Contrôle territorial de l'Afghanistan à la fin de l'offensive (15 août 2021) Territoire contrôlé par lestalibans Territoire contesté Territoire contrôlé par legouvernement afghan
En octobre 2001, une coalition internationale menée par les États-Unis intervient en Afghanistan devenu un sanctuaire dudjihadisme international, dans la foulée desattentats du 11 septembre 2001 et chasse les talibans du pouvoir qu'ils ont conquis en 1996 à l'issue d'une longue guerre civile. Fin 2014, les forces de l'OTAN achèvent leur mission militaire dans le pays, laissant ainsi les talibans recommencer à en contrôler de larges pans[21]. Au bout de dix-huit ans de présence militaire, portant à bout de bras un régime plus libéral[22] et les différents gouvernements qui ont pris la suite des talibans àKaboul, les États-Unis, sous la présidence deDonald Trump, signent le 29 février 2020 àDoha, un accord avec les représentants talibans, censé déboucher sur le retrait total des troupes américaines, la contrepartie étant des garanties « antiterroristes », répondant« à la raison première de l'intervention américaine, les attentats du 11-septembre »[23]. Il incombe ensuite à l'administration Joe Biden demener à bien ce retrait, qui s'accélère au printemps 2021.
Pendant laguerre civile afghane de 1996-2001, les dernières zones à échapper au contrôle de l'émirat islamique d'Afghanistan se trouvaient dans le nord-est du pays, notamment dans lesprovinces duBadakhchan et duNouristan qui servaient de bases à l'Alliance du Nord. Selon l'Afghanistan Analysts Network(en), la décision des talibans de concentrer leurs forces armées au nord 20 ans plus tard, pourrait manifester une tentative d'empêcher la création d'une seconde Alliance du Nord après le retrait des troupes américaines.
Au mois de mai, période coïncidant avec le retrait des troupes américaines, les talibans ont pris 15 districts au gouvernement afghan, dont les districts deNirkh(en) etJalrez(en) dans la province deWardak. Parmi les emplacements capturés se trouvait lebarrage de Dahla(en) dans laprovince de Kandahar, le deuxième plus grand barrage d'Afghanistan.
Au mois de juin, les talibans ont capturé 69 districts du gouvernement afghan et sont entrés dans les villes deKondoz etPol-e Khomri. Pendant ce temps, la ville deMazar-I-Sharif était assiégée par les talibans. Parmi les emplacements capturés par les talibans figurait le principal postefrontalier de l'Afghanistan avec le Tadjikistan et ledistrict de Saydabad(en) dans la province de Wardak, appelé la porte d'entrée de la capitale afghaneKaboul.
En termes d'équipement, les talibans ont capturé 700 camions etHumvees des forces de sécurité afghanes ainsi que des dizaines de véhicules blindés et de systèmes d'artillerie.
Le, le chef d'état-major de l'armée afghane, les ministres de la Défense et de l'Intérieur ont été remplacés par leprésidentAshraf Ghani.
Au cours du mois, 703 membres des forces nationales de sécurité afghanes et 208 civils ont été tués lors des affrontements avec les talibans, tandis que le ministère afghan de la Défense a affirmé avoir tué 1 535 combattants talibans.
Au, les talibans contrôlent 195 districts sur les 407 du pays[24].
Au, 161 membres des forces nationales de sécurité afghanes et 24 civils avaient été tués lors des affrontements avec les talibans, tandis que le ministère afghan de la Défense a affirmé avoir tué 1 163 combattants talibans depuis le début du mois. 1 500 soldats afghans ont déserté auTadjikistan.
Au, les talibans ont capturé 47 districts du gouvernement afghan et sont entrés dans la deuxième plus grande ville d'Afghanistan,Kandahar.
Le, un porte-parole des talibans deMoscou, enRussie, a déclaré que le groupe "contrôlait 85% du territoire afghan" et a souligné qu'il "ne faisait pas partie de l'accord" avec lesÉtats-Unis de ne pas attaquer les autorités administratives afghanes. Les autorités russes ont également déclaré avoir travaillé avec le groupe pour assurer la sécurité du Tadjikistan voisin contre toute menace étrangère. De l'autre côté, legouvernement afghan s'est engagé à reprendre tous les districts saisis par les talibans.
