Au-delà de la rareté(d),Our Synthetic Environment(d),The Ecology of Freedom(d),Changer sa vie sans changer le monde(d),Une société à refaire : Vers une écologie de la liberté(d)
À la fin des années 1990, il se désillusionne face à ce qu’il considère comme le « lifestylisme » de plus en plus apolitique du mouvementanarchiste contemporain. Il cesse alors de se définir comme anarchiste et fonde sa propre idéologiesocialiste libertaire, qu’il appellecommunalisme, visant à synthétiser, réconcilier et moderniser les penséesmarxiste,syndicaliste révolutionnaire etanarchiste.
Autodidacte proche desmilieux ouvriers et n’ayant jamais fréquenté l’université, ayant travaillé en tant qu'ouvrier dans l'industrie automobile pendant plus d'une décennie, il est aujourd’hui considéré comme l’un des grands penseurs degauche duXXe siècle.
Comme le rappelle Peter Einarsson à propos duBronx en introduction de son entretien avec l'écrivain :« Il y avait là plus d'un million de Juifs, arrivés des pays de l'Est en l'espace de cinquante ans. Ils formaient une ville dans la ville, avec ses journaux, ses théâtres, ses langues — le yiddish et le russe — sa religion (pratiquée, réformée, réinterprétée ou reniée), son économie presque autarcique[5]. » En réponse, Murray Bookchin précise :« Ma famille et ma vie privée étaient très anarchistes. Il y avait alors un socialisme, depuis longtemps disparu, mais que je me rappelle parfaitement, un socialisme « humaniste ». Je veux dire par là qu'il était possible à des gens de convictions très diverses, anarchistes ou marxistes, utopistes ou intellectuels, de se parler. Il y avait un dialogue, les gens se mêlaient dans les mêmes cercles.Emma Goldman était très liée avec plusieurs marxistes, par exemple avecJohn Reed[6]. »
Politiquement, lesbolcheviks bénéficiaient aux yeux de sa famille du crédit d'avoir renversé letsar[1]. En 1930, à l'âge de 9 ans, le jeune Murray entrait dans les mouvements de jeunessecommunistes : il milita d'abord au sein desJeunes Pionniers(en), puis de laLigue des jeunes communistes (YCL)[7], à partir de 1936[1]. Dans la rue, où il vendait le quotidien du Parti[4], il apprit la prise de parole ; il participa aux grèves des loyers et à l'organisation des chômeurs, et finit par prendre en charge le programme de formation de son groupe[2].
Dans les années 1950, Murray Bookchin reprit des études et rompit avec le trotskisme pour s'orienter vers l'anarchisme[4]. Dès 1952, il publiait un article (« The Problem of Chemicals in Food »[7]) qui dénonçait les effets despesticides, en établissant dès le départ entresystème de production capitaliste etdestruction écologique un lien qu'il s'est ensuite attaché à démontrer à travers toute son œuvre (deOur Synthetic Environment, en 1962, jusqu'àSocial Ecology and Communalism, paru en 2007). Convaincu de la nécessité d'un travail de conscientisation, il s'est consacré de façon croissante à l'éducation populaire. Au cours des années 1960, tout en enseignant dans des universités « alternatives », il milita auCongress of Racial Equality, au sein dumouvement des droits civiques, puis cofonda la Fédération new-yorkaise des anarchistes. À la même époque, il posait les bases de ce qu'il a appelé l'écologie sociale (article « Ecology and Revolutionary Thought », 1964[7]) et commençait à s'intéresser aux villes et à l'urbanisme (Crisis in our Cities, 1965). Alors plutôttechnophile et optimiste sur la possibilité d'une utilisation émancipatrice de latechnologie (« Towards a Liberatory Technology », 1965[7]), il se plaçait dans la perspective de l'« après-rareté » (post-scarcity), s'attachant à dessiner les contours d'une « utopie réalisable ». En 1969, il fit paraitre un pamphlet,Listen, Marxist! (traduit sous le titreÉcoute, camarade !), qui rejetait le communisme autoritaire et le marxisme lui-même[8].
Murray Bookchin en 1999.
À partir des années 1970, établi dans leVermont, il continua d'enseigner tout en développant des projets personnels ; il participa à la création d'un café-restaurantautogéré, milita dans lemouvement antinucléaire et fonda l'Institut pour l'écologie sociale, qui devait devenir au cours de la décennie suivante un haut lieu de l'écologie radicale[8]. Après avoir mis en garde dans plusieurs essais contre les progrès d'unenvironnementalisme réformiste et étatiste au sein dumouvement écologiste, il approfondit au cours des années 1980 sa réflexion sur l'écologie et leshiérarchies sociales (The Ecology of Freedom: The Emergence and Dissolution of Hierarchy, 1985)[7]. Se plaçant dans l'optique d'une révolution structurelle, inscrite dans le temps long, et d'une action politique centrée sur la ville, renouant notamment avec l'inspiration de laCommune de Paris, il élabora un modèle, lemunicipalisme libertaire, où descommunes libres, se gouvernant selon les principes de ladémocratie directe, s'associent dans uneconfédération communale, destinée à terme à se substituer aux États-nations[9] (The Rise of Urbanization and the Decline of Citizenship, 1986[7]).
