Jean, extrait d'une miniature de l'Historia Anglorum deMatthieu Paris, vers 1250-1255. Il tient dans sa main gauche l'abbaye de Beaulieu, dont il est le fondateur.
Cinquième et dernier fils du roi d'AngleterreHenri II et de laduchesse d'AquitaineAliénor, il n'était destiné ni à monter sur le trône ni même à recevoir un quelconque territoire en héritage ; il fut donc surnomméJean sans Terre[n 2] par son père. Cela changea après l'échec de la révolte de ses frères aînés entre1173 et1174 : il devient alors le fils préféré d'Henri II qui le faitseigneur d'Irlande en1177 et lui accorde desfiefs sur le continent. La mort de trois de ses frères (Guillaume,Henri etGeoffroy) et l'accession au trône deRichard Ier en1189 en fit l'héritier, en compétition avec son neveuArthur. Jean tenta sans succès de prendre le pouvoir alors que son frère participait à latroisième croisade mais, il devint finalement roi en1199.
Le nouveau monarque fut immédiatement confronté à lamenace posée par leroiPhilippe II de France sur ses territoires continentaux formant l'Empire Plantagenêt. Il perdit ainsi laNormandie continentale en 1204, notamment en raison du manque de ressources militaires et de son traitement méprisant envers les noblespoitevins etangevins. Il consacra la plus grande partie de son règne à tenter de reconquérir ces territoires en formant des alliances contre laFrance, en accroissant les revenus de laCouronne et en réformant l'armée. Malgré ses efforts, une nouvelle offensive en 1214 se solda par la défaite de ses alliés àBouvines et il fut contraint de rentrer enAngleterre.
Irrités par le comportement jugé tyrannique du souverain et par la forte hausse des impôts et des taxes destinés à financer sa politique continentale, les barons anglais se révoltèrent à son retour. La dispute entraîna la signature en1215 de laMagna Carta garantissant les droits des hommes libres du royaume mais ni Jean, ni les nobles ne respectèrent ses dispositions. Lapremière guerre des Barons éclata peu après et le roi dut affronter les rebelles soutenus par le princeLouis de France. La situation fut rapidement bloquée et Jean mourut dedysenterie en1216 dans sonchâteau de Newark alors qu'il faisait campagne dans l'Est de l'Angleterre. Les tensions s'apaisèrent à sa mort car les barons anglais, plutôt que d'avoir affaire à un prince énergique commeLouis qui risquait de les entraver, se prononcèrent en faveur de son fils et successeurHenri III. Ce dernier prit définitivement l'ascendant sur les rebelles et le princeLouis l'année suivante.
Les évaluations historiques du règne de Jean ont fait l'objet de nombreux débats et ont considérablement varié selon les époques. Considéré comme un« héros proto-protestant » par les historiensTudor en raison de son opposition aupapeInnocent III qui lui valut l'excommunication, il a également été présenté comme un tyran par ses contemporains et les historiens de l'époque victorienne. Le consensus actuel est qu'il fut un« administrateur appliqué et un général compétent » affligé d'une personnalité méprisante et cruelle. Ces aspects négatifs ont servi de base à de nombreuses œuvres de fiction depuisShakespeare, et Jean reste un personnage influent de la culture populaire notamment via les aventures deRobin des Bois.
Peu après sa naissance, Jean fut confié à unenourrice selon la pratique traditionnelle des familles aristocratiques médiévales[12].Aliénor se rendit àPoitiers, la capitale de l'Aquitaine, tandis que Jean et sa sœurJeanne furent envoyés à l'abbaye Notre-Dame de Fontevraud[13]. Cela était peut-être destiné à orienter son fils cadet vers une carrière ecclésiastique, étant donné qu'il avait peu de chances d'accéder au trône[12]. Aliénor passa les années suivantes à comploter contre son époux ; aucun de ses parents ne participa à l'enfance de Jean[12]. Comme ses frères, il fut confié à unmagister chargé de son éducation et de la gestion de son foyer[12],[13]. Jean passa quelque temps dans le foyer de son frère aînéHenri le Jeune, où il reçut probablement une éducation militaire[13].
Selon ses contemporains, Jean mesurait 168 cm et était relativement trapu avec un« corps puissant » et des cheveux roux sombres[14]. Il adorait la lecture et s'était fait construire une bibliothèque mobile, chose inhabituelle pour l'époque[15]. Très joueur, il s'adonnait notamment aubackgammon ; il était également passionné par la chasse[16],[17]. Il se fit connaître comme un« connaisseur de joyaux » et devint célèbre pour son opulence vestimentaire et, selon leschroniqueurs français, son goût du mauvais vin[18],[17],[19]. La personnalité de Jean était assez complexe et il était connu pour être« chaleureux, plein d'esprit, généreux et aimable » mais il pouvait également être jaloux, susceptible et prompt à des accès de rage où il se« mordait et rongeait » les doigts de colère[20],[21],[n 4].
De plus en plus mécontent des décisions de son père, Henri le Jeune se rendit àParis et s'allia au roiLouis VII de France[22]. Irritée par les nombreuses interférences de son époux en Aquitaine, Aliénor encouragea Richard et Geoffroy à rejoindre leur frère à Paris[22]. Henri II triompha rapidement de larévolte de ses fils mais fut généreux dans l'accord de paix signé àMontlouis[25]. Henri le Jeune fut autorisé à voyager librement en Europe avec sa suite de chevaliers, Richard récupéra l'Aquitaine et Geoffroy fut autorisé à rentrer en Bretagne ; seule Aliénor fut emprisonnée pour son rôle dans le soulèvement[28].
En1185, Jean se rendit pour la première fois enIrlande avec 300 chevaliers et un groupe d'administrateurs mais son séjour fut calamiteux[30]. Henri II essaya de proclamer officiellement Jeanroi d'Irlande mais lepapeLucius III s'y opposa[30]. L'île avait récemment étéconquise par les forces anglo-normandes et les tensions étaient fortes entre les colons et leshabitants traditionnels[31]. En plus d'offenser les souverains locaux en se moquant de leurs longues barbes, Jean ne parvint pas à se faire des alliés chez les colons anglo-normands et fut bousculé par les attaques irlandaises. Il retourna en Angleterre à la fin de l'année 1185 et blâma le vice-roiHugues de Lacy pour le fiasco[31].
Alors que les relations au sein de la famille royale continuaient à se détériorer, Geoffroy mourut lors d'untournoi en1186. Le duché de Bretagne fut transmis à son filsArthur et non à Jean mais la mort de Geoffroy rapprochait ce dernier du trône d'Angleterre[32]. La succession d'Henri II était toujours aussi incertaine car Richard désirait rejoindre lescroisades et il n'était pas exclu qu'en son absence, le roi nomme Jean comme son successeur[33],[34].