Au, les talibans contrôlent 223 districts sur les 407 du pays[25] mais aucune des trente-quatre capitales provinciales[26].
Soldats de l'armée nationale afghane au combat lors de l'offensive talibane.
Le, des combats dans la ville deLashkar Gah entre l'armée afghane et les talibans font plus de 40 morts et 118 blessés du côté des civils[27].
Le,Zarandj devient la première capitale d'uneprovince afghane (celle deNimroz) àtomber aux mains des talibans depuis le lancement de leur offensive[28]. PuisqueZarandj aurait été capturée sans presque aucune résistance, le journaliste afghan Bilal Sarwary émet des soupçons quant à une certaine "vente" de la ville aux talibans[29] Certaines publications sur les réseaux sociaux suggèrent que les talibans ont été "accueillis" par une partie des habitants de la ville. Des images sur les réseaux sociaux montrent des combattants talibans conduisant desHumvees militaires capturés, desVUS de luxe et descamionnettes dans les rues tout en brandissant des drapeauxtalibans alors que les résidents locaux, principalement jeunes, les encouragent[30]. Un messager de l'ONU averti que le pays entre dans une « phase plus meurtrière » de la guerre[31]. Les gouvernements britannique et américain invitent leurs citoyens à quitter "immédiatement" l'Afghanistan au milieu de l'avancée des talibans, avant l'aggravation de la situation en matière de sécurité[32],[33].
Le, les talibans capturentChéberghân, la capitale de la province deDjozdjan.
Le, trois autres capitales provinciales sont capturées par les talibans dans le nord du pays :Kondoz,Sar-é Pol etTâloqân[34],[35].
Le, les talibans s'emparent« sans coup de feu » de Samangan, capitale de laprovince homonyme[36].
Le, deux nouvelles capitales provinciales, situés à l'extrême opposé l'une de l'autre (Farah dans le sud-ouest du pays[37] etPol-e Khomri au nord-est), tombent aux mains des talibans. Désormais, selon un responsable des renseignements américains cité par leWashington Post, les talibans sont susceptibles de prendreKaboul dans un délai de 90 jours (contre six mois auparavant)[38].
Dans la nuit du 10 au, les talibans s'emparent deFayzabad, chef-lieu de la province deBadakhchan[39].
Le, les talibans prennent le contrôle de la ville deGhazni, capitale de laprovince du même nom, coupant ainsi l'axe routier reliant Kaboul àKandahar[41]. Ils s'emparent également deHérat, troisièmeville du pays par sa population[42]. Plus tard dans la journée, lePentagone annonce, par le biais de son porte-paroleJohn Kirby, qu'il va envoyer 3 000 soldats dans la capitale afghane pour permettre l'évacuation de l'essentiel du personnel diplomatique américain qui s'y trouve. Leministère de la Défense britannique effectue une déclaration similaire[43].
Le, les talibans s'emparent deKandahar, leur capitale historique et deuxième ville du pays par sa population. Ils investissent également deux nouvelles capitales provinciales :Lashkar Gah (Helmand) etChaghcharan (Ghor)[44], première cité majeure duHazaradjat à tomber sous leur coupe.
Le 14 août, les talibans continuent leur« progression éclair » en s'emparant de la quatrième plus grande ville d'AfghanistanMazar-i-Sharif[45]. À l'issue des avancées talibanes, le gouvernement afghan annonce la constitution d'une délégation pour de potentielles négociations[46].
Dans la nuit du 14 au 15 août, quelques heures après avoir capturé Mazar-i-Sharif, les talibans s'emparent sans combats deJalalabad à l'est du pays[47]. La ville de Kaboul est alors complètement encerclée et seule« une poignée de villes mineures » demeurent encore sous contrôle du gouvernement[46].
