet d'Oscar, le patronyme de Wilde est d'origine hollandaise, l'ancêtre le plus lointain dont on retrouva la trace étant un certain colonel De Wilde qui se serait enrôlé dans l'armée du roiGuillaumeIII auXVIIe siècle[2].
Sa mère ne se départit jamais sa vie durant de son soutien à la causenationaliste irlandaise, bien qu'elle restât fidèle à la traditionanglicane de ses grands-pères, tous deux pasteurs[3]. Elle s'enorgueillissait tout particulièrement de ses poésies nationalistes, dont elle avait commencé la composition en1845, après la mort du journaliste et poèteThomas Davis, l'une des figures de proue desJeunes Irlandais. Publiées sous le pseudonyme deSperanza dans le journalThe Nation, l'organe de presse du mouvement cofondé par Davis, ces poésies jouissaient d'une certaine estime dans le milieu littéraire irlandais.W. B. Yeats lui-même ne manquait pas d'en faire l'éloge[4].
Les poèmes des Young Irelanders, que leur mère leur lit régulièrement, font, dès le plus jeune âge, partie intégrante de l'univers culturel dans lequel baignent les deux frères Oscar et Willie Wilde. Les peintures et les bustes antiques, qui ornent la maison familiale, témoignent, quant à eux, de l'engouement maternel pour la mode néo-classique de l'époque[5]. L'influence de Jane Wilde sur Oscar ne se limite pas au cadre culturel dans lequel grandit son fils : elle ne cesse, dès qu'elle a perçu chez lui les prémices d'une vocation littéraire, de l'encourager et de la nourrir[6].
William Wilde est un médecin ophtalmologiste éminent (il soigne notamment lareine Victoria elle-même,NapoléonIII ou le roi de SuèdeOscarII qui tient à le remercier en devenant le parrain d'Oscar Wilde, d'où le prénom original donné à celui-ci[7].William Wilde anobli, devient « chevalier » en1864 pour les services rendus comme conseiller médical et commissaire adjoint au recensement de l'Irlande[8]. Il verse par ailleurs dans l'érudition locale et écrit plusieurs ouvrages traitant de l'archéologie et du folklore irlandais. Philanthrope reconnu, il ouvre un dispensaire à l'intention des pauvres de Dublin qui préfigure le Dublin Eye and Ear Hospital, situé de nos jours à Adelaide Road[8].
En 1855, la famille Wilde emménage au 1Merrion Square, où Isola voit le jour deux ans plus tard. La nouvelle résidence, à la hauteur de la notoriété grandissante du couple, lui permet de tenir un salon pour recevoir l'élite culturelle et médicale de la ville. Ces réunions des samedis après-midi réunissent parfois jusqu'à cent invités[9], et comptent parmi leurs habitués des personnalités commeSheridan Le Fanu,Charles Lever,George Petrie,Isaac Butt,William Rowan Hamilton etSamuel Ferguson[5].
Jusqu'à l'âge de neuf ans, Oscar Wilde est éduqué à domicile, sous la garde d'une bonne française et d'une gouvernante allemande[10]. Il fréquente ensuite laPortora Royal School(en) àEnniskillen, dans lecomté de Fermanagh, établissement qui se targuait d'être l'« Eton irlandais »[11]. Pendant son adolescence, il passe l'essentiel de ses étés dans la villa familiale de Moytora, dans lecomté de Mayo[12] où il fréquente avec son frère le futur écrivainGeorge Moore. Sa jeune sœur Isola meurt à neuf ans d'une méningite[13]. Il lui a dédié le poèmeRequiescat.
