L'ambition de Rothbard était d'élaborer un système théorique complet : c'est ainsi que son œuvre, composée d'une vingtaine d'ouvrages et de nombreux articles, explore à la fois les champs de l'économie, de laphilosophie politique et de l'Histoire.
En tant que philosophe politique, Murray Rothbard a développé dansL'Éthique de la Liberté la théorie de l'anarcho-capitalisme fondée sur ledroit naturel. En tant que théoricien de l'économie (avecL'Homme, l'Économie et l'État et son appendicePower and Market), il s'est servi de lapraxéologie,théorie de l'action humaine deLudwig von Mises pour exposer le fonctionnement d'un marché sans aucune intervention étatique et élaborer une réfutation des rationalisations courantes de l'intervention étatique. Ses travaux en histoire couvrent l'histoire politique (avecConceived in Liberty), économique (avecAmerica’s Great Depression) et l'histoire de la pensée économique (avecAn Austrian Perspective on the History of Economic Thought).
Ses incursions dans la politique pratique se sont caractérisées par la recherche d'alliés aux franges de la société politique américaine, la « nouvelle gauche » dans les années 1970[2] (avecFor a New Liberty), la droite conservatrice dans les années 1980[3].
Très influencé par le courant de laOld Right américaine, il a défendu toute sa vie l'isolationnisme en politique étrangère, et fut un critique farouche de l'interventionnisme militaire des États-Unis.
L'influence de Rothbard fut considérable sur le mouvement libertarien en général[4]. Il est un des principaux théoriciens de l'anarcho-capitalisme, et sa conceptionjusnaturaliste dulibertarianisme est largement reprise par les libertariens contemporains. En économie, sonmagnum opusMan, Economy and State est considéré comme l'ouvrage le plus important de l'école autrichienne avecHuman Action deLudwig von Mises[5],[6],[7]. Malgré le nom de celui-ci, Rothbard est la référence théorique principale de l'Institut Ludwig von Mises.Hans-Hermann Hoppe, qui avait repris sa chaire comme professeur d'économie à l'Université de Las Vegas, est son successeur direct et revendiqué.
Rothbard est né le dans une famille juive duBronx. Son père, David Rothbard, était chimiste et originaire dePologne. Sa mère Rae était originaire deRussie[8]. Il fut un excellent élève dès son plus jeune âge[9]. Rothbard étudia à l’université Columbia, où il fut d’abord diplômé enmathématiques (en1945) puis enéconomie (en1946). Il devintdocteur en philosophie en1956. Sa thèse, intituléeThe Panic of 1819, traite de la premièrecrise économique majeure de l'histoire desÉtats-Unis. Réalisée sous la direction de Joseph Dorfman, historien de l'économie qui a exercé une grande influence sur Rothbard,The Panic of 1819 demeure une œuvre de référence[9].
C'est en 1949 que Rothbard devintanarchiste. En effet à cette époque il se mit à penser que soutenir l'économie de marché et être partisan d'une police d'État était une position incohérente, car aucun monopole étatique n'est justifiable[1]. Rothbard reprend ici une des idées marquantes deGustave de Molinari.
Il a fondé leCenter for Libertarian Studies en1976 et leJournal of Libertarian Studies en1977. Il a également participé à la création de l'Institut Ludwig von Mises en1982, dont il fut plus tard le vice-président. En1987 il a lancé la revue académiqueReview of Austrian Economics, aujourd'hui nomméeQuarterly Journal of Austrian Economics.
Il s’est marié en1953 à JoAnn Schumacher, dont il disait qu’elle représentait pour lui « une source intarissable d’aide, d’enthousiasme, d’idées et de bonheur »[10].
L'approcheépistémologique de Rothbard estrationaliste et consiste à tenter d'établir desaxiomes à partir desquels il puisse déduire ses positions. Rothbard s'oppose à l'approcheempirique adoptée par de nombreux libéraux classiques. En contraste avec son mentorLudwig von Mises, Rothbard soutenait qu'il était possible d'élaborer un système éthique à partir de déductions logiques. Influencé parAristote etThomas d'Aquin, il reprit la théorie dudroit naturel, cependant son œuvre se démarque délibérément de ces théoriciens en concevant le droit naturel de façonindividualiste[11].
