Léon III l'Isaurien (engrecΛέων Γʹ ὁ Ίσαυρος), né vers680 àGermanicia (aujourd'huiKahramanmaraş, dans le sud-est de laTurquie) et mort le, est unempereurbyzantin régnant de 717 à 741 et le fondateur de ladynastie isaurienne. Né dans une famille paysanne du nord de la Syrie[1], il parvient aux plus hauts sommets de la hiérarchie militaire jusqu'à devenir un général de premier plan, intervenant possiblement dans leCaucase et surtout nommé à la tête duthème stratégique desAnatoliques, à une époque profondément tourmentée de l'Empire byzantin. Profitant de l'anarchie qui règne à la tête de celui-ci, il mène une rébellion victorieuse contre l'empereurThéodose III en 716-717, alors même qu'une expédition musulmane se dirige versConstantinople.
Le premier acte de son règne est décisif. Il doit soutenir lesiège de sa capitale, par terre et par mer. Grâce à l'usage dufeu grégeois et à la résistance desmurailles de Constantinople, il contraint les Arabes à se replier, mettant un coup d'arrêt à leurexpansionnisme dans cette région. Néanmoins, il doit composer avec la mise en place progressive d'une guerre de raids dans laquelle les Arabes lancent constamment, presque sur une base annuelle, des expéditions destructrices dans l'Anatolie, à défaut de pouvoir la conquérir. Contribuant à réorganiser l'architecture administrative et militaire d'un Empire en crise, Léon III parvient épisodiquement à quelques succès, qui culminent par la victoire à labataille d'Akroinon en 740. En matière de politique étrangère, il réussit également à préserver la paix avec lekhanat bulgare qui domine lesBalkans mais peine à maintenir la présence byzantine enItalie. L'exarchat de Ravenne, soumis à la pression desLombards et à la défiance croissante de lapapauté, sombre peu à peu dans l'anarchie.
Les récits extérieurs à l'Empire sont ceux qui offrent une perspective différente sur la période du premier iconoclasme. Les sources orientales ont notamment été analysées en profondeur par Stephen Gero, pour enrichir la connaissance du monde byzantin et tempérer les exagérations des chroniqueursiconodoules. De façon significative, elles ne mentionnent pas ou très peu l'iconoclasme des souverains byzantins. C'est le cas de laChronique de Zuknin, composée dans les années 770 enMésopotamie et qui est très favorable à Léon III et à son fils Constantin V[11]. L'usage de ces sources peut être rendu difficile par leur incomplétude. Certaines ont même disparu et ne subsistent que par leur influence sur des travaux ultérieurs. C'est le cas de l'histoire ecclésiastique deThéophile d'Édesse, à la source notamment des écrits plus tardifs deMichel le Syrien, d'Agapios de Manbij et de lachronique de 1234. Ces textes, écrits ensyriaque ou enarabe, sont tous favorables à Léon III[12]. Les écrits arméniens peuvent aussi être convoqués, en particulier l’Histoire deGhévond, un contemporain du premier iconoclasme[13]. Mentionnant notamment les lettres de Léon III au calife Umar II, Ghévond se distingue par le ton parfois laudateur qu'il emploie à l'endroit de Léon III[14]. Stephen Gero va jusqu'à postuler qu'il aurait repris des textes iconoclastes et favorables à Léon aujourd'hui perdus, ce qui expliquerait la différence d'approche par rapport aux auteurs byzantins[15]. Là où certains d'entre eux voient en Léon III un précurseur de l'Antéchrist, ces sources orientales en font le sauveur de la Constantinople chrétienne, capable de détruire la flotte musulmane en touchant la mer avec la croix[16].
Enfin, deux textes latins permettent aussi d'appréhender le règne de Léon III[17]. LeLiber pontificalis, récit de l'histoire de la papauté, apporte des compléments intéressants, qui éclairent sur la politique italienne d'alors. Il est très utilisé par les byzantinistes, même si ses auteurs autant que son contexte d'écriture demeurent difficiles à approcher[18].Anastase le Bibliothécaire, qui écrit uneChronographie inspirée notamment par des auteurs byzantins comme Théophane le Confesseur, constitue également une source utile à l'histoire byzantine[19].