Richard entama des négociations en vue d'une potentielle alliance avec le roiPhilippe II de France en1187 et l'année suivante, il promit de rendre hommage au roi de France en échange de son soutien lors d'une guerre avec son père[35]. Au terme de ce conflit en1189, Richard fut confirmé en tant que futur roi d'Angleterre[34]. Jean était initialement resté loyal à son père mais il changea de camp lorsqu'il devint clair que Richard allait gagner[34]. Henri II mourut peu après[34].
La situation politique en Angleterre se détériora rapidement car Longchamp refusa de travailler avec du Puiset et s'attira les foudres de la noblesse et du clergé[44]. Jean profita de cette impopularité pour se présenter comme une alternative et était ravi de se voir présenter comme un potentiel régent voire comme le futur roi[45]. Un affrontement ouvert opposa les deux hommes mais il tourna rapidement à l'avantage de Jean qui parvint à isoler Longchamp dans latour de Londres en octobre1191[46]. Au même moment, l'archevêque de RouenGautier de Coutances arriva en Angleterre après avoir été envoyé par Richard pour ramener l'ordre[47]. Longchamp fut condamné pour son comportement autocratique et exilé en France mais la position de Jean fut affaiblie par la relative popularité de l'archevêque et l'annonce du mariage de Richard Ier avecBérengère de Navarre sur l'île deChypre qui annonçait la possibilité que le roi aurait des héritiers[48].
Jean lors d'une chasse au cerf.
Le désordre politique persistant, Jean chercha à se rapprocher du roiPhilippe II de France qui venait tout juste de revenir de la croisade ; il espérait ainsi récupérer la Normandie, l'Anjou et les territoires français de son frère mais il fut persuadé par sa mère ne pas chercher une alliance contre Richard Ier[48]. Comme ce dernier n'était toujours pas revenu de la croisade, Jean commença à affirmer que son frère était mort ou avait disparu[49]. Il avait en réalité été fait prisonnier en octobre1192 par leducLéopold V d'Autriche qui l'avait remis à l'empereurHenri VI, et ce dernier exigea le paiement d'unerançon[49]. Jean saisit l'occasion et se rendit àParis pour s'allier à Philippe II. Il accepta de quitterIsabelle de Gloucester et d'épouserAdèle, la sœur du roi de France, en échange de son soutien[50]. Des combats éclatèrent rapidement en Angleterre entre les partisans de Jean et ceux restés loyaux à Richard Ier[50]. Sa position militaire était délicate et il accepta une trêve ; au début de l'année1194, le roi rentra finalement en Angleterre et les dernières forces de Jean se rendirent[51]. Il se replia en Normandie mais fut rattrapé par son frère à la fin de l'année[51]. Le souverain déclara que Jean, malgré ses 27 ans, n'était« qu'un enfant qui avait eu des conseillers malveillants » et il lui pardonna ; il le priva néanmoins de toutes ses terres à l'exception de l'Irlande[52].
La Normandie comptait peu de défenses naturelles mais elles étaient solidement renforcées par de puissantes fortifications comme leChâteau-Gaillard[59],[60]. Il était difficile pour un assaillant d'avancer loin en territoire ennemi sans avoir pris le contrôle de ces places-fortes situées en des points stratégiques le long des voies de communication et de ravitaillement[61]. Les armées de l'époque étaient composées de troupes féodales ou de mercenaires[62]. Les premières pouvaient être levées pour une période donnée avant d'être libérées, ce qui causait la fin de la campagne ; les secondes, parfois appeléesbrabançons d'après leduché de Brabant mais issues de toute l'Europe, pouvaient opérer toute l'année mais leur professionnalisme était compensé par leur coût supérieur aux levées féodales[63]. En conséquence, les commandants de la période s'appuyaient de plus en plus sur les troupes de mercenaires[64].
La nouvelle paix ne dura que deux ans et les combats reprirent en raison de la décision de Jean d'épouserIsabelle d'Angoulême en. Pour se remarier, il devait d'abord abandonnerIsabelle de Gloucester ; pour cela, il avança que leur union était nulle car elle était sa cousine et il n'avait pas obtenu dedispense pontificale pour l'épouser[67]. Les raisons pour lesquelles Jean voulut épouserIsabelle d'Angoulême sont peu claires. Les chroniqueurs contemporains ont avancé qu'il en était tombé fou amoureux[67] mais il est vrai que les terres de sa future épouse étaient stratégiques ; en contrôlant larégion d'Angoulême, Jean obtenait une voie terrestre entre le Poitou et la Gascogne et renforçait son emprise sur l'Aquitaine[70],[n 5].
Carte de la campagne de Jean en 1202 qui culmina avec sa victoire àMirebeau ; les flèches rouges indiquent les mouvements des forces de Jean et les bleues celles de Philippe II.
La victoire de Mirebeau renforça grandement la position de Jean en France mais il la gaspilla par son traitement incorrect des prisonniers et de Guillaume des Roches. Ce dernier était un puissant noble angevin mais le roi anglais ignorait fréquemment ses avis tandis que les chefs rebelles capturés furent détenus dans des conditions telles que 22 moururent[76]. À une époque où les nobles d'une même région entretenaient d'étroites relations familiales, ce traitement de leurs proches était inacceptable[77] ; Guillaume des Roches et plusieurs alliés de Jean en France rallièrent Philippe II tandis que la Bretagne se souleva[77]. Cela fit basculer l'équilibre des forces car le roi de France disposait à présent d'un avantage considérable en termes de soldats et de ressources[78],[79],[80],[81].
D'autres défections dans le camp de Jean en 1203 réduisirent à nouveau sa capacité à combattre[77] et il demanda sans succès au papeInnocent III d'intervenir[77]. Il semble qu'il ait alors décidé de faire assassiner Arthur pour éliminer un potentiel rival et saper l'insurrection bretonne[77]. Arthur avait initialement été détenu àFalaise avant d'être emmené àRouen. Son destin après cela est inconnu mais les historiens modernes considèrent qu'il fut tué par Jean[77]. Lesannales de l'abbaye Margan indiquent que« Jean avait capturé Arthur et l'avait gardé en prison pendant quelque temps dans lechâteau de Rouen… Alors que Jean était ivre, il a occis Arthur de ses propres mains et a accroché une lourde pierre à son corps avant de le jeter dans laSeine[82],[n 6] ». Les rumeurs sur les circonstances de la mort d'Arthur affaiblirent encore le soutien dont disposait Jean dans la région[83].
La perte deChâteau Gaillard porta un coup dévastateur à la position militaire de Jean sur le continent.
Exemplaire d'unpipe roll(en) datant de 1194. Ces documents fiscaux royaux furent l'une des conséquences de la croissance de la bureaucratie au début duXIIIe siècle.
