LaKabylie (enkabyle :Tamurt n Iqbayliyen,Tamurt n Leqbayel,Tamurt n Izwawen, entifinagh : ⵜⴰⵎⵓⵔⵜ ⵏ ⵉⵇⴱⴰⵢⵍⵉⵢⴻⵏ, enarabe : بلاد القبائل) est unerégion historique située dans le Nord de l'Algérie, à l'est d'Alger.
Terre de montagnes densément peuplées, elle est entourée deplaines littorales à l'ouest et à l'est, au nord par laMéditerranée et au sud par lesHauts Plateaux. Fonctionnant de manière tribale, elle tient son nom desKabyles, population de culture et de traditionsberbères, dont elle est le foyer. Son histoire a fait d'elle un pôle de résistance aux conquérants successifs, mais aussi le point d'appui de plusieurs entreprises dynastiques, et l'a placée au premier plan des mouvements pour la reconnaissance de l'identitéamazighe (berbère) dans l'Algérie et l'Afrique du Nord contemporaines.
La variété de sonécosystème en fait le siège d'unebiodiversité protégée par plusieurs parcs nationaux. Son climat, modulé par le relief, peut comporter deshivers rigoureux et desétés arides. Le développement de l'agriculture, principalementarboricole, y étant limité par les conditions naturelles, la Kabylie est aussi, traditionnellement, le centre d'une importante production artisanale typique.
Outre son patrimoine historique, la région possède unpatrimoine immatériel important, incluant une littérature orale, un équilibre et un mode de vie paysans qui restent à préserver. Dans l'Algérieindépendante, son économie connait des évolutions marquées par la création de groupes industriels publics ou privés et un intérêt pour sonpotentiel touristique[2].
Enfrançais, « Kabylie » dérive de « Kabyle », que l'étymologie la plus couramment admise fait dériver de l'arabeqabā'il[3], pluriel deqabila, « tribu ». Au sens premier, lesKabyles seraient donc simplement les « gens des tribus ». Dans l'histoire précoloniale de l'Afrique du Nord, latribu est la forme d'organisation sociale qui s'est maintenue contre ou malgré toutes les tentatives de soumission des États (makhzen) émergents[note 10]. Les officiers français, successeurs dumakhzen ottoman, se sont d'abord servis du terme pour distinguer moins une ethnie ou une région précises qu'un type d'adversaire particulièrement opiniâtre : le montagnard. Mais le mot fut aussi employé pour désigner de façon plus spécifique les seuls montagnardsberbérophones ou encore, en un sens plus général, tous lesBerbères sédentaires, voire tous les sédentaires d'Afrique du Nord[4].
L'introduction du toponyme semble due aux voyageurseuropéens : on n'en trouve pas de trace plus ancienne chez les auteurs d'expression arabe[5]. Les berbérophones de la région la nomment enkabyle « Tamurt n Leqbayel » (entifinagh :ⵜⴰⵎⵓⵔⵜ ⵏ ⵍⵇⴱⴰⵢⵍ), « le pays des Kabyles »[6],Tamurt n Izwawen (Izwawen étant le nom originel des Kabyles[7]) ou plus simplement « Tamurt », qui signifie « la terre natale », « la patrie ». Les arabophones l'appellent « بَلَد القبائل » (prononcé[blæd ləqbæyəl] enarabe algérien), littéralement « pays des tribus »[5].
La dénomination « Kabylie » (au singulier ou au pluriel) était initialement appliquée à toutes les régions du Maghreb peuplées de Kabyles, dans tous les sens de ce terme, et avait donc la mêmepolysémie que lui. On parlait ainsi de Kabylies de l'Ouarsenis, de laSaoura, duMaroc ou encore deTunis[9],[10]. Mais elle prit à partir du milieu duXIXe siècle une signification plus précise, pour être progressivement réservée à l'ensemble d'un seul tenant que forment lesmontagnes telliennes entreAlger etConstantine, autour des massifs duDjurdjura, desBibans et desBabors[11]. Le mot « Kabyle » se vit à son tour redéfini pour ne plus s'appliquer qu'à la population habitant ou originaire de la région ainsi circonscrite, alors plus largement berbérophone qu'aujourd'hui[12] et réputée berbère dans son ensemble, y compris dans sa composante orientale et arabophone, les KabylesEl Had'ra[13]. De fait, la géographie physique ne suffit pas, notamment vers l'est, à borner précisément cet espace souvent décrit comme une juxtaposition de « Kabylies ». Selon les auteurs, il peut encore s'étendre, en s'en tenant aux sources contemporaines, tantôt jusqu'au contact des confins algéro-tunisiens[14], tantôt jusqu'en vue d'Annaba[15], tantôt jusqu'à la péninsule deCollo[16],[17], cette dernière définition s'appuyant, au-delà de la géographie physique, sur une unité humaine marquée sinon partout par une même langue, du moins par un même mode de vie paysan[17].
Composante de l'Atlastellien située en bordure de lamer Méditerranée, la Kabylie tire son unité physique du relief montagneux qu'évoque son surnom traditionnel deTamurt idurar, « le pays des montagnes ». L'altitude y connaît cependant des variations et des ruptures qui sont le support de plusieurs subdivisions.
La principale est celle qui sépare Grande et Petite Kabylies. Sa délimitation usuelle, qui correspond à celle des dialectes « occidentaux » et « orientaux » dukabyle[26], passe dans sa partie méridionale sur les hauteurs duDjurdjura, recoupant ainsi une distinction traditionnelle, selon l'altitude des habitations, entre « ceux d'en-haut » (Seff Ufella) et « ceux d'en-bas » (Seff Wadda)[27] ; au nord, en revanche, elle n'a pas de support naturel nettement défini, mais suit une ligne de partage historique utilisée à diverses reprises :wilayasalgériennes,départementsd'Alger etde Constantine sous lacolonisation française,beyliks deMédéa et deConstantine sous larégence d'Alger[28].
LaGrande Kabylie se distingue par son altitude des régions voisines et s'étend, du nord au sud, de la côte méditerranéenne jusqu'aux crêtes du Djurdjura. Trois ensembles montagneux en occupent la plus grande part[29] :
dans le Sud, la chaîne calcaire du Djurdjura, surplombant au nord-ouest la dépressionDraâ El Mizan-Ouadhia, au sud la vallée de l'oued Sahel-Soummam, et culminant auLalla Khedidja (Tamgut Aâlayen), plus haut sommet de l'Atlas tellien (2 308 m)[30] ;
entre les deux, bordées au nord par lebassin du Sebaou, jouxtant le Djurdjura au sud-est, profondément entaillées par de nombreuses gorges, les montagnes anciennes dumassif Agawa, le plus densément peuplé, avec huit-cents mètres d'altitude moyenne[29]. C'est là que se trouventTizi Ouzou, principale ville de Grande Kabylie, etLarbaâ Nath Irathen, centre urbain le plus élevé de la région, à environ mille mètres d'altitude.
Le territoire de la Grande Kabylie recouvre aujourd'hui lawilaya de Tizi Ouzou et une partie de celles deBouira etBoumerdès. Les expressions de « Haute Kabylie » ou de « Kabylie du Djurdjura » sont souvent employées comme synonymes de « Grande Kabylie », l'une ou l'autre de ces appellations pouvant aussi désigner, plus spécifiquement, la partie située au sud duSebaou[31]. Les franges méridionales de la région, au sud du Djurdjura, autour de la vallée de l'oued Sahel, peuvent être considérées comme un ensemble à part, distinct des Grande et Petite Kabylies et centré sur la ville de Bouira[32].
LaPetite Kabylie gravite quant à elle autour deBéjaïa, l'antiqueSaldae, la plus grande ville de Kabylie, surnomméeBgayet n Lejdud (« Béjaïa des ancêtres »)[33]. Son territoire reprend en partie les contours de l'ancienne province de Bougie décrite parIbn Khaldoun. Elle englobe la vallée de la Soummam jusqu'à la côte et se poursuit par la « Corniche kabyle », qui surplombe la Méditerranée entre Béjaïa etJijel. Plus au nord, elle s'étend sur les versants du Djurdjura oriental et de l'Akfadou (point culminant à 1 623 m). Elle se prolonge vers le sud jusqu'à la chaîne desBibans et vers l'est par celle desBabors, dont lemont éponyme est le plus haut sommet de la sous-région (2 004 m) et qui est elle-même bordée au sud par leGuergour. Les définitions les plus larges ajoutent à l'ensemble kabyle lemassif de Collo, qui forme l'hinterland ducap Bougaroun, voire les montagnes qui bordent la plaine d'Annaba[15].
Par sa superficie, la Petite Kabylie n'est pas plus « petite », mais plus étendue que la Grande, si on ne la limite pas à lawilaya de Béjaïa. Toutefois elle est morcelée par le relief, à tel point qu'on parle aussi de plusieurs « Petites Kabylies »[24] : Kabylie de la Soummam, parfois rattachée, du moins pour son versant nord, à la Grande Kabylie ; Kabylie des Babors, parfois considérée comme « la » Petite Kabyliestricto sensu[14] ; Kabylies des Bibans et du Guergour[34], au sud des précédentes ; vers l'est, Kabylie orientale et Kabylie de Collo, souvent traitées en tout ou partie comme un ensemble à part, la première précédant[25] ou englobant[35], voire succédant[15] à la seconde, selon les auteurs.
L'expression de « Basse Kabylie », fréquemment utilisée comme équivalent de « Petite Kabylie », sert également à désigner une autre partie de la région, celle qui s'étend entre laMitidja et labasse vallée du Sebaou. Premier sous-ensemble kabyle rencontré en venant d'Alger, c'est un espace de transition entre plaine et montagne[36]. Beaucoup moins étendue que ses voisines, la Basse Kabylie est aujourd'hui englobée dans lawilaya de Boumerdès.
La Kabylie comporte plusieurs zones climatiques. Le littoral et la Kabylie maritime sont de climat méditerranéen. L'hiver y est plutôt doux comparé au reste de la région, avec une température de15°C en moyenne. La période estivale, rafraîchie par les vents marins, présente une température moyenne de35°C environ[37]. Sur les hauteurs, leclimat est beaucoup plus rude, avec parfois des températures négatives et une neige abondante l'hiver et des étés très chauds, très secs, notamment vers le sud où lapluviométrie est moindre. Cependant, dans les parties les plus élevées, la température estivale est modérée par l'altitude. Dans les vallées intérieures, l'hiver est sensiblement identique à celui des hauteurs. Mais en été, du fait de l'enclavement ou de l'exposition aux vents du sud, les températures sont particulièrement élevées : c'est le cas àTizi Ouzou, où la température peut atteindre les46°C quand elle est de35°C àDellys, comme àAkbou, dans la vallée de laSoummam, couloir de passage dusirocco[38].
La Kabylie bénéficie d'une pluviométrie relativement abondante qui a facilité le développement d'une agriculture typique. En Grande Kabylie, les régions intérieures sont plus arrosées en raison de l'ascension et de la décompression des vents humides : ainsi àLarbaâ Nath Irathen, la pluviométrie est de 1 059 mm contre 833 mm à Tizi Ouzou[37].
En raison des différences topographiques et climatiques dont elle est le cadre, la Kabylie possède une grande diversité d'espèces dont certaines sontendémiques. Elle abrite quatre des neuf parcs nationaux de l'Algérie septentrionale : leparc national du Djurdjura entre les wilayas de Tizi-Ouzou et Bouira, leparc national de Gouraya, à l'ouest deBéjaïa, leparc national de Taza, sur la Corniche kabyle, entre Béjaïa etJijel[40] et le récent parc national de Babor-Tababort, créé par décret du 29 avril 2019, réparti sur les wilayas de Sétif, Béjaïa et Jijel. Les trois premiers parcs sont classées par l'UNESCO dans les « réserves debiosphère mondiales », zones modèles visant à concilier la conservation de la biodiversité et ledéveloppement durable[41].
La végétation, principalement méditerranéenne, prend les formes dumaquis et de laforêt. Celle du parc du Djurdjura se compose en majorité d'une combinaison, variable selon l'altitude, dechêne vert et decèdre de l'Atlas. Elle illustre les trois types d'essences méditerranéennes qui composent les forêts kabyles : essences à feuilles persistantes, dont les principales sont le chêne vert, lechêne-liège et lehoux ; essences à feuilles caduques, au nombre desquelles l'érable à feuille obtuse, l'érable de Montpellier, l'érable champêtre, lemerisier et lechêne zéen ; essences résineuses, telles le cèdre de l'Atlas, lepin noir, lepin d'Alep et l’if. Les forêts qui constituent le parc, comme celles d'Aït Ouabane et de Tigounatine, comptent parmi les plus riches de la région[42].
On retrouve dans le parc de Taza le chêne zéen et le chêne-liège, qui constituent avec lechêne afarès les essences principales de laforêt de Guerrouche[43]. Le parc de Gouraya se singularise par la présence d'euphorbes, très menacées ; on y trouve également des formations degarrigue où se côtoient lechêne kermès et l'olivier sauvage, accompagnés de quelques spécimens de pin d'Alep, degenévrier et d'absinthe[44].
S'agissant du chêne-liège et dans un pays qui représente lui-même plus de la moitié de la superficie occupée par cette essence sur la rive sud de laMéditerranée, la Kabylie et l'ensemble du Nord-Est algérien constituent la région des plus grandessubéraies : elles s'y étendent, le long du littoral, depuis Alger jusqu'à la frontière tunisienne et du bord de mer jusqu'à 1 200 m d'altitude[45]. La seulewilaya de Jijel peut atteindre jusqu'à 50 % de la production nationale deliège[46].
