Unnombre irrationnel est unnombre réel qui n'est pasrationnel, c'est-à-dire qu'il ne peut pas s'écrire sous la forme d'unefractiona/b, oùa etb sont deuxentiers relatifs (avecb non nul). Les nombres irrationnels peuvent être caractérisés de manière équivalente comme étant lesnombres réels dont ledéveloppement décimal n'est pas périodique[N 1] ou dont le développement enfraction continue est infini.
L'historiographie a longtemps décomposé l'étude de l'irrationalité en trois grandes étapes : la découverte, sans doute par unpythagoricien[2], d'un cas particulier de grandeurs non commensurables, puis l'établissement de l'irrationalité de quelques exemples analogues et enfin, l'étude systématique de celle-ci, notamment parEuclide. Il n'est cependant pas aisé de reconstituer l'enchaînement précis des différentes phases, car tous les textes de l'époque ne sont pas connus et ceux qui le sont ont fait l'objet de controverses, concernant notamment leur interprétation.
L'une des difficultés del'étude des textes antiques traitant d'irrationalité réside dans le fait que les termes employés pour ce faire ainsi que leur sens varient selon les époques, et que certains peuvent apparaître conjointement dans un même texte. Engrec ancien, le concept d'irrationalité peut ainsi être représenté par les mots suivants[3] :
ἂρρητος /arrêtos :inexprimable ;
ἀσύμμετρος /asymmetros :incommensurable, ce terme pouvant être précisé :
μήκει ἀσύμμετρος /mêkei asymmetros : incommensurable en longueur ;
σύμμετρος δυνάμει /symmetros dynamei : commensurable en carré ;
ἄλογος /alogos : littéralementqui ne peut former de rapport ; c'est le plus proche du terme moderneirrationnel.
De tous ces termes, seulἂρρητος n'apparaît pas dans lelivreX desÉléments d'Euclide[3]. En revanche, le motῥητος (qui d'un point de vue strictementlexical est le contraire du motἂρρητος) est employé comme le contraire du motἄλογος signifiantirrationnel ; sa définition inclut cependant le conceptσύμμετρος δυνάμει (commensurable en carré)[4] : le nombre√2 serait donc « rationnel » selon cette définition, ce qui n'est pas le cas dans des textes plus anciens comme ceux dePlaton[3]. Il y a donc eu un glissement de sens entre les époques des deux auteurs, et la notion moderne d'irrationalité ne se superpose pas parfaitement à celle d'Euclide. De plus, il n'existe pas pour les Grecs de nombre irrationnel, mais des couples de grandeurs telles que la première n'est pas un multiple rationnel de la seconde[5].
La compréhension des textes est rendue difficile également par l'utilisation de termes techniques traduisant des concepts n'ayant pas d'équivalent dans les langues actuelles. Par exemple, le nomδύναμις /dynamis signifie « puissance » dans la langue courante, mais cette acception n'a pas de sens dans les textes mathématiques antiques. Il a souvent été traduit par « racine carrée » en raison du contexte dans lequel il est employé. Cependant, son sens véritable, probablement emprunté à la finance où il exprime la valeur d'une monnaie, est plutôt la désignation d'un carré dont l'aire est égale à celle d'une surface déjà identifiée[3] ; ainsi, leδύναμις d'unrectangle de longueur2 et de largeur1 est un carré d'aire2. Ce terme, attesté dès l'époque d'Hippocrate de Chios, a introduit de nombreux contresens dans l'interprétation de plusieurs textes, dont leThéétète de Platon[3].
La date à laquelle la notion d'irrationalité a été découverte par les Grecs n'est pas connue avec certitude : elle est généralement située entre le début duVe siècle av. J.-C. et le premier quart duIVe siècle av. J.-C.[3]. Elle est en tout cas antérieure au livre deDémocrite intituléDes Nombres irrationnels et des Solides, qui date de cette période.
Contrairement à une idée reçue, rien n'indique avec certitude que la découverte de l'incommensurabilité provienne de l'étude de ladiagonale et de l'un des côtés d'un carré[6], propriété équivalente à l'irrationalité de√2. La découverte est parfois attribuée au mathématicienHippase de Métaponte pour ses travaux sur la section d'extrême et de moyenne raison, maintenant appeléenombre d'or, qui est également le rapport de la longueur de la diagonale d'unpentagone régulier sur celle d'un de ses côtés[7]. Il est également possible que la notion d'irrationalité ait été mise à jour par l'étude du problèmearithmétique de la recherche d'un entier qui soit à la fois uncarré parfait et le double d'un autre carré parfait[3] ; l'insolubilité de ce problème est en effet équivalente à l'irrationalité de√2. Si la découverte en elle-même reste entourée de mystère, l'exemple le plus connu chez les intellectuels de l'époque de Platon est celui de l'incommensurabilité de la diagonale et du côté d'un carré[3].