Oscar Wilde quitte Portora avec une bourse royale pour le prestigieuxTrinity College de Dublin, qu'il fréquente de 1871 à 1874[14], en compagnie de son frère, dont il partage la chambre. Il reçoit l'enseignement deR. Y. Tyrell, Arthur Palmer,Edward Dowden et surtout de son tuteur, le révérendJohn Pentland Mahaffy, vieil érudit qui éveille son intérêt pour la culturegrecque antique et la passion des questions nobiliaires. Malgré des réserves tardives, Oscar Wilde tient encore, en 1893, Mahaffy pour son « premier et meilleur maître », celui qui « [lui] apprit à aimer les œuvres grecques »[15]. De son côté Mahaffy se vante dans un premier temps d'avoir créé Oscar Wilde, puis dans un second temps, après les revers de fortune de son élève, déplore qu'il soit « la seule tache de [son] tutorat »[16]. Les deux hommes entretiennent, à l'époque, une relation suffisamment étroite pour que Mahaffy choisisse de citer nommément son élève en exergue de son ouvrageSocial life in Greece from Homer to Menander[17].
Cette découverte de l'hellénisme va, pour Oscar Wilde, de pair avec un approfondissement de ses conceptionsesthétiques, qui commencent à se préciser. Outre les enseignements de Mahaffy, il subit pendant cette période l'influence des poètes et despeintres préraphaélites, en premier lieu deDante Gabriel Rossetti et d'Algernon Swinburne, qui oriente ses lectures versBaudelaire puisWalt Whitman. Sous l'effet de ces théories esthétiques, inséparables d'une conception plus générale et assez exigeante des rapports entre l'art et la vie, il commence à modeler le personnage d'esthète qui devait faire sa réputation[18].
Oscar Wilde devient également un membre actif de l'University Philosophical Society(en), une société de débats qui publie une feuille de chou[19]. Remarqué pour ses activités parascolaires, il brille également sur le terrain plus proprement académique : premier de sa classe lors de sa première année, récipiendaire d'une bourse par concours la seconde, il remporte finalement la médaille d'or de Berkeley, la récompense suprême en grec de l'université, pour clore son cursus[20]. Il était dans la logique du système universitaire britannique qu'un élève aussi brillant intégrât l'une des prestigieuses universités anglaises. Encouragé par Mahaffy, il postule pour une bourse spéciale duMagdalene College de l'université d'Oxford, qu'il remporte aisément[21].
Pendant sa scolarité à Oxford, Oscar Wilde gagna rapidement une certaine renommée parmi ses condisciples pour son esthétisme affiché et son rôle dans le mouvement décadent. Il portait les cheveux longs, méprisant ouvertement les sports virils, qui jouaient un rôle central dans la vie sociale des étudiants d'Oxford, bien qu'il pratiquât occasionnellement la boxe[22]. Dans sa chambre, les plumes de paon, les fleurs de lys ou de tournesol côtoyaient des porcelaines de Chine bleues, des photographies du pape et des gravures de peintres préraphaélites. Il confia un jour à des amis qu'il lui était « chaque jour plus difficile de se montrer digne de [sa] porcelaine bleue »[23] ; la phrase fit rapidement le tour du campus, reprise comme un slogan par les esthètes et utilisés contre eux par ceux qui l'érigeaient en symbole de leur vacuité[23]. L'hostilité de certains étudiants contre ces excentriques qui se distinguaient par leurs poses languides et leurs costumes tape-à-l'œil pouvait parfois tourner à la provocation physique. Attaqué par un groupe de quatre jeunes gens, Oscar Wilde désarçonna un jour tous ces critiques en répondant seul du tac au tac à l'aide de ses poings[24].
Dès sa troisième année à Oxford, il avait définitivement posé les bases de son personnage dedandy et assis sa notoriété, qui reposait pour partie sur la distance désinvolte qu'il adoptait avec l'imposante institution qu'était l'université d'Oxford. Il fut ainsi exclu provisoirement, après avoir manqué le début des cours à l'issue d'un voyage en Grèce en compagnie de Mahaffy[25].
Plusieurs professeurs d'Oxford exercèrent une influence décisive sur sa trajectoire. Si Oscar Wilde ne fit pas la connaissance deWalter Pater avant sa troisième année, il avait été enthousiasmé par la lecture de sesStudies in the history of the Renaissance, publiées alors qu'il était encore étudiant à Trinity[26]. Walter Pater considérait que la sensibilité esthétique de l'homme devait être cultivée avant toute chose, et accordait une attention toute particulière à l'expérience, dont la « splendeur » et la « terrible brièveté » exigeaient qu'elle mobilise la concentration de « tout notre être »[27]. Des années plus tard, dansDe Profundis, Oscar Wilde reconnut « l'influence si étrange » que l'ouvrage de Walter Pater avait eue sur sa vie[28]. Il en connaissait des extraits par cœur et l'emporta avec lui en voyage jusque dans ses dernières années. Si Walter Pater lui donna son sens du dévouement à l'art, on peut créditerJohn Ruskin d'avoir donné un but à cet investissement esthétique[29].
