Emmanuel Kant naît en1724 àKönigsberg en Prusse dans un milieu modeste : son père, Johann Georg Kant (né en 1683 àMemel ; mort en 1746 à Königsberg) d'origine écossaise, estsellier, et sa mère, Anna Regina (née en 1697 à Königsberg, morte en 1737ibid.), née Reuter, s'étaient mariés le. Emmanuel qualifia sa mère de très intelligente et foncièrementpiétiste. Il est le quatrième des onze enfants du couple. Il fréquente durant sept ans leCollège Fridericianum, alors dirigé par Franz Albert Schultz, pasteurpiétiste qui considère lapiété de l'âme comme supérieure auraisonnement.
En1740, il entre à l'université de Königsberg afin d'étudier lathéologie. Il suit les cours deMartin Knutzen, professeur demathématiques et dephilosophie ; ce professeur, lui aussi piétiste et disciple deWolff, combat ledualisme et en revient à la pure doctrine deLeibniz, suivant laquelle la force représentative et la force motrice participent l'une de l'autre et se supposent réciproquement.
C'est là qu'il découvreNewton et laphysique, preuve, selon lui, qu'unesciencea priori de lanature (c’est-à-dire lesmathématiques et laphysique) est possible[3]. Plus tard, il créditera aussi l'astronomie de nous avoir « appris bien des choses étonnantes », dont la plus importante est qu'elle nous a « découvert l'abîme de l'ignorance, dont la raison humaine, sans [cette connaissance], n'aurait jamais pu se représenter qu'il était aussi profond ; et la réflexion sur cet abîme doit produire un grand changement dans la détermination des fins ultimes à assigner à notre usage de la raison »[4].
En1746, la mort de son père l’oblige à interrompre ses études pour donner des cours : il est engagé commeprécepteur par des familles aisées, tâche qu'il accomplira pendant neuf ans. Il publie également cette année-là sa première dissertation :Pensées sur la véritable évaluation des forces vives[5]. En1755, il obtient une promotion universitaire ainsi qu'une habilitation, grâce à une dissertation sur les principes premiers de la connaissancemétaphysique[6]. Il commence à enseigner à l’université de Königsberg avec le titre dePrivatdozent (enseignant payé par ses élèves).
En 1766, Kant demande et obtient le poste de sous-bibliothécaire à laBibliothèque de la Cour, fonction qu'il occupe jusqu’en. C’est la seule démarche qu’il ait jamais faite pour obtenir une faveur[8].
Kant ne s'est jamais déplacé au-delà d'un rayon de soixante kilomètres autour de son lieu de naissance, et ne s'est jamais marié ; même la rumeur d'une aventure amoureuse n'a pas été confirmée. Sa vie était faite de conférences, de tâches universitaires et de séances d'écriture, qu'on rapporte comme tellement rigoureuses et régulières que ses voisins auraient réglé leurs montres sur sa promenade journalière. Le poèteHeinrich Heine alla jusqu'à dire que le récit de la vie de Kant était facile à faire : il n'y avait ni vie ni récit[10]. La tradition rapporte même que Kant ne modifia son emploi du temps immuable et la trajectoire de sa marche quotidienne que deux fois : la première en 1762, lors de sa lecture duÉmile deJean-Jacques Rousseau, la seconde en 1789, afin d'acheter la gazette après l'annonce de laRévolution française[11].
Cette image apparaît sujette à caution à certains universitaires, qui y voient une exagération et une fausse attribution à Kant des habitudes de ponctualité de Joseph Green, son ami à partir de 1764, célèbre pour son rigorisme au point d'avoir été en son temps le sujet d'un livre satirique d'un autre ami de Kant :L'homme d'après l'horloge deTheodor Gottlieb Hippel[12]. Car si Kant n'a jamais quitté sa région natale[13], il fut très attentif aux mouvements du monde, en témoignent ses échanges intellectuels et de nombreuses publications qui traitent de sujets variés de son époque. Il recevait également très souvent de nombreux amis à dîner, et déjeunait chaque jour avec un inconnu.
Favorable à la Révolution française, Kant affirme, aprèsThermidor, que « les méfaits desJacobins ne sont rien comparés à ceux des tyrans du passé »[14].