Des correspondances, qu'elles soient diplomatiques ou religieuses, sont souvent incluses dans les sources sur l'iconoclasme. Parmi elles, les lettres entre Léon III et le califeʿUmar II sont peut-être les plus emblématiques. Elles auraient été envoyées après le siège de Constantinople et concernent notamment la question des images, à l'heure où leur prohibition commence à s'étendre parmi les Musulmans. Tant le calife que l'empereur rivalisent d'arguments contre la religion de l'autre. Plusieurs auteurs, qu'ils soient byzantins, syriaques ou arméniens, mentionnent ces lettres mais avec chaque fois des différences, notamment dans leur contenu, ce qui complique l'analyse de leur historicité[20],[Note 2]. Les historiens se disputent encore l'origine de ces lettres, dont des versions ont par exemple été redécouvertes dans les fonds dumonastère Sainte-Catherine du Sinaï. Elles apparaissent dans tous les cas comme le reflet de disputes théologiques entre Chrétiens et Musulmans, qui semblent se servir des deux dirigeants pour asseoir leur importance[21]. Ainsi, dans un article dédié à ce sujet, Cecilia Palombo émet l'hypothèse que ces lettres auraient été rédigées enarabe par un Chrétien anonyme au milieu duVIIIe siècle[22]. Les lettres papales, qu'elles soient issues du pape ou adressées à lui, doivent aussi être utilisées avec prudence, à l'image de la supposée lettre de Grégoire III àAntoine,patriarche de Grado, datée de 731 et dans laquelle il évoque l'iconoclasme de Léon III[23]. Pareillement, des échanges épistolaires sont rapportées entre Léon III etGrégoire II, autant qu'avec Grégoire III mais leur contenu n'est connu qu'indirectement, peut-être avec des modifications. Enfin, trois lettres du patriarche Germain éclairent aussi sur le contexte religieux de l'époque[24].
En 716, les Arabes se dirigent versConstantinople pour l'assiéger, et deux armées, sous le commandement deMaslama ben Abd al-Malik, traversent l'Asie mineure. L'avant-garde, menée par Suleyman, menace directement Léon III. Celui-ci négocie tortueusement avec les envahisseurs pour les maintenir éloignés de son siège d'Amorium[53]. Il est alors difficile de retracer le comportement exact de Léon car les sources diffèrent. Pour les Byzantins, se comportant tel un empereur, il aurait usé de diplomatie avec les Arabes pour les inciter à une forme de passivité. Ceux-ci auraient épargné les régions favorables à Léon III, restant notamment inactifs lors de l'hiver 716-717[54]. Les Arabes auraient aussi pu être tentés de laisser se dérouler la rébellion, affaiblissant ainsi l'Empire de l'intérieur[49]. Pour les sources arabes, un accord est bien passé avec Maslama pour obtenir le soutien des Musulmans dans sa quête du trône mais Léon III n'aurait pas respecté le marché, entraînant donc l'offensive arabe[55]. Quoi qu'il en soit, en juillet, d'accord avecArtabasde, Léon se fait proclamer empereur. L'hiver suivant, tandis que les Arabes, qui ont prisSardes etPergame, hivernent sur le territoire duthème desThracésiens, il se dirige versConstantinople[56]. ÀNicomédie, il capture un groupe d'hommes de l'entourage deThéodose III, dont son fils. Arrivé àChrysopolis, il entre en négociations avecThéodose III, qui accepte d'abdiquer et de se faire moine avec son fils. Léon entre dans la capitale le, où il se fait couronner dans laBasilique Sainte-Sophie[48],[50],[57]. S'il n'est pas le premier de l'histoire byzantine à prendre le pouvoir par la force, il est le premier à conduire une révolte victorieuse depuis l'Orient anatolien, et cela sans avoir le soutien de l'ensemble des troupes d'Asie Mineure[58].
Alors que Léon s'installe sur son trône, les Arabes, qui ont déployé les grands moyens, préparent minutieusement le blocus total deConstantinople : en juillet,Maslama fait traverser l'Hellespont à ses troupes, à la hauteur d'Abydos, et les sources, souvent dans l'hyperbole, rapportent qu'il a 120 000 hommes sous son commandement ; en septembre, une flotte de 1 800 vaisseaux se présente dans lamer de Marmara[59],[60]. Quelle que soit la réalité des chiffres, les forces musulmanes dépassent de beaucoup celles dont peut disposer l'empereur byzantin. Mais Léon III s'est préparé pour les affronter : il a fait terminer les travaux de fortification entamés en 714 parAnastase II (y compris du côté de la mer), et il profite de l'alliance conclue entre son prédécesseur et lekhan des Bulgares,Tervel[59]. D'emblée, il parvient à éviter le blocus complet de la ville : alors que la flotte passe devant les murailles pour gagner leBosphore, il fait attaquer par surprise son arrière avec lefeu grégeois, l'arme secrète des Byzantins, incendiant et coulant vingt navires avec deux mille hommes à bord ; les Arabes, épouvantés, renoncent à bloquer la ville par la mer, permettant aux Byzantins de conserver des voies de ravitaillement. Léon pourrait aussi avoir essayé la négociation et le paiement d'un lourd tribut, sans résultats[59].