Le 15 août, au matin, les talibans pénètrent dans Kaboul par l'ouest, où ils contrôlent trois districts de laprovince (Kalakan, Qarabagh etPaghman)[48]. Dans l'après-midi, le président afghan Ashraf Ghani démissionne et quitte le pays. Les talibans entrent dans lepalais présidentiel[49]. Après avoir refusé tout potentiel gouvernement de transition soutenu par les Américains ou un quelconque partage du pouvoir, ils annoncent le rétablissement de l'émirat islamique d'Afghanistan dès l'offensive terminée[50],[51],[52].
Le, le vice-présidentAmrullah Saleh s'autoproclame président par intérim et invite la population à adhérer à la résistance aux talibans. De son côté,Ahmad Massoud, fils d'Ahmed Chah Massoud, ancien dirigeant de l'Alliance du Nord, commence à rassembler les restes des forces gouvernementales dans le nord de la province duPandjchir, en vue de l'organisation de laRésistance du Pandjchir aux talibans[53],[54],[55]. Le 20 août, les loyalistes annoncent avoir repris le contrôle du district dePuli Hisar à l'ouest du Pandjchir[56].
Ahmad Massoud répète qu'il n’abdiquera pas face aux talibans et déclare le qu’il espérait qu’un dialogue puisse s’ouvrir avec les talibans.Depuis son bastion dans la vallée du Pandjchir, au nord-ouest de laKaboul, il dirige un mouvement de résistance composé d’anciens membres des forces de sécurité afghanes et de miliciens. Il a appelé à la formation d’un gouvernement où l’ensemble des différents groupes ethniques du pays seraient représentés, ce qui est la seule chance, selon lui, pour qu’un régime puisse être reconnu par la communauté internationale.
Jusqu’à présent les talibans s'étaient tenus éloignés du Pandjchir, mais essaient d’envahir la zone. Ils ont déclaré sur Twitter que des centaines de combattants faisaient route vers le Pandjchir. Un proche d’Ahmad Massoud considère pour sa part qu’aucun signe n’indiquait que des véhicules du mouvement islamiste étaient entrés dans la vallée et qu’aucun combat n’avait été rapporté[57].
La rapidité et l’efficacité de l'offensive des talibans a largement surpris les acteurs du conflit, ainsi que les observateurs et analystes sur la scène intérieure comme internationale[58]. À titre d'exemple, on peut noter que moins d'une semaine s'est écoulée entre l'annonce du puissant chef de guerre afghanIsmaël Khan disant qu'il reprenait les armes pour stopper les talibans le 6 août[59], et sa reddition aux talibans le 13 août, incapable de résister à leur offensive éclair[60]. Il est relâché dans la foulée et s'exile en Iran[61]. En fin de compte, les talibans se sont emparés de la totalité des grandes villes du pays en moins de deux semaines, alors qu'ils n'en contrôlaient aucune avant août 2021, et ont pris Kaboul le 15 de ce mois[58]. Dans cet intervalle, jamais l'armée gouvernementale afghane n'a semblé en mesure de freiner l'avancée des insurgés islamistes[58]. Emmanuel Duparcq, ancien correspondant de l'AFP en Afghanistan, déclare en novembre« On a tous eu l'impression d'être dans un film qui va trop vite. », y compris les talibans qui ont été pris de court par la rapidité de leur propre progression, et n'était absolument pas prêts à prendre le pouvoir et à gouverner[62].
Après la chute sans combat de Kaboul, des témoignages de plusieurs hauts fonctionnaires et militaires afghans racontent cette débâcle, un cocktail d’incroyables défaillances de leurs dirigeants, d’une propagande talibane conquérante et d’un retrait américain laissant militaires et policiers sans défense[63]. Selon la politologueNicole Bacharan :« Ce ne sont pas les talibans qui ont gagné la guerre. Ce sont les Américains qui ont choisi de la perdre. »[62].