La nature exacte des premières grandeurs non commensurables découvertes n'est pas connue, et la manière dont cette non-commensurabilité a été établie ne l'est pas plus et plusieursidées de démonstration ont été imaginées. L'une d'elles repose sur leprincipe du pair et de l'impair[8],[9], elle est notamment citée parAristote[10]. D'autres reconstitutions des preuves antiques sont envisagées : certaines ont recours à unedescente infinie, d'autres à un algorithme qu'en termes modernes on apparenterait auxfractions continues. Cette dernière technique serait héritée des cultures deMésopotamie[11].
À la suite de la découverte d'un cas particulier d'irrationalité, il y a longtemps eu consensus pour affirmer que l'étude des grandeurs incommensurables s'était poursuivie par l'établissement parThéodore de Cyrène d'autres exemples se ramenant aux nombres√n (pourn entier non carré compris entre3 et17)[12]. Cette supposition a donné lieu à des recherches concernant la méthode utilisée pour ce faire, et les raisons qui ont empêché Théodore de Cyrène d'aller plus loin que√17[13] ; il est cependant probable qu'elle soit erronée[3]. En effet, elle résulte d'un passage duThéétète, mais le texte de Platon ne mentionne pas de démonstration et n'indique donc pas que Théodore en aurait produit une[3]. Une autre hypothèse est que les premières preuves d'irrationalité reposent essentiellement sur la notion de parité, ce qui ne permet pas de montrer l'irrationalité de√17[14].
Il est difficile, en l'état actuel des connaissances, de proposer une chronologie précise des débuts de l'étude grecque de l'incommensurabilité[3]. Lelivre X desÉléments, écrit vers-300, présente une classification des grandeurs irrationnelles ; on ne sait cependant pas de quand datent les propositions qui y sont démontrées, les textes mathématiques antérieurs étant perdus[3].
Une légende, plusieurs fois rapportée, indique qu'un pythagoricien, parfois nomméHippase de Métaponte, périt noyé (jeté à la mer depuis une barque) pour avoir révélé aux profanes l'incommensurabilité[15]. Cette légende indiquerait que la découverte serait bien pythagoricienne et qu'elle aurait fait l'objet d'un tabou[16] ; elle est souvent citée pour accréditer la thèse selon laquelle l'irrationalité aurait posé un problème fondamental aux mathématiciens antiques.
L'existence d'une crise profonde chez les mathématiciens et les philosophes grecs due à la découverte de l'irrationalité a été longtemps admise par les historiens[17], et ce dès les travaux dePaul Tannery en 1887[18], et plus encore dans les premières décennies duXXe siècle[19]. D'autres historiens ont par la suite émis l'hypothèse que la crise engendrée par les irrationnels était plutôt une reconstructiona posteriori par laquelle les mathématiciens duXXe siècle auraient calqué leurcrise des fondements sur l'Antiquité, en jugeant les travaux mathématiques grecsà l'aune de concepts mathématiques modernes. Des recherches menées dans la seconde moitié duXXe siècle ont ainsibattu en brèche le concept de« crise antique des fondements »[20].
LeMoyen Âge voit le développement de l'algèbre au sein desmathématiques arabes, ce qui permet aux nombres irrationnels de devenir des objets de même nature algébrique que les entiers et les nombres rationnels[21].Les mathématiciens dumonde arabo-musulman cessent en effet, contrairement à ceux du monde grec qui les ont précédés, de ne manipuler des grandeurs géométriques que par leursrapports[22].Dans son commentaire du livre X desÉléments, le mathématicienpersanAl-Mahani étudie et classifie lesirrationnels quadratiques et cubiques, en les considérant comme des nombres à part entière bien qu'il utilise également un point de vue géométrique pour les désigner[22].Il donne en outre une approche algébrique des irrationnels, en expliquant que si l'on additionne ou multiplie un irrationnel et un rationnel (non-nul dans le cas du produit), le résultat est irrationnel[22].
Les mathématiciens arabes ont aussi repris et perfectionné des méthodes d'approximation numérique ; les16 premières décimales deπ sont par exemple trouvées parAl-Kashi grâce à des méthodes géométriques[24].