Commence alors legrand siège de Constantinople de 717-718, qui dure près d'un an, mais qui tourne rapidement à l'épreuve pour les assaillants : l'hiver 717-718 est terrible, la neige recouvre tout pendant plus de trois mois, les assiégeants, harcelés sur leurs arrières par les Bulgares et les troupes légères byzantines, sont incapables de s'approvisionner, doivent manger leurs chevaux et leurs chameaux, et meurent de froid en grand nombre[61],[62]. Au printemps 718, lecalifeʿUmar II envoie deux nouvelles flottes (totalisant660 vaisseaux) depuis l'Égypte et l'Afrique, et des troupes fraîches à travers l'Asie mineure. Mais les équipages des flottes égyptienne et africaine, majoritairement chrétiens, rallient dès leur arrivée le camp byzantin. Léon III peut faire attaquer les navires musulmans dans lamer de Marmara et, à nouveau, le feu grégeois joue un rôle décisif[63].
Carte faisant figurer certaines des positions frontalières entre le califat omeyyade et l'Empire byzantin.
La victoire byzantine lors de ce siège a un impact décisif pour l'Empire byzantin[68]. Elle assure sa survie après près d'un siècle de défaites et de pertes territoriales et jamais plus le califat n'essaie de s'en prendre directement à la capitale impériale[69]. Le siège de 717-718 s'accompagne aussi d'une modification profonde de la nature de la guerre byzantino-arabe. Désormais, la frontière se stabilise enAnatolie, ne connaissant plus que des modifications marginales[70],[71]. Les Arabes renoncent à conquérir de nouveaux territoires tandis que s'installe une véritable guerre de raids. En 719, Léon III tente de profiter de la défaite arabe et lance un raid naval contreLaodicée de Syrie, une base maritime importante qui est mise à sac. En 720 ou 721, c'est jusqu'en Égypte qu'une flotte byzantine s'aventure, pour pillerTinnis[72]. En parallèle, les Musulmans fortifient leurs positions les plus avancées, notammentMopsueste etMélitène[73].
Toutefois, les Musulmans conservent la supériorité militaire et les quelques succès des Byzantins ne permettent pas à Léon III d'espérer des reconquêtes d'envergure. Dès 720, le nouveau califeYazid II reprend l'offensive, sous la forme de raids constants, menés annuellement et qui visent à piller et constituer des prisonniers autant que du butin. C'est le cas en 720 avec une expédition qui ravage les environs d'Antioche de Pisidie, tandis qu'une autre pénètre dans l'Arménie récemment reconquise. En 721, les Musulmans s'en prennent à l'Isaurie et, en 723, c'est au tour d'Iconium d'être ravagée, tandis que la frontière arménienne est grignotée avec la prise deKamacha[74]. Plusieurs autres forteresses tombent dans les années 720 et, en 727, les Arabes s'avancent jusqu'àNicée dontils ne peuvent s'emparer[75]. Néanmoins, ils mettent à sacGangra[76],[77]. L'année suivante, c'est au tour de la forteresse arménienne de Semaluos d'être assaillie puis à nouveau le cœur de l'Asie Mineure en 729 et 730 tandis que le fort deCharsianon tombe en 730[78].
Face à cette litanie de raids destructeurs, Léon III ne peut guère que mener une stratégie défensive plus ou moins efficace, tout en entretenant des relations diplomatiques avec le califat[79]. Ponctuellement, il lance des raids en représailles mais sans avoir la même capacité d'action que son adversaire. Il s'allie aussi avec lesKhazars, principale puissance de la steppe pontique qui mène une guerre contre le califat à partir de 722. Ce conflit d'ampleur détourne des ressources musulmanes vers leCaucase et les années 730 sont globalement plus calmes pour l'Empire byzantin[80],[81]. En 737, les Khazars sont lourdement vaincus et le califat concentre à nouveau ses forces contre Byzance[82]. En 738 et 739, le généralMaslama ibn Hišām mène des raids en profondeur, prenant notamment la cité d'Ancyre[83]. En 740, les Omeyyades rassemblent une grande armée, que les chroniqueurs estiment exagérément à plus de 100 000 hommes[84],[85]. Divisée en plusieurs corps qui visent différentes régions de l'Empire, Léon III doit réagir en personne face au danger qui pèse sur son Empire. Il décide d'intercepter une troupe de 20 000 soldats musulmans qui s'apprêtent à ravagerAkroïnon. Il parvient à les surprendre et remporte uneécrasante victoire. Si les autres forces arabes parviennent à piller la campagne byzantine, elles ne remportent aucun succès d'ampleur et doivent se replier en ayant subi des pertes sensibles[86]. Pour l'empereur, c'est un succès de prestige car il s'agit de la première victoire significative en terrain ouvert contre les forces musulmanes, même si ces dernières reviennent à la charge dès l'année suivante[87],[88].
