Construit comme une succession de petits épisodes,La dolce vita suit Marcello Rubini, un journaliste depresse people interprété parMarcello Mastroianni, au fil d'une semaine de vie mondaine àRome dans une recherche infructueuse de l'amour et du bonheur. Ce film marque un tournant dans la filmographie de Federico Fellini, faisant suite à trois films proches dunéoréalisme :La strada (1954),Il bidone (1955) etLes Nuits de Cabiria (1957). Il inaugure son langage cinématographique personnel qui deviendra, de manière irrévocable, la marque de fabrique « fellinienne » de ses films suivants.
Aujourd'hui considéré comme un classique ducinéma italien et du cinéma en général, il a pourtant été accueilli par le scandale, à sa sortie, du fait de sa description d'une société oisive et débauchée, ladolce vita.
La dolce vita est composée d'une série d'épisodes en apparence déconnectés. La structure du scénario n'est pas sans rappeler celle desfilms à sketches chers au cinéma italien et auxquels Fellini a lui-même eu recours plusieurs fois. Situé àRome en1959, le film suit, sur ce mode apparemment décousu, les pérégrinations de Marcello Rubini (Marcello Mastroianni), un jeune provincial aux aspirations littéraires, devenu chroniqueur dans un journal à sensations.
L'analyse usuelle du scénario le découpe en un prologue, sept épisodes principaux interrompus par un intermède, et un épilogue, ce qui lui confère une structure fortement symétrique[1],[2],[3]. La longueur du film empêche souvent d'en percevoir, lors de la première vision, le caractère extrêmement structuré. À travers des tableaux connectés par la présence de Marcello et de quelques autres personnages-clés, Fellini explore l'intimité, dans le cadre plus large d'un monde en mutation, la société italienne dumiracle économique d'après-guerre[1],[2],[3].
Les épisodes présentent chacun une voie qui s'offre à Marcello. Ces voies étant toutes sans issue, à la fin Marcello reste seul, comme tout héros fellinien[4].
Séquence de jour. La première scène présente un hélicoptère transportant une statue duChrist au-dessus d'un ancienaqueduc romain, tandis qu'un second hélicoptère de presse le suit dans le ciel de la ville. Ce dernier est momentanément retardé par un groupe de jeunes femmes en bikini qui prennent un bain de soleil sur le toit d'un immeuble élevé. Marcello mime ensuite une demande de numéro de téléphone, mais ne réussit pas à se faire comprendre et hausse les épaules avant de continuer son chemin en suivant le premier hélicoptère au-dessus de laplace Saint-Pierre.
Séquence de nuit. Dans uneboîte de nuit « select », Marcello est pris à partie par un homme célèbre photographié contre sa volonté. Il rencontre Maddalena (Anouk Aimée), une femme désœuvrée de la grande bourgeoisie qui, fatiguée de Rome, cherche constamment de nouvelles sensations. Marcello lui explique qu'il trouve que la capitale italienne lui convient, car elle est comme« une jungle où il pourrait se cacher ». Alors qu'ils se promènent en voiture dans laCadillac de Maddalena, ils décident de raccompagner une prostituée chez elle, en banlieue romaine, et en échange se font prêter sa chambre pour y faire l'amour.
Séquence à l'aube. Après cette nuit avec Maddalena, Marcello Rubini retourne à son appartement, où il se rend compte que sa fiancée, Emma (Yvonne Furneaux), a fait une tentative de suicide. Sur le chemin de l'hôpital, puis en salle de réanimation, il lui déclare son amour éternel, alors qu'elle est encore demi-inconsciente. En attendant qu'elle se remette, il téléphone à son amante bourgeoise.
Séquence de jour. Marcello couvre l'arrivée à l'aéroport de Sylvia Rank (Anita Ekberg), une célèbre actrice internationale, qui est assaillie par une meute de journalistes. Pendant la conférence de presse de Sylvia, Marcello appelle chez lui pour s'assurer que sa fiancée Emma va bien, et il lui promet qu'il n'est pas seul avec la célèbre actrice. C'est à ce moment que le petit ami de Sylvia, Robert (Lex Barker), entre dans la pièce, complètement ivre. Après la conférence, Sylvia visite, pleine d'énergie, la coupole de labasilique Saint-Pierre, semant les photographes qui la suivent, fatigués par la montée rapide des escaliers. Marcello finit par se retrouver seul avec elle, à admirer le Vatican depuis le sommet de l'édifice.
Séquence de nuit. Marcello danse avec Sylvia dans une boîte de nuit à ciel ouvert. Robert reste à l'écart, dessinant et discutant autour d'une table, mais il fait plusieurs remarques déplaisantes à sa petite amie, ce qui conduit cette dernière à quitter le groupe, suivie avidement par Marcello et ses collègues photographes. Prenant l'actrice à bord de sa voiture, Marcello réussit à se trouver de nouveau seul avec Sylvia. Il cherche vainement un lieu tranquille pour s'y réfugier avec elle, mais ils finissent par errer dans les ruelles de Rome. Trouvant un chaton abandonné en pleine nuit, Sylvia envoie Marcello lui chercher du lait. Lorsque celui-ci revient, il retrouve l'actrice qui s'est avancée tout habillée dans lafontaine de Trevi, et finit par l'y rejoindre. Marcello hésite à embrasser Sylvia, mais il est alors stoppé par la coupure soudaine de l'arrivée de l'eau qui se déversait dans le bassin.
Séquence à l'aube. Au petit jour, Marcello raccompagne enfin Sylvia à son hôtel. Malheureusement pour eux, ils tombent sur Robert, qui les attend dans sa voiture. Jaloux et pris d'une crise de colère, il gifle sa compagne et frappe également Marcello, en présence de plusieurs photographes empressés d’immortaliser l'incident.
Épisode 3a - Steiner
Séquence de jour. Dans une église, Marcello retrouve un ami intellectuel et distingué, Steiner (Alain Cuny), qui lui montre son livre de grammaire dusanskrit. Le spectateur comprend alors qu'il a connu Marcello en d'autres temps, à un moment où celui-ci avait des ambitions littéraires, avant de se fourvoyer dans le journalisme à sensations. Steiner interprète ensuite latoccata deBach au clavier de l’orgue de l’église.
Épisode 4 - Les deux enfants
Séquence de jour. Marcello, son ami le photographe Coriolano Paparazzo[a] (Walter Santesso) et Emma — la fiancée de Marcello — se rendent en périphérie de Rome pour un reportage sur deux enfants qui ont prétendument vu laVierge Marie. Bien que le clergé soit officiellement sceptique, une foule de dévots, de curieux, de reporters et decarabiniers se rassemblent sur le site. Au fil des interviews, la famille des enfants se révèle peu scrupuleuse.
