Unenature morte est ungenre artistique, principalementpictural qui représente des éléments inanimés (aliments, gibiers, fruits, fleurs, objets divers...) organisés d'une certaine manière dans le cadre défini par l'artiste, souvent dans une intention symbolique.
« Une authentique nature morte naît le jour où un peintre prend la décision fondamentale de choisir comme sujet et d'organiser en une entité plastique un groupe d'objets. Qu'en fonction du temps et du milieu où il travaille, il les charge de toutes sortes d'allusions spirituelles, ne change rien à son profond dessein d'artiste : celui de nous imposer son émotion poétique devant la beauté qu'il a entrevue dans ces objets et leur assemblage. »
— La Nature morte de l'Antiquité à nos jours, 1985[1].
Après les haches de Gavrinis, on peut voir des natures mortes dans lespictogrammes mésopotamiens et les objets miniaturisés produits par cette culture, notamment dans le cadre d'offrandes ; mais on en retrouve surtout enÉgypte, par exemple avec les peintures de frises d'objets dans les sarcophages duMoyen Empire. Un objet votif de laXIIe dynastie représente une table avec quatre pains, deux vases et des animaux destinés à être mangés.
Laurence Bertrand Dorléac attire notre attention sur la multiplicité des natures mortes de la Préhistoire :« le chariot du Val Camonica imaginé à l'âge de bronze, les longues barques à rames dans les peintures rupestres de Norrköping, la tiare des Hittites, le disque solaire et le croissant lunaire des Carthaginois, l'urne-cabane des Étrusques, le tabernacle, la menorah et le Livre des Juifs, les plantes des Minoens, les clochettes des Scythes, le bustier de la déesse aux serpents des Crétois, etc. »[3].
D'autres natures mortes apparaissent durant l'époque hellénistique[4], mais il ne nous en reste que des descriptions, aucune peinture n'ayant survécu. SelonPline l'Ancien, le plus célèbre des natures-mortistes de cette période étaitPiraïcos (IVe et IIIe sièclesav. J.-C.). Il peignait des boutiques debarbiers et decordonniers, desânes et surtout des victuailles, sans doute entableaux dechevalets. On parle alors de rhopographie (représentation de menus objets) et derhyparographie (représentation d'objets vils), qui ont desconnotations péjoratives. Pourtant, Piraïkos, toujours d'après Pline, connaît un véritable succès et ses peintures, perçues comme mineures, se vendent mieux et plus cher que celles de ses contemporains plus en vue.
Malgré cette vision critique de la part de ses contemporains, la nature morte de l'Antiquité possède déjà une autre ambition que celle du seul plaisirmimétique.« Il est clair que les natures mortes hellénistiques et romaines qui représentaient des mets prêts à être consommés comportaient une allusion épicurienne », comme le précise Charles Sterling. On trouve ainsi assez fréquemment desmosaïques de natures mortes telles que lamosaïque des Xenia, ainsi que des vanités dans lesatriums et lestricliniums d'été romains, où les convives invités aux repas retrouvaient ainsi rappelé lecarpe diem horacien.
Au Moyen Âge, on peint surtout des objets symboliques. Avec l'hégémonie catholique, la représentation d'objets comme seul sujet d'uneœuvre disparaît auMoyen Âge. À cette époque,« l'esprit réaliste s'effaça au profit d'un langage emblématique compris de toute la chrétienté. Les objets, en se soumettant au sujet d'une composition, concourent au développement du thème religieux ; ils ont une importance primordiale dans la signification de certaines scènes bibliques ; ils les situent, ils les datent, ils caractérisent les personnages » (Michel et Fabrice Faré,catalogue d'exposition[5]). Ces objets ne sont donc plus là pour leur existence propre, mais pour ce qu'ils symbolisent, et c'est une des principales raisons qui font que les spécialistes s'accordent souvent à considérer qu'il n'y a pas eu de nature morte durant cette période.
