Le « millet », mis en œuvre par le pouvoir ottoman pour contrôler les populations qui y vivaient, prenait en compte leursreligions organisées dont il nommait ou confirmait les hiérarques. La langue pouvait jouer un rôle, mais c'est d'abord la religion qui définissait le « millet ».
L'Empire ottoman vivait selon laloi islamique mais dans une interprétation le plus souvent modérée : celle duhanafisme, la plus ancienne des quatre écoles sunnites (« madhhab ») de droit religieux et de jurisprudence (« fiqh »). Les non-musulmans sunnites y avaient le statut dedhimmis (« zimmi » enturc). Les conversions forcées furent plutôt rares.
La grande majorité des conversions s'est faite chez les chrétiens pauvres pour ne plus payer leharaç (double imposition sur les non-musulmans) et ne plus subir laπαιδομάζωμα / pédomazoma (enlèvement des enfants) pour lesyeni-çeri (janissaires). En effet, lesmillets n'étaient pas égaux en droit : les non-musulmans avaient un statut subalterne, leurs lieux de culte étaient limités en dimensions, l'usage des cloches était interdit (ils martelaient donc dessimandres), ils payaient unedouble-capitation, subissaient ledevchirmé : l'enlèvement des enfants pour en faire desjanissaires[1], devaient des jours decorvée dans lestimars, fournissaient les vivres nécessaires aux troupes ottomanes et leur témoignage en justice ne valait pas celui d'un musulman.
L'Empire ottoman considérait lesmillets comme des « nations », même si le parallèle doit être fait avec précaution. L'identification fut partagée par les populations concernées à mesure que l'identité nationale progressait auXIXe siècle. Auparavant, les populations orthodoxes desBalkans par exemple ont eu, pendant des siècles, comme principale référence identitaire leur Église, tandis que leurlangue liturgique (Словѣньскъ ѩзыкъ : slavon, Ακολουθική ελληνική : grec d'église) ou commune (Српски : serbe,български : bulgare,Shqip : albanais,Μεσαιωνική κοινὴ : grec,Pυмђνєαскъ : roumain…) n'était qu'une composante secondaire, qui n'est devenue fondatrice de leursnations qu'auXIXe siècle, lorsque l'Empire sortit duféodalisme pouradopter un système administratif moderne. Paradoxalement, le système desmillets traduisait une certaine tolérance culturelle et religieuse, tandis que l'émergence desnations fondées sur les langues a parfois mené à une intolérance entre les différents peuples, intolérance dont la manifestation la plus extrême est lenettoyage ethnique.
Concernant l'Égliseorthodoxe, tous ses croyants sujets du Sultan formaient lemillet desRums (ex-sujets de l'Empire romain d'orient) quelles que fussent leurs langues, qu'ils aient relevé du Patriarcat deConstantinople (grosso modo lesGrecs), du Patriarcat serbe de Peć (dont l'autorité s'étendait depuis leXIIe siècle enBosnie et aussi hors de l'Empire, sur leBanat et laTransylvanie) ou des Métropolesroumaines deValachie etMoldavie (elles aussi situées hors de l'Empire, mais dont l'autorité s'étendait à l'intérieur de celui-ci sur l'exarchat duProïlavon soit l'eyalet ottoman d'Özi formé de laDobrogée et duBucak). Concernant l'Églisecatholique, l'Empire ottoman en toléra la hiérarchie enHongrie après sa conquête (1526), tout en favorisant la diffusion duprotestantisme, adversaire de laPapauté et de l'Autriche catholique (dans le contexte des assauts contreVienne)[2],[3].
Le sultan admit aussi que des souverains chrétiens (Britanniques,Français,Allemands,Autrichiens,Italiens,Russes,Hospodars deValachie etMoldavie), puissent être, par des traités appeléscapitulations (parce qu'ils étaient divisés enchapitres), les protectrices attitrées de certaines Églises sur son sol (notamment celles faisant allégeance au pape :chaldéens,maronites,syriaques,uniates). Cette protection pouvait s'étendre à des familles (par exemple des Arméniens catholiques tels la familleBalladur, sous protection française). Inversement, le Sultan était, dans les états chrétiens qui lui payaient tribut (Moldavie, Valachie et, après 1817, Serbie), le protecteur des sujets ottomans de confession musulmane ou juive, qui n'étaient pas soumis aux lois de ces états[4].
Le terme ottomanmillet fait spécifiquement référence à un ensemble institutionnel autonome. Cet ensemble formait une communauté reconnue comme telle et dotée :
d'un dirigeant, interlocuteur unique (sultan ayant rang decalife pour les musulmans sunnites, imam suprême pour lesalévis,Hakham Bashi pour les Juifs,patriarche pour les chrétiens orthodoxes,catholicos pour les Arméniens,évêques pour les Églises rattachées à Rome) ;
de tribunaux séparés en matière de statut personnel, dans les limites desquels les minorités religieuses disposaient d'une certaine autonomie avec peu d'interférences de la part des autorités ottomanes ;
Les millets avaient une autonomie assez étendue, ils élaboraient leurs propres lois (principalement en matière de statut personnel), collectaient et géraient des taxes distinctes, le tout en contrepartie d'une loyauté envers l'Empire ottoman. Quand un membre d'un millet commettait un crime à l'encontre d'un membre d'un autre, la loi de la personne lésée était d'application, toute dispute impliquant un musulman tombait sous le coup de lacharia.
Des non-musulmans ont exercé de hautes responsabilités au sein de l'Empire ottoman, l'existence des millets n'équivalait pas nécessairement à une exclusion des sphères du pouvoir séculier.