L'Empire byzantin en 717. L'espace hachuré regroupe des régions européennes disputées entre Byzantins, Bulgares etpeuples slaves.
Le succès initial de Léon face aux Musulmans, qui marque un net coup d'arrêt à l'expansionnisme musulman, lui permet également de stabiliser l'Empire de l'intérieur, en interrompant une longue période de complots et de destitutions. S'il est confronté à diverses contestations de son pouvoir, aucune n'est en mesure de le menacer véritablement et il peut s'atteler à adapter les structures de l'Empire aux contraintes et évolutions de son temps[95].
Le début du règne voit se poursuivre l'agitation intérieure qui déstabilise l'Empire depuis de longues années. Usurpateur, il doit consolider un pouvoir vacillant dans un contexte général dégradé. Ainsi, lors du siège de Constantinople, lestratège (gouverneur) deSicile, Serge (ou Sergios), fomente une rébellion, pensant peut-être que la capitale est tombée. Il fait d'un de ses subordonnés, Basile Onomagoulos, un prétendant au pouvoir impérial sous le nom de Tibère IV. Malgré l'urgence du siège, Léon III parvient à envoyer une petite expédition menée par son chartulaire,Paul, qui obtient rapidement la loyauté de la population locale alors que Serge s'enfuit chez lesLombards[96]. Paul devient le nouveau stratège de l'île[97]. Plus tard, Serge est pardonné, ce qui attesterait du fait que sa rébellion aurait moins eu pour but de s'opposer à Léon que de profiter d'une situation de vacance du pouvoir[98].
En 720, Léon III fait proclamer son jeune filsConstantin co-empereur alors qu'il n'est âgé que d'un an, dans le souci d'affirmer rapidement une continuité dynastique[103]. Parallèlement, il contribue à stopper le déclin démographique qui frappe Constantinople depuis plusieurs décennies et qui a été accru par les effets du siège. Pour compenser cette dépopulation, il fait déporter des habitants des régions orientales de l'Empire aux alentours de 720[29].
Un édit promulgué en 722, mentionné parThéophane le Confesseur, ordonne le baptême forcé des juifs et des « montanistes » — sans qu'on soit sûr, d'ailleurs, de ce que recouvre à l'époque ce dernier terme, désignant en principe un mouvement chrétien hétérodoxe sans doute disparu[110] —. Le contexte de cet édit demeure largement méconnu mais il a pu donner lieu à de premiers débats sur le rôle des images et les différences théologiques entre les chrétiens et les juifs ou les montanistes[111]. Dans l'ensemble, le degré d'application réelle de cet édit reste discuté[112]. En revanche, il est possible de le rattacher à la même préoccupation qui guide ensuite l'adoption de l'iconoclasme, c'est-à-dire la volonté de renforcer l'unité religieuse de l'Empire, autour d'un christianisme revenu à une forme de pureté théologique[113].
L'empereur fait aussi entreprendre l'établissement d'un nouveau code juridique, destiné à remplacer celui deJustinien. Promulgué en 741[Note 8] et complété par son fils, il est connu sous le nom d’Écloga, c'est-à-dire de « Sélection ». Il est beaucoup plus court que leCode de Justinien, n'en retenant que ce qui paraît applicable auVIIIe siècle, et il est en grec, achevant l'hellénisation de l'État byzantin dans le dernier domaine où on utilisait encore le latin, le droit. Ces caractéristiques visent également à rendre le droit accessible, pour en améliorer la diffusion et donc le respect[114]. D'autre part, le nouveau code modifie aussi un certain nombre de dispositions et principes du Code de Justinien, « dans l'intérêt d'une plus grande humanité », est-il précisé dans l'introduction. La commission de juristes réunie pour rédiger ce nouveau code se concentre principalement sur les matières familiales, de propriété, d'héritage et de droit pénal. L'influence biblique est notable dans l'application des châtiments corporels. Si la peine de mort voit son champ d'action se réduire, conformément au précepte« Tu ne tueras point », les mutilations corporelles de tous ordres sont précisément codifiées (ablations du nez, de la langue, des mains ou bien aveuglement). En cela, l’Écloga entérine un ensemble de pratiques devenues courantes dans le monde byzantin, y compris dans le cadre des accessions impériales violentes qui s'accompagnent parfois de mutilations aux dépens du précédent souverain[115],[116],[117].