« IRRATIONNEL, adject. (Arithm. & Alg.) les nombres irrationnels sont les mêmes que les nombres sourds ou incommensurables. Voyez Incommensurable, Sourd, & Nombre. » « INCOMMENSURABLE, adj. (terme de Géométrie.) il se dit de deux quantités qui n’ont point de mesure commune, quelque petite qu’elle soit, pour mesurer l’une & l’autre. Voyez Commensurable, Sourd & Irrationnel. » « SOURD, adj. en termes d’Arithmétique, signifie un nombre qui ne peut être exprimé, ou bien un nombre qui n’a point de mesure commune avec l’unité. Voyez Nombre. C’est ce qu’on appelle autrement nombre irrationnel ou incommensurable. Voyez Irrationnel & Incommensurable. »
AuXVIe siècle, la communauté mathématique accueille lesfractions. AuXVIIe siècle, les mathématiciens emploient de plus en plus fréquemment lesfractions décimales et représentent déjà ces nombres avec la notation moderne. La notation décimale permet des calculs numériques sur les nombres irrationnels[25]. Pourtant bien que ceux-ci soient utilisés couramment, le débat sur leur nature n'est pas tranché.Simon Stevin etIsaac Newton considèrent que les irrationnels, appelés à l'époque« nombres sourds », sont des nombres au même titre que les entiers et les rationnels[25] tandis que d'autres commeBlaise Pascal conservent le cadre fourni par lesÉléments d'Euclide, dans lequel les irrationnels ne sont pas des nombres[25]. Dans l'Encyclopédie,D'Alembert rend compte des deux positions et prend parti pour l'idée selon laquelle les irrationnels ne sont pas des nombres, mais qu'ils sont approchables par ceux-ci avec une précision aussi fine que l'on veut[25],[26],[27].Abraham Kästner propose par la suite d'expliquer les propriétés algébriques des nombres irrationnels par celles des rationnels, qu'il peut étendre grâce à ladensité des rationnels dans les irrationnels[25].
Une amélioration de cette formule parJurij Vega lui permet en 1789 de calculerπ avec une précision de126 décimales[N 4].D'autres formules permettant d'exprimer ont été exhibées auXVIIIe siècle, notamment la résolution par Euler duproblème de Bâle qui donne une identité, peu utile pour un calcul pratique, reliantπ et la série des inverses des carrés des entiers[28] :
Lesfractions continues (dues àCataldi en 1613[30]), étroitement liées aux nombres irrationnels, sont prises en considération parEuler, qui montre ainsi[N 7] notamment, en 1737, l'irrationalité dee et dee2[31].
Lambert démontre en 1761 queπ n'est pas rationnel. Pour cela, il montre que latangente et latangente hyperbolique de tout rationnel non nul sont des irrationnels[31], en les approchant par dessuites de rationnels issues defractions continues généralisées particulières[N 8]. Ilconjecture par la suite la transcendance deπ ete, mais ne remarque pas que sa méthode fournit une démonstration queπ2 est lui aussi irrationnel[N 9]. Cette constatation est faite plus tard parLegendre[32],[33].Lambert montre également que l'exponentielle et lelogarithme de tout rationnel non nul (et également différent de 1 dans le cas du logarithme) est un irrationnel[25].
l'approche deDedekind, poursuivie parTannery etKronecker[35], se fonde elle aussi sur lathéorie des ensembles. Un réel y est défini comme unecoupure de Dedekind, correspondant intuitivement à l'ensemble des rationnels qui leminorent strictement : ainsi,√2 correspond à l'ensemble des rationnels négatifs ou de carré inférieur à 2.
LeXXe siècle voit également l'étude desnombres univers qui contiennent l'ensemble des séquences de chiffres possibles dans leur développement décimal, ainsi que desnombres normaux qui sont des nombres univers particuliers dans le développement décimal desquels toutes les séquences de chiffres d'une longueur donnée sontéquiprobables. Bien queBorel ait prouvé en 1909 quepresque tous les nombres irrationnels sont normaux en toute base[N 15], on connaît peu de nombres normaux. Parmi ceux dont la normalité a été établie au moins pour labase 10, on peut citer laconstante de Champernowne (qui est même transcendante), oucelle de Copeland-Erdős. De plus il est conjecturé que les nombres√2 (et même tous les nombres algébriques irrationnels[36]),π ete sont normaux mais bien que cela semble vrai expérimentalement[36], cela n'a pu être démontré pour aucun de ces exemples.
Le développement de l'informatique théorique dans lesannées 1930 a, parallèlement à cela, mené à l'étude desnombres calculables, c'est-à-dire pour lesquels il existe unemachine de Turing capable d'en énumérer les décimales ainsi que de quantifier l'erreur d'approximation. L'ensemble des réels calculables contient l'algèbre des périodes, donc tous les nombres algébriques etπ, et il eststable par l'exponentielle. En particulier, tous les nombres non calculables sont transcendants eta fortiori irrationnels. Bien que l'ensemble des réels non calculables soitcodénombrable, on connait peu de nombres qui en fassent partie. Parmi ceux-ci on trouve par exemple toute limite d'unesuite de Specker, dont la définition est liée auproblème de l'arrêt.