Impact stratégique et psychologique du départ des troupes américaines
Dans une interview donnée le 9 septembre 2021 sur la chaîneThinkerview, l'ancien Haut responsable chargé de l'intelligence économiqueAlain Juillet déclare que les États-Unis avaient compris dès 2014 qu'ils ne pouvaient pas gagner cette guerre très coûteuse, et cherchaient un moyen d'en sortir[64]. L'accord de Doha de février 2020 conclu avec les talibans scelle en quelque sorte leur capitulation, et le fait que ces derniers aient accepté, à la demande des talibans, de ne pas inclure le gouvernement afghan dans cette négociation semble indiquer que déjà les Américains ne le considéraient déjà plus comme un acteur crédible[14]. L'accord de Doha reposait pourtant sur le postulat que les forces de sécurité afghanes prendraient le contrôle de la situation après le retrait occidental, et que les talibans accepteraient de dialoguer avec le gouvernement, mais cette hypothèse s'est revélée irréaliste[65]. Au moment même où les négociations portant sur un accord supposé « de paix » avaient lieu, les talibans ont considérablement accru leurs offensives sur tous les fronts, montrant clairement leur intention de reprendre le pouvoir par la force après le retrait américain[66]. Avant l'accord de Doha, les talibans n'avaient remporté aucune bataille importante contre l’armée afghane ; après, celle-ci perdait des dizaines de soldats chaque jour[63]. Le général afghan Sami Sadat, reconnu pour sa bravoure, considère que l'accord de Doha a condamné l'armée afghane à une défaite inéluctable[63].
Après son arrivée à la présidence américaineJoe Biden décide de garder le cap fixé par son prédécesseurDonald Trump, à savoir leretrait des troupes américaines d'Afghanistan. Sa principale erreur a été, selonAlain Juillet, d'annoncer une date exacte de départ des troupes américaines (au 11 septembre 2021), ce qui a mis l'armée afghane, se sachant incapable de résister sans l'appui américain, face à un dilemme : se rendre, ou mourir en vain[64]. Le résultat est que« tout le monde a abandonné tout le monde » : l'armée américaine a laissé tomber l'armée et le gouvernement afghan, qui à leur tour ont abandonné le pays aux talibans[64]. Parmi les soldats afghans courageux et dévoués qui souhaitaient poursuivre le combat, certains ont témoigné de leur agacement de voir, sur le front, les avions de chasse américains tourner au-dessus de leurs têtes en« véritables spectateurs »[63].
Privées du soutien aérien américain, alors que leur propre aviation était clouée au sol faute de maintenance (les contractants l’assurant ayant également été évacués par les États-Unis), les forces afghanes ont perdu leur unique avantage stratégique sur les islamistes[63].
Les talibans, eux, ont été galvanisés par le départ imminent des troupes américaines, et ont décidé de conquérir le pays à« marche forcée » pour s'assurer de régner sans partage, et que celui-ci ne retomberait pas dans laguerre civile entre seigneurs de guerre comme après ledépart des troupes soviétiques en 1989[64].
Erreurs d'appréciation américaines de la situation en Afghanistan
Fin septembre 2021, auditionnés par leSénat américain, les chefs duPentagone reconnaissent des erreurs de jugement ayant conduit à un échec stratégique en Afghanistan, avec la victoire des talibans à l'issue de 20 ans de guerre[67]. Des hauts gradés de l'armée américaine déclarent avoir conseillé à Joe Biden de maintenir 2 500 soldats en Afghanistan pour éviter un effondrement du régime à Kaboul, mais le président américain aurait choisi de ne pas suivre cette recommandation[67]. Le ministre de la Défense,Lloyd Austin reconnaît aussi avoir surestimé le gouvernement afghan et son armée[67] :
« Le fait que l'armée afghane, que nous avons formée avec nos partenaires, se soit effondrée, souvent sans tirer une balle, nous a tous pris par surprise. [...] Nous n'avons pas réalisé le niveau de corruption et l'incompétence de leurs officiers de haut rang, nous n'avons pas mesuré les dommages causés par les changements fréquents et inexpliqués décidés par le président Ashraf Ghani au sein du commandement. »
En réalité, s'il est indéniable que les 83 milliards de dollars dépensés par Washington pour construire une armée afghane ont été en grande partie détournés par des fonctionnaires corrompus, les Américains ont aussi commis des erreurs stratégiques[58].