Il reprend l'approchelockéenne de propriété de soi, à partir de laquelle découle la propriété privée[12], ainsi que sa théorie duhomesteading qui stipule que les ressources naturelles sont la propriété de ceux qui, en mêlant leur travail à celles-ci, les ont transformées et retirées de leur état naturel. Cependant Rothbard n'accepte pas leproviso lockéen[13], contrairement au philosophe libertarienRobert Nozick, qui a inventé ce terme. Cela signifie que pour Rothbard, chacun a le droit de s'approprier des ressources naturelles de manière légitime, si ces ressources n'étaient possédées par personne auparavant, et si cette appropriation s'est faite sans l'usage de l'agression[13].
La notion d'agression sous-tend tout le système philosophique de Rothbard. Il définit l'agression comme l'initiation de la violence physique à l’encontre de la personne ou de la propriété d'autrui[14]. Rothbard ayant, à la suite de Locke, défini la propriété privée comme undroit naturel inaliénable, il considère que l'agression est toujours illégitime, qu'elle soit à l'initiative d'un individu ou d'un État. C'est à partir de ce raisonnement que Rothbard énonce leprincipe de non-agression, sur lequel, selon lui, repose toute la philosophie libertarienne[14]. Il énonce cet axiome comme suit : « aucun individu ni groupe d’individus n’a le droit d’agresser quelqu’un en portant atteinte à sa personne ou à sa propriété[14] ». Selon Rothbard, c'est sur ce principe que doit se fonder toute société juste, car il est garant du respect du Droit naturel de propriété privée.
Cet axiome a pour conséquence l'obligation d'un strict respect deslibertés politiques et deslibertés économiques, de là découle le libéralisme intransigeant de Rothbard et des libertariens.
Sur le planpolitique, Rothbard déduit deux conséquences de cet axiome : d'une part, les libertés civiles (liberté d'expression, de publication, d'association…) doivent être strictement respectées[14] ; d'autre part, chaque individu a le droit de s'engager dans ce que Rothbard nomme des « crimes sans victime[14] », c'est-à-dire des actes généralement considérés comme immoraux et parfois pénalement réprimés, tels que la prostitution, la consommation de drogues, ou la pornographie. En effet ces actes ne portent pas atteinte à la personne ou à la propriété d'autrui, c'est donc la répression de ces actes qui est considérée comme une agression. Rothbard reprend ici une des principales idées deLysander Spooner, qui distinguait les vices (moralement répréhensibles) des crimes (légalement répréhensibles)[15].
Sur le planéconomique, cet axiome conduit Rothbard à se prononcer en faveur d'un systèmecapitaliste delaissez-faire[16]. En effet, puisque chaque individu possède un Droit inaliénable de propriété privée, cela signifie qu'il doit pouvoir se défaire librement de cette propriété, par le don ou l'héritage, mais aussi par l'échange grâce à l'économie de marché[16]. Rothbard considère donc toutinterventionnisme étatique dans l'économie comme illégitime, puisqu'il interfère dans la liberté des échanges de biens privés et dans la liberté des contrats.
L'anarcho-capitalisme de Rothbard découle de sa philosophie politique, qui soutient que l'existence de l'État viole les droits des individus, et il est conforté par ses travaux en économie, qui tentent de montrer que lelaissez-faire est le système économique le plus efficace.
Le principe de non-agression tel qu'énoncé par Rothbard implique que toute intervention étatique, qui repose sur lacoercition (comme lesprélèvements obligatoires et les règlementations), est illégitime. Cela conduit Rothbard à refuser tout rôle à l'État, et à soutenir que même sesfonctions régaliennes doivent être prises en charge par lemarché. DansL'éthique de la liberté, il tente de décrire ce que serait une société anarcho-capitaliste, fondée sur ce principe. Il décrit une société libre comme une société de propriétaires fonciers, ce dont il tire toutes les conséquences possibles compte tenu de son caractère hypothétique : il y prévoit donc à quelles conditions les non propriétaires seraient admis sur les territoires des propriétaires, et par quels contrats ceux-ci s'arrangeraient pour protéger leurs Droits non seulement contre le vol mais contre l'invasion. Il tente également de résoudre un grand nombre de problèmes pratiques à travers une vision anarcho-capitaliste, comme les droits des enfants, les sanctions à adopter contre les crimes et les délits, la propriété intellectuelle…
Par ailleurs Rothbard refuse l'idée d'uncontrat social et suit le sociologueFranz Oppenheimer en affirmant que tout État nait de la violence et de l'oppression[17].