La fin de son cycle oxonien fut couronnée de succès. Il sortit diplômé du Magdalene College en ayant obtenu les mentions les plus hautes (first class honours) dans ses deux matières principales après avoir remporté le prix de poésie de l'université d'Oxford, leprix Newdigate, exercice de style dont le thème imposé était cette année-làRavenne. La ville ne lui était pas inconnue puisqu'il l'avait visitée l'année précédente. Ce prix assez prestigieux, doté de la somme confortable de21 livres, donnait le droit à son récipiendaire de lire son poème lors de la cérémonie annuelle, mais lui assurait surtout une petite notoriété dans le monde des lettres[30].
Son diplôme en poche, Oscar Wilde retourna à Dublin, où il rencontraFlorence Balcombe, dont il s'amouracha, mais la jeune femme se fiança à l'écrivainBram Stoker, qu'elle épousa en 1878[31]. Peu après avoir appris ses fiançailles, Oscar Wilde lui annonça son intention de « retourner en Angleterre, probablement pour de bon ». Incertain de la marche à suivre pour lancer sa carrière, il s'enquit d'abord auprès de plusieurs connaissances de positions libres àOxbridge[32]. Puis, profitant de la part d'héritage qu'il avait reçue de son père, il s'installa peu après, comme pensionnaire du peintreFrank Miles, d'abord près duStrand, puis à partir de 1880 au 1,Tite Street dans le quartier deChelsea[33]. La capitale paraissait être la rampe de lancement idéale pour un apprenti artiste ambitieux. Il put y profiter des relations dont Miles bénéficiait déjà dans le monde du théâtre londonien. Il devint proche des comédiennesLillie Langtry etEllen Terry, avant de devenir un intime deSarah Bernhardt[34].
Bien qu'il se destinât avant tout à une carrière decritique d'art, ce fut par le biais de la poésie qu'il parvint à se faire un nom dans le monde littéraire de la capitale britannique. Dès son entrée à Trinity College, Oscar Wilde avait publié de la poésie dans de petites revues telles queKottabos et leDublin University Magazine(en). Inspiré par ses voyages en Grèce et en Italie, il n'avait depuis jamais cessé d'écrire, publiant occasionnellement dans des magazines. En 1881, un recueil titréPoems, publié « quasiment à compte d'auteur »[35], réunit ses premières compositions et des œuvres jusqu'alors inédites[36]. Il reçoit un bon accueil et l'écoulement rapide des 750 premiers exemplaires rend nécessaire une nouvelle édition l'année suivante.
Bien qu'Oscar Wilde n'eût alors que peu produit, il profita pleinement de la notoriété de son cercle d'amis pour faire valoir ses qualités mondaines ; il était déjà une figure suffisamment célèbre pour que son style hors norme fît l'objet de caricatures dans la presse. Cette notoriété prit une nouvelle ampleur en 1881 lorsqueGilbert et Sullivan, deux compositeurs en vogue, s'inspirèrent directement d'Oscar Wilde pour l'un des personnages de leur nouvel opéra intituléPatience[37]. Lorsque la pièce fut produite aux États-Unis, on lui proposa une série de conférences visant à familiariser le public américain aux ressorts de l'esthétisme britannique. Il arriva aux États-Unis le, précédé d'une réputation d'homme d'esprit. Il s'empressa de confirmer cette réputation devant la foule venue l'accueillir dès sa descente de bateau en répondant à un douanier qu'il n'avait rien d'autre à déclarer que son génie[38].
Scan d'un croquis d'Oscar Wilde et de son commentaire lors d'une tournée aux États-Unis en 1882 par J. E. Kelly. Édition deDe Profundis par Putman's and sons, 1905.