De nombreuses matières sont abordées dans l’Écloga, dont la sanction lourde de la corruption, désormais précisément définie et qui s'accompagne d'un principe de bonne rémunération des fonctionnaires de justice, pour encourager la meilleure et la plus égale application de la loi. On note une limitation de lapuissance paternelle (patria potestas) d'origine romaine, au bénéfice des femmes et des enfants, une protection accrue de la veuve et de l'orphelin mais parallèlement une restriction des motifs légaux de divorce, toujours dans une interprétation littérale des préceptes religieux. Plus largement, comme l'énonce Léon lui-même dans l'introduction de ce code, il entérine les importants changements d'une société byzantine désormais largement christianisée[118]. Des pans entiers de l'antique droit romain sont alors oubliés ou amendés, tandis que l'importance d'agir au nom de Dieu est formellement rappelée, tout comme la légitimité divine dont peut se prévaloir l'empereur[119],[120],[121].
Le choix de ces représentations de la croix ou du coempereur traduit, selon Marie-France Auzépy, une rupture de la continuité symbolique entre l'empereur et le Christ, lequel voit sa représentation se restreindre fortement sous les iconoclastes, alors qu'il est apparu sous les pièces de monnaie sousJustinien II. Par ailleurs, cette distinction va de pair avec une distance affirmée entre royauté céleste et royauté terrestre, faisant de cette dernière le domaine exclusif de l'empereur[126].
En-dehors de cette innovation monétaire, Léon III poursuit la frappe dunomisma (ousolidus) mais, dans un contexte de rétraction économique et de moindre circulation monétaire, les subdivisions traditionnelles de cette monnaie disparaissent peu à peu, comme lesemissis qui n'est quasiment plus frappé après 741[127].
Enfin, il modifie à la marge le monnayage en cuivre (lesnummus). Il garde l'iconographie traditionnelle, se faisant représenter avec son fils à l'avers, tandis que sa valeur nominale de la pièce est indquée au revers. En revanche, le lieu de frappe de la pièce disparaît, probablement car seul l'atelier deConstantinople demeure actif dans la partie orientale de l'Empire[Note 9].
Il pourrait également avoir créé le thème largement maritime deCéphalonie pour renforcer l'emprise navale de l'Empire sur cette partie de la Méditerranée. Certains sceaux y étant rattachés sont datés approximativement de son règne, même si des historiens estiment parfois que ce thème apparaît plus tardivement[134].
Au-delà, des auteurs byzantins commeGeorges le Moine ont rapporté que Léon III aurait détruit uneécole impériale à Constantinople vers 726, contribuant à appauvrir la vie intellectuelle de l'Empire. S'il est vrai que cette dernière souffre d'un certain déclin dans l'époque de crise que connaît alors l'Empire, avec une baisse d'activité voire une disparition d'institutions d'enseignement, cette initiative impériale paraît relever d'une volonté de discréditer Léon III plus que d'une réalité historique[139].
En raison de la partialité des sources, il demeure difficile de saisir clairement le déroulement des événements. Dans leur étude sur l'iconoclasme, Leslie Brubaker et John Haldon tentent d'en dégager une chronologie[140]. L'empereur aurait commencé à évoquer ce sujet vers 725-726, et notamment à partir de l'été 726, quand l'activité du volcan deThéra, intermittente depuis 718, aboutit à une éruption violente de fumée, de cendre, de lave, qui dure plusieurs jours et atteint toutes les îles de lamer Égée et même les côtes de l'Asie mineure et de laMacédoine. Une île nouvelle apparaît dans lacaldeira. Beaucoup, dont l'empereur apparemment, interprètent ce phénomène impressionnant comme un signe de la colère divine[141],[Note 11].
Dans les circonstances très difficiles que connaît alors l'empire, Léon III« se sent comme un nouveauMoïse, responsable de son peuple. […] L'iconoclasme est unecatharsis dont Léon III prend l'initiative pour éviter au peuple le sort jadis réservé à Israël »[142]. Estimant que les malheurs de son temps sont dus à une idolâtrie excessive, il aurait commencé à remettre en cause les images ou encore des pratiques telles que laproskynèse. Cette lutte contre l'idolâtrie se retrouve dans ce qu'il reste de l’Horos, la profession de foi iconoclaste de son fils et successeur Constantin V[143]. Dans le même temps, des évêques d'Anatolie professent des idées proches de l'iconoclaste, en particulier Constantin de Nacoleia, Jean deSynnada ou Thomas de Claudiopolis, qui retirent les icônes de leurs églises, ce dont s'émeut le patriarcheGermain Ier de Constantinople[144]. Une controverse éclate et des missives sont envoyées par le patriarche, sans que le rôle de l'empereur dans l'affaire soit clairement établi[145].