Les eaux littorales kabyles présentent également une faune et une flore remarquables. L'aire marine du parc de Gouraya abrite quatre espèces protégées demammifères marins :marsouin etdauphin communs,dauphin souffleur etcachalot[51] ; ses fonds recèlent six paysages d'intérêt international : encorbellements àLithophyllum lichenoides[Lequel ?],trottoirs à vermets, bourrelets àCorallina elongata, forêts àDictyopteris membranacea, herbiers tigrés àPosidonia oceanica et récifs-barrières àPosidonia oceanica[52]. Les eaux adjacentes au parc de Taza incluent le « banc des Kabyles », classé « aire spécialement protégée d’importance méditerranéenne » (ASPIM) par laconvention de Barcelone : riches d'une communauté decorail en bon état de santé, elles abondent en plusieurs des espèces menacées répertoriées dans le cadre de la convention, ainsi qu’en espèces « bio-indicatrices » des eaux non polluées[53].
La population est nombreuse pour une région à dominante montagnarde et rurale, notamment en Grande Kabylie où se rencontrent pourtant les altitudes les plus élevées. Le phénomène n'est pas nouveau et il a particulièrement frappé les colonisateurs français. Il est d'autant plus original que la taille des localités de plaine est longtemps restée limitée, le grosvillage de montagne, niché sur les crêtes, étant la forme principale d'agglomération[24]. À l'est de laSoummam, l'habitat traditionnel se fait plus dispersé, prenant la forme dehameaux de clairière[14].
Toutefois l'exode rural a profondément modifié cette situation. Relayant une tradition pré-coloniale d'émigration temporaire, lacolonisation française en a fait un phénomène massif, alimentant largement, dès le début duXXe siècle, les premières vagues d'émigration maghrébine vers laFrance ; après l'indépendancealgérienne, le flux s'est orienté vers les grandes villes du pays, à commencer par sacapitale[54]. La populationkabylophone a ainsi constitué unediaspora estimée à deux millions ou deux millions et demi de personnes (dont près d'un million en France) pour trois millions à trois millions et demi en Kabylie[55].
À l'intérieur de la région, les axes de communication terrestres tirent parti des dépressions du relief : la route d'Alger à Béjaïa passe par la vallée duSebaou, celle de Béjaïa à Sétif emprunte sur huit kilomètres lesgorges de Kherrata (Chabet El Akra, le « défilé de la mort »)[16]. Les montagnes kabyles représentent cependant un obstacle que contourne par le sud le tracé du grand projet d'autoroute Est-Ouest[57]. Son tronçonAlger-Constantine, aujourd'hui achevé, permet de desservirSétif,Bordj Bou Arreridj etBouira, ville à proximité de laquelle a été construit le viaduc d'Aïn Turk, le plus grand d'Afrique[58] ; néanmoins, en 2011, les pénétrantes autoroutières qui doivent en assurer la liaison avecBéjaïa[59] etTizi Ouzou[60] sont encore à venir. Les lignes ferroviaires ont bénéficié à la fin des années 2000 d'une modernisation du matériel roulant, qu'illustre la mise en service en 2009 d'unautorail sur la ligne Béjaïa-Alger[61]. La ligne Tizi Ouzou-Alger, rouverte en juillet 2009 après être restée fermée depuis les années 1990 pour raison de sécurité, reste soumise aux aléas de l'hiver montagnard[62].
Les ports du littoral kabyle tiennent des rôles variables entre les échelons local et international. Leport de Béjaïa occupe le deuxième rang en Algérie par son volume d'activité, derrière celui d'Alger ; débouché important pour une partie de la production régionale (minerais,vins,figues,prunes ouliège), il a donné depuis les années 1960 une place grandissante aupétrole et aux produits pétroliers tirés duSahara (leshydrocarbures représentent 86 % de ses exportations en 2005)[63]. En 2008, il a été intégré au projet européen des « autoroutes de la mer » (ADM), aux côtés deGabès,Agadir etHaïfa[64]. Le port de Djendjen, non loin deJijel, est destiné à devenir unhub portuaire de niveau mondial : en 2010, la voie rapide qui doit le relier àSétif est en travaux et une liaison ferroviaire à grande vitesse est à l'étude[65]. À une échelle plus modeste, le port deCollo assure l'embarquement de la production locale de liège[16]. En matière de transport aérien, la région est reliée aux grandes villes étrangères via les aéroports deBéjaïa - Soummam - Abane Ramdane, deSétif - et d'Alger - Houari Boumédiène.
Pas plus hier qu'aujourd'hui, la Kabylie n'a connu de frontières fixes et rigoureusement définies. Mais son histoire montre d'autres permanences : une continuité linguistique qui remonte à plusieurs millénaires avant notre ère[66] ; l'usage perpétué de systèmes de signes et de symboles issus de laProtohistoire[67] ; une forme d'organisation tribale, attestée dès l'Antiquité, restée caractérisée par le contrôle direct et rigoureux de dirigeants désignés et constamment opposée à l'émergence d'un pôle de pouvoir unique et centralisé. Bien qu'intérieurement divisée, la région a trouvé son unité, vis-à-vis de l'extérieur, en se faisant le refuge de tous ceux qui, dans les populations environnantes, ont voulu résister à l'emprise des conquérants successifs ou des États en construction. Selon les circonstances, ses contours se sont réduits aux bastions les plus montagneux, hors d'atteinte de l'ennemi ou d'une autorité centrale parfois reconnue nominalement, mais en pratique ignorée ; ou se sont étendus sur les plaines voisines, dans les périodes de récupération et de reconquête[5].
Plusieurs auteurs[note 12] soulignent la place qu'occupent aussi, dans la singularité de la région, les cités et les États dont elle a connu l'essor, de même que les rapports qu'ils ont entretenus avec les sociétés montagnardes : ils invitent à ne pas faire des « républiques villageoises » le produit d'un « isolat kabyle » muré dans sa pureté originelle ; mais d'une histoire liée à l'histoire urbaine, ainsi qu'à celle des chefferies, seigneuries ou royaumes dont le monde rural lui-même a vu plusieurs fois l'émergence[68].
Dans la wilaya deSétif, les vestiges archéologiques découverts àAïn Hanech, non loin des montagnes kabyles, ont permis de faire remonter à 1,7 million d'années environ l'expansion deshominidés enAfrique du Nord[69],[70] ; desgalets aménagés semblables ont été signalés près de l'oued Sebaou[71]. Dans lesBabors, les résultats des fouilles de la grotte d'Afalou et des abris voisins indiquent la pénétration du massif, entre 15 000 et 11 000 ans avant notre ère, par une population deCro-Magnons africains, dite de Mechta-Afalou, porteuse de la cultureibéromaurusienne : ils y ont laissé des sépultures et des figurines modelées, zoomorphes et anthropomorphes[72]. La Kabylie maritime a fourni, àTakdempt, des outils depierre taillée plus anciens, caractéristiques de l'Acheuléen[73] ; mais aussi des vestigesnéolithiques, comme la hache de pierre polie, les tessons de poterie et les fragments d'objets en peau retrouvés àDellys[74].
LesPhéniciens, dont les réseaux commerciaux commencent à s'implanter vers sur les côtes d'Afrique du Nord, créent dans la région les comptoirs d'Igilgili (Jijel),Rusazus (Azeffoun) etRusuccuru (Dellys). Après la fondation deCarthage, l'influence punique et, par son intermédiaire, l'empreinte grecque, s'étendent à partir de la façade maritime. Elles marquent toutefois moins les campagnes que les villes, qui pour leur part, sur la côte, maintiennent sans doute à l'égard des pouvoirs autochtones une quasi-autonomie[81].
Les premières interventions desRomains remontent auxguerres puniques : ils cherchent alors, parmi les chefs berbères, des alliés pour contrer la puissance de Carthage[82]. AuIIIe siècle av. J.-C., la plus grande partie de l'actuelle Kabylie se trouve sur le territoire desMassæsyles (laMaurétanie), excepté la partie orientale qui fait partie du territoire desMassyles (laNumidie). La région est donc contrôlée en grande partie parSyphax, roi des Massæsyles et allié de Carthage.Elle passe après ladeuxième guerre punique sous le contrôle exclusif deMassinissa, roi des Massyles, régnant sur la Numidie et allié des Romains. Son règne, de à, est une période de développement de la partie orientale de la Kabylie, où il introduit l'agriculture, valorisant les grands espaces, sédentarisant et socialisant les populations numides. Dans l'ensemble, la Numidie restera par la suite, sous les Romains, une terre agricole prospère[83].
Globalement, leDjurdjura, la Kabylie maritime (mis à part quelques enclaves côtières) et lesBabors constituent des zones hostiles à la pénétration romaine : l'aspect boisé et inexploité de ces régions les oppose auxGuergour etFerdjioua, où la forêt a déjà subi une régression liée aux activités agricoles de populations berbères refoulées par la colonisation romaine, notamment des plaines sétifiennes. Les Romains mettent en place unlimes Bidendis dans la vallée du Sebaou et unlimes Tubusuptitanium dans celle de la Soummam, deux dispositifs militaires (voirLimes Africanus) destinés en particulier à contrer les assauts des populations du Djurdjura. La présence romaine s'établit principalement dans ces vallées, ainsi que sur lesHauts Plateaux[91]. Dans la partie orientale de la Kabylie, une urbanisation se développe le long des vallées et des routes, en lien avec la possibilité d'une présence romaine durable[92].
Dans l'ensemble de la région, les villes, qu'elles soient colonies ou simplesmunicipes, restent relativement peu nombreuses et les montagnards berbères relativement peu perméables à laromanité dont elles sont les foyers[93]. Il existe pourtant dans ces localités unchristianisme actif, de l'expansion duquel témoignent ce qui subsiste àTigzirt, alorsIomnium, d'une basilique duVe ou VIe siècle[87],[94], ou la présence à la même époque d'évêchés àSaldae[87] ouBida[95]. La Kabylie paraît même avoir été un des hauts-lieux dudonatisme, mouvement religieux sur lequel le général rebelleFirmus tenta de s'appuyer lors de la révolte qu'il conduisit auIVe siècle contre leslégions[87].
Les principaux vestiges romains de la région se trouvent àDjemila, l'antiqueCuicul, dans les moyennes montagnes de Petite Kabylie : le site, inscrit par l'Unesco aupatrimoine mondial[96], atteste, au travers de ses ruines et de ses mosaïques remarquablement préservées, de la vie florissante d'une colonie animée par une oligarchie locale prospère[97]. ÀAkbou subsiste un mausolée haut de13 mètres[98], probablement construit au milieu de ses terres pour un grand notable[99]. D'autres sites restent à fouiller, comme àAzeffoun celui deRusazus, la plus riche des villes de Kabylie à l'époque d'Auguste, où ont été signalés murailles, conduites d'eau et thermes[100].
Les récits des auteurs latins relatent l'alternance de replis défensifs et d'expansions sur les plaines des guerriers montagnards, qui forcent régulièrement les colons à se réfugier derrière les fortifications des cités[101]. Le pouvoir de Rome se heurte à plusieurs reprises à de vives résistances, des sept années de la guérilla deTacfarinas, qui s'achève en l'an 24 sous les murs d'Auzia, jusqu'aux révoltes, trois siècles plus tard, deFirmus etGildon, tous deux fils d'un grand chef tribal desBibans[102],[103].
L'invasion desVandales, qui atteignent la Kabylie en 429-430, ne rencontre guère d'opposition dans une population où beaucoup sans doute y voient surtout la fin de la domination romaine. Sur les débris de l'ordre impérial, leurroyaume (439–534), qui prend un tempsSaldae pour capitale, laisse se constituer dans son arrière-pays, parmi les Berbères alors appelés « Maures », des principautés pratiquement indépendantes[104]. Les Vandales, dont la présence numérique est faible et qui se rattachent au courantarien du christianisme, ignorent l'intérieur du pays et se concentrent sur le pillage des élites urbaines christianisées. Plusieurs défaites contre les Berbères cantonnent leur influence aux environs de Carthage. Les plaines fertiles basculent sous le contrôle de tribus venues desAurès. En 533, le roi vandale Gélimier est cerné dans l'Edough par les Byzantins conduits parBélisaire et finit exilé àConstantinople[105].
Vestiges de l'aqueduc romain à Ifrane, Toudja
LesByzantins, sousJustinien, parviennent à rétablir le contrôle impérial sur une partie de l'Afrique du Nord. Cependant ils suscitent l'hostilité des Berbères et leur pouvoir reste d'une grande fragilité[104]. EnAfrique proconsulaire comme en Numidie, les diversités religieuses, linguistiques et culturelles sont plutôt perçues par eux, à leur arrivée, comme un danger pour la cohésion de l'Empire dans ces provinces. Même s'ils contrôlent les plaines productrices de blé, l'étendue de la région, l'insuffisance des voies de communication et les disparités entre populations plus ou moins romanisées et non-romanisées réduisent leurs capacités de défense, à la veille de l'arrivée des Arabes[106]. S'y ajoutent de multiples facteurs de faiblesse : les Byzantins pratiquent un catholicisme « agressif », persécutant ariens, donatistes et juifs ; leur pouvoir est frappé d'une crise administrative marquée par la corruption, les abus des gouverneurs provinciaux et les impôts élevés ; laquelle se double d'une crise politique, les liens de vassalité finissant par disparaitre lorsque les chefs berbères ne sont plus payés par l'administration centrale. De plus, la présence byzantine n'a jamais regagné l'ensemble de l'ancien territoire romain, le renforcement des tribus berbères pendant la période vandale constituant un obstacle majeur. La Kabylie comme l'ensemble des montagnes duTell échappent à leur autorité, qui se limite aux environs deCirta, deCalama (Guelma) et de quelques villes fortifiées[105].