Le succès fut au rendez-vous dans des proportions que les organisateurs n'avaient pas su prévoir : programmée initialement pour quatre mois, la tournée dura finalement plus d'un an, avec un crochet final par le Canada. Le séjour américain d'Oscar Wilde lui fut finalement extrêmement profitable. Ce détour transatlantique, autorisé à l'origine par la petite notoriété dont il jouissait à Londres, lui permit en retour de se parer d'une aura plus grande encore qui affermit considérablement sa position en Angleterre. D'un point de vue intellectuel, l'exercice difficile de la conférence publique et la diversité des auditoires auxquels il fut confronté, se produisant aussi bien dans les salons de la grande bourgeoisie que face à des parterres d'ouvriers, lui permit d'affuter sa pensée dans le domaine de l'esthétique. Ces nouveaux développements, inspirés de la lecture deThéophile Gautier, Baudelaire ouWilliam Morris, nourrirent directement les premiers essais qu'il devait publier à son retour en Angleterre[39].
À peine revenu à Londres, Oscar Wilde s'embarqua pourParis, où il séjourna de février à la mi-. Les revenus tirés de ses conférences et les gains qu'il attendait d'une pièce en cours d'écriture,La Duchesse de Padoue, lui permirent de revenir dans une ville qui avait déjà marqué son adolescence et était un des hauts lieux de la vie intellectuelle européenne. Il fit peu de temps après son arrivée la connaissance du jeune poèteRobert Harborough Sherard, qui devait devenir son biographe. L'ascendance glorieuse de Robert Sherard, qui n'était autre que l'arrière-petit-fils du poèteWilliam Wordsworth, lui ouvrait les portes des plus illustres écrivains. Dans son sillage, Oscar Wilde put dîner chez Victor Hugo[40].
Son étape parisienne marqua un changement notable dans le style d'Oscar Wilde, qui entra alors, selon Daniel Salvatore Schiffer, dans sa « deuxième période esthétique »[41]. Troquant ses tenues extravagantes contre des costumes toujours aussi soignés, mais plus sobres, il fit également couper ses fameux cheveux longs, qui lui valaient maints commentaires sarcastiques de la presse, pour une coupe qu'il qualifiait fièrement d'« à la Néron »[42]. Paris marqua également sa rencontre avec ledécadentisme français ; s'il fit la connaissance deMarcel Proust (qui avait douze ans), il fut néanmoins beaucoup plus marqué par sa rencontre avecMaurice Rollinat, avec lequel il s'entretint à plusieurs reprises. Les soirées organisées par le peintreGiuseppe De Nittis furent également l'occasion pour Oscar Wilde de côtoyer les peintresimpressionnistesEdgar Degas etCamille Pissarro[43].
Dès son retour en Angleterre, Oscar Wilde convieConstance Lloyd, la fille d'Horace Lloyd, un richeconseil de la Reine, au thé dominical donné par sa mère. À l'issue d'une cour assidue, il se fiance avec la jeune femme, le, avant de l'épouseren grande pompe le, dans la très distinguée église St James, à Londres dans le quartier dePaddington[44]. L'entreprise de séduction, savamment orchestrée, tombe à point nommé pour mettre fin aux rumeurs sur son homosexualité, qui se sont accentuées lors de son séjour français[45]. De cette union naîtront deux enfants,Cyril etVyvyan. Avant même son mariage, le jeune couple s'affiche assez ouvertement lors de la série de conférences sur ses « Impressions personnelles sur l'Amérique », « La mode » ou « La valeur de l'art dans la vie moderne » dans laquelle Oscar Wilde, à nouveau à court d'argent après son dispendieux séjour parisien, a été contraint de se lancer. Le conférencier ne tarit pas d'éloges sur sa nouvelle femme qui incarne à ses yeux l'essence même du modèlepréraphaélite, et dont le caractère est trempé aux nouvelles idéesféministes[46]. Le, Oscar se rend, avec son frère et sa mère, chez Charles Carleton Massey, pour assister à la première réunion de la loge théosophique de l'Hermetic Society.