Première approximation deπ calculée parWilliam Shanks en 1853, incluant les décimales incorrectes.Graphique montrant l'évolution historique de la précision record des approximations numériques deπ, mesurée en décimales (représentée sur uneéchelle logarithmique).
Avant l'essor de l'informatique à la fin desannées 1940, il était extrêmement laborieux de calculer effectivement plus de quelques centaines de décimales d'un nombre irrationnel donné. En 1940, on ne connaissait par exemple que 527 décimales exactes deπ, grâce au travail deWilliam Shanks publié en1873[37],[N 16]. En1949, l'ordinateurENIAC en donne 2 037 en 70 h, en utilisant la formule de Machin[37].
Des algorithmes spécifiques sont également conçus pour le calcul de certains nombres en particulier. Dans le cas deπ, les premiers algorithmes utilisant des formules proches de la formule de Machin sont ainsi abandonnés au profit d'autres formules plus efficaces, comme celle obtenue parRamanujan en1914[37] :
.
Les premiers calculs d'approximations de nombres irrationnels donnaient toutes les décimales de la première jusqu'à une borne plus ou moins élevée, mais on ne savait pas calculer une décimale donnée sans connaître celles qui la précèdent[37]. En1995, les mathématiciensSimon Plouffe,David H. Bailey etPeter Borwein découvrent laformule BBP, qui permet de calculer tout chiffre du développement deπ enbase 16 sans avoir à déterminer ceux qui précèdent[37],[N 17]. Avant de découvrir cette formule, ils avaient déjà établi qu'il est possible de calculer séparément tout chiffre dudéveloppement binaire dulogarithme de2 grâce à l'égalité[37] :
On démontre de même la caractérisation analogue via le développement dans n'importe quellebase (entière et supérieure ou égale à 2).
Ainsi le calcul du développement d'un nombre rationnel est aisé puisqu'il n'y a qu'un nombre limité de chiffres à calculer pour le caractériser complètement, tandis que le calcul des développements de nombres irrationnels nécessite généralement la mise en œuvre de techniques mathématiques d'autant plus avancées que la précision souhaitée est élevée (voirsupra).
Les fractions continues permettent entre autres de caractériser l'irrationalité, d'identifier des types particuliers d'irrationnels, et de fournir de bonnes approximations des irrationnels par des rationnels.
Caractérisation de l'irrationalité à l'aide du développement en fraction continue
Pour tout nombre réel, le caractère fini ou infini de son développement en fraction continue peut être lié à son caractère rationnel ou irrationnel. Plus précisément[41] :
Théorème —
Tout nombre rationnel peut être représenté par une fraction continue simplefinie.
Toute fraction continue simpleinfinie converge vers un nombre irrationnel et tout nombre irrationnel peut être représenté de manière unique par une fraction continue simple infinie.
Lasuite desréduites du développement en fraction continue d'un irrationnelconverge vers « rapidement » : toute réduite du développement vérifie[41].
Par exemple, le début dudéveloppement en fraction continue deπ est [3, 7, 15, 1, 292, …]. À partir de ce début de développement, on trouve commeapproximation deπ : avec une erreur inférieure à, c'est-à-dire que l'on a au moins 9 décimales exactes.
Il est possible de comparer la précision obtenue en approchant un irrationnel par les premiers termes de son développement en fraction continue ou par les premiers chiffres de son développement décimal.En effet pourpresque tout irrationnel, lethéorème de Lochs affirme que les premiers entiers du développement en fraction continue de donnent asymptotiquement décimales exactes.
L'ensemble des nombres rationnels estdense dans celui des réels. Par conséquent, pour tout nombre réel, rationnel ou irrationnel, il existe une suite de nombres rationnels quiconverge vers. Cependant, tous les réels ne sont pas aussi facilement approchables les uns que les autres. On peut ainsi définir lamesure d'irrationalité de n'importe quel réel. Il s'agit de laborne supérieure de l'ensemble des réelsμ pour lesquels il existe une infinité de couples d'entiers tels que et. Intuitivement, cela signifie que si un réel a une mesure d'irrationalité supérieure à celle d'un réel alors, à dénominateur égal, il est possible d'approcher plus finement que avec un nombre rationnel.
Le théorème suivant permet de différencier un rationnel d'un irrationnel par leur mesure d'irrationalité[42],[43] :
Théorème —
La mesure d'irrationalité de tout nombre rationnel est égale à 1.