En 647, les cavaliersarabes etmusulmans mènent leurs premièresincursions enIfriqiya[109]. LeTell, pays montagneux et difficilement accessible à la cavalerie, reste en marge durant le premier siècle de la conquête. Les informations qui traitent de cette période sont rares et éparses : pour la Kabylie orientale, par exemple, on sait queMila fut prise en 678, avantConstantine, sans que l'on puisse dater exactement la chute de cette dernière, qui était pourtant un centre économique majeur[110] ; plus à l'ouest, dans les montagnes qui entourentSaldae (Béjaïa), l'opposition à laquelle les conquérants se heurtent est telle qu'ils baptisent la régionel aadua, « l’ennemie »[111]. Ici, comme ailleurs sous l'impulsion de chefs tels queKoceïla ouDihya (Kahena), les tribusberbères, parfois alliées auxByzantins, résistent pendant plusieurs décennies avant que lecalifatomeyyade, en 710, puisse faire duMaghreb entier une de ses provinces. Comme ses prédécesseurs, le nouveau pouvoir pèse d'abord sur les populations citadines. Cependant la religion des conquérants progresse rapidement[112]. Le souci d'échapper à l'inégalité juridique et fiscale qui frappe les non-musulmans joue sans doute un rôle important dans les conversions ; il peut aussi y entrer, comme auparavant dans l'adhésion audonatisme, une composante de protestation sociale[87],[113]. En 740, des tribus autochtones se révoltent contre la politique fiscale et la traite des esclaves conduites par les représentants deDamas[114] ; de l'Atlas marocain jusqu'à laLibye, les armées berbères rassemblées au nom de l'égalitarismekharidjite reconquièrent sur les troupes ducalifesunnite la plus grande partie de l’Afrique du Nord, d'où la présence arabe disparaît pour un temps[115].
En Kabylie, la période duVIIIe au XIe siècle voit se côtoyer, sur un territoire qui s'étend alors deCherchell àAnnaba et de laMéditerranée aux premières montagnessahariennes, trois groupes de tribus berbères aux dialectes proches et généralement alliés : à l'est de laSoummam, lesKetamas ; à l'ouest deDellys, lesSanhadjas ; entre eux, lesZouaouas[101]. Le peuple kutama, fort d'une population nombreuse, acquiert une position d'arbitre dans diverses luttes entre factions arabes ou berbères, puis vis-à-vis de l'émirataghlabide (institué en 800 et premier pouvoir dynastique autonome au sein ducalifat abbasside[116]), et sait en tirer parti. Ainsi, selonIbn Khaldoun :« Rien ne changea dans sa position depuis l'introduction de l'Islamisme jusqu'au temps des Aghlabides […] Fort de sa nombreuse population le peuple kutamien n'eut jamais à souffrir le moindre acte d'oppression de la part de cette dynastie. »[117]
Une fois établis en Égypte, les Fatimides laissent auxZirides, famille alors à la tête de la confédération sanhadja, la charge de défendre le Maghreb contre les tribuszénètes, alliées du califat deCordoue. La nouvelle dynastie s'installe à Achir puis en Ifriqiya. Par la suite, sa branchehammadide s'en détache et prend le contrôle duMaghreb central, qu'elle place en 1015 sous l'obédienceabbasside. En 1048, à leur tour, les Zirides d'Ifriqiya reconnaissent la légitimité du califat deBagdad et rompent avec le chiisme[120]. En représailles, les Fatimides envoient les ArabesBeni Hilal au Maghreb, qu'ils leur donnent en fief[121].
En 1067, pour mieux se protéger des attaques hilaliennes, mais aussi mieux tirer parti d'une évolution des échanges favorable au commerce méditerranéen, les Hammadides construisent sur le site deSaldae la ville deBéjaïa. Ils y déplacent leur capitale, précédemment établie à laKalâa des Béni Hammad, fondée soixante ans plus tôt dans leHodna[120]. Pour relier les deux cités est construite une route encore appelée de nos joursabrid n'soltan, « l'itinéraire du roi »[122]. Entretenant avec l'Europe des relations commerciales soutenues[123], centre politique du « royaume de Bougie », Béjaïa, qui acquiert le surnom de « perle de l'Afrique », est aussi un foyer de savoir et de culture dont le rayonnement s'étend à l'échelle de la Méditerranée, rivalisant avecCordoue. C'est à travers elle, par l'intermédiaire du mathématicien italienFibonacci, venu y étudier, que leschiffres arabes et lanotation algébrique sont diffusés en Europe[124]. C'est aussi un centre religieux de premier plan, « la petite Mecque de l'Afrique du Nord », lieu de résidence de nombreux savants et mystiques. Certains deviennent des saints vénérés par la population locale, commeSidi Boumédiène, dont le nom est encore honoré dans le Maghreb contemporain. Cependant la tolérance envers les non-musulmans est réelle, comme en témoigne la correspondance entre le sultan hammadideAl Nacir et lepapeGrégoire VII[115].
C'est à proximité de Béjaïa que se rencontrent vers 1120Abdelmoumen, alors jeune étudiant dans la cité, etIbn Toumert, réformateur religieux qui en a été expulsé, dont il devient le disciple avant de prendre à sa suite la tête dumouvement almohade[125]. Parti de « l'extrême Maghreb » (l'actuelMaroc), il s'empare de Béjaïa en 1151 et défait les Arabes hilaliens l'année suivante près de Sétif[126]. Renversant les royaumes en place, la dynastie qu'il fonde rassemble sous une autorité unique le Maghreb et une partie de lapéninsule Ibérique[127]. Dans la seconde moitié duXIIIe siècle, l'empire almohade s'effondre à son tour et laisse la place à une tripartition du Maghreb entreMérinides (Maroc actuel),Zianides (Maghreb central) etHafsides (Ifriqiya). L'espace compris entre Béjaïa, dans l'orbite du pouvoir hafside deTunis, et Dellys, jusqu'où s'étendent depuisTlemcen les possessions zianides, devient enjeu de rivalités entre les deux royaumes. Au cours des deux siècles suivants, les États maghrébins, en conflit permanent, font venir en renfort tantôt des mercenaires européens, tantôt les tribus arabes, jusque-là cantonnées plus au sud. De plus en plus affaiblis par leurs rivalités et les batailles de succession internes, ils finissent par laisser se constituer dans les villes principales des centres de pouvoir pratiquement autonomes, tandis que les campagnes sortent de tout contrôle[128].
Par ailleurs, plusieurs historiens ont relevé dans les sources médiévales la trace qu'il a existé, entre les tribus et l'État berbère musulman hammadide puis hafside, une relation « harmonieuse », qui montre qu'il n'était pas pour elles un corps étranger, que Béjaïa était « leur propre capitale » et qu'en retour elles étaient à la base de la puissance étatique. En témoigne leur mobilisation pour défendre le Béjaïa hammadide contre les Almohades, puis aux côtés de ses Hafsides tentant de s'affranchir de ceux de Tunis, ou contre les incursions zianides, mérinides et, pour finir,espagnoles[129].
En 1510, sur la lancée de laReconquista, lesEspagnols s'emparent deBéjaïa et organisent à partir de cette position desrazzias dans l'arrière-pays. C'est à ce moment[130], ou dans le dernier quart du siècle précédent[101], qu'émergent en Kabylie trois seigneuries ou principautés que les Espagnols dénomment les « royaumes » desAït Abbas, deKoukou et d'Abdeldjebbar. Le premier s'installe à laKalâa des Aït Abbas, au cœur de la chaîne desBibans, avant que sa lignée dirigeante, les Mokrani, ne le déplace plus au sud, dans laMedjana, se rapprochant ainsi des lieux d'origine des royaumesziride ethammadide. Le deuxième se constitue sur les terres des Belkadi, descendants du juriste Al Ghobrini[note 15]. Le dernier s'implante à une trentaine de kilomètres de Béjaïa, dans la vallée de laSoummam[130].
La Kalâa devient la nouvelle capitale des habitants des environs de Béjaïa quand, après la prise de la ville, ils cherchent protection à l'intérieur des terres. Le site, ancienne place forte hammadide et étape sur l'abrid n'sultan, a été retenu par Abderahmane, prince bougiote, pour des raisons de sécurité. Initialement alliée desHafsides, la dynastie s'en émancipe. Abdelaziz, petit-fils d'Abderahmane, prend le titreberbère d'amokrane. Sous son règne, la Kalâa gagne en importance : au cœur duroyaume des Beni Abbès (dit aussi « de la Medjana »), la cité compte à son apogée 70 000 habitants, rivalisant avecTunis ; elle se dote de fabriques d’armes, en s’aidant du savoir-faire des renégats chrétiens[131] et desAndalous chassés d’Espagne, qu’elle accueille en grand nombre[132].
Le village deKoukou.Kabylie et Régence d'Alger, 1500-1750
Entretemps les Hafsides ont été évincés de leurs possessions, en Kabylie comme dans tout l'Est algérien. Dès la première moitié duXVIe siècle, les Ottomans implantent dans la région plusieurs forts (borj) en vue de la contrôler[101]. Ils s'y heurtent à la résistance de la population, qui s'organise en Grande Kabylie autour du royaume de Koukou, et de celui des Aït Abbas dans les Bibans et la vallée de la Soummam[142] : les communautés rurales, tout en défendant leur autonomie face à l'hégémonisme de ces seigneuries, les soutiennent pleinement face aux tentatives « prédatrices » de l'État que mettent en place les Ottomans[68]. En 1520, Ahmed Belkadi, attaqué parKhayr ad-Din Barberousse, le défait lors de labataille des Issers ets'empare d'Alger. Il y règne plusieurs années avant d'être à son tour vaincu par Khayr ad-Din, allié aux Aït Abbas. Abdelaziz, sultan des Aït Abbas, est quant à lui tué en 1559 au cours d'une bataille contre les Ottomans : ils exposent sa tête une journée entière devant la porte de Bab Azzoun, à Alger, avant de l'enterrer dans une caisse en argent[143].
EnPetite Kabylie, le royaume des Aït Abbas se maintient pendant toute la période de la régence d'Alger. En 1664, leduc de Beaufort, envoyé parLouis XIV, lance uneexpédition contre Jijel. Après quatre mois d'hostilités, les Français abandonnent la ville assiégée par les troupes ottomanes et berbères : ils laissent en trophée aux Aït Abbas plusieurs pièces d'artillerie en bronze, dont l'une a été retrouvée à la Kalâa[144]. Le royaume contrôle les défilés desPortes de Fer (en kabyleTiggoura, « les Portes », etDemir kapou en turc), point de passage stratégique sur la route d'Alger àConstantine. La Régence verse untribut pour le passage de ses troupes, dignitaires et commerçants. C'est dans l'Algérie d'alors le seul endroit où le pouvoirmakhzen paye un tribut à des populations locales insoumises[145],[note 16].
Globalement, les royaumes kabyles, qui bénéficient d'une certaine reconnaissance internationale (représentations diplomatiques en Espagne, notamment), contribuent à maintenir l'autonomie de la région[147]. Vis-à-vis de la Régence, après une période de rivalité exacerbée où alternent phases de paix et de guerre pour le contrôle d'Alger, les relations se stabilisent à l'époque desdeys ; l'autonomie kabyle fait l'objet d'un assentiment tacite qui marque une étape importante dans la constitution de l'identité régionale[101]. Conséquence durable de l'intervention ottomane : à partir duXVIe siècle, Alger succède à Béjaïa dans le rôle de principal centre urbain et de réceptacle des populations de Kabylie[121]. Les commerçants kabyles sont très présents dans la ville, qu'ils ravitaillent avec les produits agricoles et artisanaux de leur région[148]. Pour contrebalancer le pouvoir desjanissaires, de nombreux corsaires et miliciens de la Régence sont recrutés localement, notamment parmi les Kabyles. Le deyAli Khodja s'établit dans la Casbah, sous la protection de soldats kabyles, pour imposer son autorité face aux janissaires[149]. La famille d'Ahmed Bey, dernierbey de Constantine, mène une politique d'alliance matrimoniale avec les Mokrani et d'autres familles de la région[150].
En 1830, lesFrançais se lancent à laconquête de l'Algérie. Au début, l'expédition est dirigée contreAlger. Mais très tôt, les envahisseurs cherchent à occuper l'ensemble du pays, notamment la Kabylie contre laquelle sont dirigées plusieurs expéditions. Les tribus kabyles combattent sur tous les fronts, d'Alger jusqu'àConstantine.Mis à part les renforts envoyés à labataille de Staoueli, leur premier contact avec les troupes françaises a lieu en 1831, près deMédéa, où Ben Zamoun mène au combat les hommes desIflissen[152].
Béjaïa, passée sous le contrôle de la tribu des Mezaïa après la chute dudey d'Alger, connaît plusieurs incidents avec des navires français et anglais. En 1831, deux expéditions visant à lui imposer comme caïd un dénommé Mourad, puis un certain Bou Setta, sont mises en échec. Une nouvelle expédition aboutit en 1833 à la prise de la ville, après une résistance intense de ses habitants. Cependant les Français ne parviennent pas à en conquérir les alentours[153].