C'est vers cette époque queBeatrice Whistler fait sa caricature[47]. Ce dessin aux lignes simples et fortes, montre la vivacité de son humour. Il est conservé à l'Hunterian Museum[47].
Les revenus annuels de Constance Lloyd s'élèvent à250 livres, somme généreuse pour une jeune femme, mais qui est bien le moins qu'il faut à un chantre de l'esthétisme qui doit maintenant incarner les principes qu'il s'est fait profession d'enseigner aux autres. Le 16 Titre Street, qui doit abriter le jeune couple, est rénové à grand frais, consumant l'intégralité des5 000 livres d'avance sur héritage que le grand-père de Constance lui avait consenti[48]. La villa dont la décoration est confiée à l'architecteEdward William Godwin(en) accueille les trésors qu'Oscar Wilde a amassés, comme le bureau de travail deThomas Carlyle[49].
Publié dans sa première version le,Le Portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray) est le produit d'une commande de l'éditeur américain J.M Stoddart pour sa revue, leLippincott's Monthly Magazine(en)[50]. Il parait en volume, augmenté de six chapitres, l'année suivante aux États-Unis et en Angleterre[51] et déclenche une tempête de protestations parmi les critiques anglais. La qualité littéraire du texte n'est certes pas mise en cause. À l'instar duScots Observer, qui mène campagne contre le roman aux côtés duDaily Chronicle et de laSt James's Gazette(en), la plupart des critiques reconnaissent à Wilde « de l'intelligence, de l'art et du style »[52]. Ils lui reprochent en revanche de compromettre ses qualités en illustrant des thèmes qui portent atteinte à la morale publique. « Art travesti » que celui de Wilde, « car son intérêt est d'ordre médico-légal ; il travestit la nature, car son héros est un monstre ; il travestit la morale, car l'auteur ne dit pas assez explicitement qu'il ne préfère pas un itinéraire de monstrueuse iniquité à une vie droite, saine et sensée »[53].
Wilde n'est pas pour rien dans l'ampleur que prend la controverse. Il ne se dérobe pas face aux critiques et choisit de répondre avec vigueur à chacune des objections de ses détracteurs[54]. Sa défense est pour lui l'occasion de mettre en lumière, et parfois même de préciser, les lignes du programme qu'il vient de développer dans son essaiLe Critique comme artiste (1891). Elle tient dans l'affirmation de l'indépendance que l'art doit maintenir vis-à-vis de la morale, et plus généralement dans la supériorité de l'Esthétique sur l’Éthique[55].
En1891, il rencontre LordAlfred Douglas de Queensberry, s'en éprend et tous deux mènent une vie débridée en affichant en public leurhomosexualité. Le père d'Alfred,John Douglas,9emarquis de Queensberry et frère deFlorence Dixie, désapprouve cette relation et provoque Wilde à plusieurs reprises. Cela entraîne le scandale Queensberry et un procès.
LordAlfred Douglas, surnommé « Bosie », et Oscar Wilde.Carte du marquis de Queensberry remise à Oscar Wilde avec la mention manuscrite « For Oscar Wilde posing as Somdomite » en 1895.
Lemarquis de Queensberry a demandé à Wilde de s'éloigner de son fils. Au début de 1895, il remet au portier du club Albermarle, l’un des clubs d’Oscar Wilde, sa carte de visite où il écrit :« For Oscar Wilde posing as Somdomite » « Pour Oscar Wilde, s’affichant comme Somdomite[sic]. » (l'orthographe fautive du motsodomite créa en anglais le motsomdomite)
Wilde décide alors de lui intenter un procès pourdiffamation, qu'il perd. Le marquis se retourne contre Wilde. Premier des procès intentés contre Wilde, il débute le. L'avocat de Queensberry,Edward Carson, s'y révèle un accusateur habile et coriace, et les joutes verbales opposant les deux hommes restent dans l'histoire. Wilde joue tout d'abord de son charme habituel, de son inégalable sens de la répartie, déclenchant l'hilarité du public, transformant par moments le tribunal en salle de théâtre. Mais il finit par se faire « piéger » pour un « bon mot » à propos de Walter Grainger, un jeune domestique de Lord Alfred Douglas àOxford : Carson lui demandant s'il l'a jamais embrassé, Wilde répond « Oh non, jamais, jamais ! C’était un garçon singulièrement quelconque, malheureusement très laid, je l'ai plaint pour cela. » (« He was a particularly plain boy—unfortunately ugly—I pitied him for it »)[56].