Séquence de nuit. L’évènement est diffusé à la radio et à la télévision italiennes, alors que des malades incurables sont étendus sur des civières à même le sol à l'endroit de la supposéeapparition mariale. La foule suit aveuglément les deux enfants qui prétendent voir la Vierge à droite et à gauche. Alors qu'une forte pluie s'abat sur les lieux, les enfants finissent par se retirer, et la foule dépouille de ses rameaux un arbre qui aurait soi-disant abrité la Madone.
Séquence à l'aube. Après la forte montée de ferveur religieuse, le jour se lève sur la prise de conscience de l'escroquerie et la détresse des croyants qui s’ensuit. Les dernières personnes restantes veillent le corps d'un des malades, qui est mort pendant la nuit.
Épisode 3b - Steiner
Séquence de nuit. Marcello et sa fiancée Emma assistent à un débat de salon littéraire, dans la luxueuse maison de Steiner. Un groupe d'intellectuels y déclame de la poésie, joue de la guitare, philosophe et écoute des sons de la nature sur un magnétophone. Sur la terrasse, Marcello confesse à son ami Steiner son admiration pour ce qu'il représente, mais Steiner admet qu'il est déchiré entre ce qu'offre la vie matérielle et une vie plus spirituelle, qui aurait le désavantage d'être moins sûre. Il évoque le besoin d'amour, et exprime sa peur de ce que ses enfants devront affronter un jour.
Séquence de jour. Retiré dans un petit restaurant de plage du littoral romain, Marcello essaye de reprendre l'écriture après une dispute téléphonique avec Emma. Le va-et-vient de la très jeune serveuse Paola (Valeria Ciangottini) le distrait et l'empêche de continuer. Elle lui demande de lui apprendre à taper à la machine.
Séquence de nuit. Marcello rencontre sur lavia Veneto son père (Annibale Ninchi), qui est venu visiter Rome. Avec Paparazzo, ils vont au club Cha-Cha-Cha, où Marcello présente à son père Fanny (Magali Noël), une danseuse française, avec laquelle ce dernier commence à flirter, comme s’il était l’homme jeune du groupe.
Séquence à l'aube. Dans l'appartement de Fanny, le père de Marcello a un léger malaise. Marcello voudrait que son père reste à Rome, pour qu'il puisse se remettre et lui donner l'occasion de mieux le connaître, mais celui-ci insiste pour repartir par le premier train.
Épisode 6 - Les aristocrates
Séquence de nuit. Marcello, la chanteuseNico et d'autres amis rencontrés sur la via Veneto se rendent à un château hors de Rome, où une fête bat déjà son plein. Marcello y retrouve Maddalena, la grande bourgeoise. Ils explorent une maison en ruines annexée au château. Maddalena et Marcello, assis à distance dans deux pièces différentes, se parlent au moyen d'un système d'échos. Maddalena lui demande de l'épouser, tout en avouant qu'elle aimerait aussi continuer à profiter d'autres hommes, mais alors que Marcello lui déclare son amour, un autre homme est déjà en train de l'embrasser et elle ne répond plus. Alors que Marcello la cherche, il se fait entraîner par le groupe, qui s'en va explorer les jardins et les bâtiments, à la recherche de fantômes.
Séquence à l'aube. Épuisé, le groupe revient au château en croisant ceux qui se rendent à la messe.
Épisode 3c - Steiner
Séquence de nuit. Sur une route, de nuit, Marcello et sa fiancée Emma se disputent dans une voiture à l'arrêt. Elle s'en va, il la convainc de revenir, mais ils continuent leur dispute, et il la chasse, avant de partir en voiture. Il revient la chercher à l'aube.
Séquence à l'aube. Marcello et Emma sont enlacés au lit. Marcello reçoit un appel téléphonique. Il se rue vers l'appartement de Steiner, où il apprend que ce dernier s'est suicidé après avoir tué ses deux enfants.
Séquence de jour. Après avoir répondu aux questions de la police, Marcello et le commissaire vont à la rencontre de la femme de Steiner, évitant de lui annoncer l'horrible nouvelle devant les paparazzis qui l'assaillent.
Épisode 7 - Nadia
Cet épisode, à l'époque où est sortieLa dolce vita, était qualifié d'« orgie »[1]. De nos jours, il passerait plutôt pour une soirée agitée.
Séquence de nuit. Marcello et un groupe de fêtards investissent une villa de bord de mer, propriété d’un ami de Marcello, Riccardo (Riccardo Garrone), absent de chez lui. Pour célébrer son récent divorce d'avec Riccardo, Nadia (Nadia Gray) entame unstriptease. Alors qu'elle est sur le point d'ôter son dernier vêtement, Riccardo apparaît, et tente de mettre tout le monde dehors. Marcello, ivre, provoque et insulte les autres participants.
Séquence à l'aube. Partant de la villa à l'aube, les noctambules se retrouvent sur la plage, où des pêcheurs tirent un filet qui contient un énorme poisson mort[b].
Séquence de jour. Après avoir contemplé longuement l'œil glauque du « monstre », Marcello entend une voix l'appeler. C'est Paola, la jeune serveuse du restaurant voisin, rencontrée au moment de l’intermède, qui l'interpelle. Séparé d'elle par l'embouchure d'une petite rivière, Marcello ne peut comprendre ce qu'elle lui dit : le fort bruit des vagues accroît l'impression d'incommunicabilité[5]. Marcello finit par lui tourner le dos pour retrouver le groupe des fêtards. Le film se termine sur un gros plan du visage de la jeune fille qui, après avoir fait un dernier signe à Marcello, tourne lentement sa tête vers la caméra avec un sourire énigmatique.
La dolce vita s'inscrit par bien des aspects dans son époque. Film de transition dans la carrière de Fellini, c'est aussi le film d'une époque-charnière, entre l'après-guerre et l'ouverture à d'autres modes de vie. Le contexte social est celui duboom économique, le contexte politique est celui du poids de laDémocratie chrétienne, et le contexte culturel au cinéma est celui de la fin du néoréalisme.
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À la fin desannées 1950, lacroissance économique déplace les préoccupations des Italiens, de la survie consécutive à uneterrible guerre perdue vers les plaisirs immédiats. La consommation se développe, c'est la fin des privations.Rome devient le centre de l'exhibition du mode de vie bourgeois[8]. Letraité de Rome de 1957 scelle la paix retrouvée et constitue le début de l'intégration européenne. LesJeux olympiques de Rome en 1960 marquent alors le retour de l'Italie sur la scène internationale.
Rome devient aussi un secondHollywood, un « Hollywood-sur-Tibre », car les coûts de production des films sont plus bas àCinecittà qu'aux États-Unis, ce qui fait que les coproductions italo-américaines se multiplient, et que lavia Veneto est de plus en plus fréquentée par les vedettes américaines. Les frasques de la société mondaine, dans le monde des cafés et des cabarets, et dans cette nouvelleBabylone[d], sont scrutées par des journalistes, que l'on ne nomme pas encorepaparazzis[8].