En économie, Murray Rothbard a popularisé la pensée deLudwig von Mises, dans un langage et avec des arguments plus propres à convaincre les économistes contemporains, formés à l'empirisme.
Aux abstractions arbitraires de l'économie mathématique en la matière, il y opposait donc ce principe, fondé sur la réalité de la connaissance et de l'action, que les gloses sur l'inconnaissable n'ont pas leur place dans la science, de sorte quetout énoncé sur ce qu'on est certain de ne jamais pouvoir connaître y est définitivement réfuté.
C'est en vertu de ce principe qu'il yrétablissait le "Critère de Pareto" dans son acception première et authentique : le marché libre conduit à l'utilité sociale maximum, et il est contraire à la science d'affirmer qu'aucune intervention de l'état pourrait seulement accroître celle-ci, contre les notions d'"externalités" et autres "services collectifs" — parfois aussi appelés "biens publics", quifalsifient radicalement ce critère en méconnaissant sa raison d'être même, qui est de tirer les conclusions du fait qu'on ne peut pas mesurer les jugements de valeur, ni les observer en dehors de l'action.
En effet, ces notions dépendent d'un rejet du seul critère objectivement observable de l'accroissement d'utilité — l'action volontaire — au nom de représentations prétendues des jugements de valeur par des abstractions théoriques où on ne peut au contraire ni les observer, ni les mesurer, ni les comparer, de sorte que toute indication normative que l'on prétendrait en tirer est nécessairement arbitraire donc anti-scientifique (en fait ces notions sont non seulement arbitraires mais encore contradictoires,comme l'a démontré Georges Lane).
Son souci de réexaminer la cohérence et l'objectivité des concepts devait permettre à Rothbard de dépasser son maîtreMises dans la compréhension du monopole. Mises admettait la possibilité d'un "monopole" sur un marché libre ; dans le chapitre 10 deMan, Economy and State, intituléMonopole et concurrence, Rothbard démontre que le concept est contradictoire — et il l'est depuis ses origines grecques : toute forme d'organisation contractuelle esta priori productive (et conforme à la justice naturelle), tout acte de violence agressive fausse la concurrence (et viole la justice naturelle) et de ce fait mérite qu'on l'appelle "privilège de monopole". Rothbard critique la dichotomie entreconcurrence pure et parfaite etconcurrence imparfaite. Pour Rothbard, la libre entrée sur le marché demeure le seul et unique critère pour s'assurer que la concurrence est au service des consommateurs[18].
C'est ainsi que Murray Rothbard établit le caractère productif de tout acte pacifique, et l'impossibilité de prétendre scientifiquement qu'un acte qui viole le consentement d'un propriétaire ajouterait à une quelconque "production totale". Ce qui lui permet de conclure que lelaissez-faire capitaliste réalise la production maximum, et que quiconque affirme que l'intervention de l'État pourrait accroître cette production estipso facto un charlatan.
À l'imitation deL'Action humaine, traité d'économie deMises, Rothbard entendait mettre en avant un système complet d'économie politique. D'où les deux tomes de la première édition deMan, Economy and State, ensuite complétés parPower and Market — développement des effets destructeurs de l'intervention étatique déjà évoqués à la fin du premier Traité. Rothbard y fait un large usage du raisonnement à l'équilibre, mais avec la compréhension des limites de cette abstraction telle qu'on la trouve chez Mises. Il y développe aussi la théorie autrichienne de la conjoncture, et le caractère nécessaire du revenu d'intérêt.
En cela, Rothbard poursuivait la remise en ordre entreprise parSchumpeter dans sonHistoire de l'analyse économique (1954) mais en partant du point de vue de la théorie économique autrichienne, à laquelle Schumpeter n'appartenait pas bien qu'il eût été élève deBöhm-Bawerk.