D'après le récit biographique deThomas de Quincey, les capacités mentales de Kant se seraient affaiblies de manière importante vers la fin de sa vie : l'un des signes« du déclin de ses facultés fut que désormais il perdit tout sens précis du temps »[15]. SelonHarald Weinrich, les « symptômes » décrits parWasianski, tels que rapportés dans l'ouvrage de Quincey, notamment les pertes de mémoire de Kant, pourraient faire penser à la maladie d'Alzheimer[16]. Il avance cependant cette hypothèse médicale avec beaucoup de précautions et sans certitude.
Désormais célèbre, bien qu'incomplètement compris par ses contemporains, Emmanuel Kant meurt en1804 àKönigsberg[17]. Ses derniers mots furent : « Es ist gut » (« c'est bien » ou « c'est suffisant »)[18]. Son tombeau est situé à l'extérieur nord-est de laCathédrale de Königsberg (aujourd'huiKaliningrad).
Laphilosophie de la connaissance a pour but de répondre à la question« que puis-je savoir ? »[19]. Elle ne tente donc pas de connaître un objet particulier, comme la nature pour laphysique ou le vivant pour labiologie, mais de limiter et de déterminer la portée de nos facultés de connaissance ou pouvoirs de connaître, c’est-à-dire de l'intuition sensible, de l'entendement et de la raison en langage kantien. L'ouvrage principal à ce sujet est laCritique de la raison pure.
Laphilosophie pratique veut répondre à la question« que dois-je faire ? », et elle comporte aussi bien la philosophie morale que la philosophie du droit et la philosophie politique. La philosophie pratique s’intéresse aussi à la question« que puis-je espérer ? ». Elle montre que les idées transcendantales, bien qu'elles ne puissent pas devenir objets de notre connaissance, doivent être postulées pour permettre la moralité et l'espérance. La connaissance doit ainsi être limitée par la raison elle-même afin de faire place à la croyance.
L'esthétique kantienne prend place dans laCritique de la faculté de juger, consacrée à cette question« que puis-je espérer ? ».
Selon Guillaume Pigeard de Gurbert, l'unité de sa philosophie peut être trouvée dans le concept de temps et les différentes fonctions qu'il prend, selon qu'il s'agit de philosophie théorique, pratique ou pragmatique, de philosophie de l'histoire et de téléologie[20].
D’autre part, et à partir des acquis de laCritique de la raison pure, Kant élabore unephilosophie morale profondément nouvelle qui part du concept deloi morale valable pour tout « être raisonnable », universelle et nécessaire, et de son corrélat, la « liberté transcendantale ». Exposée en particulier dans laCritique de la raison pratique, l'éthique kantienne a été qualifiée dedéontologique, c'est-à-dire qu'elle considère l'action en elle-même et ledevoir ouobligation morale, indépendamment de toute circonstance empirique de l'action[21]. Elle s'oppose donc aussi bien à l'éthique conséquentialiste, qui estime la valeur morale de l'action en fonction des conséquences prévisibles de celles-ci, qu'à l'eudémonisme, qui considère que l'éthique doit viser lebonheur. Du fait du caractère absolument impératif de la notion de devoir, et de la connexion non nécessaire entre le bonheur et la morale, la position kantienne a souvent été qualifiée derigoriste[22].
Kant accepte ce terme de rigoriste - il le perçoit comme un compliment. Chez Kant, ce terme n'est pas synonyme d'austérité ou de puritanisme. Il s'agit uniquement de précision dans la pensée et de rigueur intellectuelle. Cette rigueur sait aller sur des terrains populaires, lorsque Kant écrit, par exemple,Fondements de la métaphysique des mœurs, où il pratique la vulgarisation philosophique. Pour autant il dénonce certaines pratiques d'autres philosophes populaires, communes à son époque, qui reposent, selon Kant, non pas sur le sérieux de leur réflexion, mais sur d'obscures notions de bon sens, de crainte de Dieu ou autre sentiment moral syncrétique[22].