Les films de la veine néoréaliste racontaient l'après-guerre de la misère, par exemple Fellini avec sa description du monde minable des arnaques dansIl bidone, ouLuchino Visconti, avec ses personnages de vagabond et de femme qui se prostitue à son mari dansLes Amants diaboliques (Ossessione). On parle ensuite de « néoréalisme rose » pour la veine qui décrit toujours la réalité sociale, mais cette fois de façon plus souriante.
Le cinéma italien, c'est aussi une longue histoire de cache-cache avec la censure. En 1910, leministre de l'Intérieur peut déjà interdire des films. La loifasciste du va être reconduite, à quelques nuances près, en contradiction avec les principes de laConstitution républicaine[9] entrée en vigueur le.
À la fin desannées 1950, l'influence duVatican se fait toujours sentir[3], malgré l'article 7 de la Constitution italienne en vigueur, qui proclame la séparation de l'Église et de l'État, et l'article 21 qui consacre la liberté de la presse[10],[11].
Leprésident du Conseil,Giulio Andreotti, joue un rôle ambigu. D'un côté, il soutient une politique de coproductions ambitieuses avec d'autres pays (la France en particulier), la distribution des films italiens, et des manifestations culturelles comme laMostra de Venise : en 1955, l'industrie italienne du cinéma est la seconde au monde derrière celle des États-Unis. D'un autre côté, à travers censures, boycotts de films, établissement de listes noires de cinéastes de gauche, il agit sur les contenus. LaDémocratie chrétienne organise des campagnes de presse[9]. Fellini est bien vu des milieux conservateurs et mal vu des communistes, maisLa dolce vita va inverser la situation[e].
Malgré cette réaction politique en Italie, l'époque est aux bouleversements politiques et moraux : on voit émerger à l'international les figures deKennedy,Khrouchtchev etJean XXIII. Tullio Kezich parle de « seconde libération »[4] : une libération des mœurs après la libération militaire de 1945.La dolce vita est le signe annonciateur de cette libération[12].
Le néoréalisme, au cinéma, est un mouvement qui s'étale, selon les critiques, de 1943 au milieu desannées 1950, ou au début desannées 1960. Il présente le quotidien tel qu'il est, en adoptant une position moyenne entre scénario, réalité et documentaire, et en utilisant les « gens de la rue » à la place d'acteurs professionnels, en romançant en quelque sorte la « vraie vie ». La pénurie de moyens pour les films hors de la lignefasciste, puis pour tous les films après laLibération, contraint à tourner dans la rue. Les studios de Cinecitta abritent des réfugiés[14], la pellicule manque. Les longs métrages s'acclimatent aux lieux authentiques : cela devient une sorte de code stylistique du néoréalisme qui va puiser dans ces contraintes, réelles ou apparentes, une incontestable qualité de vérité.
La collaboration entre Fellini etRoberto Rossellini, un des maîtres du néoréalisme, est déterminante. Rosselini propose à Fellini de participer au scénario deRome, ville ouverte (1945). En 1946, Fellini est son assistant sur le tournage dePaïsa. Rosellini fait jouer Fellini dansL'amore (1948) et l'associe au scénario desOnze Fioretti de François d'Assise. Fellini collabore aussi avec d'autres réalisateurs du néoréalisme, notammentAlberto Lattuada, qui lui confie la mise en scène, puis la co-réalisation avecLes Feux du music-hall (1950). Fellini continue en réalisant ses propres films :Le Cheik blanc (1952),Les Vitelloni (1953),La strada (1954),Il bidone (1955),Les Nuits de Cabiria (1957). Tous ces films appartiennent à la veine néoréaliste.
AvecLa dolce vita, Fellini passe, selonSerge July, « du néoréalisme au réalisme visionnaire, comme il passera ensuite du réalisme visionnaire à l'onirisme »[3]. PourEdouard Dor,« avec ce film, Fellini abandonne le néoréalisme et l'utilisation de décors naturels en faveur d'un subjectivisme prononcé et les tournages en studio[15] ». PourDominique Delouche, l'assistant de Fellini, le passage au studio, et à la réalité inventée, constitue un retour à son passé de dessinateur caricaturiste[16]. PourAlberto Moravia,La dolce vita emprunte aux différentes veines, en fonction des besoins :« Du point de vue stylistique,La dolce vita est très intéressante. Bien qu'il reste en permanence à un haut niveau expressif, Fellini semble changer de manière en fonction du sujet des épisodes, dans une gamme de représentations qui vont de lacaricature expressionniste au néoréalisme le plus sec[17]. »
La dolce vita est une coproduction italo-française[18]. Le film est tourné entre le printemps et l'été1959[19].
Dino De Laurentiis, le producteur initial, avance 70 millions de lires. Néanmoins, un désaccord provoque la rupture, et Fellini doit chercher un autre producteur, qui puisse rembourser l'avance de Dino De Laurentiis. Ce sont finalementAngelo Rizzoli etGiuseppe Amato qui sont retenus[2]. Giuseppe Amato, enthousiasmé par l'idée d'un film dont le cadre est lavia Veneto, insiste pour que le film s'appelleVia Veneto. Angelo Rizzoli, lui, n'aime pas ce film ultramoderne, mais se laissera convaincre par Amato[4].
Les rapports entre Fellini et Rizzoli sont courtois et restent cordiaux, même si le budget est un peu dépassé. L'un des postes dont le coût est le plus important est la reconstruction de la via Veneto en studio. Selon le critique et biographeTullio Kezich, le coût de ce film, qui rapportera plus de 2 milliards de lires en quelques années[1], n'aurait pas dépassé 540 millions delires, un budget raisonnable pour ce type de film[2].
Fellini avait imaginé en 1954 une suite de son filmLes Vitelloni, sous le titreMoraldo in città (« Moraldo à la ville »), qui n'a jamais été tournée, mais constitue la graine d'où germeraLa dolce vita. La décision au printemps 1958 de relancer le projet vient deDino De Laurentiis, qui juge encore bon le scénario, qui dort dans un tiroir depuis avant le tournage deLa strada[4]. À l'origine, Marcello devait donc s'appeler « Moraldo », comme le personnage desVitelloni, qui quitte sa province pour aller à Rome à la fin du film[20].
Federico Fellini,Tullio Pinelli etEnnio Flaiano ont écrit le scénario[21] ; on retrouve ces trois noms au scénario de presque tous les films de Fellini entreLes Feux du music-hall (1950) etJuliette des esprits (1965). Tullio Pinelli et Federico Fellini se sont rencontrés en 1946[22] et ont déjà collaboré à de nombreux scénarios, comme celui duMiracle, le second segment deL'amore deRoberto Rossellini (1948).Ennio Flaiano connaît lui aussi Fellini depuis longtemps, 1939, puisqu'il contribue au journalOmnibus à l'époque où Fellini travaille pour leMarc'Aurelio[23],[24]. Bien qu'ayant collaboré au scénario deLa dolce vita,Pier Paolo Pasolini ne figure pas à son générique : il fait partie des nombreuses personnes auxquelles Fellini demande leur avis, leur faisant faire un tour dans sa voiture et ne les libérant que lorsqu'il a obtenu la réponse à ses problèmes[4].Brunello Rondi aide à la définition du personnage de Steiner[25].