Techniquement déjà, l'armée américaine a tenté de construire une armée afghane à « son image », avec une complémentarité forte entre l'armée de terre et uneforce aérienne en appui, ce qui était irréaliste dans un pays où les télécommunications sont défaillantes, où seuls 30 % des habitants ont accès à l'électricité, et où l'essentiel de la population estillettrée[58]. Ainsi, selon certaines révélations faites après la victoire des talibans, un plan américain était prévu pour continuer de former l'armée afghane notamment les pilotes après le retrait américain, grâce à desvisioconférences, ce qui était quasiment impossible à mettre en pratique[58]. Le pays manquait autant d’infrastructures énergétiques, de télécommunications, et de capacités d'entretien pour garder opérationnels les équipements américains, alors que les Américains ont décidé d’évacuer aussi leurs sous-traitants[58]. Ainsi, si Joe Biden a plusieurs fois affirmé qu'il s'engageait à continuer de soutenir l'armée afghane après le retrait américain, il n'a jamais mis en place la logistique pour le faire[58]. Sur ce point, ses déclarations ultérieures pour justifier sa décision de retirer les troupes américaines laissent croire qu'en réalité, exaspéré par l'incompétence et la malhonnêteté de ses homologues afghans, et par le manque de volonté de son armée de combattre, il ne se souciait alors plus vraiment de la suite du conflit afghan[68].
En mars 2023, une commission d'élus de la Chambre des représentants des États-Unis ordonne au gouvernement de lui remettre un câble diplomatique confidentiel qui avait averti des risques d'un retrait des forces américaines d'Afghanistan en 2021[69]. Envoyé par des diplomates américains en poste à Kaboul durant l'été 2021, ce câble mettait en garde contre un effondrement rapide du gouvernement afghan pro-américain après le retrait des troupes américaines[69].
Le gouvernement afghan étant constitué de civils dénués d'expérience militaire, et de généraux vieillissants plus impliqués dans des luttes politiciennes et des affaires de corruptions que dans la guerre, il en a résulté une totale déconnexion entre les décideurs et la situation sur le terrain[58].
En septembre, un haut fonctionnaire afghan témoigne anonymement du fait que, deux jours avant la chute de Kaboul, le présidentAshraf Ghani a reçu ses deux vice-présidents, le Ministre de la Défense et celui de l’Intérieur, le directeur des renseignements et le chef du Conseil de sécurité nationale pour une réunion d’urgence[63]. Durant cette réunion, une enveloppe de 100 millions de dollars est débloquée pour sécuriser la capitale, le Président considérant que son armée avait assez d’armes, de munitions et de ressources financières pour tenir pendant deux ans, alors que la ville a mis deux jours à tomber[63]. Une telle erreur d'analyse, ainsi que le timing de ce déblocage de fonds sont révélateurs du niveau considérable d'ignorance des décideurs de la situation sur le terrain, dû au fait que certains ministres mentaient au président en lui disant que tout allait bien pour garder leurs postes et leurs privilèges[63]. Mentir permettait aussi au gouvernement afghan de continuer d'obtenir un soutien financier important de la part des États-Unis, ce pour quoi on ne peut pas savoir exactement quelle était la part de crédulité et de mauvaise foi dans les déclarations erronées du président Ashraf Ghani[58].
Le fait est que celui-ci a pris des décisions stratégiques erronées lourdes de conséquences[63]. Alors que certains de ses conseilleurs lui recommandent de découvrir le front du sud, le plus difficile à tenir, pour concentrer les troupes afghanes au nord du pays où la population était la moins favorable aux talibans et donc la plus à même de soutenir uneffort de guerre contre eux[63], celui-ci refuse cette suggestion, considérant que toute l’Afghanistan appartient au gouvernement et que l'armée ne doit se retirer d'aucun front[63]. Ainsi, les troupes afghanes dispersées ont été submergées partout, tandis que les forces spéciales, bien que très entraînées et bien équipées, se sont retrouvées sollicitées de toutes parts et n'ont pas pu, privées de soutien aérien, combler les insuffisances de l'armée régulière[70].