La mesure d'irrationalité de tout nombre irrationnel est supérieure ou égale à 2[N 19].
On peut renforcer le second point du théorème : si un réel est irrationnel, l'existence d'une infinité de couples d'entiers tels que et est garantie non seulement pour tout, mais même pour. Cela se déduit par exemple de l'approximation d'un irrationnel par la suite infinie des réduites de sa fraction continue (voirsupra), oudu théorème d'approximation de Dirichlet.
Ces théorèmes servent de base à divers résultats permettant de montrer, sous certaines hypothèses, l'irrationalité de la somme d'unesérie dont le terme général est rationnel et quiconverge suffisamment rapidement[44].
Tout irrationnel a une mesure supérieure ou égale à 2 ; elle vaut même exactement 2 pourpresque tout réel[N 13]. Il n'est cependant pas toujours aisé de la calculer précisément. Elle est tout de même parfois connue ou au moins estimée :
En exploitant le fait que est irrationnel (voirinfra) et donc a une mesure d'irrationalité supérieure à 2, on peut montrer que le terme général de la série ne tend pas vers 0 et donc que celle-cidiverge[48];
La nature, convergente ou divergente, de la série n'est pas connue en 2023, mais si elle converge cela impliquerait que la mesure d'irrationalité de est inférieure ou égale à 2,5[49].
La mesure d'irrationalité de tout nombre irrationnel est supérieure ou égale à 2 (voirsupra). Par conséquent si l'on se donne un nombre et un nombre irrationnel, il est possible de trouver un entier tel que le produit soit à une distance inférieure à d'un entier[N 21].
On peut en fait trouver un tel entier même si l'on se donne un nombre arbitraire d'irrationnels quelconques à approcher d'un entier avec une erreur arbitrairement petite[42]:
Théorème d'approximation de Dirichlet — Soit des nombres irrationnels et soit. Il existe un entier tels que tous les produits diffèrent d'un entier d'au plus.
Il est possible, avec quelques restrictions, d'étendre ce résultat à l'approximation de nombres quelconques[50] :
Théorème de Kronecker — Soit des nombres quelconques et soit et. Soit des nombres irrationnels ℚ-linéairement indépendants. Alors il existe un entier tel que pour tout, diffère d'un entier d'au plus.
L'ensemble ℚ a unestructure decorps commutatif, cela permet de déduire des résultats généraux sur l'irrationalité de sommes et de produits impliquant à la fois rationnels et irrationnels.L'ensemble des irrationnels vérifie par exemple la propriété declôture suivante : si lecarré (ou plus généralement, unepuissance entière) d'un réel est un irrationnel, alors ce réel lui-même est irrationnel (parcontraposée de la proposition selon laquelle tout produit de rationnels est rationnel). Cela permet, connaissant un nombre irrationnel, d'en construire une infinité d'autres.
On peut aussi, sachant que pour tout nombre irrationnel et tout rationnel, les nombres et sont irrationnels[51], faireagir legroupe projectif linéaire (ou[N 22]) :
Théorème — Soit un nombre irrationnel. Alors, pour tous rationnels tels que, le réel est irrationnel.
En revanche, la somme et le produit de deux irrationnels peuvent être rationnels : par exemple, et.
Un irrationnel (strictement positif)élevé à une puissance irrationnelle peut être rationnel[N 23] ou irrationnel, voire transcendant[N 24]. D'après la sous-section suivante, on a même : pourtout réelx > 0 différent de1,xy est transcendant pour « presque tous » les réelsy (tous sauf un ensemble dénombrable), en particulier pour « presque tout » irrationnely.
L'ensembleℝ\ℚ des irrationnels a lapuissance du continu, c'est-à-dire qu'il est enbijection avec ℝ, comme le prouve, au choix, l'un des trois arguments suivants :
Ceci revient à unedémonstration par l'absurde : comme ∪, l'ensemble des rationnels (ℚ) et l'ensemble des irrationnels (ℝ\ℚ ou ℚ’) sontcomplémentaires en ℝ ; or comme l'ensemble ℚ est dénombrable, si ℝ\ℚ était dénombrable, leur réunion ℝ serait dénombrable[53]. Or, comme Cantor l'a démontré avec son célèbre « argument de la diagonale », ℝ est indénombrable, alors l'un au moins de ses sous-ensembles complémentaires l'est, et« l’ensemble ℝ\ℚ des nombres irrationnels n’est pas dénombrable »[53].
Dans ℝ, les irrationnels forment un Gδ (c'est-à-dire une intersection dénombrable d'ouverts) mais pas un Fσ (c'est-à-dire une union dénombrable defermés)[N 26]. Autrement dit[N 27] : l'ensemble des points de discontinuité d'une fonction à valeurs réelles peut être égal à ℚ[N 28] mais pas à ℝ\ℚ[54].