Dans cette chronologie, il n'apparaît pas que des édits impériaux ont été immédiatement pris contre les images, ni qu'aucune destruction d'ampleur n'a été décidée, même si les sources byzantines insistent sur l'ordre donné de recouvrir les images de chaux par exemple. De même, le retrait de l'icône du Christ qui surplombe laChalkè, l'entrée du Grand Palais, n'est pas clairement évoqué, alors qu'il s'agit généralement d'un élément déclencheur de la crise iconoclaste. En effet, les historiens récents comme Marie-France Auzépy, ont contesté la véracité de cet événement, cité dans des sources postérieures mais souvent de manière confuse. Surtout, il n'est pas établi qu'une telle icône ait existé à l'époque de Léon III[32]. Plus largement, l'interprétation d'événements politiques dans les années 720, notamment après 726, font encore l'objet de débats car les auteurs byzantins, d'inspiration iconophile, tendent à en faire des symboles d'opposition à l'iconoclasme de l'empereur[151]. C'est le cas du soulèvement de Cosmas, un général duthème de l'Hellade, qui en 727 attaqueConstantinople avec une flotte et est vaincu grâce aufeu grégeois. Il est souvent rapporté qu'il se fait le porte-étendard des partisans des icônes. Néanmoins, les historiens modernes estiment qu'il s'agit d'un rapprochement hâtif[Note 12]. En 727, l'iconoclasme de Léon III est embryonnaire et il paraît plus crédible de justifier le mouvement de Cosmas par une simple tentative de soulèvement provincial qui vise la capitale, comme tant d'autres dans les décennies précédentes[152],[153].
De même l'usurpation en Italie deTibère Petasius, qui se proclame empereur dans la région deRome en 729 et est défait et tué par l'exarque Eutychius en 730 grâce à l'aide du pape, a été perçue comme un autre mouvement hostile à l'iconoclasme mais la situation en Italie est alors très confuse[154]. Un autre aspect de la réaction italienne à l'iconoclasme serait lesynode réuni par le nouveau papeGrégoire III, intronisé en. Il aurait condamné l'iconoclasme ainsi que la déposition de Germain. Néanmoins, les actes de ce synode n'ont pas survécu et seule laVie de Grégoire III en reprend des extraits, avec une historicité douteuse. Il demeure donc difficile de connaître le contenu exact de ce synode et ce qu'il dit de l'empereur et de sa politique religieuse, d'autant que le synode réuni en 732 est muet au sujet des icônes. Des lettres du pape à l'intention de l'empereur auraient été envoyées mais stoppées en chemin par des fonctionnaires impériaux, sans que leur contenu soit connu[155]. La politique religieuse de Léon III est aussi combattue dans les églises orientales, dans les terres occupées par les Musulmans, à l'image deJean Damascène qui devient le héraut des partisans des icônes enSyrie et enPalestine, même si la date de composition de ces serments contre les iconoclastes est de plus en plus située après la mort de Léon III[156],[157],[158].
Au-delà de l'iconoclasme, Léon III a un rapport étroit avec l'Ancien Testament, cité notamment en introduction de l’Ecloga, dans un souci de retour à une vision plus traditionnelle de la chrétienté. De même, sa décision de convertir par la force les Juifs en 721, quelques années après le siège de Constantinople, peut s'expliquer par un souhait de réaction face à la crise profonde que traverse l'Empire et qui nécessiterait de l'expurger de sa population non chrétienne[166]. Au-delà, la critique des iconoclastes a souvent porté vers un excès dans la recherche de la purification de la pratique religieuse[166]. Elle irait de pair avec une intensification de manifestations religieuses telles que le culte des saints et, parallèlement, celui des icônes, entraînant en réaction une opposition à ces pratiques. C'est notamment la thèse traditionnelle portée par Ernst Kitzinger, qui plaide pour un iconoclasme issu des débats internes à la chrétienté et qui fait remonter ce phénomène au milieu duVIe siècle[167],[168]. Plus récemment, Leslie Brubaker le date plutôt des années 680, tout en maintenant le principe d'une réaction face à l'idôlatrie[169], tandis que Peter Brown rappelle les limites d'un iconoclasme issu de l'extérieur de l'Empire ou de ses provinces asiatiques. Il souligne notamment que Léon évolue avant son accession au trône dans le contexte de la capitaleConstantinople plus que dans celui de sa région d'origine[170].