Lorsque les talibans atteignent Kaboul, des témoignages ultérieurs de soldats afghans chargés de défendre la ville révèlent qu'ils savaient que le président était en train de s'enfuir par avion, ce pour quoi beaucoup ont perdu confiance dans leurs dirigeants, et ont renoncé à se battre[63]. Les jours suivants la prise de la ville, des sources diplomatiques révèlent qu'Ashraf Ghani a effectivement fui auxÉmirats arabes unis avec sa famille en emportant près de 169 millions de dollars en liquide, ce qui prouve non seulement le caractère prémédité de sa fuite, mais aussi sa cupidité, alors que la corruption et lesdétournements de fonds sont souvent cités comme l'une des causes principales de l'affaiblissement de l'État face aux talibans[71].
Après la prise de Kaboul, Omar, un analyste afghan exilé à l’étranger déplore que pendant l'offensive, aucun des leaders de l'armée afghane n’ait montré d’autorité :« Aucun d’eux ne s’est exprimé devant les médias pour rassurer nos hommes. Aucun d’entre eux n’est allé sur le terrain »[63]. Au contraire, échelon après échelon, la hiérarchie militaire a déserté ; alors que des officiers commandant des unités combattantes sur le terrain attendaient des ordres sur le fait de se battre ou se rendre, il arrivait que leurs supérieurs leur répondent« C’est à votre initiative »[63].
Or, la situation d'un grand nombre de soldats afghans était déjà intenable avant même l'offensive des talibans : leurs soldes étaient fréquemment captée et détournée par leurs supérieurs[63], qui revendaient également la nourriture et les munitions destinées à leurs hommes[72]. En outre, ceux-ci n'hésitaient pas à gonfler leurs effectifs dans leurs déclarations pour recevoir plus d'argent des Américains, laissant croire à ces derniers que l'armée afghane pouvait compter sur 300.000 hommes, alors que leur vrai nombre était inférieur à 100.000[72], voire 50.000[73]. Ainsi, lorsque Joe Biden déclare pour justifier le départ des troupes américaines« nous avons fourni à nos partenaires afghans tous les outils (pour défendre leur pays) », l'armée afghane est très inférieure en effectifs à ce qu'il croit. Les armes américaines, souvent revendues par les soldats afghans affamés pour acheter de quoi se nourrir, se retrouvent fréquemment entre les mains des talibans, et lesaéronefs fournis à l'armée afghane, faute de maintenance, ne peuvent pas rester opérationnels[74].
Enfin, l'armée afghane, en raison des mauvaises conditions de travail et du manque de loyauté des soldats envers leurs supérieurs et leur gouvernement, affichait pendant le conflit un taux de désertion annuel de près de 25 %[58]. Des soldats qu'il fallait remplacer chaque année par de nouveaux recrutements, ce qui entretenait une part importante de novices dans l'armée, très difficile à professionnaliser, avec un risque élevé de désertion pour ces nouvelles recrues[58].
Après l'accord de Doha de février 2020 prévoyant le retrait des troupes américaines du pays, les talibans multiplient les campagnes de propagande envers les populations afghanes[58], mais aussi les soldats à qui ils promettent desamnisties en échanges de leurs redditions[75]. Leurs promesses ont d'ailleurs pour l'essentiel été tenues : la plupart des soldats afghans souhaitant se rendre ont été autorisés par les talibans à rentrer chez eux en échange de la remise de leurs armes, que les talibans utilisaient pour poursuivre leurs assauts[75]. Dans certains cas, les talibans proposaient aux soldats afghans de leur racheter leurs armes pour les convaincre de se rendre, sachant que ces derniers, parfois affamés par le détournement de leursolde et de leur nourriture par leurs supérieurs, se laisseraient facilement convaincre[58]. Les talibans, eux, pouvait compter sur une manne financière très importante venant dutrafic de drogue, l'Afghanistan étant l'un desprincipaux producteurs d'opium du monde[76]. Au total, les talibans ont saisi pendant leur offensive près de 300.000 armes légères, 26.000 armes lourdes, et 61.000 véhicules militaires[77].
Ainsi, après chaque reddition de soldats afghans, les sites internet pro-talibans multiplient les vidéos de combattants insurgés saisissant des cargaisons d'armes, pour la plupart américaines, comprenant desfusils d’assaut et deshumvees[74]. Une de leurs vidéos les plus vues et diffusées est l'interrogatoire du puissant chef de guerre afghanIsmaël Khan après sa capture, dans laquelle on le voit déclarer (sous la contrainte) que les talibans devraient« bien traiter les gens, et les gens devraient avoir de bons sentiments à leur égard pour qu'ils mènent ensemble une vie prospère »[2],[78],[60].