Ce retour de l'intérêt pour le monde matériel et quotidien, que l'on trouve dans les domaines de lamarqueterie, desobjets d'art et de la peinture, s'inscrit dans l'héritage de l'Antiquité gréco-romaine, mais aussi dans les pensées nouvelles, l'évolution du christianisme et le développement ducapitalisme, qui leur confèrent de nouvelles significations[10].
Pour montrer que le genre des choses est aussi noble qu'un autre, des artistes figurent des natures mortes engros plan sur des paysages qui ne servent plus que de décor. Les choses s'imposent comme de véritables personnages de la scène[11].
À partir de la seconde moitié duXVIe siècle, les artistes représentent souvent les choses qui s'accumulent, s'échangent ou s'achètent dans un mondecapitaliste ouvert aux échanges demarchandises ou de monnaie. Elles contribuent à dévoiler les vies, les croyances et les sentiments. Les choses se mêlent aux figures humaines, mais aussi religieuses. Le récit chrétien est renvoyé au second plan, en miniature, les paysans derrière les fruits et légumes qu'ils récoltent. Un nouveau statut en majesté s'impose pour les choses ordinaires qui contribuent à définir et à ordonner l'espace social[12].
Nombreuses furent alors les natures mortes de fleurs. Les Grandes découvertes et l’arrivée en Europe de plantes (et autres merveilles naturelles) inconnues suscitèrent un énorme intérêt pour la nature qui amena à l’accumulation de spécimens (dans descabinets de curiosité et desjardins botaniques), puis à leur classification, à la création de catalogues, puis d’ouvrages de botanique, et donc à l’apparition de l’illustration scientifique. On commença à apprécier ces objets pour eux-mêmes, dépouillés de toute association religieuse, morale ou mythologique.
Les spécimens collectionnés, échangés, vendus servirent de modèles aux peintres qui en donnèrent des représentations réalistes. La passion pour l’horticulture créa un marché, dès le début duXVIIe siècle, pour les natures mortes de fleurs (peintes à des fins esthétiques), et pour lesminiatures (révélant une approche plus scientifique). Parmi les premiers peintres fleuristes privilégiant le naturalisme, on peut mentionner les Flamands ou NéerlandaisJan Brueghel l'Ancien (1568-1625),Roelandt Savery (1576-1539) ouAmbrosius Bosschaert l'Ancien (1573-1621), puisJean-Michel Picart (1600-1682), qui fut au début de sa carrière au service d’un « curieux » (amateur de curiosités) célèbre :Henri de Bourbon-Verneuil. Le Français (né à Lille)Jean-Baptiste Monnoyer (1636-1699) est connu en particulier pourFleurs, fruits, et objets d'art (1665), tableau représentant des objets tels que ceux conservés dans les cabinets de curiosité, le tout orné d’une sorte de guirlande de fleurs et de fruits. DansLe Livre de toutes sortes de fleurs d'après nature (vers 1670-1680 ?), il présente des arrangements floraux dans lesquels les fleurs sont figurées de manière exacte et précise. Dans la seconde moitié du siècle, des peintres espagnols, dontJuan de Arellano, qui est à la tête d'un atelier prospère àMadrid, se spécialisent en peignant presque exclusivement de luxuriants bouquets, des guirlandes et des couronnes de fleurs[13].
AuXVIIe siècle, enEspagne, les natures mortes se présentent souvent sous la forme de vanités à la morale catholique. Par opposition, l'Europe du Nordprotestante refuse les sujets religieux et se consacre à la peinture bourgeoise, au travers despaysages et de la nature morte. Cette dernière devient alors un outil au service des deux principales puissances religieuses du moment.
Pourtant, derrière ces messages pieux prodigués par les natures mortes, se cache un véritable intérêt mimétique. Les objets représentés conservent certes leursymbolique religieuse, héritée des texteschrétiens, mais, contrairement à la période médiévale, l'aspect esthétique de la peinture prend une importance primordiale et la nature morte est l'occasion de prouver l'habileté de l'artiste.