Un des motifs de la rupture entre De Laurentiis et Fellini est le scénario, que le producteur trouve trop chaotique[2]. Par ailleurs, il veut faire disparaître le personnage de Steiner, en particulier à cause de l'assassinat de ses propres enfants, élément qu'il juge malsain. De Laurentiis transmet le scénario àIvo Perilli, Gino Visentini etLuigi Chiarini, qui tous trois donnent un avis négatif[4].
Comme souvent dans les réalisations de Fellini, le scénario, provisoire, subit des métamorphoses importantes au fil de l'œuvre, et se remodèle autour des personnages et des situations. Deux scènes, complètement absentes du scénario original, sont complètement « improvisées » : la fête des nobles au château et le « miracle » des enfants, au milieu d'une foule de croyants, de forces de l'ordre et de militaires. Le critique de cinémaTullio Kezich rapporte que Fellini s'oppose à la publication du scénario, justement parce qu'il reste bien peu de choses du document original. Fellini affirme que le film ne trouve sa physionomie que sur l'écran, mais se laissera néanmoins convaincre par l'argument que le scénario est intéressant justement parce qu'il montre la base de départ du travail du réalisateur[2].
Le récit est agencé en grands blocs autonomes. PourJean Gili,La dolce vita est un film charnière, par l'abandon de la narration linéaire au profit d'une mosaïque, qui ne prend de sens que lorsqu'elle est envisagée dans son ensemble[12]. Fellini dit :« Il faut créer une sculpture à laPicasso, la casser en morceaux et la recomposer selon notre caprice[4]. »
Les différentes scènes sont tirées de la réalité. Fellini dit :« Mes collaborateurs et moi-même n’avons eu qu’à lire les journaux pour trouver des éléments de documentation passionnants »[26].
La scène d'introduction, qui présente une statue du Christ transportée en hélicoptère, reproduit un reportage de laRai du, où des statues avaient été transportées en hélicoptère àMilan pour y être restaurées. D'après l'historien Julien Neutres, le passage de la figure sacrée dans les nouveaux quartiers en construction de Rome fait allusion à des scandales immobiliers qui avaient impliqué la société immobilière du Vatican[16].
Au début du film, Marcello et Coriolano Paparazzo volent des images à des convives qui se rebiffent, comme le reporter romainTazio Secchiaroli, qui se fit agresser le par l'ex-roiFarouk, alors qu'il le mitraillait de flashes[4].
Pour le personnage de Sylvia, l'actrice américaine en visite à Rome (interprétée parAnita Ekberg), Fellini s'inspire d'Ava Gardner qui dans les années cinquante est venue plusieurs fois tourner à Cinecitta et a marqué les esprits en se faisant remarquer lors de ses sorties nocturnes dans Rome, et poursuivre par les photographes. Il fait ainsi porter au personnage lors de sa visite au Vatican une robe rappelant un habit ecclésiastique, inspiré d'un costume porté par Ava Gardner elle-même à Rome[27].
Julien Neutres explique que la scène de la fontaine s'inspire d'un reportage photographique dePierluigi Praturlon dans la Rome antique. Anita Ekberg s'était blessée au pied, et Pierluigi Praturlon l'avait fait poser, en robe blanche, le pied nu dans la fontaine de Trevi pour se soulager, puis entièrement avancée dans le bassin de la fontaine ; les photos en seront publiées dansTempo illustrato en[16]. Tullio Kezich remarque que cette scène en rappelle une autre : en 1920, pendant leur lune de miel,Zelda Fitzgerald se jette dans la fontaine de l'Union Square àNew York, etScott, pour en faire autant, sautera dans celle de l'hôtel Plaza[4].
L'épisode du faux miracle s'inspire d'un reportage de Tazio Secchiaroli de, sur l'apparition de la Madone à deux enfants dans une localité proche deTerni. Secchiaroli participe au tournage de la scène du faux miracle et dit que l'atmosphère de cet épisode est proche de celle qu'il a vécue lorsqu'il est arrivé dans cette petite localité d'Ombrie[2].
Le meurtre par Steiner de ses propres enfants, suivi par son propre suicide, est imaginé par le scénaristeTullio Pinelli. Celui-ci a été à l'école avecCesare Pavese, et avait été touché par sa fin tragique[4].
L'épisode de la fête dans la villa au bord de la mer s'inspire sans doute de l'affaire Montesi. En 1953, le corps de Wilma Montesi, âgée de 21 ans, est découvert sur la plage d'Ostie. On pense qu'elle a été tuée lors d'une orgie dans une propriété aristocratique proche. Une des personnes apparues dans l'enquête estPiero Piccioni, le fils du ministre des Affaires ÉtrangèresAttilio Piccioni. Pendant le procès, qui débuta en 1957, des faits de drogue, de fêtes et d'escapades sexuelles ont filtré dans la presse[1].
Lestrip-tease de Nadia fait allusion à un strip-tease de l'actrice turqueAïché Nana au restaurant Rugantino duTrastevere en 1958, au milieu de la jet-set[f], scandaleux à l'époque et immortalisé par des photos deTazio Secchiaroli[28] et d'autres reporters.
La scène du monstre marin évoque un fait divers : un horrible poisson d'une espèce inconnue s'est échoué sur la plage Miramare deRimini au printemps 1934. Federico Fellini en fait un dessin, publié par laDomenica della Corriere le[29].
Deux épisodes prévus dans le scénario ne figurent pas dans le film[2] :
Un de ces épisodes présente une fête sur des hors-bords àIschia, qui se termine de façon tragique, une jeune fille étant brûlée vive à cause d'une fuite de gazole d'un des hors-bords. Cet épisode est mis de côté avant même le début du tournage du film, même si l'idée plaisait beaucoup à Fellini, car le producteur Rizzoli avait un faible pour l'île d'Ischia. Le réalisateur n'a pas voulu tourner un épisode très onéreux, et la fin de la jeune fille brûlée aurait atténué le tragique de la mort de Steiner.
L'autre épisode, resté inédit, montre Marcello faisant lire son roman à Dolorès, une écrivaine. Cet épisode coupé par Fellini fait doublon avec le personnage de Steiner. Les difficultés du contrat avecLuise Rainer, qui devait interpréter Dolorès, ont fini par convaincre Fellini de couper cette séquence.
Une fin alternative a aussi été tournée. Dans celle-ci, à la sortie de la villa des fêtards, Marcello ivre est laissé seul par les autres participants. Si Fellini avait monté cette fin, il aurait dû supprimer la rencontre entre Marcello et Paola, qui n'aurait plus eu de sens[2].