La forme de gouvernement en vigueur dans l'empire Plantagenêt est mal connue. Les prédécesseurs de Jean avaient gouverné selon le principevis et voluntas (« force et volonté »), en prenant des décisions, parfois arbitraires, qui étaient souvent justifiées par le fait que le roi était au-dessus des lois[91]. Henri II et Richard Ier avaient tous deux avancé que les rois étaient dedroit divin et Jean continua sur cette voie[91]. Cette idée n'était pas partagée par tous les contemporains et beaucoup d'auteurs estimaient que le roi devait gouverner en accord avec les lois et les coutumes et devait respecter les avis des principaux nobles du royaume[91]. Rien n'était cependant prévu si le roi refusait de faire ainsi[91]. Même s'il revendiquait être la seule autorité en Angleterre, Jean chercha parfois à justifier ses actions en avançant qu'il avait pris conseil auprès des barons[91]. Les historiens modernes sont divisés sur la question de savoir si Jean souffrait d'une sorte de« schizophrénie royale » ou si ses actions reflétaient la nature complexe de la monarchie Plantagenêt du début duXIIIe siècle[92],[93].
Jean hérita en Angleterre d'une administration complexe composée de plusieurs offices : laChancellerie(en) conservait les documents écrits et les correspondances ; le Trésor et l'Échiquier étaient respectivement chargés de la gestion des recettes et des dépenses du royaume tandis que des juges rendaient la justice dans tout le pays[94]. Sous l'impulsion d'hommes commeHubert Walter, cette évolution vers la conservation des documents royaux se renforça durant son règne[95]. Comme ses prédécesseurs, Jean gouvernait une cour itinérante et s'occupait des questions locales et nationales durant ses déplacements dans le royaume[96]. En se montrant très actif dans le gouvernement de l'Angleterre[97], Jean suivait la tradition d'Henri Ier et d'Henri II. Cependant, la croissance de labureaucratie auXIIIe siècle rendit très difficile ce type de gestion car le souverain n'était plus capable de suivre tout ce que faisait son administration[97]. Jean resta en Angleterre pendant de plus longues périodes que ses prédécesseurs et il s'impliqua donc plus dans la gestion de régions auparavant ignorées comme le nord de l'Angleterre[97],[98].
Jean s'intéressa particulièrement aux questions judiciaires. Henri II avait introduit de nouvelles procédures comme lesassizes denovel disseisin et demort d'ancestor qui élargissaient et renforçaient le rôle des tribunaux royaux dans les affaires locales qui étaient auparavant traitées uniquement par les cours ou les seigneurs locaux[99]. Jean accrut le professionnalisme des juges et desbaillis[100],[101] et s'efforça de garantir le bon fonctionnement du système en intervenant parfois lui-même dans les affaires judiciaires[102]. L'historien Lewis Warren estime que Jean exerça« son devoir royal de rendre la justice… avec un zèle et un acharnement pour lesquels la loi anglaise est grandement redevable[103] ». D'autres spécialistes ont néanmoins avancé que le souverain était plus motivé par la perspective d'obtenir de l'argent via les amendes que par le désir de rendre la justice ; le système judiciaire s'appliquait également uniquement aux hommes libres et non pas à l'ensemble de la population, notamment lesserfs[100]. Ces évolutions étaient néanmoins populaires chez les paysans aisés qui pouvaient faire appel à un système judiciaire plus fiable mais elles mécontentaient les barons qui n'avaient plus la possibilité d'influer sur les affaires locales et restaient soumis à l'arbitraire de la justice royale[104].
Unpennys portant l'effigie de Jean et qui fut frappé àDublin.
L'un des principaux défis de Jean était de trouver les ressources nécessaires pour financer les expéditions destinées à reconquérir la Normandie[105]. Les souverains Plantagenêt disposaient de trois sources de revenus : ceux issus de leurs domaines fonciers oudemesne ; les tributs venant de leurs vassaux ; et les recettes issues des taxes et impôts. Les revenus des domaines royaux étaient relativement figés car dépendants de la productivité des terres et avaient lentement diminué depuis laconquête normande auXIe siècle. La situation fut compliquée par la vente de nombreuses possessions royales par Richard Ier en 1189 tandis que les taxes et impôts ne représentaient qu'une faible part dans les revenus du Trésor. Les rois anglais disposaient de nombreux droits féodaux qu'ils pouvaient utiliser pour accroître leurs revenus, comme l'écuage qui permettait aux nobles de ne pas participer aux campagnes militaires de leur suzerain en échange du paiement d'une indemnité. Par ailleurs, le roi pouvait tirer des revenus des amendes, de pénalités diverses ou de la vente dechartes et d'autres privilèges[106]. Jean s'efforça d'accroître toutes ses sources de revenus au point qu'il fut décrit comme« avare, pingre, radin et obsédé par l'argent[107] ». Il utilisa également ce besoin d'argent à des fins politiques pour renforcer son contrôle sur les barons. Les dettes que ces derniers avaient contractées auprès de la Couronne pouvaient être annulées s'ils le soutenaient tandis que les demandes de remboursement pouvaient être fermement exigées dans le cas de ses opposants.
Les efforts du souverain pour accroître ses revenus débouchèrent sur une série de réformes innovantes mais très impopulaires[n 8]. Jean leva onze fois l'écuage durant ses 17 ans de règne, autant que ses trois prédécesseurs rassemblés[109]. Dans de nombreux cas, cela avait été réalisé en l'absence de toute campagne militaire, ce qui dénaturait l'idée originelle selon laquelle l'écuage était une alternative au service militaire[109]. Il poussa également à l'extrême son droit de demander des droits de succession à la mort d'un noble, en exigeant des sommes exorbitantes, bien au-delà des capacités de paiement des barons[109]. Jean réitéra la fructueuse vente des fonctions deshérif de 1194 mais les nouveaux officiers remboursèrent leur investissement en augmentant les amendes et les pénalités, notamment dans les régions forestières[110]. Une autre innovation de Richard Ier, une taxe sur les veuves voulant rester célibataires, fut accrue par Jean[110] et il continua à vendre des chartes pour la création de nouvelles villes commeLiverpool ou de nouveaux marchés enGascogne[111],[112],[n 9]. Le roi introduisit de nouvelles taxes et en augmenta d'autres. Lesjuifs étaient déjà lourdement taxés en échange de la protection royale contre lespersécutions mais leur imposition fut encore accrue ; la communauté dut payer 44 000livres pour lataille de 1210 dont la plus grande partie alla entre les mains des débiteurs chrétiens des préteurs juifs[110],[n 10]. Jean instaura en 1207 une taxe sur le revenu similaire à l'impôt sur le revenu moderne qui rapporta60 000 livres dans les coffres de la Couronne ainsi que de nouveaux droits de douane[114]. En plus de rapporter des sommes colossales, ces taxations avaient également l'avantage de permettre à Jean de confisquer les terres des barons qui ne pouvaient ou refusaient de payer[115],[n 10].