À partir de 1986, il commence à collaborer avecJanet Biel, dont il fut le compagnon de 1987 à sa mort, en 2006[10]. Il travailla de façon intensive avec elle depuis leur maison àBurlington dans leVermont[11]. De 1987 à 2000,Janet Biel et lui co-écrivirent et co-publièrent la newsletter théorique « Perspectives Vertes » (« Green Perspectives »), plus tard renommée « Perspectives vertes de gauche »[12].
Alors que la seconde moitié des années 1980 le vit mettre en question les positions défendues par l'écologie profonde, dont il jugeait les implications politiques réactionnaires, les années 1990 et 2000 furent celles d'une prise de distance progressive à l'égard des anarchistes[7], parmi lesquels son adhésion affirmée à des principes comme levote majoritaire ou la participation auxélections locales suscitait des controverses croissantes[13]. Après avoir critiqué l'anarchisme « style de vie »[8] (Social Anarchism or Lifestyle Anarchism: An Unbridgeable Chasm, 1995[7]), il cesse de se définir comme anarchiste, s'affirmant simplementcommunaliste[13] (« The Communalist Project », 2002[7]) qu'il définit comme la dimension démocratique de l'anarchisme.
Murray Bookchin s'oppose à la vision productiviste d'une intelligence humaine séparée d'une nature qu'elle ne vise qu'à transformer en ressources, conception propre à un humanisme progressiste dans lequel le capitalisme et le capitalisme d'État se rejoignent. Mais il rejette aussi celle, caractéristique de l'écologie profonde, de la résorption dans la nature d’une humanité réduite au statut d'espèce animale parasite, notamment parce que cette perspective ne tient aucun compte de la polarisation interne aux sociétés humaines. Il récuse tout autant celle de l'environnementalisme, qui partage avec les précédentes une approche globalisante, tendant en l'occurrence à faire porter à chaque individu la culpabilité de la crise écologique[14].
Dans sa vision d'une écologie sociale, même si les facteurs démographiques ou proprement environnementaux entrent en ligne de compte, la clé de la domination et de l'exploitation de la nature se trouve dans les rapports de domination et d'exploitation qui s'exercent à l'intérieur de la société humaine. La cause première de la crise écologique n'est rien d'autre que la logique du « toujours plus », qui est celle du capitalisme[15].
Selon Murray Bookchin, la séparation de l'esprit humain d'avec la nature est un processus parallèle à la constitution des sociétés hiérarchisées, et ces deux dimensions de nos modes de socialisation imprègnent profondément les mentalités[16]. Pour s'en dégager, il faut étudier les communautés « organiques » et concevoir de nouveaux modes de socialisation inspirés des pratiques anciennes d'entraide, en vue de réconcilier l'humanité avec la nature et de la réinscrire dans le processus naturel de l'évolution. Est en effet postulée une nature humaine : l'homme est la nature prenant conscience d'elle-même ; l'humanité représente l'émergence dans l'évolution, à un niveau jamais atteint auparavant, de la rationalité, de la réflexivité et de l'aide mutuelle[17].
Ce postulat, irrecevable pour une pensée déconstructionniste[18], s'inscrit dans une conception d'ensemble qui voit dans la nature elle-même une dynamique tendant vers la liberté par la coopération. En s'appuyant sur une relecture des apports de la biologie qui souligne les phénomènes d'association, d'entraide et de symbiose, et non exclusivement de concurrence et de sélection[19], elle permet de replacer dans la continuité d'une nature non hiérarchique la perspective d'une société non hiérarchisée, elle-même posée comme le cadre le mieux adapté au développement d'une personnalité singulière dans un tissu communautaire[20].
« Au début des années soixante, mes opinions pouvaient se résumer à une formulation assez nette : la notion de domination de la nature par l'homme découle de la domination réelle de l'humain par l'humain. […] Comme une prémisse me conduisait à une autre, il devint clair qu'un projet hautement cohérent se formait dans mon travail : le besoin d'expliquer l'émergence de la hiérarchie sociale et de la domination, et d'élucider les moyens, la sensibilité et la pratique à même de produire une société écologique véritablement harmonieuse. »
— L'Ecologie sociale : penser la liberté au-delà de l'humain, éditions Wildproject, 2020, p.19.
Le projet d'organisation sociale conçu par Murray Bookchin est un confédéralisme démocratique à base de municipalisme libertaire[20], où le passage aux niveaux plus larges se fait sous mandat impératif[21]. La taille des villes devient un paramètre crucial dans un modèle où les communes sont appelées à gérer en leur sein le rapport entre ville et campagne et l'usage approprié des technologies[22].
Graffiti de cette citation de Murray Bookchin sur la porte d'une université.