Prouver qu'un réel est irrationnel, c'est prouver qu'il n'existe aucun couple d'entier tel que, or un résultat d'inexistence sur un cas particulier est généralement bien plus difficile à établir qu'un résultat d'existence[55]. Ainsi même s'il est possible de montrer qu'un réel ne peut pas s'écrire sous la forme où et sont inférieurs à une certaine constante, cela ne suffit pas pour prouver son irrationalité. Par exemple, on sait que si laconstante d'Euler-Mascheroni est rationnelle alors ce ne peut être qu'une fraction dont le dénominateur comporte au moins 242 080 chiffres[N 29] mais même si cela conduit à supposer son irrationalité, cela n'en constitue aucunement une preuve. Il existe cependant plusieurs techniques de démonstration qui ont permis de statuer sur l'irrationalité de certains cas particuliers.
Irrationalité de nombres manifestement algébriques
Le nombre√2 est l'un des premiers dont on ait prouvé l'irrationalité. Celle-ci peut en effet être obtenue grâce à des considérations élémentaires deparité[13],[N 30] :
Preuve élémentaire de l'irrationalité de√2
Onraisonne par l'absurde. Supposons que soit un nombre rationnel, il existe alors deux entiers etpremiers entre eux tels que ce qui est équivalent à dire que. L'entier est donc pair, et par conséquent est pair, ce qui s'écrit où est un entier. Mais alors comme, il s'ensuit que et donc et sont pairs.
et sont donc tous les deux pairs et ne sont donc pas premiers entre eux. On a donc abouti à une contradiction en supposant rationnel. C'est donc un nombre irrationnel.
Les coefficients extrêmes dupolynôme, dont lenombre d'or est racine, sont et, qui ne sont divisibles que par. Comme et ne sont pas racines du polynôme, on retrouve ainsi (voirsupra), sans même résoudre l'équation du second degré, que est irrationnel.
La racine réelle du polynôme est strictement positive et ne fait pas partie de l'ensemble (carP(3/4) < 0 <P(1)) ; elle est donc irrationnelle.
Le nombre est racine du polynôme[N 11], dont aucun rationnel n'est racine[N 31]. Il est par conséquent algébrique de degré 3, donc irrationnel et même non constructible[N 11] (si bien que pour tout entier relatif,, et sont non constructibles)[N 32].
Toute fraction continue simple infinie représente un irrationnel, et si cette fraction continue est périodique alors l'irrationnel est quadratique (voirsupra).
La fraction continue la plus simple estcelle du nombre d'or, que l'on peut obtenir directement à partir de l'équation :
.
On retrouve ainsi à nouveau que le nombre algébrique est irrationnel.
Théorème — Si un angle en degrés est rationnel et n'est pas un multiple de 30° ni 45°, alors soncosinus, sonsinus et satangente sont irrationnels[57],[N 34].
Tout rationnel ayant un développement périodique dans toute base, il suffit, pour prouver qu'un réel est irrationnel, de montrer que dans une certaine base, son développement n'est pas périodique. Cela peut parfois être fait directement comme dans le cas du théorème suivant :
On peut en effet montrer que la suite de Prouhet-Thue-Morse est sans cube, c'est-à-dire qu'aucun bloc ne se répète trois fois consécutivement :a fortiori son développement binaire est non-périodique et est donc irrationnelle[N 35].
Recherche de suites de zéros de longueur arbitraire dans le développement
Dans la pratique, la non-périodicité peut être obtenue en établissant l'existence de suites finies de de longueur arbitraire[N 36],[N 37]. En effet si le nombre est périodique il ne peut comporter des séquences de zéros plus longues que la longueur de sa période à moins d'avoir un développement décimal fini.
Une application élémentaire est fournie par le résultat suivant :
En effet, son développement en base n'est pas périodique parce qu'il contient les entiers de la forme pour arbitrairement grand, et donc des suites de finies arbitrairement longues. Ce nombre est en fait mêmenormal et transcendant.
Pour tout entier naturel, d'après lethéorème de la progression arithmétique, lasuite arithmétique contient une infinité de nombres premiers, donc au moins un. Il existe donc au moins un nombre premier dont l'écriture en base dix contient une succession d'au moins zéros, encadrée par deux chiffres autres que (le second étant). Le développement décimal de contient ainsi des suites de zéros finies mais arbitrairement longues, ce qui prouve qu'il n'est pas périodique, et donc que n’est pas rationnel.