Ce laxisme dans la réflexion mène, selon Kant, non pas à des punitions éternelles dans la menace de l'intégrisme religieux, mais à une perte d'efficacité dans l'action concrète, donc à une perte de liberté. Il appelle« latitudinaires », pour les dénoncer, ces philosophes qui acceptent un raisonnement plus ou moins correct, espérant s'attirer les faveurs d'un public, philosophes qui évitent de séparer strictement une action bonne d'une action mauvaise du point de vue de la morale. Il existe, pour lui, un mal radical. Chez lui, en effet, une action humaine est toujours subordonnée à une décision du libre arbitre, les sentiments étant des médiateurs. Ce libre arbitre est concomitant à la morale, qui est pour Kant la raison pratique, une réflexion juste, existante dans tout être humain. Il n'y a pas d'être humain moyen, qui serait participant à une demi-morale. C'est l'acceptation d'occasionnelles déviances qui rend les humains mauvais par nature. Voilà pourquoi la thèse de Kant est qu'il est nécessaire de mener une démarche philosophique rigoriste[22].
Le point de départ de la réflexion élaborée dans laCritique de la raison pure est, de l'aveu même de Kant, lescepticismeempiriste deHume, qui l'a réveillé de« [s]on sommeil dogmatique »[23].Hume a, en effet, construit une critique radicale des fondements de lamétaphysique deLeibniz et deWolff, dont Kant avait été un adepte.« Depuis les essais deLocke et deLeibniz, ou plutôt depuis la naissance de la métaphysique, si loin que remonte son histoire, aucun événement ne s'est produit qui eût pu être plus décisif pour la destinée de cette science que l'attaque dont elle fut l'objet de la part de David Hume », dit-il encore dans lesProlégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science, œuvre visant à expliquer de façon plus simple le projet de la premièreCritique[24].
Le titre même de cet ouvrage explicite le projet kantien : il s'agit, aprèsDavid Hume, de refonder lamétaphysique sur des bases solides, et d'en faire unescience rigoureuse, en imitant l'exemple de larévolution copernicienne. De la même façon queCopernic a montré que laTerre tournait autour du soleil et non l'inverse, Kant affirme que le « centre » de la connaissance est lesujet connaissant (l'homme ou l'être raisonnable), et non une réalité extérieure par rapport à laquelle nous serions simplement passifs. Ce n'est donc plus l'objet qui oblige le sujet à se conformer à ses règles, c'est le sujet qui donne les siennes à l'objet pour le connaître[25]. Ceci a pour conséquence immédiate que nous ne pouvons pas connaître la réalitéen soi (nouménale), mais seulement la réalité telle qu'elle nous apparaît sous la forme d'un objet, ouphénomène.
Lacritique kantienne est ainsi une tentative de dépasser l'opposition entre le « dogmatisme », dont l'idéalisme est selon Kant une forme dominante, et le « scepticisme », représenté par l'empirisme humien :« lamétaphysique est un champ de bataille », dit-il ainsi dans la premièreCritique[26]. D'aprèsHeidegger, Kant aurait été le premier philosophe à ne pas se contenter de rejeter la métaphysique traditionnelle, mais à comprendre son travail philosophique comme une refondation de la métaphysique[27].
Cette refondation est, dans le même temps, une assignation delimites à l'entendement humain : Kant va établir une ligne de partage entre ce qui est accessible à laraison humaine, et ce qui la dépasse, permettant ainsi de distinguer ce qui relève de lascience d'une part, et ce qui relève de lacroyance (c'est-à-dire de laspéculation) d'autre part. Tout énoncé prétendant formuler unevéritécertaine surDieu est ainsi qualifié de « dogmatique » : le projet même d'unethéologie rationnelle, dans sa forme classique (qui passe par exemple par les « preuves de l'existence de Dieu ») est ainsi invalidé. Réciproquement, toute profession d'athéisme qui voudrait s'appuyer sur la science pour affirmer l'inexistence de Dieu est, elle aussi, renvoyée du côté de la simple croyance : toutes ces questions, qui concernent les« Idées transcendantales » (Dieu, l'âme et le monde), sont hors de portée de l'entendement humain. C'est pourquoi Kant écrit, dans sa préface à la seconde édition deCritique de la raison pure :« J'ai limité le savoir pour laisser une place à la croyance. »
Limiter les prétentions de la raison : telle est dans le fond la solution que veut apporter Kant à la crise de la métaphysique. Cette limitation n’est possible que par une critique complète de la raison par elle-même. Il faut entreprendre une critique de la raison par la raison : voilà le sens véritable du titreCritique de la raison pure. Le terme decritique renvoieétymologiquement augrec ancienkrinein, qui signifie « juger une affaire » (au sens juridique). La raison organisera donc unprocès de ses propres prétentions, « dogmatiques », à connaître des objets situés par delà l’expérience, appelés par Kantnoumènes (par opposition auxphénomènes). Bien que restrictive, cette tâche permet aussi, en limitant le savoir et en départageant clairement le champ du savoir et celui de la croyance (spéculation), de mettre en sûreté tous les acquis du savoir contre les attaques du scepticisme.