Au début du règne de Jean, l'économie anglaise fut frappée par une série de mauvaises récoltes qui fit augmenter le prix des céréales et des animaux. Cela entraîna uneinflation qui perdura jusqu'à la fin duXIIIe siècle et eut des conséquences à long terme sur le Royaume[116]. La situation économique fut par ailleurs déstabilisée par des vaguesdéflationnistes provoquées par les campagnes militaires du roi[117]. Il était en effet de coutume à l'époque que le roi collecte les taxes et les impôts enargent qui était ensuite frappé sous forme de nouvelles pièces ; ces dernières étaient alors stockées en tonneaux avant d'être envoyées dans les châteaux dans tout le pays pour payer les mercenaires et les coûts annexes[118]. En prévision des campagnes en Normandie, Jean accumula d'immenses quantités d'argent qui n'étaient plus disponibles pour l'économie pendant des mois[119].
Enluminure deMatthieu Paris représentant le roi Jean dans sonHistoria Anglorum, vers 1250.
Jean était entouré par plusieurs groupes de courtisans. L'un d'eux était lefamiliares regis, composé de ses amis et des nobles qui l'accompagnaient dans ses déplacements dans son royaume. Ils jouaient également un rôle important dans l'organisation de ses campagnes militaires[120],[121]. Un autre groupe était lacuria regis regroupant les principaux membres de l'administration royale[122]. Intégrer ce proche entourage permettait d'obtenir les faveurs du roi, d'épouser une riche héritière, d'obtenir gain de cause devant la justice ou de voir ses dettes effacées[123]. À partir du règne d'Henri II, ces fonctions furent de plus en plus accordées à des « nouveaux hommes » n'appartenant pas à la haute noblesse. Cela s'intensifia durant le règne de Jean avec l'intégration de nombreux membres de la basse noblesse ou de lagentry, souvent originaires du continent ; beaucoup étaient des chefs mercenaires commeFoulques de Bréauté, Geard d'Athies, Engelard de Cigogné etPhilip Marc(en)[124] et se firent tristement connaître en Angleterre pour leur conduite[125]. De nombreux barons percevaient cette cour royale comme, selon l'historien Ralph Turner,« une clique profitant des faveurs royales aux dépens des barons » et composée de membres sans envergure[124].
Jean se méfiait fortement des barons, notamment les plus puissants qui pouvaient potentiellement menacer son autorité[128]. Plusieurs d'entre eux furent la cible de samalevolentia y comprisGuillaume le Maréchal, un célèbre chevalier souvent présenté comme un modèle de loyauté[129]. Il obligea notamment le puissantseigneur des MarchesGuillaume de Briouze à payer 40 000 marcs (environ26 666 livres de l'époque[n 10]) et quand ce dernier refusa, il fit emprisonner son épouse,Maud de Briouze, et l'un de ses fils. Ces derniers moururent en détention tandis que de Briouze périt en exil en 1211, et ses petits-fils ne furent libérés qu'en 1218[129],[130]. En raison de cette sévérité et de la méfiance de Jean, même ses plus fervents partisans entretenaient des relations difficiles avec le roi[131].
La vie privée de Jean affecta largement son règne. Les chroniqueurs contemporains ont avancé qu'il était outrageusement débauché etimpie[132]. Il était habituel pour les rois et les nobles de l'époque d'avoir des maîtresses mais les chroniqueurs se lamentaient que celles de Jean étaient des femmes mariées, ce qui était jugé inacceptable[132]. Il eut au moins cinq enfants avec des maîtresses durant son premier mariage avec Isabelle de Gloucester, et deux d'entre elles appartenaient à la noblesse[132],[133]. Son comportement après l'annulation de son premier mariage est moins connu. Aucun enfant illégitime ne lui a été attribué et aucune preuve n'indique un possible adultère même si Jean eut certainement des relations avec les femmes de sa cour[133]. Les historiens estiment que les accusations spécifiques lancées durant les révoltes des barons ont généralement été inventées pour justifier les soulèvements mais la plupart de ses contemporains semblaient déplorer le comportement sexuel du souverain[132],[n 11].
La nature de la relation de Jean avec sa seconde épouseIsabelle d'Angoulême est mal connue. Cette dernière était beaucoup plus jeune que lui et, si sa date de naissance exacte est inconnue, les historiens estiment qu'elle avait au maximum 15 ans et plus probablement 9 ou 12 ans au moment de leur mariage en 1200 à Angoulême[135],[136]. Même selon les normes de l'époque, cela était très jeune[137]. Jean n'accorda pas beaucoup d'argent à la suite d'Isabelle au point que l'historien Nicholas Vincent l'a décrit comme« franchement malveillant »[138]. Vincent conclut que leur mariage ne fut pas particulièrement heureux[139] mais d'autres aspects suggèrent une relation plus proche et positive. Les chroniqueurs écrivirent que Jean était« complètement fou » d'Isabelle et ils eurent cinq enfants[67],[139]. L'historien William Chester Jordan estime qu'ils formèrent un« couple amical » et que leur mariage fut une réussite selon les normes de l'époque[140].
Le manque dedévotion religieuse de Jean avait été noté par ses contemporains et certains historiens ont avancé qu'il était impie voireathée, ce qui était extrêmement mal accepté à l'époque[141]. Ses habitudes anti-religieuses furent largement documentées par les chroniqueurs comme son refus de faire la communion, ses remarquesblasphématoires et ses plaisanteries sur la doctrine de l'Église, notamment sur l'improbabilité de laRésurrection. Ses contemporains notèrent également la faiblesse de ses donations aux œuvres caritatives de l'Église[142]. L'historien Frank McLynn avance que la jeunesse de Jean à l'abbaye de Fontevraud et son haut niveau d'éducation sont peut-être à la source de son hostilité à la religion[17]. D'autres historiens sont néanmoins plus prudents avec les documents de l'époque et notent que les chroniqueurs rapportèrent également son intérêt personnel pour lavie desaint Wulfstan de Worcester et son amitié avec plusieurs ecclésiastiques, dont notammentHugues d'Avalon qui fut par la suitecanonisé[143]. Les documents sur les dépenses de la cour indiquent qu'elles suivaient normalement les fêtes religieuses même s'il est également fait mention des donations royales aux pauvres pourexpier la conduite peu orthodoxe de Jean[143],[144].
Jusqu'à la fin de son règne, Jean essaya de récupérer la Normandie mais il dut affronter de nombreuses difficultés[145]. L'Angleterre devait être protégée contre une possible invasion française, les voies maritimes vers l'Aquitaine devaient être sécurisées à la suite de la perte des routes terrestres et le contrôle de la Gascogne devait être assuré malgré la mort d'Aliénor en 1204[145]. Jean prévoyait d'utiliser le Poitou comme base d'opérations pour soutenir une offensive le long de la Loire et menacer Paris, ce qui immobiliserait les forces françaises et permettrait à une seconde force de débarquer en Normandie[145]. Jean espérait par ailleurs obtenir l'entrée en guerre à ses côtés des voisins orientaux de la France comme la Flandre, ravivant ainsi la stratégie d'encerclement de Richard Ier[145]. Tout cela allait cependant nécessiter beaucoup de soldats et d'argent[146].