En 1844, la vallée duSebaou est conquise, puis la partie de la Petite Kabylie comprise entreCollo etJijel, soumise en mai et juin 1851 parSaint-Arnaud[154]. En Haute Kabylie, LallaFatma N'Soumer, issue d'une famillemaraboutique, prend la tête de la résistance à la conquête[155]. Lecherif Boubaghla en est une autre figure. Originaire deMiliana, arrivé en Kabylie vers 1850 pour prôner la guerre sainte contre les Français, il mobilise principalement les tribus du versant sud du Djurdjura, une partie desAït Abbas (pourtant en traité de paix avec la France) et lesAït Melikech. Après une campagne infructueuse dans la vallée de laSoummam et un échec à reprendreBéjaïa, il franchit leDjurdjura pour se joindre aux forces de Lalla Fatma N'Soumer, notamment pour labataille du Haut Sebaou. De retour dans la région desAït Melikech, sa troupe de partisans fortement diminuée, il finit par mourir au combat, le, contre une troupe française dirigée par legénéral Camou[156]. La domination française ne prend durablement le dessus en Kabylie qu'après lachute d'Icheriden, forteresse située à 1 065 mètres d'altitude, en juin 1857[157].
La région suscite encore des soulèvements périodiques, qui vont culminer avec la « révolte de Mokrani ». Les années qui précèdent celle-ci sont marquées par un mécontentement général : religieux pour une part, l'activité des missionnaires chrétiens rencontrant l'hostilité des chefs tribaux et des confréries qui prônent ouvertement ledjihad ; mais aussi social et politique, avec la grande famine de 1867 et la perte de prérogatives des chefs traditionnels alliés de la France comme lecheikh El Mokrani (seigneur des Aït Abbas nommébachagha par la France), face à une administration qui se veut de plus en plus présente. Ainsi, dans la région deBordj Bou Arreridj, où les Mokrani possèdent de nombreuses terres, leswakil qui leur étaient fidèles sont remplacés par descaïds aux ordres directs de l'administration coloniale, tandis que la ville elle-même est mise sous « administration civile »[158].
En mars 1871, El Mokrani se soulève et parvient à entraîner avec lui la confrérie religieuse de laRahmaniyya, dans une révolte appelée en kabylennfaq urumi, « la guerre du Français »[159]. En dépit de la mort ducheikh le 5 mai, puis de la soumission de la confrérie le 30 juin, la rébellion n'est entièrement vaincue qu'en janvier 1872 ; la répression se solde par une énorme amende de guerre, la confiscation de446 000 hectares[154], de nombreuses arrestations et des déportations enNouvelle-Calédonie (c'est l'origine des « Algériens de Nouvelle-Calédonie »)[160]. La fin de la révolte est aussi considérée comme celle duroyaume des Aït Abbas, fondé auXVIe siècle[161].
L'administration française, à travers ses « bureaux arabes », procède à l'arabisation des noms de famille et de lieu. C'est ainsi que, par exemple,Iwadiyen devientles Ouadhias,Aït Zmenzer est transformé enBeni Zmenzer ou encoreAït Yahia enOuld Yahia. Après la révolte des Mokrani, ces actions, d'après l'analyse d'Alain Mahé[162], prennent le caractère d'une politique de destruction de l'identité kabyle : pour casser la cohésion de la société villageoise, la généralisation de l'état civil donne lieu à l'attribution de noms arbitraires et différents aux membres d'une même famille[163].
En réaction à ces transformations, les oppositions à l'autorité coloniale se poursuivent notamment sous la forme du banditisme.Arezki El Bachir ouAhmed Saïd ou Abdoun sont parmi les bandits les plus célèbres de la région dans les années 1890 et il est possible d'interpréter leurs actions comme une opposition à l'administration coloniale.
La médersa de laKalâa des Aït Abbas, fondée par les Oulémas algériens en 1936.
Chez les militaires et fonctionnaires français se développe le « mythe kabyle » : beaucoup voient la région comme la plus à même de se « franciser », sur la base notamment de similitudes entre l'assemblée villageoise traditionnelle,tajmâat, et la cité démocratique de laGrèce antique, rapprochement où ils trouvent les indices d'un excellent « potentielrépublicain ». La Kabylie est aussi considérée comme imparfaitement islamisée, donc plus facilement « rechristianisable »[164]. Desmissionnaires chrétiens y mènent des campagnes d'évangélisation jusque dans les villages les plus reculés.Ledroit coutumierberbère y est globalement maintenu, alors qu'il est aboli enpays chaoui au profit dudroit musulman. Enfin, l'enseignement enfrançais y est relativement courant jusqu'au certificat d'études, alors que partout ailleurs, c'est la scolastique coranique, enarabe classique, qui est favorisée[165]. La Kabylie voit ainsi l’émergence d'une élite laïcisée et modelée par l'école française. Ces intellectuels laïques vont se confronter notamment au courant « réformiste » conduit par lesoulémas algériens à partir de 1931, appuyés sur le réseau d'enseignement deszaouïas qu'ils dirigent dans la région[164].
La colonisation entraîne aussi, dès le début duXXe siècle, un développement de l'émigration vers la France : en 1913, on évalue la présence kabyle dans ce pays à 13 000 immigrés. C'est alors une immigration qui ne se disperse pas dans la société française, mais semble au contraire se regrouper en reproduisant la structure des villages traditionnels[166].
En dépit du « mythe kabyle », la contribution de la région est massive dans les différentes formes de résistance qui s'organisent face à la colonisation. Nombreux sont lesKabyles à participer à la création, en 1913, de l'Amicale des instituteurs indigènes, tout comme plus tard à celle, en 1931, de l'Association des oulémas algériens, dont les médersas serviront de support à la diffusion des idées nationalistes. En 1926, parmi les émigrés qui fondent l'Étoile nord-africaine, 5 sur 8 des premiers dirigeants sont originaires de Kabylie[167]. La région est touchée de plein fouet par lesévénements du 8 mai 1945 : l'insurrection, partie deSétif, s'étend àKherrata etGuelma ; la répression fait des milliers de morts parmi la population civile, les abords de Kherrata sont bombardés par lamarine française[168]. En 1949, au sein du principal mouvement nationaliste algérien d'alors, lePPA-MTLD, éclate la « crise berbériste » : elle oppose à la direction du parti des militants en désaccord avec sa ligne dite « arabo-islamique ». Certains sont éliminés, d'autres, sous la menace de l'exclusion, se rallient à l'orientation alors dominante[164].
La Kabylie dans la Guerre d'Algérie : La Wilaya III
Pendant laGuerre d'Algérie, l'organisation duFLN et de l'ALN crée pour la première fois un territoire administratif kabyle, laWilaya III[19]. C'est que la région se trouve au cœur de la résistance au colonialisme français[169]. C'est aussi, avec lesAurès, l'une des plus touchées par la répression, du fait de l'importance des maquis et de l'implication de ses habitants. Le FLN y recrute plusieurs de ses dirigeants historiques, parmi lesquelsAbane Ramdane,Krim Belkacem etHocine Aït Ahmed, ainsi que des chefs militaires comme le colonelAmirouche Aït Hamouda[170]. C'est également en Kabylie que se tient en 1956 lecongrès de la Soummam, le premier du FLN. Au plus fort des combats, les effectifs de l'ALN rassemblent en Kabylie 12 000 hommes qui disposent d'un fonds de500 millions defrancs algériens[171].
Bastion de l'ALN, la région est aussi le lieu de certaines des plus marquantes de ses victoires, comme labataille de Bouzegza[172]. Les tentatives d'infiltration menées par l'armée française sont souvent tenues en échec, voire parfois retournées contre elle comme dans le cas de la « Force K » de 1956, officiellement commando armé par l'armée française pour combattre le FLN et en réalité cellule de collecte d'armes et d'espionnage pour le compte de la wilaya III[173]. Deux années plus tard, les services spéciaux français ripostent en lançant dans le maquis kabyle la « bleuite », vaste opération d'intoxication qui provoque despurges dévastatrices dans les rangs de la wilaya III, sous les ordres ducolonel Amirouche[174].
Cependant la mobilisation de la région résiste à la répression des populations civiles (destruction des ressources agricoles, pillage, fouille et destruction de villages, déplacement de populations, création de zones interdites, etc.)[175] comme à l'ampleur des moyens militaires déployés, notamment en 1959 lors de l'opération « Jumelles », dans le cadre duplan Challe[176]. Après la mort d'Amirouche le et sous l'impulsion de ses successeursAbderrahmane Mira puisMohand Oulhadj, la wilaya III se réorganise en éclatant ses grosses unités en formations plus petites et en rapatriant lesmoussblines (agents de liaison avec la population) dans les maquis. Après le plan Challe, les femmes prennent petit à petit un rôle accru : non soupçonnées par l'armée française, ce sont elles qui de plus en plus souvent assurent le renseignement et le rôle de police dans les villages[177]. En 1961, l'ALN parvient à occuper plusieurs postes militaires français[178].
Lors de l'indépendance de l'Algérie, les wilayas III (Kabylie) etIV (Algérois) s’opposent au Bureau politique du FLN rassemblé autour d'Ahmed Ben Bella, qui s'appuie sur les forces de l'armée des frontières commandée parHouari Boumédiène. Fin, des affrontements éclatent dans l'Algérois et aux frontières de la Kabylie, faisant officiellement 1 000 morts. Ben Bella prend le pouvoir mais ses relations avec la wilaya III restent tendues. En octobre 1962, il obtient de Mohand Oulhadj un accord autorisant le déploiement de l'Armée algérienne (Armée nationale populaire) sur le territoire de la wilaya et entraînant la dissolution de la plupart de ses unités[179]. En 1964, Mohand Oulhadj remet à l’État algérien, contre récépissé, un trésor comprenant notamment 46 lingots d'or et plusieurspièces d'or et d'argent, pour un montant avoisinant4 millions defrancs[180].
Sur le plan politique, la Kabylie est régulièrement le cadre de mouvements de contestation du régime d'Alger. Dès 1963, leFFS (Front des forces socialistes) emmené parHocine Aït Ahmed et Yaha Abdelhafid met en cause l'autorité duparti unique. Jusqu'en 1965, l'ANP mène dans la région une répression qui fait plus de quatre cents morts[181].
En avril 1980, à la suite de l'interdiction d'une conférence de l'écrivainMouloud Mammeri sur la poésie kabyle ancienne, émeutes et grèves éclatent à Tizi-Ouzou ; la Kabylie et les universités algéroises connaissent plusieurs mois de manifestations réclamant l'officialisation de lalangue berbère : c'est le « Printemps berbère ». D'autres affrontements ont lieu à Tizi-Ouzou et Alger en 1984 et 1985[154]. Accompagné en 1989 de la création d'un nouveau parti, leRCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) deSaïd Sadi, le réveil culturel s'intensifie en réaction au durcissement de l'arabisation que connaît l'Algérie dans les années 1990[182]. En 1994-1995, l'année scolaire fait l'objet d'un boycott appelé « grève du cartable »[183]. En juin et juillet 1998, la région s'embrase à nouveau après l'assassinat du chanteurLounès Matoub et à l'occasion de l'entrée en vigueur d'une loi généralisant l'usage de lalangue arabe dans tous les domaines[184],[185].
En avril 2001, un jeune lycéen est tué dans une gendarmerie ; il s'ensuit de graves émeutes qui accentuent la rupture avec les autorités : c'est le « Printemps noir », au cours duquel l'intervention des services de l'État fait123 morts et deux milliers de blessés, dont certains mutilés à vie[186],[187]. La révolte touche les régions kabylophones deswilayas deBouira,Bordj Bou Arreridj,Sétif etJijel, parties intégrantes de la wilaya III historique, mais restées jusque-là relativement à l'écart du mouvement identitaire[19]. Le gouvernement est conduit à négocier avec leMouvement citoyen des Aarchs, mobilisé autour de laplateforme d'El Kseur : les revendications de celle-ci, qui se veulent un remède au « mal algérien » dans sa globalité (justice sociale, économie…), sont jugées par le gouvernement régionalistes et menaçantes pour l'unité et la cohésion nationales[188]. Toutefois, en 2002, le tamazight est reconnu en tant que langue nationale[189].
Les septwilayas où s'inscrit le périmètreThenia -Sétif -Jijel totalisent une population d'environ six millions de personnes[note 17],[193] dont, suivant les estimations, de trois à trois millions et demi de kabylophones[55]. Selon le recensement de 2008, lawilaya de Tizi Ouzou compte plus d'1,1 million d'habitants, répartis en 67 communes[194], alors que les52 communes de lawilaya de Béjaïa rassemblent près d'un million d'habitants[195]. Le reste des populations kabylophones de la région se répartit sur la moitié est de lawilaya de Boumerdès, la moitié nord de lawilaya de Bouira, le nord de lawilaya de Bordj Bou Arreridj, l'ouest de la wilaya de Jijel, et le nord-ouest de lawilaya de Sétif.
LesKabyles contemporains font partie du vaste ensemble des héritiers des premiersBerbères, dont les origines ont donné lieu à une multitude d'hypothèses. Les spécialistes restent partagés entre tenants d'un foyer initial moyen-oriental ou africain ; les estimations de l'époque d'apparition duberbère en Afrique du Nord varient de 8 000 à 2 500 ans avant notre ère[196]. Les données archéologiques et linguistiques disponibles ne permettent pas de trancher mais elles établissent suffisamment l'ancienneté et la continuité de la présence des Berbères dans leur espace actuel pour qu'on puisse les qualifier d'autochtones[197].