La révolution kantienne est une rupture avec les conceptions antérieures tant métaphysiques (Leibniz notamment) qu'empiriques (Hume) du temps et de son rapport à l'espace. Contre la métaphysique Kant pose que l'espace et le temps ne sont pas des choses en soi mais de simples formes de notre sensibilité. Contre l'empirisme il établit que ces formes sonta priori, c'est-à-dire ne peuvent pas dériver de l'expérience puisque toute expérience de tel espace et de tel temps donnés n'est au contraire possible qu'à la condition que nous soyons équipés de ces formes de sensibilité. Le terme de "transcendantal" qualifie cet espace et ce temps inhérents au sujet qui conditionnent toutes ses expériences sensibles et qui ne sont pas fournis par l'expérience. Kant montre en outre que l'espace est lui-même conditionné par le temps, en ce sens que tout ce qui est dans l'espace est aussi et d'abord dans le temps. Ce point décisif est établi dès laDissertation de 1770 où Kant écrit que le temps embrasse "absolument tout dans ses rapports, y compris l'espace."[28] Kant modifie profondément le concept de temps en le divisant en trois : "les trois modes du temps sont lapermanence, lasuccession, lasimultanéité", écrit-il au début desAnalogies de l'expérience dans laCritique de la raison pure. La relation spatiale de juxtaposition suppose le rapport temporel de simultanéité, une chose ne pouvant se trouver à côté d'une autre sans y être en même temps. Les grands commentateurs de Kant (Heidegger, Hermann Cohen, Béatrice Longuenesse[29], Bergson, Deleuze, Philonenko) ont manqué cette tripartition kantienne du temps.
L’articulation entre la philosophie théorique et la philosophie pratique est la suivante. Le seul usage légitime des concepts de la métaphysique est un usage dans le cadre de la morale[réf. nécessaire]. Dans laCritique de la raison pure Kant ne fait encore qu’évoquer cette thèse sans lui donner toute l’importance qu’elle mérite. Il va combler cette lacune avec laCritique de la raison pratique. Mais dans cet ouvrage, il va montrer que ledevoir moral est, par essence, inconditionné (c’est l'impératif catégorique déjà présenté dans lesFondements de la métaphysique des mœurs) et qu’il est impensable sans les concepts deliberté, deDieu et d’immortalité de l'âme.
D'une manière générale, on peut dire qu'il s'agit d'uneéthique déontologique, en ce que la loi morale, telle qu'elle est découverte par la raison pure pratique, ne dérive aucunement de l'expérience empirique et s'impose à la conscience morale commune en tant qu’impératif catégorique. Ledevoir — ou obligation morale — par lequel la loi morale se présente à nous, êtres raisonnables finis, ne considère donc pas l'action dans son enchaînement empirique de causes et de conséquences (principal souci d'une éthiqueconséquentialiste), mais l'acte moral en lui-même. Une illustration des enjeux soulevés par l'approche kantienne est fournie par le débat avecBenjamin Constant à propos dumensonge. Ce dernier critiquait « un philosophe allemand » en ce qu'il interdisait de façon absolue le mensonge[31], même si cela pouvait avoir des conséquences fâcheuses, ce qui lui a valu une réplique de Kant dansD'un prétendu droit de mentir par humanité (1797)[32]. De façon assez significative, si Kant interdit catégoriquement le mensonge, il admet la légitimité de lapeine de mort, fustigeant ainsi les thèses deBeccaria et la « sensiblerie sympathisante d'une humanité affectée », ainsi que le raisonnement qui fonde « l’illégitimité de la peine de mort sur le fait qu'elle ne peut être contenue dans le contrat social » : pour lui, « tout cela n'est que sophisme et chicane »[33].