Jean consacra une grande partie de l'année 1205 à protéger l'Angleterre d'une éventuelle attaque française[147]. Sa première mesure fut de recréer lesAssises de 1181(en) d'Henri II par lesquelles chaquecomté devait mobiliser des levées locales[147]. Lorsque la menace d'invasion s'éloigna, Jean rassembla en Angleterre une grande armée devant être déployée dans le Poitou ainsi qu'une grande flotte sous son commandement pour attaquer la Normandie[146]. Pour parvenir à ses fins, il réforma le système féodal de contribution militaire pour le rendre plus flexible ; seul un chevalier sur dix serait mobilisé mais il serait soutenu financièrement par les neuf autres et pourrait ainsi combattre indéfiniment[146]. Jean développa également un corps professionnel d'arbalétriers et renforça les capacités de ses troupes à mener des sièges[148]. Au niveau du commandement, le roi était épaulé par les barons les plus expérimentés tels queGuillaume de Longue-Épée,Guillaume le Maréchal,Roger de Lacy(en) et, jusqu'à ce qu'il perde les faveurs du roi en 1208,Guillaume de Briouze[148].
Jean avait déjà commencé à améliorer ses forces navales avant la perte de la Normandie continentale et la construction de nouveaux vaisseaux s'accéléra par la suite. Les navires étaient stationnés dans lesCinq-Ports dans leKent mais le port dePortsmouth fut également agrandi[149]. À la fin de l'année 1204, il disposait d'environ 50 grandesgalères et une cinquantaine d'autres furent construites entre 1209 et 1212[147],[149].William de Wrotham(en) fut nommé« gardien des galères », faisant de lui le principal amiral du roi[147].
Enluminure de Matthieu Paris représentantGuillaume le Maréchal, l'un des principaux chefs militaires de Jean.
L'agitation des barons anglais empêcha le départ de l'expédition de 1205 et seule une faible force commandée par Guillaume de Longue-Épée fut déployée dans le Poitou[146]. En 1206, Jean se rendit lui-même dans la région mais dut se rendre vers le sud pour repousser une attaque d'Alphonse VIII de Castille contre la Gascogne[146]. Une fois ce dernier vaincu, il retourna vers le nord et s'empara de la ville d'Angers[146]. Les contre-attaques dePhilippe II furent peu fructueuses et les deux camps acceptèrent une trêve de deux ans à la fin de l'année[150].
Durant la trêve de 1206-1208, Jean chercha à améliorer sa position financière et militaire en vue d'une nouvelle tentative pour reprendre la Normandie[151]. Il utilisa une partie de son argent pour financer de nouvelles alliances auprès des voisins orientaux de la France qui s'inquiétaient de la montée en puissance du pouvoir capétien[151]. En 1212, une alliance fut signée avecRenaud de Dammartin qui contrôlaitBoulogne,Ferrand de Flandre ainsi qu'Otton IV, un des candidats potentiels au titre d'empereur qui était également le neveu du roi anglais[151]. Les plans d'invasion de 1212 furent repoussés en raison du mécontentement des barons anglais qui ne voulaient pas combattre dans le Poitou[151]. Philippe II prit l'initiative l'année suivante en envoyant son filsLouis envahir les Flandres pour préparer une invasion de l'Angleterre[151]. Jean fut contraint d'annuler son débarquement pour contrer cette menace et il envoya sa flotte pour attaquer les Français dans le port deDamme[152]. Cela fut unsuccès et la destruction des navires de Philippe II éloigna la perspective d'une invasion du moins à court terme[152]. Jean chercha à profiter de cette victoire en lançant la reconquête de la Normandie continentale à la fin de la 1213 mais l'agitation de la noblesse le contraignit une fois de plus à repousser l'attaque à l'année suivante[152].
Jean profita de son statut deseigneur d'Irlande pour obtenir les ressources nécessaires à sa guerre sur le continent[160]. L'opposition entre lescolons anglo-normands et leshabitants historiques de l'île persista tout au long de son règne et il manipula les deux groupes pour accroître son pouvoir[160]. En 1210, le roi écrasa une révolte des barons anglo-normands et il imposa une nouvelle charte exigeant le respect des lois anglaises en Irlande[161]. Jean n'obligea pas lesroyaumes irlandais locaux à appliquer cette charte mais l'historien David Carpenter avance qu'il l'aurait fait si la révolte des barons n'avait pas eu lieu. Malgré cela, les tensions restèrent fortes entre les chefs locaux et le pouvoir central[162],[163].
La situation politique aupays de Galles était assez complexe car le territoire était divisé entre les seigneurs des Marches le long de lafrontière, les possessions royales dans lePembrokeshire et les nobles gallois relativement indépendants enGalles du Nord. Jean s'intéressa particulièrement à la région et il s'y rendit chaque année entre 1204 et 1211 ; il maria également sa fille illégitimeJeanne au prince galloisLlywelyn en 1204[164]. Le roi renforça sa position dans la région par la force en contraignant les seigneurs des Marches et les nobles gallois à reconnaître son autorité[165]. Ces actions étaient mal acceptées et en 1211, Llywelyn tenta d'exploiter l'instabilité provoquée par la chute deWilliam de Braose pour organiser un soulèvement qui fut cependant rapidement écrasé par Jean[166]. Llywelyn fut contraint de céder des terres au roi d'Angleterre mais il s'était imposé comme le principal meneur de la noblesse galloise[166].
Jean voulait queJohn de Gray, l'évêque de Norwich et l'un de ses principaux partisans, succède à Walter mais lechapitre de chanoines de lacathédrale de Cantorbéry estima qu'il était de son droit exclusif de désigner le nouvel archevêque et il soutint Reginald, sonsous-prieur[171]. Pour compliquer la situation, les évêques de laprovince de Cantorbéry revendiquaient également le droit de désigner le successeur de Walter[171]. Reginald fut secrètement élu par le chapitre et se rendit à Rome pour être confirmé dans sa nouvelle fonction ; les évêques contestèrent cette nomination et portèrent leur plainte devant Innocent III[172]. Dans le même temps, Jean força le chapitre de Cantorbéry à soutenir de Gray et un messager fut envoyé à Rome pour informer le pape de ce changement[173]. Ce dernier désavoua à la fois Reginald et John de Gray et nomma son propre candidat,Étienne Langton, unthéologien de l'université de Paris. Jean refusa ce nouvel archevêque mais Langton fut néanmoinsordonné en par le pape[173].
Le roi anglais fut ulcéré par ce qu'il considérait être une violation de son droit traditionnel à influencer l'élection des ecclésiastiques dans son royaume[173]. Considérant que Langton était trop influencé par la cour capétienne à Paris, il s'opposa à son entrée en Angleterre et confisqua les terres et les possessions de l'archevêché et de la papauté[174]. Innocent III essaya sans succès de convaincre Jean de changer d'avis et en, il promulgua uninterdit en Angleterre en mars 1208 interdisant le clergé de toute cérémonie religieuse à l'exception dubaptême et de l'absolution des mourants[175],[176].