La question de l'origine des hautes densités montagnardes kabyles divise encore les historiens. Aux extrêmes s'opposent la thèse d'un peuplement dense très ancien, antérieur à la présence romaine, et celle d'un afflux tardif, consécutif à l'arrivée des Arabes[198]. Toutefois, un relatif consensus se dégage sur plusieurs points. Pour commencer, une distinction semble s'imposer, pour l'ensemble de l'Afrique du Nord, entre un premier peuplementberbère, « paléo-montagnard », caractérisé par la pratique des cultures en terrasses, s'étendant progressivement depuis les Aurès et l'Atlas saharien jusqu'aux Hautes Plaines ; et un second, « néo-montagnard », ignorant la technique des terrasses et propre aux massifs du Tell : c'est à cette seconde vague, plus tardive, que l'on rattache les premières populations de Kabylie[199].
Jusque vers 1900, la base de l'économie régionale reste une arboriculture de montagne dont l'olivier et lefiguier constituent les deux piliers[201]. Les productions céréalières sont l'apanage des quelques propriétaires de terres de fond de vallées mais, après la révolte de 1871, celles-ci sont confisquées au profit des colons. Quant à l'élevage, principalement caprin, quelquefois ovin ou bovin, il est limité par l'exiguïté des sols disponibles pour les pâturages[201].
Avant la conquête française, l'une des principales sources de revenus extra-agricoles est constituée par l'artisanat et en particulier la fabrication desarmes, le travail dubois et letissage. La perte de l'indépendance entraîne la fermeture des fabriques d'armes et la confiscation des forêts. Le tissage se maintient jusqu'à nos jours grâce à la demande persistante deburnous et de couvertures de laine mais a largement perdu de son importance économique. Beaucoup d'activités artisanales ont disparu et celles qui subsistent, comme labijouterie, apparaissent très menacées[201].
Le barrage de Taksebt, d’une capacité de180 millions de mètres cubes (dans la commune d'Ouacif).
L'émigration est l'autre grande source de revenus complémentaires de la Kabylie précoloniale. Elle s'étend alors à toute l'Algérie et à une partie de la Tunisie, tout en conservant très généralement un caractère temporaire. À la suite de la colonisation, qui en élargit le champ à la métropole française, elle devient un phénomène massif. En 1948, pour une famille kabyle moyenne qui tire de ses terres un revenu annuel de 50 000 francs[note 18], l'émigré, qui rapporte en moyenne 100 000 francs par an, représente un complément de revenu souvent indispensable[202].
Les équipements de base des villages comme les routes secondaires, les écoles, les bibliothèques, la rénovation des puits, l'entretien des moyens d'irrigation et les mosquées ont souvent été financés avec les revenus de l'émigration. Dans les pays d'accueil, les immigrés reconstituaient les assemblées de village (tajmaat) pour décider des projets pouvant profiter à la population. Cette dynamique explique que les villages kabyles aient su résister dans une certaine mesure à l'émigration massive de leurs habitants[203]. L'aide de ladiaspora constitue toujours un facteur de dynamisme. En même temps, les fonds ainsi apportés, collectés et gérés par les assemblées villageoises accentuent l'autonomie des villages kabyles[204].
Après l'indépendance, la région connait divers plans de développement économique. Dans un premier temps (1967-1973) l’État procède à la création de petites entreprises publiques axées sur l'artisanat traditionnel, pour favoriser la création d'emplois dans les zones rurales et les dynamiser. De manière complémentaire, il développe jusqu'en 1980 des complexes industriels spécialisés, comme ceux des sociétés ENIEM (électroménager) àTizi Ouzou ou ENPC (plasturgie) àSétif. Le secteur privé, qui est alors délaissé par les politiques publiques, correspond le plus souvent à de petites unités de production, dans l'agroalimentaire ou les produits de construction, destinées au marché local ou régional[205].
Dans les décennies suivantes, en raison de divers facteurs (dévaluation de la monnaie, fragilité des structures financières, prix administrés, etc.), les conditions d'activité de beaucoup d'entreprises publiques locales se dégradent, y compris dans le secteur de l'artisanat traditionnel. De la même façon, les grandes entreprises publiques, dépendantes des mesures de soutien de la demande, souffrent de la contraction de celle-ci à la suite de la dévaluation du dinar et de l'augmentation des charges d'exploitation. Ainsi, une entreprise comme ENIEM voit sa production chuter dans les années 1990. Les années 2000 voient émerger un secteur privé dynamique. La création d'entreprises augmente, l'activité se diversifie vers des domaines technologiquement complexes et, fait nouveau, de grandes entreprises privées de dimension internationale se constituent[205].
Sur le plan sectoriel, l'agroalimentaire connait dans la région un certain développement, avec la constitution d'une multitude d'unités de production de produits laitiers et de glaces, mais aussi l'implantation d'usines de grands groupes commeCevital ou la société d'eaux minéralesIfri. Traditionnellement prédominante, l'agriculture de montagne perd de la place au profit de l'industrie manufacturière locale, plutôt située vers les Hauts Plateaux, et de l'industrieagro-alimentaire. Par ailleurs, la Kabylie fournit une grande partie de l'eau potable aux régions fortement urbanisées qui la bordent à l'est et à l'ouest[206].
Le tourisme est une autre activité pour laquelle la région, qui auXIXe siècle était qualifiée de « Suisse sauvage »[207], bénéficie d'atouts. Dans lawilaya de Béjaïa, le groupe Cevital obtient en 2008 une assiette foncière de26 hectares à l'intérieur de la zone d’expansion touristique (ZET) d’Agrioun, àSouk El Ténine (une station balnéaire située à une trentaine de kilomètres à l’est du chef-lieu de wilaya), pour l’implantation d’un complexe touristique moderne[208].
Pourtant les limites du développement régional se traduisent par un chômage endémique important, qui frappe en particulier la jeunesse. En 2006, le nombre de chômeurs s'élève officiellement à 25,6 % de la population active dans la wilaya de Tizi Ouzou[209].
L'organisation sociale kabyle a connu des évolutions au cours de son histoire, tout en préservant certains de ses traits. La société pré-coloniale reposait sur un ordre lignager et sur l'imbrication les unes dans les autres de plusieurs structures sociales : les lignages constituent des clans (axerrub,adrum), qui forment desvillages (taddart) eux-mêmes regroupés entribus (âarch) ; les tribus peuvent à leur tour être associées dans des ensembles plus vastes, lestaqbilt ouconfédérations.
Régence d'Alger et Kabylie, 1500-1750
Kabylie et Régence d'Alger, 1500-1750
1750
Confédérations et tribus, Grande Kabylie, 1940
Cette organisation hiérarchisée comporte des exceptions : ainsi certains villages ne font partie d'aucune tribu. La confédération est une structure souple, les notables des tribus confédérées se réunissant pour gérer les événements exceptionnels, comme les conflits armés. DuXVIe siècle jusqu'à laconquête française existent en outre deux grandes ligues (seff) qui sont des agglomérats de confédérations tribales,seff n wadda (la « ligue du bas ») etseff n ufella (la « ligue du haut »)[210].
Le rôle politique des confédérations prend fin avec la colonisation et le maillage administratif de la région. Les quelques confédérations qui subsistent, comme celle desAït Iraten, n'ont plus de rôle d'identification sociale[210].
La fin de la période coloniale voit se superposer un niveau d'organisation officiel, la commune administrative, et un niveau « occulte », latajmaât, avec sesqanun, ses ressources propres, ses amendes et ses agents d'exécution. L'assemblée villageoise gère avec grande liberté les affaires locales, exerce les pouvoirs de police et jouit auprès de la population de plus d'autorité que les agents assermentés par l'administration française. Lesqanun font même l'objet d'un renouvellement, signe d'une activité réelle de l'institution[210].
Après l'indépendance du pays, toujours en marge des structures officielles que sont lesassemblées populaires communales, lestajmaât se maintiennent, avec des prérogatives érodées. Elles mettent à contribution tous les citoyens, émigrés compris. Mais ne gérant plus que les travaux d'utilité publique (voirie, eau potable…), souvent pour pallier les insuffisances des institutions officielles, ou bien des manifestations culturelles comme le sacrifice d'automne (timechret), elles souffrent alors d'un certain anonymat.
Le réveil identitaireberbère va leur donner un nouveau souffle et inverser la tendance historique.
LePrintemps berbère de 1980 s'accompagne d'un réinvestissement de l'espace du village, par les jeunes notamment, qui évite sa transformation en « musée ». La loi sur le pluralisme (1988) permet la création de « comités de village » à statut associatif et d'associations diverses, véritable version moderne de latajmaât. Les villages kabyles possèdent tous au moins une des trois structures :tajmaât, comité de village ou association, la première se maintenant dans certains villages à côté des comités et associations, comme une sorte de « conseil des sages » (lâaqel n taddart).
Au cours des années 1980 et 1990, le renouveau identitaire va parfois jusqu'à la restauration des tribus et de leurs conseils. C'est le cas desAït Djennad (1987), Aït Bouaddou (1990), Illoulen Ousammer (1995), qui réglementent les cérémonies et les dépenses effectuées lors des célébrations (mariages, circoncisions et retours depèlerinage), avec des sanctions prévues.
Lors duPrintemps noir de 2001, lestajmaât et les comités de village servent d'ossature à la revendication identitaire et de cadre politique à la mobilisation, se substituant aux partis politiques. Dans leur cadre que s'organisent les marches, la réquisition des moyens de transport et la solidarité avec les victimes de la répression.
En 2001, le mouvement désigné comme leMouvement citoyen des Aarchs marque aussi le retour dans la société de la tribu.
Ce renouveau des formes d'organisation traditionnelles dans la société kabyle est lié à la « sacralité » de l'espace villageois. Comme lalangue, la société traditionnelle kabyle cherche à négocier son rapport au changement pour assurer sa pérennité[210].
LesKabyles font partie desBerbères (Imazighen). Leur langue, lekabyle (taqbaylit), parlée par la grande majorité de la population[55], est une variété duberbère (tamazight).
En Grande Kabylie et dans la partie de la Petite Kabylie où le kabyle prévaut, il est la langue maternelle et quotidienne de la presque totalité de la population[55]. Là où populations kabylophones et arabophones sont en contact, un bilinguisme kabyle-arabe algérien est pratiqué de part et d'autre[55]. ÀBéjaïa et àTizi Ouzou, où la population urbaine traditionnelle était majoritairement arabophone, l'exode rural qui a suivi l'indépendance a généralisé la diffusion du kabyle[211]. Quant à l'arabe littéral, son emploi est cantonné au système d'enseignement et aux administrations de l'État central[55]. En pratique, c'est plutôt le français qui est employé pour les usages écrits ou savants et, de façon presque exclusive, dans le commerce et la publicité[212].
Signalisation trilingue à la faculté de Tizi-Ouzou.
Si le territoire de Grande Kabylie compte peu d'habitants de langue maternellearabe, Basse et Petite Kabylies ont été davantage arabisées. En Basse Kabylie, l'arabisation remonte à la période ottomane. À cette époque, des terrains de la région ont été concédés à quelques familles d'origine turque ou arabe ainsi qu'à la tribu desIamriwen, constituée d'aventuriers et de proscrits des autres tribus kabyles[213]. En même temps que la garde et l'usage des terres de plaines, ils recevaient de leurs commanditaires un cheval avec la charge de tenir en respect les populations avoisinantes. Leur contrôle s'est étendu jusqu'en Haute Kabylie, sur toute la moyenne vallée duSebaou ; là, comme dans les basses plaines, leMakhzen s'est montré un puissant facteur d'arabisation. Toutefois, on a assisté depuis à une rekabylisation partielle de ces territoires[214].
En Petite Kabylie, le kabyle était encore majoritairement parlé auXIXe siècle jusqu'au-delà de l'oued El Kebir. Si Jijel et ses environs étaient déjà arabisés, vers l'intérieur il n'y avait pas encore de rupture territoriale entre les parlers kabyle et chaoui. Aujourd'hui leGuergour est à moitié arabophone et leFerdjioua, en totalité. À l'est, l'expression deKabyles el hadra a été créée auXVIIIe siècle[215] pour désigner les montagnards arabophones du Nord-Constantinois ayant acquis la culture urbaine et abandonné la vie de montagne[216].
La religion majoritaire est l'islam sunnite. La région lui a fourni jusqu'à nos jours des représentants éminents, commeAbderrahmane Chibane, qui a été président desoulémas algériens[217]. Comme dans la plus grande partie de l'Algérie, les musulmans suivent en Kabylie la doctrinemalékite. Leur pratique religieuse présente toutefois plusieurs particularités. Ainsi la fête de l'achoura (appelée localementTaâchourt) se voit donner une importance spéciale, qui renvoie peut-être auchiisme desFatimides[111]. Le mouvement desmarabouts et celui deszaouïas ont aussi imprimé leur marque. Comme l'a écritMouloud Mammeri :
« Aux Almoravides, le maraboutisme doit son nom et en partie la vocation […] La baraka du marabout est un pouvoir surnaturel, il a opéré des miracles et pour cela, il est le lieu à la fois de tous les espoirs et de toutes les craintes[218]. »
Historiquement, l'islam maraboutique s'enracine dans la tribu, structure fédérative qui a en permanence besoin de forces capables de modérer les rapports en son sein. Le maraboutisme, surtout à partir duXVe siècle et de son essor dans tout leMaghreb, traduit la prise en charge de ce rôle par la religion. À l'époque, la déliquescence desÉtats centraux et les intrusions chrétiennes (espagnoles) enAfrique du Nord amènent à un état de confusion général parmi les musulmans. Le mouvement maraboutique, essentiellement spirituel et mystique à l'origine, se donne alors un rôle temporel et politique, en réponse aux attentes des populations.