Selon Kant, l’acte moral obéit nécessairement à unimpératif catégorique (le devoir pour le devoir), et non à unimpératif hypothétique (qu'il soit dicté par laprudence, vise lebonheur, ou procède par habileté). Cela signifie que cet acte ne vise pas d’autres fins que lui-même. On agit moralement uniquement pour agir moralement, et non pas par recherche d’un quelconque intérêt personnel. Un impératif catégorique se distingue d’un impératif hypothétique, en ce que ce dernier porte seulement sur lesmoyens à utiliser pour atteindre une fin particulière déjà déterminée.
Un acte libre est une action dont le mobile qui détermine la volonté de l'agent à agir n'est pas empirique : il ne peut s'agir de suivre la représentation dubonheur, ou même d'agir par vertu parce que cela nous rendrait heureux, comme dans le cas de l’éthique eudémoniste d’Épicure[34]. Il faut au contraire agir non pas « conformément au devoir », mais « par devoir », c'est-à-dire que le mobile de la volonté doit être laloi morale elle-même, laquelle est nécessairement universelle eta priori[35].
La troisièmeCritique, ouCritique de la faculté de juger, vise principalement à combler l'abîme creusé entre l'usage théorique de laraison, qui est au fondement de la connaissance de lanature par l'entendement (Critique de la raison pure), et l'usage pratique de la raison, qui commande toute action morale (Critique de la raison pratique). La faculté de juger est ainsi le point d'articulation entre la raison théorique et la raison pratique. Kant veut ainsi achever l'édifice de la métaphysique dont il a entamé la refondation avec la premièreCritique.
La première partie de laCritique de la faculté de juger est consacrée à l'esthétique (analyse du jugement esthétique), la deuxième partie à latéléologie (analyse de la place de la finalité dans la nature). C'est dans cet ouvrage que Kant expose sa distinction entre« jugement déterminant et jugement réfléchissant ». Il y a en fait trois problématiques principales dans cet ouvrage, qui semblent, à première vue, hétérogènes : d'une part le« jugement de goût », réflexion qui part d'une critique de l'esthétique telle qu'elle est envisagée parBaumgarten, qui voulait en faire une science rationnelle ; d'autre part une réflexion sur les êtres organisés où se manifeste l'individualitébiologique ; enfin une interrogation sur lafinalité et la systématicité de la nature[36].
Le but de Kant n'est pas de proposer des normes dubeau, mais d'expliquer pourquoi nous jugeons qu'une chose est belle, et de préciser en quoi consiste« un jugement de goût ». Le beau serait un produit dusens esthétique. En ce sens, ce n'est pas vraiment l'objet qui est beau, mais la représentation que l'on s'en fait. Kant en donne les définitions suivantes :
L'universalité sans concept : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept ». Le beau est un intermédiaire entre lasensibilité et l'entendement : ce n'est pas un concept définissable par notre seul entendement.
Une finalité sans fin : Le beau n'est pas l'utile, il n'a donc pas de fin extérieure. Il a néanmoins une fin interne (l'harmonie des facultés subjectives).
Un plaisir désintéressé : Le beau ne se confond pas avec l'agréable, qui relève pour sa part d'une perception strictement personnelle :« Quand je dis que le vin des Canaries est agréable, je souffre volontiers qu'on me reprenne et qu'on me rappelle que je dois dire seulement qu'il estagréable à moi. » Alors que pour l'exemple d'un jugement sur la beauté d'une chose, il explique :« Je ne juge pas seulement pour moi, mais pour tout le monde, et je parle de la beauté comme si c'était une qualité des choses. »[37] Si le beau apporteplaisir etsatisfaction, c'est de manière désintéressée.
Kant distingue deux types de beau : la beauté libre et la beauté adhérente.