L'irrationalité de peut également se déduire du résultat plus général, mais plus difficile à démontrer, selon lequel la constante de Copeland-Erdős est unnombre normal en base 10, joint à la propriété élémentaire suivante :
Propriété[N 15] — Tout nombre normal dans au moins une base est irrationnel.
Cela lui permet de montrer que pour tout entierb > 0, le nombreb! e a unepartie fractionnaire non nulle donc n'est pas entier, et donc quee n'est pas rationnel[61].
Plus généralement :
la même méthode[62] permet de prouver que pour tout entierx > 0 (et donc aussi pour tout rationnelx ≠ 0),ex est irrationnel ;
pour toute suite bornée de nombres entiers, les nombres réels et ne sont rationnels que si la suitestationne à 0[63].
Il est possible (voirsupra) de prouver l'irrationalité d'un réelx en exhibant une suite de rationnels convergeant versx « suffisamment vite », c'est-à-dire telle que, pour un certainμ > 1, on ait pour toutn. C'est grâce à une telle technique queRoger Apéry a montré en 1978 le résultat suivant, sur l'image de 3 par lafonctionζ de Riemann :
Théorème — Soit et deux suites d'entiers positifs tels qu'au delà d'un certain rang on ait pour tout l'inégalité. Si la série converge vers un nombre rationnel, alors on a pour tout au-delà d'un certain rang : l'inégalité large est en fait une égalité[N 38].
En considérant la suite constante égale à 1, lacontraposée de ce théorème permet de prouver l'irrationalité de la somme des inverses desnombres doubles de Mersenne[N 39] mais pas de retrouver l'irrationalité de la série des inverses des nombres de Fermat, et ce bien que son terme général croisse comme une exponentielle double[N 40] ; ce nombre est cependant bien irrationnel (voirinfra) et mêmetranscendant, ce qui fut démontré en 1967[65].
Laconstante d'Erdős-Borwein, obtenue comme la somme de la série des inverses desnombres de Mersenne, et la somme de la série des inverses desnombres de Fermat[66],[N 41] sont irrationnelles. En effet, des suites arbitrairement longues de zéros ont été mises en évidence dans leur développement enbase 2. Le raisonnement mis en œuvre pour ce faire est cependant bien plus technique que dans les exemples précédents.
Ivan Niven redémontrepar l'absurdece résultat de Lambert, en supposant que avec et entiers et en construisant, à partir de cette hypothèse, une expression qui est égale à un nombre entier tout en pouvant être strictement comprise entre 0 et 1, ce qui est absurde. Supposer que est rationnel conduit donc à une contradiction, et donc est irrationnel.
Démonstration analogue de l'irrationalité deπ2
Hardy et Wright, reprenant la méthode de Niven, démontrent de la façon suivante[13],[69] l'irrationalité deπ2, qui implique celle deπ (voirsupra).
Considérons, pour tout entier naturel, lafonction polynomiale définie par. Ses dérivées jusqu'à l'ordre2n prennent une valeur entière en0 (donc aussi en1 par symétrie) et la dérivée suivante est nulle.
Supposons que avec et entiers strictement positifs et posons. D'après ce qui précède, et sont des entiers.
Puisque (à parte0 = 1) toute puissance rationnelle dee est irrationnelle (voirsupra), lelogarithme népérienlnx de tout rationnel positifx ≠ 1 est irrationnel[62]. Le nombrelog10 2 est lui aussi irrationnel puisqu'il n'existe pas d'entiersa, b ≠ 0 tels que 2a = 10b ; plus généralement,logn m =lnm/lnn est irrationnel[N 43] pour tous entiersm, n > 1 qui n'ont pas le même ensemble de facteurs premiers[13] (ou encore : le mêmeradical). Par exemple :log10 15 etlog2 6 sont irrationnels.
On ne sait pas si les nombresπ + e etπ – e sont ou non irrationnels[N 44]. On conjecture cependant queπ,e et1 sont ℚ-linéairement indépendants[N 45].
On ne sait pas plus si2e,πe,π√2, laconstante de Khintchine ou laconstanteγ d'Euler-Mascheroni sont irrationnels.On ignore également, pour tout entier impairn > 3, siζ(n) est irrationnel. En effet, pour les entiers positifs impairs[N 46], seul le cas deζ(3) est connu grâce authéorème d'Apéry. Cependant, il a été prouvé queζ prend une valeur irrationnelle pour une infinité de nombres impairs, dont au moins l'un des quatre nombres5,7,9 ou11[N 47].De plus, descalculs en haute précision rendent extrêmement vraisemblable l'irrationalité et même la transcendance de tous ces nombres.
↑ab etcDans tout cet article, « périodique » signifie « périodique à partir d'un certain rang ».