Ces vidéos ont un impact dévastateur sur le moral des troupes afghanes qui voient d'une part leurs frères d'armes se rendre par milliers, d'autre part les talibans galvanisés étaler un armement sophistiqué considérablement renforcé après chaque victoire[74]. Voyant le rapport de force s'inverser de plus en plus en leur défaveur à la suite du départ des Américains, aux désertions de l'armée afghanes et à la montée en puissance des talibans, beaucoup de soldats, pourtant farouchement hostiles aux talibans, jugent que l'issue du conflit est jouée[63]. L'un d'entre eux déclare à ce propos après la chute de Kaboul :« Il faut se mettre dans la peau d’un soldat. Tu sais que ton gouvernement central ne peut pas t’aider, que si tu combats, tu peux mourir mais pas gagner. Quel choix as-tu ? »[63]. Sentant la défaite inéluctable, des soldats afghans parmi les plus farouchement anti-talibans décident d'abandonner leurs postes et de rentrer chez eux pour défendre leurs familles[73].
Le Pakistan et le Qatar soutiennent militairement et politiquement les talibans pendant leur offensive[79]. Mais ces deux pays ont une attitude ambivalente : le Pakistan car simultanément, son arméecombat les talibans pakistanais auWaziristan[80], et le Qatar car simultanément, celui-ci abrite la principale base aérienne américaine au Moyen-Orient (Al-Udeid), utilisée pour bombarder les talibans et pour évacuer les Afghans pro-américains à la fin de la guerre[81]. Leurs motivations sont différentes : alors que le Qatar veut affirmer une politique étrangère indépendante despays du Golfe et se positionner en médiateur dans le conflit afghan, le Pakistan a pour motivation d'affaiblir le gouvernement afghan favorable à l'Inde, l'un de ses principaux soutiens étrangers et ennemi numéro 1 d'Islamabad[79].
Enfin, diplomatiquement la Chine, et dans une moindre mesure la Russie, apportent un soutien précieux aux talibans[3], chacun des deux étant ravi de voir chuter un gouvernement afghan pro-américain et pro-indien, au moment où la Chine est enconflit frontalier avec cette dernière[83]. Fin juillet 2021, alors que les talibans sont en pleine offensive mais n'ont encore pris aucune grande ville du pays, le Ministre chinois des Affaires étrangèresWang Yi reçoit le mollahAbdul Ghani Baradar, numéro 2 des talibans dans la ville chinoise deTianjin et déclare que« les talibans sont une force politique et militaire cruciale en Afghanistan »[84]. Le lendemain de la prise de Kaboul, la Chine déclare vouloir des« relations amicales » avec les talibans[85]. Alors que les talibans misent sur la Chine pour reconstruire le pays, la Chine s'intéresse aux importantes ressources minières du pays, ainsi qu'à son emplacement idéal pour la construction desnouvelles routes de la soie[86].
Allemagne : le ministre des Affaires étrangèresHeiko Maas a déclaré que l’Allemagne couperait toute aide financière à l'Afghanistan si les talibans restauraient la loi islamique (charia) dans le pays après leur prise de pouvoir[87].
Chine : le ministre des Affaires étrangèresWang Yi a critiqué la célérité du retrait des troupes de l'OTAN dirigées par les États-Unis et leur a demandé de quitter le pays de « manière responsable et ordonnée ». Alors que la plupart des pays occidentaux ont fermé leur représentation diplomatique, celle de Chine poursuit ses activités à Kaboul à la mi-août 2021[88],[89].
États-Unis : leprésident américainJoe Biden a défendu le retrait des troupes américaines en affirmant que le pays n'était pas allé en Afghanistan pour « construire une nation ». Biden a ajouté qu'il« n'enverrait pas une autre génération d'Américains se battre là-bas » et a souligné d'autres tentatives infructueuses d'unification de l'Afghanistan dans le passé. Il a également assuré que la sécurité des États-Unis n'était pas menacée par l'issue des combats internes en Afghanistan.