À la fin du siècle,Watelet daigne consacrer un article à la nature morte dans son volume de l'Encyclopédie méthodique consacré aux beaux-arts, et écrit de Chardin qu'il« a peint de la manière la plus ragoutante et la plus vraie, la nature morte : il ne devait rien à l'imitation, aux conventions d'aucun artiste, et semblait avoir inventé l'art », pour conclure après quelques éloges techniques, qu'il a été« un très-grand peintre dans un petit genre[14]. ».
La nature morte se place ainsi à la charnière entre le désir artistique de rivaliser avec la Nature, hérité de l'Antiquité et redécouvert à laRenaissance, et l'expression de l'artiste par la façon de la représenter, qui va dominer le siècle suivant. Chardin est avec Poussin et Claude Lorrain l'artiste français antérieur auXIXe siècle qui a eu le plus d'influence sur la peinture moderne[15].
« Les artistes duXIXe siècle, à partDelacroix, n'inventent guère de nouveaux arrangements.Manet même héritera de ces formules non sans les pénétrer, il est vrai, de son génie. »
« D'autres occupations s'adressent aux gens heureux du siècle. Ils sont nombreux à se convaincre du progrès des idées et des mœurs. Renonçant aux œuvres de mort, à la guerre comme à la chasse, ils s'appliquent à la vie de l'esprit. Les peintres de nature morte feront valoir à leurs yeux l'art et la science, en mêlant habilement les attributs. Ainsi, la valeur symbolique de l'objet, par-delà les siècles, ne se perd pas totalement. Elle se perpétue, se modifie selon les époques. Elle apparaît comme une constante de la peinture française de nature morte. Les trophées des arts et des sciences retiennent le souvenir des lointaines allégories et des anciens emblèmes du Moyen Âge. Leur sens évolue seulement. Le désordre des cabinets d'amateurs, des tables encombrées de livres et de papiers, représentés en peinture, n'évoque plus la mélancolie des vaines recherches. Les objets symbolisent désormais la fièvre de connaître ! »
Avec lecubisme, lefuturisme ou ledada, les codes de la représentation du réel éclatent. Les objets sont observés en tous sens, sous plusieurs angles et simultanément. Le lien avec le monde n'est plus rendu parhomologie, par sa représentation fidèle à la réalité, mais par l'intrusion du journal, de tissus, de plastiques ou desdéchets. Les artistes donnent une forme à la série, au bruit, à la vitesse, au chaos de la société moderne où, les êtres et les marchandises se confondent, en particulier les femmes qui fusionnent avec les objets domestiques de leur cuisine[16].
Quoi qu'il en soit, la nature morte est aujourd'hui partagée entre son lourd passé et son omniprésence au sein même de l'art contemporain. Si l'on voulait ouvrir le débat, il serait dès lors tentant de réfléchir sur leready-made en tant que nature morte contemporaine. Car si cette forme artistique ne répond pas à la définition de Charles Sterling citée en introduction, elle n'en reste pas moins la mise en valeur d'un objet anodin par le biais de l'art, et certainscommissaires d'exposition n'hésitent pas à associer leready-made à la nature morte, comme le démontre l'expositionObjects of Desire: The Modern Still Life, organisée par leMuseum of Modern Art deNew York, en 1997. La question de la nature morte reste donc aujourd'hui encore, ouverte.
Les natures mortes prennent peu à peu tous les objets décoratifs ou domestiques comme sujets à représenter. Elles reflètent bientôt le luxe croissant des classes moyennes. Ainsi, les tapis persans remplacent les nappes blanches et les poteries chinoises la faïence. Ces tableaux prennent preneurs auprès d'une clientèle fortunée qui décore ses demeures avec ce reflet de leur niveau de vie.
Les natures mortes de cette époque sont davantage que des représentations soignées d'objets. Elles incorporent souvent un message, dont le plus familier est celui de la vanité des choses terrestres et le caractère éphémère de la vie, d'où le termevanité souvent accolée aux natures mortes flamandes[19].