Pressé par ses amis, Robert Ross en particulier, de s'exiler sur le continent, Oscar Wilde préfère attendre l'inéluctable. Daniel Salvatore Schiffer reprend l'explication de Yeats concernant cette attitude, citant les propos de Lady Wilde : « Si vous restez, et même si vous allez en prison, vous serez toujours mon fils [...]. Mais si vous partez, je ne vous adresserai jamais plus la parole »[57]. Il est arrêté le dans sa chambreno 118 du palace londonienCadogan Hotel[58], puis, après deux autres procès l'opposant au Marquis de Queensberry et son conseil,Charles Russell de Littleworth Corner, il est condamné le pourgrossière indécence, en vertu d'une loi datant de1885 interdisant l'homosexualité, à la peine maximale de deux ans detravaux forcés en1895. Ses biens sont confisqués pour payer les frais de justice.Constance, sa femme, se réfugie avec ses fils enSuisse où elle subit une humiliation à Neuchâtel en, un hôtelier la mettant dehors en raison de son nom scandaleux. Elle substitue alors au patronyme de ses fils celui de « Holland », qui correspond au deuxième prénom de son frère, Otho Holland Lloyd[59].
Après quatorze mois de travaux forcés et à la suite de son transfert de laprison de Reading, Wilde se voit accorder le privilège exceptionnel de la part du directeur de la prison de posséder un petit matériel d’écriture et reçoit la permission d’écrire à condition de remettre tous les soirs ses écrits, son papier et son stylo aux autorités pénitentiaires. Il n'écrira en prison que de la correspondance, et en particulier une longue lettre adressée à Alfred Douglas qui sera, après sa mort, publiée sous le titreDe Profundis. Les travaux forcés et l'enfermement l'affecteront au point qu'il ne produira qu'une seule œuvre après sa libération, elle-même sur le thème de la prison :La Ballade de la geôle de Reading. Durant son incarcération, il continue de recevoir la visite de Robert Ross. Alfred Douglas est, quant à lui, poussé à l'exil en France et en Italie pendant plus de trois ans[60].
Sa libération, en1897, est un grand moment de joie, Oscar Wilde s'exclame à de nombreuses reprises « Que le monde est beau » sur le quai de la gare, ce que ses amis lui reprochent puisqu'il lui est plus que nécessaire de se faire discret. Il souhaite devenircatholique, à la suite de sa conversion spirituelle que lui a coûté la prison, et désire se retirer un an dans unmonastère. LesJésuites qu'il sollicite refusent d'accueillir un tel membre et lui conseillent d'attendre encore un an ou deux. Il quitte alors l'Angleterre pour laFrance, où il demeure quelque temps àBerneval, près deDieppe enNormandie, sous le nom deSébastien Melmoth, en référence auromanMelmoth, l'homme errant (Melmoth the Wanderer1820) deCharles Robert Maturin, un des romans fondateurs du courantgothique en littérature, et du martyrSébastien, personnage qui le fascine[61]. Maturin était par ailleurs le grand-oncle de Wilde. Il vit sous la tutelle de Robert Ross, qui s'étonne de le voir se comporter tel un enfant. En effet, Wilde est très dépensier alors même que ses ressources se sont taries. Traumatisé par son expérience de la prison, il semble avoir plus que besoin d'une présence à ses côtés, alors que Ross doit retourner à Londres pour affaires. Il s'étonne des réticences de Constance à le rejoindre. Or cette dernière est, non seulement très éprouvée, mais combat en plus la maladie. Extrêmement déçu, Wilde reçoit un billet de Lord Alfred Douglas et désire ardemment le retrouver malgré les avertissements de Ross et les menaces de Constance de lui couper les vivres. Vraisemblablement, Bosie n'a pas luDe Profundis, qui lui était pourtant originellement destiné, encore que cela fasse débat entre Ross qui devait le lui remettre, et Alfred Douglas qui assure encore dans son autobiographie ne l'avoir jamais eu en main. Finalement, une rencontre à Rouen, le, leur fait retrouver la vie commune. Et, après être passés par Paris afin d'obtenir les fonds nécessaires, généreusement offerts par O'Sullivan, les deux amants partent pourNaples en. Ils mènent un train de vie très confortable, compte tenu de leurs revenus communs. Toutefois, lorsque Constance apprend la situation, elle met sa menace à exécution, et le couple s'enfonce alors dans le besoin[62].