Jean considéra que l'interdit était« l'équivalent d'une déclaration de guerre du pape[175] » et il répondit en jouant sur la division du clergé anglais sur la question[175]. Il confisqua les terres des ecclésiastiques respectant l'interdit et arrêta les concubines des religieux en ne les libérant qu'après le paiement d'une amende[175]. En 1209, la situation semblait bloquée et Innocent III menaça Jean d'excommunication s'il n'acceptait pas la nomination de Langton[177] ; le roi refusa et il fut excommunié en[177]. Même si cela représentait un coup sévère au prestige royal, cela ne sembla pas vraiment inquiéter Jean[177]. Deux de ses alliés,Otton IV etRaymond VI de Toulouse, avaient déjà subi la même punition et les faibles répercussions de ces décisions avaient dévalué la signification de l'excommunication[177]. La seule conséquence tangible fut un durcissement des mesures envers l'Église et un accroissement des taxes sur ses revenus ; selon une estimation de 1213, Jean avait obtenu environ 100 000 marcs (environ66 666 livres de l'époque[n 10]) du clergé[178]. Un autre document suggère que les confiscations des possessions ecclésiastiques et les pénalités contre l'Église représentaient environ 14 % des revenus de la Couronne[179].
Les tensions entre Jean et les barons s'accroissaient depuis plusieurs années en raison des politiques impopulaires du souverain[187]. Beaucoup de barons mécontents venaient du nord de l'Angleterre, ce qui poussa les chroniqueurs et les historiens à les désigner comme« les Nordistes ». Ces derniers se sentaient peu concernés par le conflit en France et beaucoup avaient d'importantes dettes envers la Couronne ; leur soulèvement ultérieur a ainsi été qualifié de« révolte des débiteurs du roi »[104]. Les tensions étaient également élevées enGalles du Nord où l'opposition entre Jean etLlywelyn au sujet du traité de 1211 dégénérait en conflit ouvert[188]. Même au sein de la cour royale, de nombreux courtisans, en particulier ceux que le souverain avait nommés à des fonctions administratives dans le royaume, estimaient que leurs responsabilités locales surpassaient leurs loyautés personnelles envers Jean et ils rejoignirent ses opposants[189]. Pour certains historiens, la nomination dePierre des Roches au poste dejusticiar fut le catalyseur de la crise car il était considéré comme un« étranger rugueux » par beaucoup de barons[190]. L'élément déclencheur qui précipita la révolte de la noblesse fut finalement la désastreuse campagne française de 1214 ; pour l'historienJames Holt, la route vers la guerre civile après la défaite deBouvines était« directe, courte et inévitable »[187],[191].
Quand Jean entama son invasion de la Normandie en 1214, il avait toutes les raisons d'être optimiste. Il avait formé une solide alliance avec l'empereurOtton IV,Renaudde Boulogne etFerranddes Flandres ; il disposait du soutien du pape et avait rassemblé suffisamment de fonds pour financer le déploiement d'une armée expérimentée[192]. De nombreux barons refusèrent cependant de rejoindre ses troupes quand il prit la mer pour le Poitou en et ils durent être remplacés par des mercenaires[193]. Le plan de Jean était de couper les forces françaises en deux en menant une offensive vers Paris depuis le Poitou tandis qu'Otton IV, Renaud et Ferrand, soutenus parGuillaume de Longue-Épée, attaqueraient vers le sud depuis les Flandres[193].
Les Anglais remportèrent initialement plusieurs succès notamment quand Jean envahit le comté d'Anjou tenu par le prince Louis à la fin du mois de juin[193],[194]. Lesiège du château stratégique dela Roche-au-Moine contraignit le prince français à livrer bataille contre l'armée anglaise plus nombreuse[195]. Les nobles locaux refusèrent cependant de combattre et Jean fut obligé de se replier àLa Rochelle[195]. Le, Philippe II remporta une victoire décisive àBouvines contre Otton IV[196]. Ayant perdu tout espoir de reprendre la Normandie continentale, Jean dut demander la paix ; l'Anjou fut rendu à la France et le roi anglais dut payer une indemnité à Philippe II[196]. La trêve devait durer six ans et Jean rentra en Angleterre en[196].
Exemplaire original de laMagna Carta signée par Jean et les barons en 1215.
Dans les mois qui suivirent le retour de Jean, les barons rebelles dans le nord et l'est de l'Angleterre organisèrent l'opposition à son pouvoir[197]. Jean organisa un conseil à Londres en pour débattre d'éventuelles réformes et il encouragea des discussions àOxford entre ses représentants et ceux des rebelles durant le printemps[198]. Il semble qu'il essayait ainsi de gagner du temps pour qu'Innocent III puisse lui envoyer des lettres de soutien. Cela était particulièrement important pour le roi anglais qui pourrait ainsi faire pression sur les barons et contrôlerLangton[199]. Jean annonça également son intention de rejoindre lescroisades, ce qui lui offrit une protection supplémentaire de l'Église[200]. Dans le même temps, il commença à recruter des troupes mercenaires dans le Poitou même si certains soldats furent par la suite renvoyés pour ne pas donner l'impression que le roi voulait une aggravation de la crise[198].
Les lettres de soutien du pape arrivèrent en avril mais les rebelles s'étaient alors organisés. Ils se rassemblèrent àNorthampton en mai et déclarèrent qu'ils n'étaient plus liés à Jean par les liens féodaux[201]. L'auto-proclamée « Armée de Dieu » commandée parRobert Fitzwalter(en) s'empara de Londres ainsi que deLincoln et d'Exeter[202]. Les tentatives de Jean pour apparaître modéré et conciliant avaient été relativement efficaces, mais après la prise de la capitale beaucoup de ses partisans firent défection[202]. Il demanda alors à Langton d'organiser des négociations avec les barons rebelles[202].
Les chefs rebelles et le roi se rencontrèrent àRunnymede près duchâteau de Windsor le[202]. Le résultat fut laMagna Carta ou « Grande charte » qui était bien plus qu'une simple réponse aux plaintes des barons et représentait une profonde réforme politique même si elle se concentrait sur les droits des hommes libres et non sur ceux desserfs[203]. Le texte garantissait les droits de l'Église, des protections contre les emprisonnements arbitraires, l'accès à une justice rapide, une limitation de l'écuage et des autres impôts féodaux en plus d'interdire la mise en place de nouvelles taxes sans l'accord des barons[204]. Un conseil composé de 25 nobles neutres devait être créé pour s'assurer du respect de la Charte par Jean tandis que l'armée rebelle serait démobilisée et que Londres serait rendu au roi[205].
Ni les barons rebelles ni Jean ne tentèrent réellement de respecter l'accord[205]. Les premiers pensaient que le roi n'accepterait pas le conseil et qu'il allait contester la légalité de la charte ; ils désignèrent ainsi leurs représentants les plus radicaux pour siéger au conseil et refusèrent de démobiliser leurs forces ou de rendre Londres[206]. Malgré ses dénégations, Jean demanda l'appui d'Innocent III en avançant que la charte affectait les droits du pape qui était devenu le suzerain du roi anglais par l'accord de 1213[207]. Le souverain pontife s'exécuta et déclara que la charte était« non seulement honteuse et dévalorisante mais également illégale et injuste » et il excommunia les barons rebelles[207]. L'échec de l'accord entraîna rapidement l'éclatement de laPremière guerre des barons[207].