AuXIXe siècle, des assembléeslaïques furent mises en place aux côtés de la hiérarchie religieuse au sein des différents millets, les Arméniensapostoliques se dotèrent par exemple en 1863 d'une constitution, directement inspirée de la française, et dont le principal rédacteur participa également à l'élaboration de laconstitution ottomane de 1876 et de celle de 1895.
Le système des Millet dérive dudroit islamique, avec les notions deDar-al-Islam (« maison de la soumission à Dieu » ou mondeislamique : lesmusulmans),Dar-al-Ahd (maison de la trêve ou monde des soumis ouDhimmis, des vassaux et des alliés, avec lesquels les musulmans sont en paix) etDar-al-Harb (« maison de la guerre » ou monde ennemi avec lequel les musulmans sont en conflit). Les Millets non-musulmans s'intègrent dans leDar-al-Ahd en tant queDhimmis. Le premier millet :Rum milleti, reconnu dès la prise de Constantinople (1453), correspondait à l'Église orthodoxe. Le second à être reconnu, au moment de la prise deTrébizonde (1461), fut le milletarménien (millet-i sadika, « millet fidèle », avec juridiction sur tous leschrétiens d'Orient (assyriens,coptes,syriaques, catholiques et mêmebogomiles). Le troisième fut le milletjuif, dès la fin duXVe siècle (mais sans charte officielle avant 1839).
Ces communautés ont continué à être reconnues par les États successeurs de l'Empire ottoman, à l'exception de laTurquie qui, par les réformes deMustafa Kemal Atatürk, a choisi un système juridique alternatif, antinomique dumillet : lalaïcité[5] selon laquelle les citoyens sont reconnus non en communauté mais comme individus égaux devant la loi civile séculière[6].
Selon lacharia, lesmillets n'étaient pas égaux en droit : les non-musulmans sunnites avaient un statut subalterne et ne pouvaient pas porter plainte contre des musulmans s'ils subissaient des violences de leur part.Didar-ı Hürriyet kurtarılıyor (la Liberté sauvée) : lithographie célébrant la révolution jeune-turque et représentant les sources d'inspiration du mouvement, Midhat Pacha, le prince Sabahaddin, Fuad Pacha et Namık Kemal, les chefs militaires Niyazi Bey et Enver Pacha, ainsi que le slogan « Liberté, égalité, fraternité » (hürriyet, müsavat, uhuvvet en turc, ελευθερία, ισότης, αδελφότης en grec).
Des tentatives de mise sur pied d'Églises distinctes, et donc de millets potentiels, par lesAlbanais, lesSlavo-Macédoniens ou lesAroumains échouèrent devant l'opposition cumulée de la hiérarchie orthodoxe grecque et des nationalistes grecs, qui voulaient reconstituer l'Empire byzantin avecConstantinople pour capitale : un projet connu sous le nom de Μεγάλη Ιδέα (Megali Idea, « Grande Idée ») qui s'acheva par laMegali Katastrofi (« Grande Catastrophe ») : l'épuration ethnique de deux ou trois millions dePontiques et deMicrasiates, y compris de nombreux membres duRum milleti non-grecs (Lazes,Géorgiens,Arabes,Turcs orthodoxes), massacrés ou expulsés en 1922-24.
Il n'y avait par contre pas de millet correspondant aux minorités religieuses dérivées de l'islam (chiites,ismaïliens,alaouites,baha'is,Druzes,yézidis) même si les Druzes ont bénéficié, aumont Liban et auDjebel Druze, d'une autonomie de type féodal non assimilable au système du millet. L'ensemble des musulmans était considéré comme un millet unique sous la direction dusultan ottoman,calife des musulmans.
Le système de millet a perduré dans certains États post-ottomans, qu'il s'agisse de laYougoslavie, deChypre, duLiban, de laSyrie, de laJordanie, de l'Égypte ou d'Israël, et dans une certaine mesure dans des États non ottomans où existent des systèmes similaires, auMaroc (tribunaux rabbiniques de statut personnel), enIran et auPakistan par exemple. Concrètement, cela signifie que des statuts spécifiques sont reconnus à chaque communauté, voire que des tribunaux spécifiques à chaque confession reconnue jugent exclusivement les affaires de « statut personnel » (mariage,divorce,héritage,adoption), et dans certains cas (Liban,Jordanie,Iran,Autorité palestinienne,Pakistan) ces communautés disposent desièges réservés auparlement. Le principeaustromarxiste etsoviétique d'« autonomie nationale-culturelle » présente des similarités frappantes avec celui des millets ottomans, de même que, dans une certaine mesure, certaines conceptions dumulticulturalisme, auxÉtats-Unis, auCanada et enAustralie notamment[8].
↑Jean Tulard (dir.),Les empires occidentaux de Rome à Berlin, 2007, p. 344.
↑Dénes Harai, « Les villes luthériennes de Kassa et de Sopron face au soulèvement anti-habsbourgeois d'István Bocskai en Hongrie (1604-1606) », in :Revue historique, vol. 2, n° 650, 2009, DOI 10.3917/rhis.092.0321.
↑Neagu Djuvara :Les pays roumains entre Orient et Occident, P.U.F., Paris, 1989.
↑Depuis le, laTurquie est officiellement un État« …républicain, nationaliste,populiste, étatiste, laïc et réformateur » (Türkiye Devleti, Cumhûriyetçi, Milliyetçi, Hâlkçı, Devletçi, Laik ve İnkılâpçı’dır) selon les « six principes d’Atatürk ».
↑Centre national des ressources textuelles : définition de la laïcité -[2].