Le« sublime » : Pour Kant, le sublime se distingue du beau en ce qu'il « dépasse » ou excède notre entendement.
« L'art ne veut pas la représentation d'une belle chose mais la belle représentation d'une chose. »[38] On retrouve ici la place qu'occupe chez Kant la faculté de juger, et l'interprétation de « l’esthétisme » se fait par une appréciation variable d'un individu à l'autre.
La téléologie est l'étude de la finalité (dugrec ancientelos, finalité, but, etlogos, discours, raison). Selon certaines conceptions téléologiques, l’humanité évolue vers un point de perfection.
Dans sesOpuscules sur l'histoire, Kant émettra l’hypothèse d'un système téléologique de la nature permettant de faire l'hypothèse du progrès historique de l'humanité. Il ne le présente donc pas comme certain, mais seulement comme un « idéal régulateur ». C'est le fameux « comme si » de Kant (als ob) : la connaissance des fins dernières de l'humanité échappe à l'expérience, mais cela n'empêche pas de postuler, dans et pour la pratique, l'idée de progrès à des fins morales. C'est en raison de ce même avantage pratique (mais irréductible à l'utilitarisme) que Dieu est pour Kant une idée « pratique ».
En ce qui concerne la conception kantienne de lareligion, certains critiques ont mis en lumière ledéisme de Kant, comme Peter Byrne qui a écrit sur la relation précise de Kant avec le déisme[41]. D'autres ont montré que par la morale Emmanuel Kant se déplace du déisme authéisme, comme Allen W. Wood[42] et Merold Westphal[43]. En référence àLa Religion dans les limites de la simple raison, il a été souligné que Kant a réduit le religieux au rationnel, la religion à la morale et la morale au christianisme[44].
"L'éducation est le plus grand et le plus difficile problème qui puisse être proposé à l’homme », écrit Kant dans sesRéflexions sur l'éducation. Au niveau individuel comme au niveau collectif et à l'échelle de l'histoire humaine, la philosophie de Kant pose, avec le problème de l'éducation, celui d'un temps orienté par la raison, autrement dit un temps pratique[45]. Avec la philosophie de l'histoire et la faculté de juger téléologique, c'est la possibilité d'une synthèse de la raison et du temps qui est engagée par Kant.
Kant écrit en 1775Des différentes races humaines, où il soutient à la suite deBuffon que l'humanité est une seule espèce biologiquement parlant, à partir du critère de la reproduction possible et des rejetons non stériles. Mais l'humanité se divise en tant qu'espèce en quatre races, les Blancs, les Noirs, les Huns et les Indiens. Le critère de distinction est la transmission de caractère héréditaires, qui ne changent pas même si les membres d'une race sont « transplantés » sur un autre sol et sous un autre climat. Kant fait également remarquer que le métissage est possible entre races[47].
En 1784, Kant publieL'Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, son ouvrage principal sur l'histoire. Il y soutient que les humains travaillent à l'accomplissement du dessein de la nature, sans en avoir conscience. Cela ne veut pas pour autant dire que les humains agissent mécaniquement, au contraire cette mêmenature les a dotés de la« liberté du vouloir » et de la« raison » par lesquelles ils réalisent les fins de l'humanité. Dans lapropositionIII, Kant écrit :« La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale, et qu'il ne participe à aucune autre félicité ou perfection que celle qu'il s'est créée lui-même, indépendamment de l'instinct par sa propre raison »[48].
En 1775 et en 1785, Kant rédige deux opuscules sur la notion de « race », qui s'inscrivent dans une polémique avec les défenseurs d'unepolygénèse de l'humanité, selon qui il existerait plusieurs « souches primitives » biologiquement distinctes, entraînant la division de l'humanité en plusieurs espèces. DansDes différentes races humaines puisDéfinition du concept de race humaine, Kant s'oppose notamment àGeorg Forster[49],[50], prend position pour l'unité de l'espèce humaine et recourt au concept de « race » pour réduire les différences observables à des variations héréditaires favorisées par l'environnement[51]. Toutefois, le texteDes différentes races humaines exprime un certain nombre de préjugés racistes, notamment envers les personnes à peau noire[52]. Les mêmes remarques défendant l'inégalité des humains selon la couleur de peau se trouvent également dans saGéographie[52]. Ces passages nourrissent périodiquement des controverses sur l'universalisme kantien[53]. Dans le contexte du mouvement antiraciste de 2020 consécutif à la mort deGeorge Floyd, ils ont également occasionné un débat important dans le monde germanophone[54].