Campagne de Jean entre septembre 1215 et mars 1216.
Les rebelles prirent immédiatement l'initiative et s'emparèrent duchâteau de Rochester appartenant à Langton mais que ce dernier avait laissé sans véritable garnison[208]. Jean était prêt à la guerre car il avait accumulé suffisamment d'argent pour payer ses mercenaires et s'était assuré du soutien des puissantsseigneurs des Marches qui disposaient de leurs propres armées tels queGuillaume le Maréchal etRanulph de Blondeville[209]. De leur côté, les rebelles manquaient d'expérience ou d'équipements dans la guerre de siège pour s'emparer des forteresses royales qui séparaient leurs forces dans le nord et le sud de l'Angleterre[209],[210]. Le plan du roi était d'isoler les barons rebelles dans Londres, protéger ses propres lignes de communication avec la Flandre d'où venaient beaucoup de ses mercenaires, empêcher une invasion française dans le Sud-Est et mener une guerre d'usure[208]. Dans le même temps,Llywelyn profita du chaos pour mener un soulèvement enGalles du Nord contre le traité de 1211[211].
Les débuts de sa campagne furent victorieux et en novembre, il reprit le château de Rochester défendu par William d'Aubigny. Un chroniqueur rapporta qu'il n'avait jamais vu« un siège si durement mené » tandis que l'historien Reginald Brown le décrit comme« l'une des plus grandes opérations [de siège] de l'époque en Angleterre[212] ». Ayant sécurisé le Sud-Est, Jean divisa ses forces et envoya Guillaume de Longue-Épée reprendre l'Est-Anglie tandis que lui-même mena ses forces vers le nord viaNottingham pour s'emparer des possessions des barons[213]. Les deux offensives furent victorieuses et la plupart des derniers rebelles furent isolés dans Londres[213]. En, Jean marcha contreAlexandre IId'Écosse qui s'était allié aux insurgés[214]. Les troupes anglaises progressèrent rapidement et atteignirentÉdimbourg au bout d'une campagne de dix jours[214].
Se sentant acculés, les rebelles demandèrent l'appui du princeLouis de France, qui accepta d'autant plus facilement que par son mariage avecBlanche de Castille, petite-fille maternelle d'Henri II (par sa mèreAliénor d'Angleterre) et nièce de Jean sans Terre, il possédait une prétention au trône d'Angleterre[215]. Son intervention contre Jean lui valut l'excommunication et cela empêcha son pèrePhilippe II de le soutenir officiellement, même si le roi de France lui a sans doute apporté une aide officieuse[215]. Craignant une invasion française qui pourrait fournir aux rebelles les armes de siège qui leur manquaient[216], Jean fit rapidement route vers le sud pour s'y opposer après avoir vaincu momentanément Alexandre II[214].
Jean rassembla une force navale pour intercepter la flotte française mais ses navires furent dispersés par une tempête et Louis débarqua sans opposition dans le Kent en[213]. Le roi anglais hésita et décida de ne pas attaquer immédiatement peut-être car il doutait de la loyauté de ses hommes[213]. Louis et les barons rebelles progressèrent vers l'ouest et repoussèrent Jean qui passa l'été à réorganiser ses forces et ses défenses[217]. Plusieurs de ses commandants, dontGuillaume de Longue-Épée, lui firent défection durant cette période, et au début de l'automne les rebelles contrôlaient le sud-est de l'Angleterre ainsi qu'une partie du nord[217].
En, Jean lança une nouvelle offensive depuis lesCotswolds et, feignant de secourir lechâteau de Windsor assiégé, attaqua versCambridge pour isoler les forces rebelles duLincolnshire et d'Est-Anglie[217],[218]. Il poursuivit vers l'est pour lever le siège deLincoln et arriva sur la côte àLynn, probablement pour obtenir des renforts du continent[218]. Alors qu'il se trouvait dans cette ville, il contracta ladysenterie[218]. Dans le même temps, Alexandre II attaqua à nouveau le Nord de l'Angleterre et s'empara deCarlisle en août avant de progresser vers le sud[217],[214],[218]. Alors que la situation du roi anglais était de plus en plus difficile, les rebelles commencèrent à se diviser en raison de tensions entre Louis et les barons ; plusieurs d'entre eux, dont lefils de Guillaume le Maréchal et Guillaume Longue-Épée, firent défection et rejoignirent Jean[219],[218].
Le roi avança vers l'ouest mais une grande partie de son ravitaillement aurait été perdue en route[220]. Le chroniqueurRoger de Wendover suggère notamment que les biens royaux dont lesJoyaux de la Couronne, furent perdus dans lessables mouvants lors de la traversée d'un des estuaires duWash[220]. Les détails de l'incident varient considérablement selon les récits et son emplacement exact n'a jamais été déterminé ; il est possible que seuls quelqueschevaux de bât aient été perdus[221],[216]. Les historiens modernes estiment qu'en, Jean se trouvait dans une impasse[222],[223].
La maladie du roi s'aggrava et il fut incapable d'aller plus loin que lechâteau deNewark. Il mourut dans la nuit du 18 au 1216[1],[224]. De nombreux témoignages, probablement inventés, commencèrent rapidement à circuler et suggérèrent que Jean avait été tué par de labière ou desprunes empoisonnées voire par un« excès depêches[225] ». Sa dépouille fut emmenée par une compagnie de mercenaires vers le sud et elle fut inhumée dans lacathédrale de Worcester, face à l'autelde saint Wulfstan[226],[227]. Son corps fut exhumé en 1232 pour être placé dans un nouveausarcophage où il repose toujours[228].
Matthieu Paris fut l'un des premiers historiens du règne de Jean.
Les évaluations historiques du règne de Jean ont considérablement varié selon les époques. Les chroniqueurs ayant écrit sur sa jeunesse et son accession au trône commeRichard de Devizes,William de Newburgh,Roger de Hoveden etRaoul de Dicet étaient généralement critiques envers son comportement sousRichard Ier, mais leur perception de son début de règne était plus favorable[233]. Les récits fiables sur la suite de son règne sont plus rares mais les principales sources de cette période rédigées parGervais de Canterbury etRaoul de Coggeshall étaient assez hostiles[234],[235]. Cette perception négative de Jean fut renforcée par les écrits postérieurs à sa mort, deRoger de Wendover et deMatthieu Paris[236].