PourSerge July, Marcello est un journaliste « people » encrise existentielle. Il erre de fête en fête, de femme en femme. Entre ses frasques et ses articles futiles, il rêve de littérature et d'art. Selon Tullio Kezich,« il aime et déteste à la fois le milieu dans lequel il vit, il est juste assez déraciné pour manquer se perdre à chaque instant, et juste assez sensible pour avoir de brusques sursauts »[4] ».
Les critiques voient généralement en Marcello un « double » de Federico Fellini. Selon Àngel Quintana,« L'identification n'est pas totale, mais, malgré le décalage, il est évident qu'il y a quelque chose de lui dans ce Moraldo débarqué à Rome à la fin desannées trente, poussé par le désir de découvrir les plaisirs occultes de la capitale[8] ».
Alessandro Ruspoli, dit « Dado », roi de la « dolce vita » romaine, a par ailleurs été une source d'inspiration pour Federico Fellini[30].
Enfin, selon Fellini, le personnage de Marcello s'inspire aussi d'un journaliste,Gualtiero Jacopetti, lequel, venu de la presse à scandales, réalisera ensuite des documentaires-choc, les fameuxmondos[3].
Le motpaparazzi (désignant les photographes de presse qui ont pour domaine de prédilection lavie privée des célébrités) trouve son origine dans le filmLa dolce vita. En effet, le héros Marcello est souvent accompagné d'un jeune photographe du nom de Coriolano Paparazzo (joué parWalter Santesso). C'est de ce nom que dérivera par la suite le motpaparazzi, pluriel depaparazzo enitalien[31]. Le personnage du jeune photographe avait entre autres été inspiré deTazio Secchiaroli (1925-1998), un des plus grands photographes italiens duXXe siècle[32],[2].
Il existe diverses théories sur l'origine exacte du nomPaparazzo. Selon la première, véhiculée par Robert Hendrickson dans son livreWord and Phrase (Mot et Phrase en français), le réalisateurFederico Fellini se serait inspiré d'un mot provenant d'undialecte italien, et signifiant un bruit désagréable comme le vol d'unmoustique. Cette étymologie a été proposée en interprétation à une phrase dite par Fellini lors d'une interview avec le magazineTime :« Paparazzo … suggests to me a buzzing insect, hovering, darting, stinging » (c'est-à-direPaparazzo me fait penser à un insecte bourdonnant, survolant, dardant, piquant)[31].
Selon une seconde explication, qui n'est pas incompatible, et qui a été soutenue par la femme de Federico Fellini,Giulietta Masina, dans une entrevue donnée à l'hebdomadaireOggi après la sortie du film, c'est elle-même qui lui aurait suggéré ce nom, composé à partir de « pappataci » (« petits moustiques ») et « ragazzi » (« jeunes hommes »)[32].
La dernière théorie existante, et également une des plus diffusées, est due àEnnio Flaiano, l'un des scénaristes du film. Créateur du personnage de Paparazzo, il explique qu'il en a trouvé le nom dans un livre de voyages écrit en1901 par le romancier britanniqueGeorge Gissing (1857-1903) :By the Ionian Sea. Dans cet ouvrage, narrant le voyage de l'auteur enItalie du Sud sur la côte de lamer Ionienne, et traduit en italien parMargherita Guidacci sous le titre deSulla riva dello Jonio, apparait un certain Coriolano Paparazzo qui est le propriétaire de l'auberge de la ville deCatanzaro dans laquelle George Gissing séjourne[33]. Cette version est aujourd'hui soutenue par de nombreux professeurs et étudiants en littérature, à la suite de la parution en 2000 deA Sweet and Glorious Land: Revisiting the Ionian Sea, écrit par John Keahey et Pierre Coustillas[1],[34]. Coriolano Paparazzo est né à Catanzaro le de Fabio Paparazzo et Costanza Rocca sous le nom de Coriolano Stefano Achille Paparazzo. Il décède le, à peine deux ans après avoir rencontré Gissing[35].
Sylvia est le prototype de la star dont la presse à scandales relate les moindres faits et gestes.
Lorsque, pendant la conférence de presse, on lui demande dans quelle tenue elle dort, c'est une allusion directe àMarilyn Monroe qui, à la même question, avait répondu « juste quelques gouttes deNo 5 »[36], ce qui signifiait en fait qu'elle dormait nue.
Les disputes entre Sylvia et Robert, son compagnon, sont une allusion aux disputes entreAnita Ekberg elle-même et son mariAnthony Steel, dévoilées par la presse. L'actrice avait demandé que le personnage s'appelle Sylvia et non Anita, justement pour que le film n'apparaisse pas comme une satire de sa vie privée[4].
Lorsqu'elle est habillée en cardinal, c'est une allusion àAva Gardner[28]. Celle-ci est en effet venue plusieurs fois tourner à Cinecitta et est régulièrement sortie le soir sur la Via Veneto où elle a été la cible des photographes. Laurent Dolet dans son livreAva Gardner, des films au mythe, considère que l'actrice américaine, dont les frasques romaines étaient alors connues, a constitué une importante inspiration pour le personnage de Sylvia : "Fellini pousse le détail de la reconstitution en faisant porter à son actriceAnita Ekberg des lunettes de soleil du même style que celles affectionnées par Ava — visibles, lorsqu'elle descend de l'avion — puis dans la scène de visite du Vatican une robe noire et son chapeau rond inspirés d'un habit ecclésiastique, réplique d'un vêtement provoquant porté par Miss Gardner qui fit scandale à l'époque (une création, intitulée Pretino, des coututières romaines attitrées d'Ava, intervenues sur plusieurs de ses films : lessœurs Fontana.) Si le personnage de Sylvia est inspiré par Ava, on comprend mieux pourquoi elle tourne toutes les têtes, se montre infatigable, retire ses chaussures pour danser[37] ou se baigne dans la fontaine de Trévi telle une moderneVénus[38] émergeant des eaux !"[27]
Le père de Federico Fellini, Urbano, meurt en 1956. Fellini, qui s'est éloigné de son père à cause de sa récente gloire internationale, va consacrer un épisode teinté de culpabilité à la figure du père[3].
Fellini avait écrit en 1957 avecTullio Pinelli un projet de film,Voyage avec Anita, dérivé de son expérience personnelle : son père s'étant un jour trouvé mal, il s'était rendu à son chevet en urgence ; le médecin l'ayant rassuré, il est alors parti manger, et c'est au restaurant qu'on lui apprit la mort de son père[39].
Voyage avec Anita aurait dû raconter le parcours de Guido (rôle prévu pourGregory Peck), et de son amante Anita (jouée parSophia Loren) vers le chevet de mort du père de Guido. Finalement, ce film sera réalisé parMario Monicelli, avecGiancarlo Giannini dans le rôle de Guido, etGoldie Hawn dans celui d'Anita ; il sortit en 1979.