Indonésie : Judha Nugraha, le directeur de la protection des citoyens et des entités légales à l'étranger auministère des Affaires étrangères, a déclaré :« Pour les citoyens indonésiens qui n'ont pas d'affaires très urgentes, il est conseillé de quitter l'Afghanistan immédiatement[90]. » Lapremière commission(id) duConseil représentatif du peuple, qui s'occupe des questions de politique internationale, a exhorté legouvernement à œuvrer pour« la réalisation d'un cessez-le-feu et promouvoir la paix entre les parties belligérantes », affirmant que c'était là le rôle de l'Indonésie« en tant que pays musulman »[91].
OTAN : l'alliance du traité de l'Atlantique Nord se réunit à Bruxelles après la prise de Kandahar le 13 août 2021. Le secrétaire général,Jens Stoltenberg déclare :« Les Alliés de l'Otan sont profondément préoccupés par les niveaux élevés de violence provoqués par l'offensive des talibans, notamment les attaques contre des civils, les assassinats ciblés et les informations faisant état d'autres atteintes graves aux droits de l'homme »[95].
Royaume-Uni : le ministre de la DéfenseBen Wallace a déclaré que, dans l'éventualité où les talibans arriveraient au pouvoir, le gouvernement britannique serait prêt à travailler avec eux, à condition qu'ils adhérent à« certaines normes internationales », tout en ajoutant que s'ils se comportaient« d'une manière qui est gravement contraire aux droits de l'homme », il reconsidérerait sa position à leur égard[96]. De plus, dans une critique inhabituelle de la politique étrangère des principaux alliés de son pays, Wallace a qualifié l'accord de Doha d'« accord pourri » dont« nous allons tous probablement payer les conséquences »[97].
Tadjikistan : face à l'afflux de soldats afghans fuyant l'avancée des talibans dans son pays, le présidentEmomali Rahmon a ordonné la« mobilisation de 20 000 réservistes pour renforcer lafrontière », le[101].
Vatican : l'État s'est déclaré préoccupé par la situation en Afghanistan. Le pape François a appelé sur la place Saint-Pierre au dialogue pacifique entre les parties du conflit[102].
France : La ministre des armées,Florence Parly annonce le lancement de l'opération APAGAN le 15 août 2021. Celle-ci a pour but d'organiser l'évacuation de centaines de ressortissants français et de bi-nationaux franco-afghans. Dans le même temps, l'ambassade de France en Afghanistan est relocalisée vers le site militarisé de l'aéroport de Kaboul[103]. De plus, leprésident Emmanuel Macron décide de présider un conseil de défense le 16 août 2021 à 12 heures qui sera suivi le soir même à 20 heures d'un discours. Dans ce discours, il rappelle les combats que la France a menés pour l'Afghanistan et annonce que les Afghans ayant aidés la France seront extradés. De plus il annoncera l’envoi de « forces spéciales » dans le pays[104].
Union européenne : Elle ne doit pas permettre à la Russie et à la Chine de prendre le contrôle de la situation en Afghanistan a déclaréJosep Borrell lors d'une réunion extraordinaire des commissions des affaires étrangères et du développement duParlement européen. Il estime que l'UE doit coopérer plus activement avec lesÉtats-Unis. Il a ajouté qu'une réunion virtuelle serait tenue avec ses collègues duG7 pour poursuivre la discussion sur ce sujet. Pour lui les pays de l'UE devraient établir une communication avec tous les États qui ont une influence sur les talibans et l'Afghanistan.« La Turquie, la Chine et la Russie ont reçu de nouvelles opportunités pour renforcer leur influence sur l'Afghanistan. L'Inde, le Pakistan et l'Iran ont également un impact significatif sur le pays », a ajouté Josep Borrel[105],[106].
↑« Qu'est-ce que l'accord de Doha signé entre l'administration Trump et les talibans et pourquoi il a été la clé de la reconquête de l'Afghanistan par les islamistes »,BBC News Afrique,(lire en ligne)