L'étude des sources primaires sur son règne comme lespipe rolls, les chartes et les documents de la cour donna lieu à de nouvelles interprétations dans les années 1940. Dans un essai de 1945,Vivian Galbraith proposa ainsi une« nouvelle approche » pour comprendre cette période[244],[245]. Cette utilisation plus importante des documents de l'époque s'est associée à un plus grand scepticisme sur les récits de Roger de Wendover et de Matthieu Paris[246]. Dans de nombreux cas, les écrits de ces deux chroniqueurs, rédigés après la mort de Jean, furent rejetés par les historiens modernes[247]. La signification de laMagna Carta a également été revue ; si sa valeur symbolique et constitutionnelle pour les générations ultérieures ne fait aucun doute, elle n'était, dans le contexte du règne de Jean, qu'une proposition de paix ayant échoué[248],[249].
Les premières représentations de Jean dans des œuvres de fiction datent de la période Tudor et reflètent les opinions réformatrices de l'époque[237]. L'auteur anonyme duTroublesome Reign of King John présente le roi comme un« martyr proto-protestant » ; de même, dans lamoralité deJean Bale,Kynge Johan, Jean tente de sauver l'Angleterre des« agents maléfiques de l'Église romaine[254],[255] ». Par contraste,La Vie et la Mort du roi Jean deWilliam Shakespeare, qui reprend des éléments anti-catholiques duTroublesome Reign of King John, offre une« vision duale et plus nuancée d'un souverain complexe à la fois victime proto-protestante des machinations de Rome et dirigeant faible et égoïste[254],[256],[257] ». La pièce d'Anthony Munday,The Downfall and The Death of Robert Earl of Huntington, illustre les défauts du souverain mais présente une vision positive de son opposition à la Papauté dans la ligne de l'historiographie de l'époque[258]. Au milieu duXVIIe siècle, les pièces commeKing John and Matilda deRobert Davenport, bien que largement basées sur les œuvresélisabéthaines, présentent à l'inverse les barons comme les champions de la cause protestante et se concentrent sur les aspects tyranniques du comportement de Jean[259].
Cette œuvre inspiraThe Merry Adventures of Robin Hood de l'écrivain pour enfantHoward Pyle qui établit Jean comme le principalméchant dans les récits traditionnels deRobin des Bois[262].
Il conserva ce rôle avec l'avènement du cinéma, et le filmRobin des Bois de 1922 le montre commettant de nombreuses atrocités et se livrant à latorture[263].Les Aventures de Robin des Bois de 1938 créa une nouvelle version du souverain présenté comme un« pantouflard peureux, arrogant et efféminé[264] » dont les actes permettent de souligner les vertus de Richard Ier et contrastent avec le courage dushérif de Nottingham qui n'hésite pas à affronter personnellement Robin des Bois[264]. Un exemple extrême de ce personnage est visible dans ledessin animé de 1973 où Jean est présenté comme unlion pleurnichard et cupide[265]. D'autres œuvres de fiction, distinctes de l'univers de Robin des Bois, comme la pièceLe Lion en Hiver(en) deJames Goldman le présentent souvent comme un personnage faible et efféminé contrastant, dans ce cas, avec le plus viril Henri II[266].
Jean sans Terre est aussi un personnage important dans le deuxième et quatrième romans du cycle de science-fictionLe fleuve de l'éternité de l'écrivain américainPhilip José Farmer, publiés respectivement en 1972 et 1980. Dans ce cycle, toute l'humanité morte avant 1983 a été ressuscitée sur une planète. Jean y apparaît comme un personnage fourbe mais néanmoins très habile et séduisant, même aux yeux de ceux qui connaissent l'histoire d'Angleterre. Il est aussi dit qu'il fut tellement impopulaire qu'aucun roi d'Angleterre ni du Royaume-Uni n'a été appelé Jean depuis (ce qui est historiquement vrai mais à nuancer car plusieurs descendants de rois se sont appelés Jean, notammentJean de Gand, lui-même père d'Henri IV).
Alice Liddel le défend en disant qu'il ne fut pas pire que d'autres rois et princes de l'époque.
↑Le surnom de « sans terre » lui vient non pas de la perte de ses territoires situés enFrance, mais de ce qu'il n'avait reçu, avant 1171, aucunfief dans les provinces continentales, à la différence de ses frères aînés.
↑Angoulême etLimoges formaient des comtés stratégiques qui avaient traditionnellement connu une large autonomie. Les détails entourant ces comtés à cette période sont mal connus et soumis à débat mais il apparaît que les dynasties françaises et anglaises tentaient toutes deux de former des alliances avec les familles de la région dans les années qui précédèrent la crise de 1202[71].
↑Même si tous les biographes modernes de Jean considèrent qu'il a fait tuer son rival Arthur, les détails dans le récit de l'abbaye Margam peuvent être remis en cause ; comme Frank McLynn le note, le moine gallois semble« étrangement bien informé » sur les circonstances de l'assassinat en France[82].
↑De son côté, Kate Norgate note que la tentative de Jean pour secourir Château Gaillard était« un chef-d'œuvre d'ingéniosité » ; Ralph Turner considère qu'il fut un commandant « capable » ; Lewis Warren suggère que son échec était lié à son incapacité à obtenir la loyauté des nobles locaux plutôt qu'à un simple manque de talents militaires. Frank McLynn est plus négatif et décrit sa campagne comme un« désastreux échec[85],[67],[86],[87] ».
↑Certains historiens sont en désaccord avec cette vision d'un souverain innovant dans les questions économiques et avancent qu'il ne faisait que répondre à des problématiques de court terme[108].
↑Une des conséquences de ces chartes fut d'accroître le commerce duvin avec le continent. En 1203, les habitants et marchands deBordeaux furent exemptés de laGrande Coutume(en) qui était la principale taxe frappant leurs exportations. En retour, les régions de Bordeaux, deBayonne et deDax promettaient de soutenir le roi d'Angleterre contre la France. Les marchands gascons avaient ainsi pour la première fois un libre accès au marché anglais du vin anglais et l'année suivante, Jean accorda les mêmes droits àLa Rochelle[112].
↑La preuve la plus notable d'un possible adultère à la fin du règne de Jean apparaît dans lepipe roll des amendes de Noël 1204 et concerne l'épouse deHugh de Neville(en). Il est indiqué que cette dernière offrait 200 poulets au roi si elle pouvait passer la nuit avec son mari. Cela est généralement interprété comme la preuve qu'elle avait une aventure avec le roi mais il est également possible qu'elle désirait convaincre, avec humour, Jean de ne pas envoyer son époux en mission dans le Royaume et de le laisser passer la nuit avec elle[134].
↑Gilbert de Bolum était le frère d’Osbert Giffart. Il peut donc s’agir soit d’un fils naturel de Jean, soit d’un fils d’Elias III Giifart et de Mathilde de Berkeley.
↑ un acte d’Henri III daté de 1231 mentionne« Andreas nepos regis » (« André, petit-fils du roi »).
↑Ce qui dans la réalité est sans doute faux, la plupart des sujets n'ayant sans doute qu'une très vague idée de lui, d'autant plus qu'il ne séjourna que quelques mois en Angleterre pendant ses dix ans de règne et ne parlait pas anglais.
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