La nature morte flamande se caractérise par :
ses compositions amples ;
l'accumulation décorative des objets, à mettre en rapport avec l'abondance et la prospérité des Pays-Bas, espagnols à cette époque ;
l'utilisation de grands formats.
L'atelier dePierre Paul Rubens emploie de nombreux peintres de natures mortes, dont le style calque plus ou moins celui du maître. Ses principaux représentants sont :
Les natures mortes espagnoles s’inspirent en première instance de la tradition flamande — l'art hispano-flamand —, avec qui l'Espagne avait d'étroites relations politiques, culturelles et économiques. Cependant, ces natures mortes — oubodegones —, tiennent à la fois de la nature morte et de la scène de genre.
« Apparus àSéville et àTolède, lesbodegones, qui rassemblent des éléments de natures mortes et de scènes de genre, constituent l'un des rares genres profanes de lapeinture espagnole. Ils montrent des gens du peuple dans les activités quotidiennes, comme aller chercher de l'eau, cuisiner, manger et boire. La représentation des personnages est tout aussi soignée que celle des objets et des aliments, avec une attention particulière aux valeurs tactiles et au rendu des surfaces. »
Francisco de Goya rompt cette tradition pour se concentrer sur la mort. Il rejette le concept traditionnel de la vie et revient à l'esthétique de Rembrandt. Ses toiles sont de claires métaphores de la mort ; les animaux morts sont des victimes aux corps présentés de façon directe et cruelle. La mort, l'existence éphémère et le fatalisme imprègnent ses œuvres (Nature morte avec des côtes et une tête d’agneau,Nature morte à la dinde, etc.[20]).
On oppose souventécole flamande ethollandaise. En effet, dans les Pays-Bas du Nord, le système politico-économique fait que lesmécènes sont souvent des bourgeois — fortunés ou non —, et non pas de riches aristocrates. La nature morte, thème bourgeois par excellence, prend donc une grande importance, et se caractérise par :
de petits formats ;
peu d'objets, mais assemblés dans une composition savante, avec souvent un couteau posé de manière transversale afin de creuser la profondeur, et/ou une assiette posée en déséquilibre sur un rebord ;
une observation minutieuse, un goût pour le rendu précis des matières ;
une forte connotation moralisatrice, plus ou moins à décoder. Ainsi, un citron épluché en spirale peut représenter le temps qui passe, tout comme un verre à moitié plein, tandis que le sucre marque l'ambiguïté entre la douceur et le danger, le verre couché montre que tout a été consommé et fait référence à la mort…
Les peintres hollandais produisent parfois des tableaux de manière quasi-mécanique. Chacun a sa spécialité : les fleurs, les livres, les repas interrompus… On note un fort développement de la vanité, qui se caractérise par la présence d'un crâne, d'une horloge ou d'un sablier, références au temps qui passe et à la vanité des possessions.
Sous l'influence deRembrandt, figure majeure de l'École hollandaise, des nouveautés stylistiques se mettent en place :clair-obscur intense, touche qui se libère, augmentant le mystère et la dimension lyrique de l'œuvre.
Les grands représentants de la nature morte hollandaise sont :
↑Michel Faré et Fabrice Faré,La Nature morte, deJan Bruegel de Velours (1568-1625) àChaïm Soutine (1893-1943), Bordeaux, Galerie des Beaux-Arts,, « Vie silencieuse de la nature morte »,p. 7.
MeyerSchapiro,Les Pommes de Cézanne. Essai sur la signification de la nature morte, Paris,Gallimard,.Style, artiste et société, traduction par Blaise Allan,Daniel Arasse, Guy Durand, Louis Évrard, Vincent de la Soudière et Jean-Claude Lebensztejn.
CharlesSterling,La nature morte de l'antiquité à nos jours, Paris, Tisné,
CharlesSterling,La Nature morte de l'Antiquité auXXe siècle, Paris, Macula, (1reéd. 1952), p. II, nouvelle édition révisée.