↑Ces propriétés sont énoncées ici avec une formulation moderne, niπ ni les racines carrées n'étant considérés comme des nombres à proprement parler dans l'Antiquité grecque.
↑Les nombres rationnels potentiellement racine d'un polynôme donné sont en nombre fini, et ne nécessitent pas de calcul approché pour être identifiés (voirinfra).
↑a etbEn fait il n'est pas prouvé que la constante γ d'Euler est irrationnelle, mais des calculs numériques poussés laissent penser que c'est bien le cas (voirinfra).
↑Lethéorème de Hurwitz raffine ce résultat en énonçant que pour tout irrationnelx, il existe une infinité de rationnelsp/q tels que et que la constante√5 est optimale : avec n'importe quelle constante plus grande, le théorème est faux pour certains nombres, par exemple lenombre d'or. Pour plus de détails, voir l'article sur lespectre de Lagrange.
↑Plus généralement, les nombres analogues à la constante de Champernowne en base quelconque à une mesure d'irrationalité égale à.
↑Par exemple on détermine un entier tel que, il existe alors deux entiers et tels que et donc d'où le résultat.
↑En restreignant l'action à, on trouve tous les irrationnelséquivalents à un irrationnel donné.
↑Par exempleeln 2 = 2 alors quee etln 2 sont irrationnels (voirinfra).
↑Cette preuve est traditionnellement attribuée àPythagore, bien que l'on ne sache pas si elle est de lui ni s'il s'agit de la première à avoir été proposée (voirsupra).
↑Ce théorème a été redémontré par de nombreux auteurs, notamment Niven : voirThéorème de Niven etNiven 1956, corollaire 3.12 et notes,p. 41.
↑De plus,Kurt Mahler a démontré en 1929 que la constante de Prouhet-Thue-Morse est un nombre transcendant[60].
↑Dans le cas de la constante des nombres premiers (voirsupra), on aurait pu aussi montrer l'irrationalité de la constante des nombres premiers en utilisant le fait que pour tout entier, les entiers consécutifs sont tous composés.
↑Certains développements non-périodiques peuvent cependant ne pas comporter de séquences de 0 arbitrairement longues. Par exemple le développement binaire de la constante de Thue-Prouhet-Morse (voirsupra) étant sans cube, on n'y trouve jamais trois 0 consécutifs.
↑La série des inverses des termes de lasuite de Sylvester est un exemple d'une telle série convergeant vers un rationnel, puisqu'elle converge vers 1.
↑Nommée par erreur « Constante de Prévost » par(en) Gérard Michon, « Numerical Constants », surNumericana,, alors que l'article de Marc Prévost sur ce sujet ne date pas de« vers 1977 » mais de 1998 et contient une généralisation de l'article de Richard André-Jeannin.
↑On sait cependant que l'un au moins de ces deux nombres est irrationnel et même transcendant, puisque leur somme,2π, l'est ; on sait de même qu'un des deux nombress = π + e etp = πe est transcendant, carπ ete sont racines du polynômeX2 –sX +p.
↑En effet une somme finie de termes rationnels est rationnels(voirsupra). Parcontraposée, si la série des inverses des nombres premiers jumeaux converge vers un nombre irrationnel, alors elle comporte une infinité de termes non nuls et il y a donc une infinité de nombres premiers jumeaux.
↑(de)Oskar Becker, « Die Lehre von Geraden und Ungeraden im neunten Buch der euklidischen Elemente »,Quellen und Studien sur Geschichte der Mathematik, Astronomie und Physik, b,vol. 3,,p. 533-553.
↑Sous la forme indiquée ici, la légende est critiquée. Le narrateur principal,Jamblique, est à la fois tardif et imprécis dans ses témoignages. La référence suivante précise que :« Hence, when late writers, like Iamblichus, make ambitious claim for Pythagorean science […], we have occasion for scepticism. », cf.(en)Wilbur Richard Knorr,The Evolution of the Euclidean Elements : A Study of the Theory of Incommensurable Magnitudes and its Significance for Early Greek Geometry,D. Reidel,(lire en ligne),p. 5.
↑(it)Pietro Cataldi,Trattato del modo brevissimo di trovare la radice quadra delli numeri et regole da approssimarsi di continuo al vero nelle radici de' numeri non quadrati, con le cause & invenzioni loro,.
↑A. M.Legendre,Éléments de géométrie, Paris,(lire en ligne), « Note IV. Où l'on démontre que le rapport de la circonférence au diametre et son quarré, sont des nombres irrationnels ».
La version du 10 décembre 2017 de cet article a été reconnue comme « bon article », c'est-à-dire qu'elle répond à des critères de qualité concernant le style, la clarté, la pertinence, la citation des sources et l'illustration.