« […] un précepte libertaire fondamental : tout être humain est compétent pour gérer les affaires de la société, et plus particulièrement de la communauté dont il est membre.Aucune politique n'a de légitimité démocratique si elle n'a été proposée, discutée et décidée directement par le peuple, et non par de quelconques représentants ou substituts. C'est seulement l'administration de ces directives politiques qui peut être confiée à des conseils, des commissions ou des collectifs d'individus qualifiés, éventuellement élus, qui exécuteraient le mandat populaire sous contrôle public et en rendant des comptes aux assemblées qui prennent les décisions… »
— Une société à refaire, éditions Écosociété, 1993, p. 255-256.
DansSocial Anarchism or Lifestyle Anarchism, Murray Bookchin analyse l’anarchisme individualiste dans son incarnation la plus moderne, le « lifestyle anarchism » (« anarchisme comme mode de vie »), apparu au cours des années 1980 et 1990, période de reflux des mouvements révolutionnaires, aux États-Unis comme ailleurs. Il analyse notamment les travaux deL. Susan Brown[23].
Dans la revue canadienneRelations, Claude Rioux explique ainsi les craintes de Bookchin :
« L’anarchisme peut être « contaminé » par le contexte et l’environnement bourgeois qu’il combat. Les travers de l’introspection et du narcissisme de la génération des baby-boomers alimentent l’émergence d’un anarchisme plus proche de la psychothérapie que de la révolution : un aventurisme inconscient fait d’aversion pour la théorie, une célébration de l’incohérence théorique sous couvert de pluralisme, un engagement apolitique et anti-organisationnel dans une recherche de la joie de vivre intensément orientée vers soi-même. […] Cette subordination du collectif à l’ego et de la société à l’individu, nous dit Bookchin, est courante dans l’anarchisme comme mode de vie, qui tend à la privatisation des angoisses communes et à la sanctification du soi comme refuge au malaise social. »
Rioux ajoute que« selon Bookchin, cette vision a des conséquences sur lemouvement libertaire, notamment une exaltation du consensus (la majorité est illégitime même contre l’opinion d’un seul individu) et de la spontanéité individuelle aux dépens de l’organisation démocratique, plus à même d’établir des institutions autogérées ayant du pouvoir contre la domination capitaliste et les institutions hiérarchisées »[24].
Rapidement connu pour la facilité avec laquelle il adressait des critiques frontales et dévastatrices aumarxisme d'appareil en utilisant le langage marxiste lui-même, Murray Bookchin est resté unanticapitaliste radical et un défenseur de la décentralisation extrême des sociétés. Son idée d'uneécologie sociale a exercé une influence notable sur le mouvement des « Verts », tant dans le domaine de l'écologie politique[25] que dans celui de ladécroissance[26],[27].
Durant les dernières années de sa vie, et à la demande de celui-ci, il entretint une correspondance soutenue avecAbdullah Öcalan, dirigeant historique duParti des travailleurs du Kurdistan (PKK), détenu en Turquie sous le coup d'une peine d'emprisonnement à vie. Ajoutés à la lecture de son œuvre, ces échanges eurent une influence majeure sur le dirigeant kurde et sur la ligne de son parti, qui se référait initialement aumarxisme-léninisme[28].
En 2006, à la mort de Murray Bookchin, l’assemblée du PKK s'engage à fonder la première société basée sur le confédéralisme démocratique, nouveau modèle desocialisme démocratique inspiré des réflexions du théoricien de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire[33],[34],[28].
Ce projet internationaliste, qui vise à rassembler les peuples du Proche-Orient dans une confédération de communes démocratique, multiculturelle et écologiste, est repris en Syrie par leParti de l'union démocratique (PYD), proche du PKK[28]. L'autonomie acquise par les Kurdes dans le nord de la Syrie en 2012 lui donne le cadre d'un début de concrétisation[35],[36],[37]. Le, les cantons duRojava, dans le Kurdistan syrien, se fédèrent en communes autonomes. Celles-ci adoptent un contrat social qui établit unedémocratie directe et une gestion égalitaire des ressources, sur la base d’assemblées populaires[28].
Au-delà de la rareté - L'anarchisme dans une société d'abondance, textes pionniers 1965-70, présentation Vincent Gerber,Écosociété, 2016, 280 p.(ISBN9782897192396),texte intégral.
Pouvoir de détruire, pouvoir de créer : Vers une écologie sociale et libertaire, (trad. Helen Arnold, Daniel Blanchard et Vincent Gerber), Paris,L'échappée, coll. "Versus", 2019, 204 p.(ISBN978-2-37309-051-2).
Changer sa vie sans changer le monde, L’anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale, (Trad. et postface de Xavier Crépin), Marseille,Éditions Agone, 2019, 160p.(ISBN9782748903997)
Renaud Garcia,« Murray Bookchin », dans Cédric Biagini, David Murray et Pierre Thiesset (coordination),Aux origines de la décroissance : Cinquante penseurs, L'Échappée - Le Pas de côté - Écosociété,, 312 p.(ISBN978-23730901-7-8),p. 32-37.