Plaque mentionnant le dernier séjour de Wilde au 13, rue des Beaux-Arts, avec une erreur de deux ans de retard dans son année de naissance.
Acte de décès d'Oscar Wilde, avec méconnaissance de sa filiation maternelle.
Le, il s'était converti aucatholicisme[66]. À cette occasion, la tradition voulant que l'on offre une coupe de champagne à un adulte qui se convertissait, il aurait eu ce mot: « Je meurs comme j'ai vécu, largement au-dessus de mes moyens. » Ses derniers mots, dans une chambre d'hôtel[67] au décor miteux (Hôtel d'Alsace, 13rue des Beaux-Arts à Paris, devenu aujourd’huiL'Hôtel), auraient été :« Mon papier peint et moi menons un duel à mort. L'un de nous doit partir. » Guy-Louis Duboucheron, propriétaire deL'Hôtel,Jacques de Ricaumont etMaria Pia de Savoie présidente de l'Association des amis d'Oscar Wilde, ont créé le prix Oscar-Wilde remis par leCercle Oscar-Wilde lors de la réouverture de l'établissement en 2000. Le premier prix a été attribué àFrédéric Mitterrand pour son livreUn jour dans le siècle[68],[69].
En ces dernières décennies duXIXe siècle, Oscar Wilde incarne une nouvelle sensibilité qui apparaît en réaction contre lepositivisme et lenaturalisme.
Vitre plastique protégeantsa tombe recouverte de nombreuses traces de rouge à lèvres laissées par des fans.
Dans sa préface auPortrait de Dorian Gray, il défend la séparation de l'esthétique et de l'éthique, du beau et du moral :
« The artist is the creator of beautiful things. […] There is no such thing as a moral or an immoral book. Books are well written, or badly written. That is all. […] No artist desires to prove anything. Even things that are true can be proved. […] All art is quite useless. »
« L'artiste est le créateur de belles choses. […] il n'y a pas de livre moral ou immoral. Les livres sont bien ou mal écrits. Voilà tout. […] Aucun artiste ne désire prouver quoi que ce soit. Même les choses vraies peuvent être prouvées. […] Tout art est complètement inutile. »
Vivian, le porte-parole de Wilde dansLe Déclin du mensonge, s'oppose clairement au mimétisme en littérature qu'implique leréalisme. Selon lui, « la vérité est entièrement et absolument une affaire de style » ; en aucun cas l'art ne doit se faire le reflet de« l’humeur du temps, de l’esprit de l’époque, des conditions morales et sociales qui l’entourent. » Wilde contestait d'ailleurs la classification d'Honoré de Balzac, dans la catégorie desréalistes :« Balzac n'est pas plus un réaliste que ne l'étaitHolbein. Il créait la vie, il ne la copiait pas[71] ». Il ne cachait d'ailleurs pas son admiration pour Balzac, en particulier pourIllusions perdues,Le Père Goriot et surtout pour le personnage deLucien de Rubempré dont il disait« Une des plus grandes tragédies de ma vie est la mort de Lucien de Rubempré. C'est un chagrin qui ne me quitte jamais vraiment. Cela me tourmente dans les moments de ma vie les plus agréables. Cela me revient en mémoire si je ris »[72].