Cette vision d'un iconoclasme émergeant de l'intérieur de la chrétienté byzantine s'oppose à un autre courant. En effet, l'un des aspects les plus polémiques de l'iconoclasme de Léon III réside dans l'influence supposée qu'il aurait subi de l'islam. À l'époque de son règne, le califat est agité par une opposition croissante aux représentations figuratives et un édit deYazid II, daté de 721, aurait ordonné la destruction des images chrétiennes. Dans certaines sources byzantines, en particulier les actes du second concile de Nicée, Léon III est accusé d'avoir été influencé par ce mouvement, un fait accentué par son origine syrienne et sa maîtrise supposée de la langue arabe selon Théophane le Confesseur[171]. Néanmoins, une telle influence paraît peu probable et est de moins en moins soutenue par les historiens[172]. En effet, l'iconoclasme byzantin reste moins radical que celui qui s'affirme parmi les Musulmans, puisqu'il ne s'oppose pas à toute représentation figurée mais tend plutôt à restreindre le culte rendu à des images liées au sacré[173],[174]. L'idée d'une influence juive a aussi été portée par des auteurs byzantins mais se heurte à l'hostilité manifeste de l'empereur envers cette communauté[175]. Ces deux hypothèses ne sont d'ailleurs pas incompatibles puisque les sources byzantines affirment parfois qu'un mage juif aurait influencé Yazid et, conséquemment, Léon III, une articulation mise en lumière et réfutée par Stephen Gero[176],[177].
La situation de l'Italie byzantine au début du règne de Léon III est confuse. Elle est morcelée et l'exarchat de Ravenne souffre de la progression desLombards dans toute l'Italie continentale, tandis que lapapauté s'affirme comme une force autonome, sinon indépendante, tant politiquement que spirituellement, ce que l'iconoclasme ne fait qu'accentuer. Par ailleurs, l'Italie peut être un foyer de contestation, comme le prouve la sédition sicilienne du tout début du règne de Léon. Celui-ci est loin de se désintéresser de la péninsule mais il manque cruellement de moyens pour remédier aux nombreux défis qui s'y présentent. Ainsi, l'exarque Paul nommé vers 723 manque de ressources pour combattre les Lombards, qui se rapprochent de Ravenne[181],[182].
Une autre pomme de discorde existe autour des frontières des juridictions épiscopales entre Rome et Constantinople, puisque Léon III aurait rattaché plusieurs régions, dont laCalabre, laSicile et l'Illyricum, sous l'autorité directe du patriarche constantinopolitain, au détriment du pape. Le débat reste ouvert sur ce sujet puisque d'autres interprétations datent cette évolution du règne deConstantin V tandis que des auteurs font la synthèse entre les deux, estimant que le basculement s'opère en deux temps, d'abord sous Léon III puis confirmé par son fils, Constantin[Note 13]. Pour Vivien Prigent, c'est même ce changement de juridiction qui provoque la défiance papale à l'encontre de Léon III[188].
Un éloignement croissant entre Rome et Constantinople
Croix lombarde en or, présentant une pièce centrale avec le portrait de Léon III.Monnaie (tremissis) de style byzantin à l'effigie du souverain lombard Liutprand.
Dans l'ensemble, un conflit interne agite l'Italie byzantine entre les partisans de Rome et ceux de Constantinople, témoignage des scissions en cours entre l'Orient et l'Occident. Ces dissensions culminent avec l'assassinat de l'exarque, probablement à l'été 726 dans une ville de Ravenne toujours plus divisée[189]. La présence impériale dans la péninsule semble subir un net évanouissement avec une résistance accrue des autorités locales aux ordres de Constantinople, même si le rejet de l'iconoclasme ne paraît pas être un élément central de leurs revendications. Cette rébellion s'exprime en particulier au sein de laPentapole et un certain Tibère est proclamé empereur, sans pour autant que le pape se joigne à lui, probablement par prudence[190]. Léon III réagit par l'envoi dupatriceEutychios, qui a déjà occupé cette fonction auparavant et qui se rend d'abord àNaples à la fin de l'année 727. Selon certaines sources, il aurait eu pour mission de faire assassiner le pape Grégoire II mais le tueur est arrêté par les gardes avant de commettre son acte. Le souverain lombard Liutprand en profite pour reprendre ses conquêtes autour de Ravenne, s'emparant notamment deBologne,Rimini ouAncône, mais surtout deClasse, le port de Ravenne. Dans le même temps, les Lombards conquièrent égalementNarni etSutri, deux places fortes du duché byzantin de Rome. Finalement, c'est le pape qui joue les intermédiaires et obtient du souverain lombard qu'il lui remette les deux cités[191]. Ce traité, connu sous le nom dedonation de Sutri, consacre la perte d'influence byzantine sur le duché de Rome et préfigure la création desÉtats pontificaux[192].