La prise deJijel par lesOttomans, en 1513, en fait un port de débarquement pour les imams mystiques et missionnaires qui ont fui l'Espagne et qui trouvent dans la région une terre d’accueil. Cependant, contrairement à d'autres endroits du Maghreb, ce processus n'aboutit pas, en Kabylie, à la prise du contrôle politique de principautés par les marabouts. Ainsi les royaumes deKoukou et desBeni Abbès ne sont pas dirigés par des lignées maraboutiques et les tribus maraboutiques n'ont pas non plus de rôle prépondérant, sur le plan politique, dans la région. C'est dans le domaine dufiqh, la jurisprudence, que les marabouts développent leurs compétences. Leur action modératrice complète le rôle de latajmaât, vrai centre du pouvoir politique et lieu d'élaboration desqanuns, les lois et règlements qui s'appliquent à tous. Leszaouïas apparaissent ainsi comme une sorte de contre-pouvoir, tempérant les conflits et maintenant les équilibres sociaux[219].
L'importance de la zaouïa dépendait de la renommée du marabout fondateur. Les familles maraboutiques disposaient en Kabylie d'un droit de protection appelélaânaya, privilège souvent utilisé comme droit de passage à travers la région. Durant la période ottomane, les marabouts ont servi d'intermédiaire entre la société kabyle et lescaïdats, structures administratives mises en place par larégence d'Alger dans les villes littorales (Béjaïa,Jijel…) et en périphérie (Boghni,Bouira…) de la Kabylie, qui restait globalement hors de son contrôle. Les caïds leur demandaient de faire passer souslaânaya (protection) des troupes deBéjaïa, possession de la Régence isolée par les montagnes, jusqu'àAlger. En échange, la Régence rémunérait les marabouts et leurs zaouïas, et prenait parfois en charge le financement des travaux de leurs mausolées[220].
LesFrançais, au contraire, ont considéré comme gênante l'implantation des marabouts en Kabylie : vus comme des « agents provocateurs » capables de dresser contre eux la population, ils constituaient à leurs yeux une « caste parasitique », aux tendances manipulatrices, qui rendait impératif l'affaiblissement du rôle de l'islam dans la société kabyle. De nos jours, la « caste maraboutique », avec son influence politico-religieuse, n'existe plus en tant que telle, mais elle a laissé en héritage à la région un ensemble de pratiques religieuses qui rythment la vie sociale et un réseau de zaouïas et de mausolées toujours fréquentés[221], qui continuent d'exercer leur attraction à la fois comme lieux de visite, de mémoire populaire et de pèlerinage. Celui de Cheikh Amokrane àAit Zellal draine ainsi les foules pendant les fêtes detaâchourt et dumouloud[222]. Les zaouïas, qui ont historiquement joué le rôle de « Mecque des Kabyles », enseignaient, en plus d'un savoir religieux, les règles sociales du pays à des élèves venus de toute l'Algérie, y compris des grandes villes et du Sahara. Elles ont connu au cours duXXe siècle un net déclin de leur influence[223].
À côté des musulmans existent des minoritéschrétiennes,catholiques ouprotestantes de diverses confessions :anglicans,baptistes et plus récemmentévangéliques[224]. Lesjuifs, qui ont presque tous quitté le pays à l'issue de laguerre d'Algérie, avaient auparavant une présence significative dans les régions deSétif et deBéjaïa. Dans cette dernière ville, le quartier deKaramane en abritait une importante communauté : on y trouve encore le bâtiment de l'anciennesynagogue[225].
Venant après les traductions de laSociété biblique britannique, une édition d'émanation catholique desquatre évangiles enkabyle a été publiée de 1987 à 1991[226]. Des travaux entrepris pour la traduction duCoran et la rédaction d'un lexique religieux en kabyle ont abouti à une parution en 1998[227].
LeRCD et leFFS sont les plus vieux partis politiques en Kabylie[228], ces partis dits « kabyles » militent parfois pour les revendications berbères, mais ne sont pas des partis communautaires. Toutefois, les revendications sont accompagnées du refus de l'arabisme et l'islamisme[229]. S'il existe des mouvements autonomistes puis indépendantistes à l'instar duMouvement pour l'autodétermination de la Kabylie (MAK-ANAVAD)[230], les courants scissionnistes demeurent très marginaux selonAkram Belkaïd[231],[232].
Parmi les équipes de football de la région, laJeunesse sportive de Kabylie (JSK) se distingue nettement par la richesse de son palmarès. C'est aujourd'hui la première équipe d'Algérie par le nombre de coupes gagnées[233]. Le club, qui n'a jamais connu la relégation depuis son accession en première division en 1969, remporte son premier championnat d'Algérie quatre ans seulement après celle-ci, en 1973. Il conserve son titre la saison suivante ; 12 autres suivent, le dernier en 2008. La JSK a également remporté cinq coupes et une supercoupe d'Algérie. Lors de la première, en 1977, les « jaune-et-vert » gagnent également le championnat d'Algérie : le club réalise ainsi son premier doublé coupe-championnat, exploit qu'il réédite en 1986.
Les « jaune-et-vert » s'imposent aussi sur le plan continental en remportant deux coupes des clubs champions, en 1981 et 1990, ainsi que la coupe des coupes en 1995. La JSK a également gagné trois coupes de la CAF d'affilée, en 2000, 2001 et 2002 et la Supercoupe d'Afrique en 1982[234]. Depuis 2010, le club a le statut de professionnel à la suite d'une réforme du championnat.
L'autre club de football historique de la région est laJSM Béjaïa. Son ascension en Première division du championnat algérien dans les années 2010 a animé la scène sportive en Kabylie avec l'avènement duderby kabyle[235], opposant les deux clubs phares de la région.
La Kabylie est aussi un fief duvolley-ball algérien, notamment àBéjaïa, considérée comme le pôle national de la discipline. Les joueuses de l'équipe d'Algérie de volley-ball féminin, qui ont remporté la coupe d'Afrique des nations, sont majoritairement issues des clubs de Béjaïa, qui dominent dans les compétitions nationales et africaines[236].
Il est généralement placé sur une crête (tawrirt) ou un plateau élevé (agwni), emplacement souvent indiqué dans le nom même du village (par exempleTawrirt Mimoun, Tawrirt Aden).
Il est composé d’un ensemble de ruelles et de maisons, d'une fontaine, d'une mosquée et d'un lieu d'assemblée (tajmaat). Les maisons sont étroitement regroupées si bien que leur ensemble, vu de l'extérieur, forme un bloc unique. En élévation, elles paraissent se chevaucher, chaque pignon dépassant le pignon voisin en montant vers le sommet. Pressées les unes à la suite des autres au long des lignes du relief, elles forment de véritables agglomérations descendant rarement en dessous de cinq cents habitants. Cette répartition dense est sensiblement identique à celle desKasbahs[237].
Selon Émile Masqueray, il existait deux types de développement des villages :
les villages allongés, qui se développaient de façon linéaire en longeant les versants et les crêtes ;
les villages circulaires, qui se développaient de façon concentrique sur les sommets des montagnes ou bien sur les plateaux ; ils avaient été conçus, avant l'apparition de l'artillerie, de façon à pouvoir être efficacement défendus[238],[237].
À partir duXXe siècle et surtout de laguerre d'Algérie, le déclin de l'agriculture et l'exode rural mettent progressivement le village en concurrence avec les villes qui offrent toutes les commodités[239]. Simultanément, son architecture se trouve sérieusement menacée par l'introduction dubéton[240]. Des maisons « à l'européenne » et des immeubles à plusieurs étages remplacent les anciennes maisons villageoises[241].
Si dans les villages de montagne les anciennes maisons ont disparu au profit de pavillons et d'immeubles modernes, leur image toutefois perdure grâce aux cartes postales illustrées réalisées par des photographes professionnels et aux photographies prises par des particuliers dans la dernière décennie duXIXe siècle et les premières décennies duXXe siècle[242].
Village de Tigzirt sur son versant, au tournant duXXe siècle.
Village de Taourirt Mokrane sur sa crête, au tournant duXXe siècle.
Maison kabyle avec patio.Les Chenachas, village du Djurdjura : maisons paysannes à toiture de terre bombée (carte postale des années 1900).
L'ancienne maison paysanne kabyle, l’axxam (terme masculin), était un bâtiment à pièce unique, de plan rectangulaire, sans étage, à cohabitation de l'homme et du bétail[237]. Les deux murs pignons délimitaient avec les deux murs gouttereaux une pièce d'environ sept mètres sur cinq. L'un des gouttereaux servait de façade et abritait la porte d'entrée, le gouttereau opposé, laissé entièrement aveugle, était occupé par le métier à tisser (azetta)[243]. La toiture consistait en deux versants couverts soit de tuiles et bien marqués, soit de terre et bombés.
Les fondations étaient des tranchées comblées avec de grosses pierres (adrar) et du mortier d'argile.
Pour les murs porteurs, deux techniques étaient employées, le mur de pierres liées par du mortier de terre (taghaladt) et le mur depisé avec un coffrage en bois (tabbadit).
La charpente était faite depannes (isulas), la panne faîtière (asulas alemmas) et les pannes de versant (de deux à trois selon la largeur de la pièce). Les pannes reposaient sur les murs-pignons et sur des poteaux de bois fourchus (tikjda) fichés au niveau de la cloison basse (tadekkant) entre pièce commune et étable.
La couverture était faite de roseaux (ighunam) ou de branches d'olivier (tachita n tazemmurt) et de tuiles d'argile (karmoud) creuses (elkarmoudh elakvayel) ou (plus tardivement) mécaniques (elkarmoudh francis).
Le sol de la partie habitée (taqaat outigergert selon la région) était constitué d'un mortier à base d'argile et de gravier auquel on ajoutait de la paille hachée ou de la bouse de vache et parfois de la chaux ou de la tuile broyée. Dans ce sol, se creusait le foyer (kanun) et se tenait le moulin à bras (tassirt)[244].
Souvent, plusieurs maisons à pièce unique, logeant des familles issues du même père, étaient regroupées autour d'une cour centrale appeléeoufrag, laquelle s'ouvrait sur la rue par un porche, l’asquif. Aucune maison ne donnait directement sur la rue[237].
Lors de la construction, le travail intérieur concernant le sol et les murs revenait aux femmes. Les murs étaient crépis à l’aide d’un enduit composé d’argile schisteuse passée au tamis, à laquelle on ajoutait de la bouse de vache et de la paille fine pour éviter les fissures de rétraction.
Les fonctions économiques de la maison étaient réparties en trois espaces distincts : l’étable (addaynin) pour le bétail, ménagée sous la soupente (takanna) pour les jarres (akoufi, pluriel d'ikoufan) à provisions, et la pièce commune (takaat), où était disposé le métier à tisser (azetta)[237].
La maison était plus ou moins décorée et ornée selon l'importance sociale et la richesse du propriétaire, de sa famille ou de satribu. À l'intérieur, les fresques murales avaient recours à dessymboles variés, aux significations multiples. La décoration extérieure concernait les portes, sur les battants desquels le menuisier incisait, au moyen d’une pointe de fer, des motifs faits de lignes droites, de points, de petits cercles, de rosaces et de croix formant des compositions d’ensemble[245].
Le patrimoine religieux de Kabylie est riche d'une multitude de mausolées (taqubet, littéralement « le tombeau »). D'architecture généralement assez simple, ce sont des lieux de mystique et de mémoire. Parmi les plus célèbres figurent ceux deYemma Gouraya et deMohand Ou Lhocine. Certains reçoivent toujours un grand nombre de visites[246]. Un des plus connus et des plus ornés est celui de Cheikh Amokrane, à Aït Zelal, auquelCheikh El Hasnaoui a consacré une chanson[222]. Cheikh Aheddad, un des chefs de larévolte de Mokrani, possède aussi le sien dans son village de Seddouk Oufella[247].
Une caractéristique de la région est la densité du réseau de seszaouïas. Parmi les plus connues figurent celles de Sidi Saïd àAkbou, de Sidi Mansour El Djennadi, fondée en 1635 à Fréha, de Sidi Mhand Oumalek, de Tassaft, etc. Pour la seulewilaya de Tizi Ouzou on compte encore21 zaouïas en activité, où étudient500talebs. Elles possèdent toujours un important patrimoine mobilier, architectural et agricole[248].
Les mosquées de Kabylie connaissent une grande variété de styles. Entourée de vestigespuniques etromains, lajamaa El Kevir du vieilAzeffoun a pour minaret une antique tour de garde construite sous l'empereurAuguste ; deux colonnes romaines supportent le toit de sa salle de prière[240]. Ses pierres massives contrastent avec les mosaïques mauresques de lajamaa Sidi Soufi deBéjaïa. Dans cette même ville, les murs de la mosquée de lacasbah, en attente d'un programme de restauration, conservent la mémoire des cours qu'y a donnésIbn Khaldoun[249]. Béjaïa possède aussi une anciennesynagogue, trace d'une présence juive citadine[225], dont le dôme multicolore se dresse dans le vieux quartier deKaramane. La présence romaine puis byzantine a laissé des vestiges debasiliques comme celle deTigzirt[94] et deDjemila.
La forme de structure défensive la plus ancienne et la plus répandue est l'organisation des villages kabyles et leur situation sur des points stratégiques, tirant parti du relief de la région[237]. Cependant au cours de l'histoire, les dynasties musulmanes locales, soucieuses de protéger le siège de leur pouvoir, ont doté leurs capitales respectives de citadelles et de murailles : en témoignent celles élevées successivement par lesHammadides à laKalâa des Béni Hammad et àBéjaïa.