Afin de garantir par sa seule présence le succès sur le marché international,Dino De Laurentiis veut dans le premier rôle un acteur célèbre américain ou français, commePaul Newman ouGérard Philipe. Au contraire, Fellini porte son choix sur un acteur italien[2],Marcello Mastroianni, encore inconnu dans le monde du cinéma, et fait remplacer « Moraldo » par « Marcello » comme nom du personnage principal[20]. La rupture entre De Laurentiis et Fellini a porté essentiellement sur ce choix de Marcello Mastroianni, que De Laurentiis ne considérait pas comme adapté pour le rôle[2].
Les divers changements de calendrier provoquent le désistement de divers acteurs retenus, en particulier des Américains, sur lesquels Fellini comptait beaucoup. Parmi ceux-ci figureMaurice Chevalier, qui devait incarner le père de Marcello Rubini, joué finalement parAnnibale Ninchi, que Mastroianni considèra plus crédible dans le rôle de son père dans le film[2], et qui ressemblait à Urbano Fellini, le père du réalisateur[4].
Le personnage de Steiner est confié àAlain Cuny, retenu parmi une cinquantaine d'acteurs potentiels. Fellini se rend d'abord àMilan pour proposer le rôle à l'écrivainElio Vittorini, mais celui-ci refuse[4].Henry Fonda, pressenti, abandonne, mettant en difficulté Fellini, qui le considère comme le mieux taillé pour ce rôle. Le réalisateur pense également àPeter Ustinov. Le choix final se fait finalement entre Alain Cuny etEnrico Maria Salerno. C'estPier Paolo Pasolini, invité à une projection privée, qui arbitre en faveur d'Alain Cuny, le comparant à une « cathédrale gothique »[4].
La distribution devait également faire appel àLuise Rainer dans le rôle de l'écrivaine Dolorès, mais l'épisode a été coupé à la fois pour des raisons de scénario, et à cause des rapports difficiles entre Fellini et l'actrice. Luise Rainer n'était pas d'accord avec le cadre de vie du personnage proposé par Fellini, et le désaccord a empiré lorsque surgirent des difficultés liées au contrat de l'actrice[2].
De nombreux essais sont également faits pour le rôle d'Emma, la compagne délaissée de Marcello. La napolitaineAngela Luce est pressentie, car, selon Tullio Kezich, le réalisateur veut donner « un poids vulgaire et charnel explicite », mais le choix de Fellini se porte finalement sur l'actrice françaiseYvonne Furneaux, contre l'avis de nombreux collaborateurs[2].
La chanteuse et modèleNico (Christa Päffgen)[13] et un tout jeuneAdriano Celentano font une de leurs premières apparitions au cinéma dans ce film, ainsi que l'actrice et chanteuseLiana Orfei, qui ne sera toutefois pas créditée au générique.
La majeure partie des scènes est tournée en studio[13]. Environ 80 décors sont mis en place[2]. Dans certains cas, la reproduction des lieux a une précision quasiment photographique, comme dans le cas de lavia Veneto, reconstruite dans le théâtre 5 de Cinecittà[41], ou l'intérieur de la coupole de labasilique Saint-Pierre.
Lavia Veneto, une des plus célèbres artères deRome, s'est affirmée dès l'entre-deux-guerres comme le cœur mondain et intellectuel de Rome[4]. Elle devient, devant la caméra de Fellini, un personnage à part entière deLa dolce vita servant de liant aux différents tableaux. C'est là que les personnages se croisent et que les soirées débutent.
Plaque-hommage via Veneto : « À Federico Fellini qui fit de la via Veneto le théâtre deLa dolce vita ».
« Je sais naturellement que, depuisLa dolce vita, on lie obstinément mon nom à la via Veneto, à la vie plus ou moins mondaine qui s'y déroule la nuit. […] J'ai inventé dans mon film une via Veneto qui n'existe pas du tout, je l'ai élargie et modifiée, avec une liberté poétique jusqu'à ce qu'elle prenne la dimension d'une fresque allégorique. Il est un fait que la via Veneto s'est transformée aprèsLa dolce vita, qu'elle a accompli des efforts considérables pour devenir telle que je l'ai représentée dans mon film[42]. »
Fellini voulait tourner sur les lieux réels, mais les contraintes imposées par la police, et les difficultés créées par les passants, l'ont obligé à la reconstruire en studio :« L'architectePiero Gherardi commença à tout mesurer et me construisit un bon morceau de via Veneto dans le studio 5 de Cinecittà. La rue construite correspondait dans les moindres détails, à une exception près : elle n'était pas en pente[12]. »
L'extérieur de l'appartement de la prostituée est tourné à Tor de' Schiavi dans le quartierCentocelle, tandis que l'intérieur, inondé, est filmé dans la piscine deCinecittà[2].
L'appartement d'Emma, la compagne de Marcello, est créé dans un souterrain des bâtiments prévus pour l'EUR de 1942 (Exposition universelle de Rome), qui n'a pas eu lieu à cause de la guerre[2].
Marcello accueille la star à l'aéroport de Ciampino, qui est à l'époque le plus important aéroport de Rome. Il l'accompagne ensuite dans une ascension au pas de course dans la coupole de labasilique Saint-Pierre, reconstruite en studio.
L'appartement de Steiner se trouve dans le quartier de l'Exposition universelle, comme en témoigne une vue d'ensemble depuis son séjour, où l'on voit le « champignon » caractéristique (un château d'eau doublé d'un restaurant panoramique).
Pour des raisons pratiques, les extérieurs sont tournés sur la place, devant labasilique San Giovanni Bosco, proche des studios de Cinecittà. Les bâtiments, à peine terminés à l'époque des prises de vue, sont conçus dans le style durationalisme, comme également le quartier de l'Exposition universelle.
Le cabaret où Marcello emmène son père est installé aux thermes d'Acque Albule desbains de Tivoli. La piscine privée de Maddalena correspond en fait à l'extérieur de ces thermes. Le terrain plat où la scène de la foule du faux miracle est tournée se trouve à deux pas de ces thermes[4].
La plage de la scène du restaurant avec Paola, puis de la scène finale, où des pêcheurs ramènent un monstre marin dans leurs filets, et où Marcello dit au revoir à Paola, est en faitPassoscuro[47], près deFregene, une petite station à 30 kilomètres au nord de Rome. Des pins ont été plantés sur la plage spécialement pour les prises de vues[2].
Après avoir visité une vingtaine de maisons à Fregene pour y tourner la fête finale, Fellini décide de faire construire ce décor à partir de rien parPiero Gherardi. Celui-ci s'inspire d'une maison populaire qu'il a vue auparavant àBagni di Tivoli[2]. L'extérieur de la scène de la fête est tourné dans la pinède de Fregene.
Piero Gherardi donne un aspect unique au film non seulement par ses décors, mais aussi par ses costumes. Ce sont ces derniers qui lui valent unOscar en 1962.