Les années suivantes sont marquées par la continuation des conflits entre papauté et Lombards, dans lesquels les Byzantins peinent à faire valoir leur influence. Vers 739, lesLombards s'emparent un moment deRavenne, mais l'exarque Eutychius parvient à s'y rétablir avec l'aide du duc deVenise et l'appui du papeGrégoire III, lequel considère encore les Byzantins comme alliés face à l'ennemi commun que sont les Lombards[198]. Mais l'année suivante, le roiLiutprand conquiert le duché deSpolète (principauté lombarde autonome) et devient maître de presque toute l'Italie ; poursuivant le ducThrasamund qui s'est réfugié auprès du pape. Liutprand assiègeRome, etGrégoire III écrit alors àCharles Martel pour demander de l'aide, ce qui démontre que Léon III n'est plus un recours viable pour assurer la protection du pape[199]. Pour autant, c'est finalement par la négociation que le pape obtient le retrait de Liutprand[198].
↑Parmi les événements certainement inventés par Théophane figure une anecdote rapportée dusiège de Nicée par les Arabes en 727, peu de temps après le début supposé de l'iconoclasme de l'empereur. L'un de ses généraux, du nom de Constantin, aurait détruit une image de laVierge Marie, qui lui serait apparue pour prophétiser sa mort, intervenue le lendemain face aux Arabes (Brubaker et Haldon 2015,p. 176).
↑Théophane le Confesseur se distingue en ne rapportant qu'une lettre du calife à l'empereur, l'incitant à se convertir à l'islam, ce qui accréditerait l'idée souvent émise par ce chroniqueur que Léon III est influencé par les Musulmans.
↑Il est appelé « Konon » ou « Konon l'Isaurien » dans lesParastaseis suntomoi chronikai (Brèves notices historiques), un document datant duVIIIe siècle.
↑Le territoire correspondant aux Bulgares deKoubrat (ou Kuber) correspond à une région hypothétique, habité par une branche des Bulgares originellement menés par Koubrat et qui se seraient rendus indépendants du reste du khanat. Il demeure difficile de connaître la réalité historique de ce groupe, parfois identifié comme les Bulgares qui soutiennent Anastase II dans sa tentative de renverser Léon III.
↑Avec la précaution liée à l'écart entre le récit de Théophane et celui de Nicéphore de Constantinople, dont le récit est plus ambigu sur l'intervention bulgare.
↑Bernadette Martin-Hisard,« L’empire byzantin dans l’œuvre de Łewond », dansL'Arménie et Byzance, Publications de la Sorbonne,(lire en ligne),p. 135-144.
↑Sur l'intervention des Bulgares, voirP.A Yannopoulos, « Le rôle des Bulgares dans la guerre arabo-byzantine de 717/718 », Византийский временник,vol. 55,,p. 133-154(lire en ligne).
↑Marie-France Auzépy, « Le rôle des émigrés orientaux à Constantinople et dans l'Empire (634-843): acquis et perspectives »,Al-Qantara,vol. 33,,p. 475-503.
↑a etbMarie-France Auzépy,« Les Isauriens et l'espace sacré. L'église et les reliques », dansLe sacré et son inscription dans l'espace à Byzance et en Occident, Editions de la Sorbonne,(ISBN9782859444211),p. 13-24.
↑Sur le cas de la mutilation nasale, voirAnnalisa Paradiso,« Mutilations par voie de justice à Byzance. L’ablation du nez dans l’Eklogè de Léon III l’Isaurien », dansLa violence dans les mondes grecs et romains, Publications de la Sorbonne,(ISBN979-10-351-0196-1,lire en ligne),p. 307-320.
↑Raymond Janin,La géographie ecclésiastique de l'Empire byzantin: Première partie, Le siège de Constantinople et le patriarcat œcuménique.TomeIII, Les églises et les monastères, Volume 3, Institut français d'études byzantines,,p. 38, 470.
↑Vivien Prigent, « Un confesseur de mauvaise foi. Notes sur les exactions financières de l'empereur Léon III en Italie du sud »,Cahiers de recherches médiévales et humanistes,vol. 28,,p. 279-304.
Bernadette Martin-Hisard,Lewond Vardapet - Discours historique, Collège de France - CNRS, Centre de recherche d'histoire et civilisation de Byzance,coll. « Monographies », (comprend en annexe une traduction commentée parJean-Pierre Mahé de la correspondance entreOmar II et Léon III).
(en)John A.Fine,The Early Medieval Balkans, A Critical Survey from the Sixth to the Late Twelfth Century, University of Michigan Press,(ISBN0-472-08149-7).
RodolpheGuilland, « L'Expédition de Maslama contre Constantinople (717-718) »,Études byzantines, Paris, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Paris,,p. 109-333.
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