DansThe Critic as Artist (Le Critique en tant qu'artiste), Wilde s'oppose à une critique littéraire positiviste, qui voit dans l'objectivité le seul salut de la critique. Le critique, selon Wilde, ne doit considérer l'œuvre littéraire que comme « un point de départ pour une nouvelle création », et non pas tenter d'en révéler, par l'analyse, un hypothétique sens caché. Selon lui, la critique n'est pas affaire d'objectivité, bien au contraire: « le vrai critique n'est ni impartial, ni sincère, ni rationnel ». La critique elle-même doit se faire œuvre d'art, et ne peut dès lors se réaliser que dans le subjectif ; à cet égard, dit Wilde, la critique est la « forme la plus pure de l'expression personnelle ». La critique ne peut caractériser l'art aux moyens de canons prétendument objectifs ; elle doit bien plutôt en montrer la singularité.
La théorie critique de Wilde a été très influencée par les œuvres deWalter Pater. Il reconnaîtra dansDe profundis que le livre de PaterStudies in the History of the Renaissance a eu« une si étrange influence sur [sa] vie ».
Caricature par Keller lors de la visite d'Oscar Wilde à San Francisco.
On pourrait distinguer deux esthétiques correspondant aux deux périodes marquantes, bien qu'inégalement longues, de la vie littéraire de Wilde. La première, décrite ci-dessus, pourrait se résumer à l'éloge de la superficialité. L'intuition de Wilde, fortement influencée par les écrivains français de son temps qu'il lisait dans le texte, était que dans la forme même, gît le sens et le secret de tout art. DansLe Portrait de Dorian Gray, il fait dire à Lord Henry :« Seuls les gens superficiels ne jugent pas sur les apparences ». Son écriture d'ailleurs correspond exactement à ses conceptions : se refusant aux descriptions naturalistes, il se contente de poser une ambiance en égrenant quelques détails : la couleur d'un rideau, la présence d'un vase, le passage d'une abeille près d'une orchidée. La deuxième période, celle de la prison et de la déchéance prend l'exact contre-pied théorique : dans sonDe Profundis, Wilde répète comme unelitanie pénitentiaire ce refrain :« Le crime, c’est d'être superficiel ». On assiste dans cette œuvre, ainsi que dans l'autre production de cette période, dans la vie de Wilde,La Ballade de la geôle de Reading, à la reprise de formes d'écriture, comme la ballade, qui sont plus traditionnelles, jouant plus sur la répétition et l'approfondissement que sur la légèreté et l'effet de contraste.
La deuxième esthétique ne s'inscrit pas en faux envers la première : l'œil averti trouvera qu'elle la révèle. Le masque du Dandy et l'affectation de superficialité, chez un esprit aussi puissant et cultivé que Wilde, étaient la marque d'une volonté de dissimuler des conflits sous-jacents. L'éloge wildien n'était pas un éloge de la superficialité, ce qu'il révèlera lui-même lorsqu'il déchut de son statut de « lion » (auXIXe siècle, on appelait lion les personnes en vue dans les salons anglais) pour tomber en celui de réprouvé.
La Duchesse de Padoue (The Duchess of Padua) (1883), première pièce de théâtre tirée à douze exemplaires en 1883, elle fut représentée pour la première fois à New York en 1891
La Ballade de la geôle de Reading : in memoriam C. T. W. jadis cavalier de la Garde royale obiit en la prison de sa Majesté, Reading, Berkshire, le 07 juillet 1896 (traduit de l’anglais parBernard Pautrat, édition bilingue), Paris,Allia,,6eéd., 64 p.(ISBN979-10-304-1045-7)
Sententiae, suivi dePhrases et philosophies à l'usage de la jeunesse et deQuelques maximes pour l'instruction des gens trop cultivés (Voix d'encre, 2017)
Der Zwerg (« Le Nain », parfois traduit en français sous le titre « L'anniversaire de l'infante »), opéra d'Alexander von Zemlinsky sur un livret de George Klaren, d'après la nouvelleThe Birthday of the Infanta, créé le au Staatstheater deCologne ;
Rose : rot. Nachtigall : tot (Rose : rouge. Rossignol : mort) opéra de chambre deJulian Lembke, sur un livret deAndreas Bisowski d'après la nouvelleThe Nightingale and the Rose, créé en 2011[73].