Marcello Mastroianni exprime sa masculinité nonchalante dès la première scène ; on le reconnaît immédiatement comme un « latin lover ». Il porte des costumes étroits, des smokings ajustés, des cravates fines ou des nœuds papillon. Il revêt des lunettes de soleil de nuit comme de jour. Dans la scène finale, il apparaît dans un costume blanc avec une chemise noire, comme si cette tenue aux couleurs inversées révélait sa fragilité[48].
Anouk Aimée, dans le rôle de Maddalena, est aussi élégante que dépravée. Elle porte de petites robes noires. Elle aussi se cache derrière des lunettes noires même la nuit, qui inspirent plus tardTom Ford lorsqu'il crée ses lunettes de soleil retro et les nomme « Anouk »[48].
La robe d'Anita Ekberg dans la scène de la fontaine défie la gravité[48]. Elle la porte avec une étole de vison blanche. Quant à la robe qui imite la tenue d'un prêtre, elle avait été créée par lessœurs Fontana pourAva Gardner[49] en 1956.
On a dit et répété que le cinéma de Fellini est inséparable de la musique deNino Rota, et de fait, les deux hommes sont plus qu'amis, presque frères. Pour donner une ambiance, et faire ressentir le contexte, la musique est jouée en playback sur le décor. Dans le cas deLa dolce vita, dans l'esprit de Fellini, tous les morceaux joués sur le plateau sont destinés à finir dans la bande son du film[50]. Le thème principal du film alterne différents motifs musicaux. Nino Rota y citeLes Pins de Rome d'Ottorino Respighi[51].
Au night club avec le père de Marcello,Polidor nous offre une de ces scènes poétiques de clown dont Fellini était friand. Il joue à la trompette une valse lente de Nino Rota,Parlami di me, restée célèbre (au début, Fellini avait prévuCharmaine, dont la version parMantovani était célèbre en Italie).
Adriano Celentano chante aux thermes de CaracallaReady Teddy, rock rendu célèbre en1956 parLittle Richard. Autre air extrêmement connu à l'époque,Patricia du « roi du mambo »Pérez Prado s'entend à deux reprises : dans le restaurant au bord de la plage et lors de la scène du strip-tease.
Fellini renonce à utiliserMackie Messer deKurt Weil, pressenti pour figurer dans la bande originale du film[50], les droits étant trop élevés.
Clemente Fracassi est directeur de production.Tullio Kezich rapporte qu'il a du mal à suivre les constants changements imposés par Fellini[4].
Otello Martelli est à la photographie. Le film est tourné en Totalscope, une variante italienne duCinemaScope, avec un ratio de 2,25 pour 1, en noir et blanc.
Les prises de vue débutent àCinecittà le à11 h 35 avec l'aide réalisateurGianfranco Mingozzi à la régie. La scène est celle où Anita Ekberg monte les marches étroites à l'intérieur de la coupole deSaint-Pierre, reconstruite sur le plateau 14 deCinecittà[2].
Les acteurs jouent chacun dans leur langue maternelle[2].
La scène célèbre de lafontaine de Trevi est tournée un soir de mars[4],[52],[g]. Anita Ekberg n'a pas de problème à rester dans l'eau pendant des heures ; en revanche, Marcello Mastroianni, en accord avec Fellini, avant de tourner pour supporter le froid, enfile une combinaison de plongée sous les vêtements et boit une bouteille devodka[13]. Le tournage de cette scène dure une dizaine de jours et est suivi à la fois par les badauds et la presse, ce qui fait dire à Julien Neutres que Fellini invente le « teasing » en créant un véritable évènement autour de son film[16].
Un autre moment délicat pour la santé des acteurs est celui du tournage de la scène du faux miracle : des centaines de figurants sont copieusement arrosés à la lance à incendie afin de simuler une pluie battante[4].
Les prises de vues se terminent en. En six mois, ce sont 92 000 mètres de pellicule qui sont filmés.
Leo Catozzo commence le montage à la mi-septembre, avec l'aide d'Angelo Rizzoli. Ce monteur expérimenté a déjà montéLa strada etLes Nuits de Cabiria pour Fellini[h]. En même temps, les voix de tous les comédiens sont doublées et Nino Rota compose la musique originale[4].Giuseppe Amato essaye d'interférer pour couper les scènes les plus sujettes à controverse par peur des conséquences[53].
Après le montage, il ne reste que 5 000 mètres de pellicule, soit quatre heures de film, réduites à trois avec des coupes[21],[c]. Par cette durée exceptionnelle, le film s'apparente aux entreprises les plus démesurées du cinéma et constitue un grand tableau descriptif, là où Fellini n'avait voulu composer qu'une série d'anecdotes[4].
Lors de la première projection du film au Capitol deMilan le, le public trouve le film trop long, peu amusant, et surtout immoral. Lors de l'« orgie » finale, les gens quittent la salle en protestant à haute voix[4]. À la fin, le film est sifflé malgré quelques applaudissements. Quand il descend les marches du balcon, Fellini reçoit un crachat. Marcello Mastroianni est insulté : « lâche, clochard, communiste ! ». Le lendemain, la foule s'amasse devant le cinéma et en brise les portes de verre pour voir le film avant qu'il ne soit interdit par la censure. Le phénomène s'étend aux autres villes et le film fait des records d'entrée à Rome et à Milan[4],[54].
Des critiques très dures fusent de tous les bords politiques. DansIl Secolo d'Italia, les fascistes titrent « Sifflets mérités à Milan ! Honte ! »[4]. Le, leparlement italien juge utile de se réunir pour discuter de la valeur morale de l'œuvre. Le Centre catholique du cinéma interdit à tout catholique d'aller le voir, l'Action catholique romaine etL'Osservatore Romano demandent à ce qu'il soit renvoyé devant la censure. Ce journal officiel duVatican publie une série d'articles non signés sous le titreLa sconcia vita (« La vie répugnante ») ; cette tribune est plus tard attribuée au futurprésident de la République italienne,Oscar Luigi Scalfaro, qui ne dément pas[i]. Les catholiques risquent l'excommunication s'ils voient le film, attisant encore plus la curiosité[55]. Des pères jésuites deSan Fedele qui n'ont pas montré d'hostilité pour le film sont réprimandés, interdits d'antenne, de parler de cinéma ou mutés. Le film est défendu par le parti socialiste et le parti communiste. Pendant les mois qui suivent, le débat envahit la presse[4],[56].