Lacasbah de Béjaïa, bâtie en 1067[120] et située au cœur de la cité historique, s'étend sur160 mètres du nord au sud et occupe une surface de 20 000 m2, enceinte d'un mur de13 mètres de hauteur[250]. La ville conserve également une partie de ses murailles d'époque hammadide, notammentBab el Bahr, la « porte de la Mer », qui servait d'arc de triomphe pour le passage des navires[251],[252]. LesEspagnols, qui l'ont occupée entre 1510 et 1555, y ont laissé des édifices comme leBorj Moussa, construit en pleine ville à partir d'un palais hammadide, devenu musée d'antiquités tout en ayant gardé son aspect massif et ses meurtrières ; ou leBorj Yemma Gouraya, bâti à670 mètres d'altitude autour d'un ancien poste d'observation, qui surplombe Béjaïa et son golfe. L'architecture actuelle du fort est due aux militairesfrançais qui à leur arrivée dans la région en ont remanié les structures en fonction de leurs besoins, comme ils l'ont fait pour d'autres ouvrages militaires[253]. Ayant d'abord été le lieu du tombeau de la sainte patronne de la ville,Yemma Gouraya, il reste un but de pèlerinage pour les populations locales qui font l'ascension de la montagne pour visiter les lieux[254].
LaKalâa des Aït Abbas, bâtie en 1510 au cœur de la chaine desBibans, est l'ancienne capitale fortifiée duroyaume des Beni Abbès. Elle reprend l'architecture des villages kabyles, très agrandie et complétée de fortifications, de postes d'artillerie et de guet, de casernes, d'armureries et d'écuries pour les unités de cavalerie[255]. Une grande partie de ces structures, bombardée durant laguerre d'Algérie, est aujourd'hui dans un état délabré. Mais le site garde des joyaux comme sa mosquée d'architecture berbèro-andalouse[246].
La région possède un patrimoine industriel encore vivant. C'est le cas par exemple dessalines traditionnelles (tamellaht), comme celles que l'on peut rencontrer dans lesBibans : elles sont constituées de bassins d'argile de couleur ocre dans lesquels l'eau, issue d'une source naturellement salée, s'évapore lentement[258].
Les Kabyles ont perpétué un artisanat ancestral, source d'un revenu complémentaire longtemps important et aussi moyen d'expression d’un « peuple artiste »[259]. Cette production entrait dans un système d'échange économique et culturel où chaque région ou tribu de Kabylie avait sa spécialité. Les villages avaient chacun leur jour de marché, qui donnait l'occasion aux artisans locaux d'exposer leurs créations[260]. De nos jours ces marchés traditionnels ont fait place aux foires organisées dans les principaux centres de production artisanale : « fête de la poterie » deMaâtkas[261], « fête du bijou » desAït Yenni[262], « festival du tapis » desAït Hichem[263], etc. Cependant, comme dans le reste de l'Afrique du Nord et à la suite du déclin de la société traditionnelle dont il était l'expression, l'artisanat est aujourd'hui menacé.
Labroderie, pratiquée exclusivement par les femmes, est principalement utilisée dans la confection des habits traditionnels portés à l'occasion des fêtes, en particulier des mariages. Elle fait vivre encore de nos jours un nombre important de familles.
Le tissage utilise comme matière première lalaine du mouton, ou plus rarement celle du dromadaire. Il sert à réaliser de nombreux objets qui ont une grande importance sociale, comme lesburnous (ibidhiyen)[264], les tapis, les couvertures, lestakchabit ou lestakendourt, pour la production desquels l'activité se maintient bien qu'elle soit menacée jusque dans la transmission du savoir-faire.
Les tapis de Kabylie sont faits delaine et confectionnés par les femmes. Ils sont destinés à un usage domestique, sur le sol ou les murs, ou religieux, pour la prière. Bien que menacé, l'art du tapis se conserve dans quelques villages de Grande Kabylie.
À l'image de l'ensemble de l'artisanat kabyle, le tissage emploie une variété importante de couleurs et des motifs géométriques qui remontent à un passé très ancien. Il existe par ailleurs une très forte ressemblance entre les productions de Kabylie et de la vallée duMzab, autre région berbérophone. D'une manière générale, le tapisamazigh est très coloré et constitue un objet de décoration très demandé[265].
La poterie kabyle (ideqqi) révèle un ancrage africain en même temps que des relations très anciennes avec l'art méditerranéen dont elle s'est enrichie (formes arrondies et moulées, décors peints).
Faits d'argile de différentes couleurs selon les gisements, les objets créés s'illustrent par la pureté de leurs formes et la simplicité de leur décor mais aussi par la complexité des motifs et des techniques employés.Les signes et les symboles utilisés pour la décoration remonteraient auNéolithique[266]. Le répertoire des coloris issus notamment de l'oxyde ferro-manganique, du kaolin et de la résine de pin est également très ancien[267].
Au contraire de la fabrication des tuiles, effectuée par les hommes, l'essentiel de la poterie à usage domestique est un travail réservé aux femmes.
Son utilité est aussi religieuse : les familles s'en servent pour ornermosquées et mausolées des saintssoufis et des marabouts. C'est en particulier la fonction dumesbah, un chandelier utilisé aussi lors des festivités (mariages notamment)[268].
La poterie tient un rôle important dans les fêtes, par exemple pour la cérémonie duhenné, mais également dans la vie quotidienne, avec les jouets pour enfants qui sont des figurines représentant des animaux[269].
Un des grands potiers kabyles,Boujemâa Lamali, exporta le savoir-faire de la région auMaroc où il anima àSafi une école de la céramique[270].
Le travail du bois (axeddim n wesɣar) intervient dans la fabrication d'objets tels que les coffres (ssenduq), les portes (tiwwura), les tables et, de façon aujourd'hui marginale, les armes. Les essences utilisées vont dupin d'Alep auchêne-liège en passant par lecèdre. Les ouvrages sont souvent ornés de motifs géométriques (pointes, rosaces…). Historiquement lessenduq est le meuble caractéristique de la région située à l'est de laSoummam, chez les Aït Abbas, les Aït Ourtilane et dans leGuergour.
Actuellement les productions traditionnelles disparaissent au profit de la réalisation de coffrets, d'objets-souvenirs[271] et de petits articles comme les ustensiles de cuisine, par exemple les cuillères et lestabaqit (une sorte dedjefna)[272].
Le centre principal de cette activité est le village deDjemâa Saharidj en Grande Kabylie, également connu pour sa production devannerie[16].
Les bijoux de Kabylie sont très connus auMaghreb pour leurs couleurs vives et leur raffinement. Constitués d'argent, ils sont ornés decoraux récoltés en Méditerranée et parfois d'émaux[273],[274]. Les couleurs des émaux sont obtenues par la préparation d'oxydes métalliques : par exemple, l'oxyde de cobalt donne un bleu translucide, l'oxyde de chrome un vert foncé translucide et l'oxyde de cuivre un vert clair opaque[275].
Typiquementberbère, cet art s'est enrichi des apports desAndalous qui ont fui l'Espagne lors de laReconquista. La technique de l'émail cloisonné serait ainsi un apport andalou, qui aurait transité par Béjaïa avant de se répandre dans l'arrière-pays pour enrichir les techniques locales[276].Il y a plusieurs sortes de bijoux qui correspondent à des usages particuliers : broches de front ou de poitrine (tavrucht) et fibules (tabzimt), qui retenaient les robes en divers points, ceintures (tahzamt), colliers (azrar), bracelets (azevg), bagues (tikhutam) et boucles d'oreilles (talukin).
Les orfèvres kabyles les plus illustres sont lesAït Yenni de Grande Kabylie. Il existe enPetite Kabylie un type de bijou forgé en argent, semblable à ceux desAurès[277].
L'huile d'olive (en kabyle:zzit uzemmur) est un des piliers de l'agriculture dans la région. La production d'huile ritualisée (dont les taches sont genrées) sur un moulin traditionnel y a encore lieu, malgré des difficultés liées à l'industrialisation et à l'organisation centralisée de l’État, telles que l'exode rural, l'adoption de cultures plus rentables et les pollutions de la terre et de l'eau[278]. Néanmoins, la production d'huile d'olive vierge kabyle est reconnue internationalement[279].
Activité économique, l'artisanat est aussi l'un des modes d'expression de la culture traditionnelle. À travers ses différentes formes se retrouve un ensemble de signes et de symboles également employés dans la décoration murale des maisons et dans les tatouages. Ce répertoire graphique remarquablement stable est constitutif d'une« écriture spécifiquement féminine », à signification ésotérique magique[280], et qui est peut-être la survivance d'une « écriture-mère » elle-même« à la source des écritures alphabétiques méditerranéennes, de l'Ibérie au Moyen-Orient »[281].
La culture kabyle appartient à l'ensemble culturel berbère, comme celles desChaouis, desTouaregs, desChenouis, desMozabites, ainsi que des autres berbérophones d'Afrique du Nord. Par l'histoire et la proximité, elle a considérablement influencé la culture urbaine des villes d'Algérie, commeAlger ouConstantine[282]. Mais elle est par nature variée et diverse, comme l'a écrit Mouloud Mammeri :« Chaque village est un monde. Un sol bourré de valeurs, de traditions, de saint lieux, […] d’honneur ombrageux, de folles légendes et de dures réalités »[283].
Les rapports entretenus par les populations de Kabylie avec leur environnement montagnard se sont traduits par un savoir-faire local agricole, un art de vivre et des rites dont la transmission est remise en cause de nos jours par l'exode rural[284]. Deux arbres sont emblématiques de la région tant sur le plan économique que culturel : l'olivier et lefiguier. La cueillette des olives constitue encore dans beaucoup de villages kabyles à la fois un rite et un moment de fête où se manifeste la tradition de solidarité appeléetiwizi[285]. Souvent ces coutumes prennent la forme d'une véritable fête de l'olivier[286].
L'olivier est surtout cultivé pour la production de l'huile d'olive (zzit uzemmur), réputée l'une des meilleures du bassin méditerranéen[285]. Avec une production annuelle de près de17 millions de litres, soit un tiers de la production nationale, lawilaya de Béjaïa est leader dans la production d’huile d’olive. Les wilayas de Béjaïa, Tizi Ouzou, Bouira et Jijel représentent ensemble 80 % de la production nationale[287]. Il existe différentes variétés, parmi lesquelles celle deTazmalt, médaillée à l'exposition universelle de Bruxelles en 1910, celle d'Illoula, de couleur verte jade, ou encore celle, rose et orangée, deSeddouk[285]. L'huile était très utilisée dans lamédecine traditionnelle, alimentait les lampes et constituait un ingrédient important dans la confection dusavon noir (combinée à de la potasse) ou d'autres produits de beauté comme lekhôl (tazoult)[288],[289]. Le bois de l'olivier s'emploie comme bois de chauffe pour surmonter les hivers rigoureux et enneigés tandis que le feuillage et les fruits de mauvaise qualité (tout comme ceux des autres cultures) servent à l'alimentation du bétail.
De nos jours, l'olivier constitue encore une source de revenus importante pour beaucoup de familles en hiver, lefiguier prenant le relais l'été. Le figuier se décline en plusieurs variétés locales ; la figue, son fruit, se consomme fraîche ou sous une forme séchée appeléetazart, toutes deux accompagnées d'huile d'olive. La plus célèbre est celle deBeni Maouche, sa participation en 1986 à la foire de Cherbourg verra sa reconnaissance par les spécialistes et le premier prix au concours organisé lors de la foire[290]. La figue de barbarie est également présente en Kabylie[291].
À côté de ces deux arbres emblématiques de la région, les cultures céréalières sont importantes par la place qu'elles tiennent dans la gastronomie locale. C'est principalement le cas du blé et de l'orge qui entrent dans la confection ducouscous et d'une variante locale spécifique[292], leseksou s'timzin, un plat d'orge préparé à l'occasion de festivités. Le blé et l'orge sont moulus dans des meules domestiques (tassirt) afin d'en dégager la semoule et la farine nécessaires.
Les cultures maraîchères bénéficient de lapluviométrie et des abondantes ressources en eau de la région et dans pratiquement chaque village existent des vergers de montagne. On y cultive lagrenade, le raisin, l'amande et dans la vallée de laSoummam, l'orange et le citron. Il subsiste encore un savoir-faire pour la confection des colliers en perles de lait d'amande (azrar n skhav)[293]. La variété de la pâtisserie locale permet de valoriser des produits comme le zeste de citron et l'eau de fleur d'oranger. La population pratique également la cueillette de plantes aromatiques comme lelaurier sauce, qui pousse dans le lit des rivières et évoque dans la poésie kabyle l'amertume[294].
La région est aussi, au niveau de l'Afrique du Nord, un centre majeur pour l'élevage et la production laitière. L'emploi des feuilles de figuier et des brindilles d'olivier pour l'alimentation des troupeaux permet de préserver les ressources fourragères[295]. À chaque pratique agricole correspond une saison dans le calendrieramazigh, où le jour deYennayer, le « nouvel an berbère » fêté le 12 janvier, marque le début d'un nouveau cycle de travaux[296].
La cuisine kabyle emploie comme céréales de base leblé ou l’orge[297], utilisés notamment pour lecouscous qui se définit d'abord comme un plat de semoule roulée (le termekabyleseksu renvoie àimkeskes : « bien roulé », « arrondi »)[298]. Le couscous d’orge (seksou s'timzin), à la viande et avec une sauce de légumes, ou encore l'amakfoul, le « couscous printanier » auxlégumes (petits pois,fèves,carottes), sont des spécialités de la région. Le couscous peut aussi se servir avec du lait caillé (ighi).