DansThe Color of Reason: The Idea of ‘Race’ in Kant’s Anthropology (« La Couleur de la raison : l'idée de « race » dans l'anthropologie de Kant »), le philosophepostcolonialisteEmmanuel Chukwudi Eze écrit :« La position de Kant sur l'importance de la couleur de la peau non seulement comme codification mais commepreuve de la codification de la supériorité ou de l'infériorité rationnelle se fait jour dans un commentaire qu'il fait concernant la capacité de raisonnement d'une personne "noire" »[55]. En rapportant ce commentaire de 1764 où, au moment d'évaluer une déclaration énoncée par un Africain, Kant la rejette et ajoute :« Cet homme était tout à fait noir de la tête aux pieds, ce qui prouve manifestement que ces propos étaient stupides »[56], Chukwudi Eze commente quant à lui en 1997 :« Dès lors, on ne peut pas avancer que la couleur de peau n'était pour Kant qu'une caractéristique physique. C'était bien plutôt la marque d'une qualité morale (Idee) permanente et immuable »[55]. Les opinions de Kant sur ce point semblent avoir évolué avec le temps : vingt ans après l'épisode rapporté par Chukwudi Eze, l'essaiDéfinition du concept de race affirme explicitement que la couleur de peau est le seul caractère héréditaire des "races humaines", et oppose expressément ce trait physique au développement des facultés intellectuelles chez l'individu[57].
L'attitude de Kant vis-à-vis de l'esclavage donne également lieu à des débats. Selon le philosophe Robert Bernasconi, Kant« n'a pas seulement appuyé l'idée d'une hiérarchie raciale permanente mais a signifié sur cette base que les noirs n'étaient dignes qu'à l'esclavage »[58]. Ici aussi, les textes tardifs de Kant affirment plus fermement l'égalité des droits de tous les êtres humains : en 1795, dans le « Troisième article définitif pour la paix perpétuelle » de son essaiVers la paix perpétuelle, Kant écrit explicitement que l'esclavage est incompatible avec les droits naturels de l'humanité[59].
A l'opposé d'une vision raciste de supériorité européenne, ce texte va aussi condamner sans équivoque la colonisation. Les historiens Marc Belissa et Florence Gauthier notent ainsi que, pour Kant, les « nations commerçantes de l’Europe » « pensent et agissent en conquérants au mépris des pays et des peuples », comme cela ressort du passage suivant : « À quelle distance de cette perfection sont encore les nations civilisées, et surtout les nations commerçantes de l'Europe ! A quel excès d'injustice ne les voit-on pas se porter, quand elles vont découvrir, c'est-à-dire conquérir, des pays et des peuples étrangers! L'Amérique, les pays habités par les nègres, les Îles des épices, le Cap, etc., furent pour les Européens des pays sans propriétaires, parce qu'ils en comptaient les habitants pour rien. Sous prétexte de n'établir dans l'Hindoustan que des comptoirs de commerce, ils y débarquèrent des troupes, et par ce moyen ils opprimèrent les naturels du pays, allumèrent des guerres entre les différents États de cette vaste contrée, et y répandirent la famine, la rébellion, la perfidie et tout ce déluge de maux qui afflige l'humanité. »[source secondaire nécessaire][60],[61]
Lacosmologie est aussi un centre d'intérêt de Kant.À son époque, celle-ci n'était pas clairement rattachée aux sciences, et les philosophes traitaient souvent indifféremment de ce que l'on distinguerait aujourd'hui sous les noms descience d'une part, et demétaphysique d'autre part[réf. nécessaire].