Alors que les catholiques voient dansLa dolce vita un film décadent, certains intellectuels de gauche y ont vu une manifestation profonde du catholicisme italien et de sa morale. Aussi bienPier Paolo Pasolini, dans sa critique du film publiée dansFilmcritica, qu'Italo Calvino dansCinema Nuovo écrivent queLa dolce vita est un film idéologique catholique. Pasolini dit queLa dolce vita est« le plus élevé et le plus absolu modèle du catholicisme » des dernières années. Calvino juge que l'épisode du suicide de Steiner« montre à quels résultats de non-vérité peut amener une construction à froid de film à ossature idéologique »[57]. Pasolini loue en même temps un contenu culturel de grande importance :
« C'est une œuvre qui compte dans notre culture, qui marque une date, et en tant que telle elle est fondamentale[58]. »
« Le témoignage est là, sur un monde pourri. Fellini, en pleine possession de son génie, nous flanque par la vue cette œuvre qui est considérable.La Comédie humaine aussi a ses longueurs, cela n’empêche nullementBalzac d’être un génie. Fellini est un de nos monstres sacrés, sans doute le plus grand, le plus important du cinéma.La dolce vita est un monument. On peut n’en pas aimer toutes les perspectives, on peut chicaner des détails, on ne peut en nier la force, ni l’utilité. »
« Une somme : la galerie de portraits, comme la suite de séquences, apparemment sans rapport, font plus d’une fois songer àBalzac (…). Mais beaucoup plus qu’une peinture de la société son film est une quête au sens philosophique du terme, un constant interrogatoire. »
« Les héros ne sont plus les êtres plats et simplets du fait divers brutal, ils fascinent et repoussent, irritent et émeuvent à travers le regard que Fellini jette sur eux. C’est le regard de l’archange punisseur : plein de colère mais plein de piété.La dolce vita, c’est le sermon que ferait à ses pêcheurs un prédicateur qui aurait préféré la caméra à l’éloquence. »
« Ce qui manque àLa dolce vita c’est la structure d’un chef-d’œuvre. Le film n’est pas construit, il n’est qu’une addition séduisante de plus ou moins grands moments de cinéma (…). Au vent de la critique,La dolce vita se démantèle, s’éparpille, il ne reste qu’une suite d’actualités plus ou moins extraordinaires qu’aucun élément fort ne lie et ne conduit à une signification générale… ce qui est pourtant le but avoué du film. »
« Pour moi, cette "Douceur de vivre" évoque d’abordL'Âge d'or. J’ai été bien heureux que le Festival m’ait valu la présence deLuis Buñuel et que cet ami très cher m’ait permis de vérifier mon propre jugement. Il est allé pendant deux jours répétant ses louanges et s’étonnant de ne pas trouver àLa dolce vita plus d’admirateurs. Buñuel disait en substance qu’on suscite mieux la pureté en montrant les monstres (qui vous dégoûtent) que la pureté (qui peut écœurer). »
Après quinze jours de projection, les recettes du film couvrent déjà les frais du producteur. Celles-ci atteignent le milliard delires après trois ou quatre semaines de programmation, dépassant le milliard et demi après deux mois[21]. À la fin de lasaison cinématographique 1959-1960, ce sont les meilleures rentrées de l'année en Italie[59], avec 13 617 148 entrées totalisant 2 220 716 000 lires[60].
Les recettes totales enAmérique du Nord s'élèvent à 19 millions de dollars[61]. Non seulement le film obtient laPalme d'or aufestival de Cannes, mais il fait aussi une belle carrière commerciale en France, avec 2 956 094 entrées[12]. Le film enregistre également environ 5 millions d'entrées enAllemagne de l'Ouest[62].
La dolce vita a fait couler beaucoup d'encre et suscité de très nombreuses analyses, parfois morales, esthétiques, sociologiques, psychologiques et philosophiques.
PourJ. M. G. Le Clézio en 1971,La dolce vita est avant tout la peinture de la « décadence » de la société occidentale :« Corrompue, débauchée, ivre, grimaçante, la société que nous fait voir Fellini est en complète décadence. Mais elle ne l'est pas inconsciemment : Fellini est le plus impitoyable témoin du pourrissement du monde occidental. »[64].
PourPeter Bondanella, Fellini ne s'arrête pas à la dénonciation de la décadence et de la corruption, il est plus intéressé par le potentiel de renaissance que cette situation apporte à l'artiste. Cédant la parole à Fellini :« Je trouve que la décadence est indispensable à la renaissance… Je suis donc heureux de vivre à une époque où tout chavire. C'est une époque merveilleuse, précisément parce que de nombreux idéologies, concepts et conventions sont renversés… Je ne le vois pas comme un signe de la mort de la civilisation, mais au contraire comme un signe de vie. »[1].
Pour Tullio Kezich, il n'y a pas de jugement moral ni de dénonciation politique dansLa dolce vita. Les personnages ne sont ni bons ni mauvais, ainsi derrière l'horrible faux miracle il y a une authentique tension spirituelle, derrière l'aspect de statues de cire des nobles il y a une aura de dignité.La dolce vita est ambigüe parce qu'il y a la conscience que tout jugement humain est fortuit ou réversible[4]. PourJean Gili aussi, « le cinéaste ne joue pas les moralistes, il s'aventure dans des territoires inconnus, là où les monstres sont assoupis »[12]. Fellini lui-même se voit plus comme un « complice » de ses personnages que comme un « juge »[16].
Pour Tony McKibbin, le film parle de la confrontation de la perte des valeurs au besoin de l'amour. L'amour est ici à la fois l'amour charnel, le sentiment amoureux, l'amour filial, l'amour pour ses enfants. La « douce vie » serait en fait une « douce nausée ». Fellini dit, faisant allusion à un prêtre qui a vu le film :« Il y a un prêtre qui a trouvé une assez bonne définition deLa dolce vita. Il a dit : C'est quand le silence de Dieu tombe sur les gens[65]. »
↑a etbCe nom de personnage choisi par Fellini est ensuite passé dans le langage courant pour désigner, dans de nombreuses langues, les journalistes et photographes avides d’informations privées sur des personnalités publiques : en français, on l’emploie souvent avec son pluriel italien,paparazzi.
↑Les communistes — qui voient par exemple dansLa strada une histoire de rédemption chrétienne — verront dansLa dolce vita une critique de la « décadence bourgeoise ».
↑C'était au cours d’une fête privée organisée par le milliardaire américain Peter Howard Vanderbild pour l’anniversaire de sa fiancée la comtesse Olga de Robilant. Anita Ekberg était présente.
↑Anita Ekberg affirme dans une entrevue publiée dans les suppléments de la version en DVD que la scène est tournée en janvier, mais c'est erroné.
↑Fellini se souvient de ce geste dans son sketch deBoccace 70, lorsque le personnage incarné parPeppino De Filippo reproduit un épisode de la vie d'Oscar Luigi Scalfaro rendu célèbre par les journaux : celui-ci, en 1950, a réprimandé une dame décolletée avec trop d'audace.
↑L'émergeance aquatique de la déesse est en effet une de ses représentations les plus célèbres, etAva Gardner a interprété celle-ci dans le filmUn caprice de Vénus.
Nous nous sommes tant aimés d'Ettore Scola, où Federico Fellini et Marcello Mastroianni jouent leur propre rôle dans une reconstitution du tournage de la scène de la fontaine
La version du 8 mai 2016 de cet article a été reconnue comme « bon article », c'est-à-dire qu'elle répond à des critères de qualité concernant le style, la clarté, la pertinence, la citation des sources et l'illustration.