Michael O'Malley, professeur associé d'histoire à l'université George Mason caractérise le « ton général » de Rothbard lorsqu'il évoque le combat pour les droits civiques et le vote des femmes, comme « méprisant et hostile »[19]. Selon O'Malley :« Rothbard s'alarmait de l'idée de liberté pour les Noirs [car] ceux-ci en avaient une mauvaise compréhension ». Rothbard diabolise les militantes pour lesdroits des femmes, attribuant le développement de l'État-providence à des vieilles filles politiquement actives. Il juge les femmesjuives et leslesbiennes responsables du mouvement qui a conduit à l'interdiction dutravail des enfants, une évolution répugnante à ses yeux[19],[20]. O'Malley résume :« le droit de vote des femmes et l'égalité pour les Afro-américains […] bouleversaient l'ordre naturel. »
Rothbard en appelle à l'élimination de « la totalité de la structure des « droits civiques » », au nom de l'idée que celle-ci « piétine le droit de propriété de tous les Américains ». Rothbard exhorte également la police des États fédérés à réprimer « les délinquants de rue » ; il écrit que « il faut lâcher les flics » et « les autoriser à administrer une punition immédiate, avec bien sûr une responsabilité engagée en cas d'erreur ». Il promeut aussi l'idée que la police devrait « nettoyer les rues de tous leurs clochards et vagabonds » ; il lance d'un ton railleur « peu importe ! » quand on l'interroge sur la destination des personnes expulsées de la voie publique[21].
Rothbard a des opinions tranchées sur de nombreux meneurs du mouvement des droits civiques. Il considèreMalcolm X, leader séparatiste noir, comme un « grand leader noir », et juge que l'intégrationnisteMartin Luther King a la faveur des blancs parce qu'il « était un frein majeur à la révolution noire naissante »[22].
« Le Credo libertarien repose sur un axiome central : aucun individu ni groupe d’individus n’a le droit d’agresser quelqu'un en portant atteinte à sa personne ou à sa propriété. On peut appeler cela « axiome de non-agression », « agression » étant défini commeprendre l’initiative d’utiliser la violence physique (ou de menacer de l’utiliser) à l’encontre d’une autre personne ou de sa propriété. »
« Le concept même de « Droits » est défini négativement, il délimite le domaine d’action d’une personne où nul ne peut s’immiscer. Aucun homme n’a donc le Droit de forcer quelqu’un à accomplir une action positive puisque l’individu ainsi contraint subirait une violation de son Droit sur sa personne et sa propriété. »
↑a etb« Ma position dans son ensemble était incohérente. Il n'y avait plus que deux possibilités logiques : le socialisme, ou l'anarchisme. Comme il était hors de question pour moi de devenir socialiste, une logique irrésistible m'a conduit à être un anarchiste de la propriété privée, ou comme je devais l'appeler plus tard, un anarcho-capitaliste. » — Murray Rothbard
↑"There are many varieties of libertarianism alive in the world today, but Rothbardianism remains the center of its intellectual gravity, its primary muse and conscience, its strategic and moral core, and the focal point of debate even when its name is not acknowledged." —Lew Rockwell, Introduction deFor a New Liberty, p. IX, Ludwig von Mises Institute
↑"It is in fact the most important general treatise on economic principles since Ludwig von Mises's Human Action in 1949…." —Henry Hazlitt
↑"The book has in the meantime become a modern classic and ranks with Mises's Human Action as one of the two towering achievements of the Austrian School of economics." —Hans-Hermann Hoppe
↑Murray Rothbard,L'Éthique de la Liberté, p. VII, Les Belles Lettres
↑"As we have indicated, the great failing of natural-law theory—from Plato and Aristotle to the Thomists and down to Leo Strauss and his followersin the present day-is to have been profoundly statist rather than individualist."— Murray Rothbard,The Ethics of Liberty, p. 65, New York University Press
↑abcd eteMurray Rothbard,For A New Liberty, p. 27, Ludwig von Mises Institute
↑« Les vices sont simplement les erreurs que commet un homme dans la recherche de son bonheur personnel. Contrairement aux crimes, ils n'impliquent aucune intention criminelle envers autrui, ni aucune atteinte à sa personne ou à ses biens. » —Lysander Spooner,Les Vices ne sont pas des crimes, Chapitre I, 1875
↑a etbO'Malley, Michael (2012).Face Value: The Entwined Histories of Money and Race in America. Chicago, Illinois : University of Chicago Press. p. 205-207
GillesCampagnolo,« Seuls les extrémistes sont cohérents… » Rothbard et l'École austro-américaine dans la querelle de l'herméneutique, Paris, ENS Éditions,, 171 p.(ISBN978-2-84788-101-1,lire en ligne)