Ainsi Kant est connu pour avoir développé l'hypothèse de la formation des systèmes solaires dans lesnébuleuses, que l'on connaît aujourd'hui sous le nom d'hypothèse de Kant-Laplace. Kant s'appuie sur les observations de l'astronomeThomas Wright pour avancer que les nébuleuses observées sont des « univers-îles » et que laVoie lactée pourrait être un corps en rotation composé d'un nombre immense d'étoiles retenues par lagravitation. Ces hypothèses de Kant, alors spéculatives, seront confirmées par la suite par l'accumulation de connaissances enastronomie.
Kant fut également le premier à supposer que lesmarées lunaires causent un ralentissement de larotation de la Terre, ainsi que le premier à comprendre que la loi de la gravité écrite par Newton était symptomatique d'un espace à 3 dimensions : Newton dit « La force entre 2 masses dépend de l'inverse de la distance au carré » et Kant comprend que ce carré c'est 3 moins 1 (le 3 étant la hauteur, la largeur et la profondeur). Il y avait déjà chez Kant la compréhension que force et nature de l'espace, en particulier les dimensions, sont liées[62],[63].
La meilleure source de renseignements concernant la biographie de Kant est sa correspondance, deuxième partie dutomeXI de l’éditionRosenkranz et Schubert des œuvres de Kant,Kuno Fischer, Geschichte der n. Philosophie,tomeIII. En français :Correspondance[64].
On dispose aussi des ouvrages de ses amis Hasse, Borowski,Wasianski et Jackmanu, dont des extraits ont été traduits en français sous les titres :Kant intime[65],Aphorismes sur l'art de vivre[66].
On a si peu de renseignements précis sur la vie de Kant, que l'on se contente souvent de dire qu’il la consacra tout entière à l’étude et à l'enseignement :« Je suis par goût un chercheur », écrit-il,« je ressens toute la soif de connaître et l’avide inquiétude de progresser. »
↑Voir à ce sujet les deux premières parties desProlégomènes à toute métaphysique future qui traitent de la mathématique et de la physique pures, c'est-à-direa priori.
↑Voir l'édition italienne et le commentaire : Emmanuel Kant,Pensieri sulla vera valutazione delle forze vive, par Stefano Veneroni, Milan-Udine, Mimésis, 2019,4 vol.,1 567 p.
↑Thomas de Quincey,Les derniers jours d'Emmanuel Kant, éditions Mille et une nuits, 1996,p. 27-33.
↑Harald Weinrich,Lethe. The Art and Critique of Forgetting,Cornell University Press,,p. 76. Weinrich avance toutefois cette hypothèse avec beaucoup de précautions :« The debility was evident above all in the gradual waning and then an increasingly rapid decline of his memory which might perhaps be diagnosed, if the symptoms can still be correctly identified, as Alzheimer’s diseaseavant la lettre. »
↑Benjamin Constant,Des réactions en politique, 1796, seconde édition, p. 74 et suivantes (voirsur Wikisource).
↑D'un prétendu droit de mentir par humanité, dans Doctrine de la vertu, trad. Jules Barni, éd. Auguste Durand, 1855, p. 251 et suivantes (lire sur Wikisource).
↑Citations extraites de la Doctrine du droit, VI, 335, inMétaphysique des mœurs, Gallimard, La Pléiade, vol. 3,p. 605
↑Peter Byrne,Kant on God, « Kant sur Dieu », Londres, Maison d’éditions Ashgate, 2007, page 159.
↑Allen W. Wood,Kant’s Moral Religion, « La religion morale de Kant », Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1970, page 16.
↑Merold Westphal,The Emerge of Modern Philosophy of Religion, « L’émergence de la philosophie moderne de la religion », en Charles Taliaferro, Paul Draper et Philip Quinn,A Companion to Philosophy of Religion, « Un guide à la philosophie de la religion », Oxford, Maison d’éditions Balckwell, 2010, page 135.
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Maurizio Ferraris,Good bye Kant! Ce qu'il reste aujourd'hui de La Critique de la raison pure ?, Pascal Engel (préface), Ed. de l'Eclat, 2009, Coll. Tiré à part(ISBN2-8416-2178-2)
Luc Ferry,Kant, une lecture des trois « Critiques », Bernard Grasset, 2006, Le Collège de philosophie(ISBN978-2-24653911-7)