Les céréales sont aussi utilisées pour faire le pain (aghrum), galette de semoule ouamatlou plus épais. La semoule est employée dans certaines spécialités locales comme letahboult (omelette en sauce) ou letiqourbabine (boules de semoule parfumées, épicées aux légumes et à la viande), deux plats préparés pour l'Aïd ouTaachourt[299].
La cuisine kabyle utilise beaucoup une poudre depiment rouge appeléeifelfel azgwagh, qui sert à relever le goût des plats. Ainsi le couscous se fait avec une sauce d'accompagnement rouge et pimentée, tandis que lachorba s'accompagne de blé vert concassé (frik) et de menthe. Les légumes peuvent être cuits puis écrasés pour donner leahmiss, une salade de poivron et de tomate à l'huile d'olive, ou bien lachakchouka, avec des oignons notamment. L'olive occupe aussi un grand rôle, pour sonhuile dont chaque maison kabyle conserve avec soin son propre stock[300], mais aussi entière dans des plats comme letajine au poulet.
La cuisine kabyle varie d’une localité à l’autre, selon les cultures pratiquées et les influences extérieures. Par exemple, dans les localités côtières, le poisson est couramment consommé et utilisé dans les plats comme le couscous d'orge au poisson deJijel (seksou sel slem), qui nécessite des espèces bien charnues comme lemérou, labonite ou lerouget de roche[301].
La consommation de fruits est importante, qu'il s'agisse desfigues fraîches, des figues de Barbarie, desraisins, desgrenades, desmûres ou, dans lavallée de la Soummam, desoranges. Excepté dans les pâtisseries où les agrumes comme le citron ou l'orange sont utilisés pour leur zeste, les fruits sont assez peu cuisinés et consommés le plus souvent frais ou séché, comme la figue ou le raisin[302]. Les figues séchées (tazart) sont consommées en accompagnement des plats principaux (couscous, chorba) ou bien seules avec de l'huile d'olive, commepetit déjeuner.
Lapâtisserie traditionnelle kabyle est elle aussi assez variée. Ouverte aux influences du reste du pays, elle est traditionnellement réservée aux grandes occasions. Une des préparations les plus courantes estsfenj, le beignet local. Letahboult est consommé en guise de dessert, avec du miel et de l'arôme de fleur d'oranger. Une des pâtisseries les plus connues est lemakrout, en forme de losange plat. Diverses pâtisseries aux amandes et à la semoule accompagnent lecafé ou lethé à la menthe[303].
La région possède des troupes de musiciens traditionnels appelésidheballen, qui se produisent à l'occasion des fêtes de mariage ou pourYennayer. Il y a deux écoles d'idheballen, celle des Igawawen qui correspond à la Grande Kabylie et celle desAït Abbas en Petite Kabylie. Ils utilisent plusieurs instruments locaux[305] :
Abendayer : instrument à mi-chemin entre le tambourin et la caisse claire, il ne comporte qu'une seule face de percussion. Il est composé d'un cadre circulaire en bois sur lequel est tendue une peau de chèvre ;
Tizmarines ouThizemmarine : double trompette confectionnée à partir de deux roseaux accouplés et attachés, elle émet un son analogue à celui de la cornemuse. Elle est percée de quatre ou parfois cinq trous disposés en paires. Les tuyaux constituant le corps de l'instrument sont prolongés par deux cornes de bœuf ou de gazelle qui amplifient le son. C'est un instrument utilisé en Grande Kabylie ;
Ajouak (flûte) : instrument par excellence de la musique de la solitude, il était généralement utilisé par les bergers ;
Ghita n'tilout (cornemuse) : instrument par excellence de la musique de la fête, il était généralement utilisé par les bergers
Essentiellement orale encore, la littérature kabyle est principalement représentée par deux genres : lapoésie et leconte[306]. L'un et l'autre se transmettent dans un registre de langue sensiblement différent de celui employé dans la vie quotidienne. C'est à la fois un mélange d'archaïsme et d'expressions anciennes, mais aussi de modernité, ce qui lui donne un cachet littéraire sans constituer un obstacle à sa compréhension par tous lesKabyles[307]. Plus consciente et parfois engagée, la poésie semble avoir pris le pas sur le conte qui n'a pas encore débouché sur la prose artistique[306].
La poésie kabyle traditionnelle relève de la tradition oraleberbères etafricaine. On y distingue plusieurs genres. Lepoème épique est dittaqsit (histoire, geste), lepoème lyriqueasfrou (élucidation) et la pièce légère, parfois chantée,izli (courant d'eau). Cependant le motasfrou tend de plus en plus à désigner le poème sans distinction de genre et, au plurielisfra, la poésie en général. Cette évolution rejoint l'usage que les poètes épiques faisaient déjà du même mot dans leurs exordes, qui débutent parfois par ce vers : « A yikhf iou refd asfrou » (« Ô ma tête, fais jaillir un poème »). Par ailleurs, le verbesfrou (élucider, percer l'inconnu), employé sans complément, a le sens exclusif de dire ou réciter des vers, de la poésie, quel qu'en soit le genre[307]. Le poète kabyle traditionnel le plus célèbre estSi Mohand Ou Mhand, qui vécut auXIXe siècle.
Le conte démarre toujours par la formule « Machaho ! Tellem Chao ! »[308]. Les histoires les plus célèbres sont celles deMohand Ucen (Mohand le chacal) et deDjeha, personnage rusé propre à l'imaginaire nord-africain[309]. Le conte kabyle a fait l'objet de nombreux travaux d'étude et de synthèse comme ceux deMouloud Mammeri et deCamille Lacoste-Dujardin[note 20].
La tradition orale kabyle renferme aussi de nombreuxproverbes (inzan). On peut également y intégrer les nombreux chants interprétés par les femmes : ils sont exécutés, accompagnés dubendir, pour les grandes occasions et particulièrement pour les mariages, lors de la cérémonie de l'ourar et du henné[310].
À l'époque de la régence d'Alger et probablement depuis celle des Hammadides, il existe dans certains villages une tradition écrite entretenue principalement par une élite de lettrés. La bibliothèque duCheikh El Mouhoub, desBeni Ourtilane, un érudit duXIXe siècle, en est l'exemple le plus connu depuis son exhumation par les chercheurs de l’université de Béjaïa, au milieu des années 1990. Avec plus de 1 000 volumes en provenance de lieux et d'époques variés, de l'Andalousie à l’Extrême-Orient et duIXe au XIXe siècle[311], elle couvre des domaines divers : astronomie, sciences, médecine, droit coutumier local, savoir religieux (fiqh) et comporte aussi des manuscrits entamazight transcrit en caractères arabes[312],[313]. Une partie de ces ouvrages a été détruite durant la période coloniale, l'autre est étudiée à l'université de Béjaïa[311].
Le fort espagnol :Borj Moussa àBéjaïa, abritant le musée de la ville.
La ville deBéjaïa possède le musée duBorj Moussa, aménagé dans un ancien fort espagnol et où sont présentés des vestiges préhistoriques,romains et de l'époquehafside. Il abrite également une collection d'oiseaux et d'insectes de toute l'Afrique. Sa collection de peintures inclut des toiles d'Émile Aubry et de peintres algériens comme Tabekouch et Farès[314]. LeMusée public national de Sétif est consacré pour sa part aux antiquités des périodes romaine, numide et islamique. Il présente une collection de monnaies en bronze d'époque numide, mais aussi islamique etottomane. Une salle est consacrée aux mosaïques romaines, une autre à lacalligraphie arabe[315].
La maison de la culture deTizi Ouzou, inaugurée en 1975, est la première du genre en Algérie. Sa mission est la promotion de la musique, du cinéma et du théâtre local. C'est aussi un lieu de mise en valeur de la culture berbère traditionnelle, avec notamment des expositions consacrées aux arts populaires[316]. La maison de la culture de Béjaïa possède des ateliers culturels de formation, un café-théâtre, un café littéraire et un café-cinéma[317].
Les institutions culturelles sont ouvertes sur les cultures des autres régions d'Algérie et de toute l'Afrique. Ainsi tous les ans se tient en juillet à Tizi Ouzou le « Festival arabo-africain des danses folkloriques », consacré aux danses traditionnelles du continent, avec la participation de délégations de tous les pays africains. Les manifestations ont lieu dans la rue et animent la ville et ses environs durant plusieurs jours, au rythme desdarboukas et desdjembés[318].
Les villages aussi organisent leurs festivals et fêtes traditionnelles : à Lemcella se tient chaque été une « fête de la figue » axée sur la culture millénaire de ce fruit et sur l'écologie[291] ; en hiver se déroule dans divers villages de la région une « fête de l'olivier » qui est l'occasion pour les agriculteurs de proposer à la vente les produits du terroir local comme l'huile d'olive et d'améliorer ainsi leurs revenus[286]. L'artisanat kabyle a chaque été sa « fête de la poterie », àMaâtkas, où sont exposées des créations de toute l'Algérie[319]. En juillet, la « fête du bijou » des Aït Yenni permet aux orfèvres de la région de présenter le résultat de leurs savoir-faire jalousement gardés et de vendre leurs plus belles pièces[262]. Le « festival du tapis » d'Aït Hichem, où des artisans desAurès et duMzab exposent leurs créations à côté de celles de Kabylie, est aussi l'occasion d'un concours destiné à récompenser la meilleure tisseuse[263].
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↑Wilayas voisines largement arabisés. Les chiffres de superficie et population ci-après sont obtenus par somme de ceux des sept wilayas de ces deux premiers groupes.
↑Wilayas historiquement liées à l’ensemble kabyle (ayant relevé respectivement de la wilaya III et de la Kabylie orientale).
↑Fatsiha Aoumer, « Renversement de situation : l’arabe de Bougie, un très ancien parler arabe citadin menacé par le berbère », surRevue des études berbères, Centre de recherche berbère (CRB),Inalco,(consulté le) :« Quant à l’arabe bougiote, il se maintient dans certaines parties des quartiers de la haute ville qui s’est largement berbérisée. […] Le parler arabe de cette ville a donc reculé devant le berbère, au plan de sa pratique et de son statut, au point d’être désormais menacé de disparition. »
↑Bouziane Semmoud (2011, section 2 : « Le peuple kabyle », « Situation actuelle »), qui y inclut la totalité de la wilaya de Jijel en même temps que la région de Collo, omet en revanche de citer celles de Bordj Bou Arreridj, créée en 1984, et de Sétif.
↑Samia Aït Ali Yahia (2008) donne une présentation des stèles découvertes en Grande Kabylie.
↑L'orthographe des toponymes antiques et surtout l'identification de leurs correspondants contemporains peuvent varier d'un ouvrage à l'autre : sont reprises ici les données du tableau deGilbert Meynier (2010,p. 211-214).
↑Belkadi signifie littéralement « fils duqadi », c'est-à-dire du juge.
↑Laurent-Charles Feraud (1872) cite le voyageur françaisJean-André Peyssonnel, qui notait en 1725 :« Ces troupes [la milice turque], si redoutables dans tout le royaume, sont obligées de baisser leurs étendards et leurs armes, en passant par un détroit fâcheux appelé la Porte de fer, entre des montagnes escarpées. La nation dite Benia-Beïd [Beni-Abbas], qui habite ces montagnes, les force à la soumission.[…] et ils s'estiment encore heureux d'être en paix avec eux, sans quoi il faudrait aller passer dans le Sahara pour aller d'Alger à Constantine. »
↑6 293 252 résidents d'après les données du recensement de 2008.
↑Ce revenu correspond à 142 425 quintaux de fruits divers, 7 743 quintaux de légumes et 8 555 quintaux de céréales (Pouquet 1951,p. 294).
↑Cette carte traite de limites linguistiques sur une période donnée, elle ne prétend pas représenter les frontières de régions comme la Kabylie ou les Aurès (qui n'ont pas aujourd'hui de définition stricte), ni l'évolution de la situation des langues hors de cette période.
↑International Union of Prehistoric and Protohistoric Sciences,International Union of Anthropological and Ethnological Sciences,Laboratoire d'anthropologie et de préhistoire des pays de la Méditerranée occidentale etInstitut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman,Encyclopédie berbère, EDISUD, 1984-2013(ISBN978-2-85744-201-1,2-85744-201-7 et978-2-85744-202-8,OCLC12214447).
↑Salem Chaker, « Pour une histoire sociale du berbère en France », surLangues-de-France.org, projet d'histoire sociale des langues de France : actes du colloque Paris-Inalco, 30 septembre -(consulté le).
↑Fatiha Bennacer, « Villages et maisons des Béni-Yenni en Grande Kabylie (Algérie) : une architecture vernaculaire chasse l'autre »,L'architecture vernaculaire, Paris, CERAV,(lire en ligne).
↑« L'architecture vernaculaire des montagnes de Kabylie (Algérie) à travers des cartes postales et photographies de la première moitié duXXe siècle »,L'architecture vernaculaire, Paris, CERAV,(lire en ligne).
↑Dictionnaire de la culture berbère en Kabylie, La Découverte, 2005, rubrique « Maison »,p. 222-224.
↑L. Golvin, « Architecture berbère », inEncyclopédie berbère, t. 6 « Antilopes – Arzuges », le 1 décembre 2012 (lire en ligne, consulté le 26 octobre 2018).
↑a etbHamid Ait Tahar, « Fête de la figue à Lemcella », surDna-Algerie.com, :« Séchée pour être longuement conservée, la figue a constitué l’essentiel de l’ordinaire du paysan ».
La version du 14 novembre 2014 de cet article a été reconnue comme « article de qualité », c'est-à-dire qu'elle répond à des critères de qualité concernant le style, la clarté, la pertinence, la citation des sources et l'illustration.