Né dans la ville côtière de Port-Salut, au sud d'Haïti, dans une famille d'agriculteurs possédant leur terre[1], Jean-Bertrand Aristide reçoit son éducation primaire chez lessalésiens àPort-au-Prince, puis son éducation secondaire au collège Notre-Dame deCap-Haïtien avant d'entrer en 1974 aunoviciat salésien deLa Vega enRépublique dominicaine. Il est de retour àPort-au-Prince l'année suivante, où il suit uneclasse de philosophie au grand séminaire Notre-Dame. En 1979, il obtient une licence de psychologie à l'université d'État d'Haïti. Il estordonné prêtre le[2]. En 2007, Aristide obtient un doctorat en langues africaines à l'université d'Afrique du Sud (UNISA)[3].
Inscrivant sa démarche dans lathéologie de la libération qui met l'accent sur lajustice sociale, il devient l'un des représentants les plus visibles d'un mouvement de communautés ecclésiales de base appeléTi Kominotés Légliz (TKL)[4].François-Wolff Ligondé, archevêque de Port-au-Prince et proche durégime Duvalier, décide de l'éloigner en l'exilant tour à tour en Italie, en Israël, auCanada et en Grèce. Il revient définitivement dans le pays le. Il fonde un orphelinat, la Fanmi Selavi, afin de venir en aide aux enfants des rues[5].
Depuis son église, dans une banlieue déshéritée de la capitale, il dénonce les élites économiques du pays, l’impérialisme de Washington (« plus dangereux que le sida ») et le « macoutisme » hérité du régime Duvalier. Le, il réchappe du massacre de l'église Saint-Jean-Bosco dont il a la charge, causé probablement par d'anciensmacoutes, au terme duquel on décompte au moins13 morts et environ80 blessés[6].
Jean-Bertrand Aristide lors d'une conférence de presse.
Jean-Bertrand Aristide est choisi comme candidat pourl'élection présidentielle de 1990 par le Front national pour le changement et la démocratie (FNCD), qui regroupe15 organisations de centre-gauche, bien que Victor Benoît, dirigeant du KONAKOM ait un temps été pressenti[7]. Il s'agit alors pour lui de barrer la route àRoger Lafontant, ancien chef desmacoutes et ministre de l'Intérieur puis de la Défense sous le règne des Duvalier, qui avait annoncé sa candidature.
Les mesures qu'il propose dans son programme électoral consistent à soutenir l'industrie et l'agriculture, à viser l'autosuffisance alimentaire par une réforme agraire, à lutter contre la contrebande dans les ports, à réorganiser l'administration et à augmenter le salaire minimum[8].
Le, après le retrait de son adversaire initial Roger Lafontant, il remporte l'élection présidentielle dont la régularité est contrôlée par des observateurs de l'OEA avec 67,48 % des voix contre le candidat de droiteMarc Bazin (14 %), ancien fonctionnaire de laBanque mondiale qui avait les faveurs desÉtats-Unis. Son adversaire avait reçu près de 36 millions de dollars de laNED, organisme lié à laCIA créé pour interférer dans les processus électoraux afin d'y soutenir les candidats pro-américains[9]. Il est investi le. Une conférence internationale réunie en juillet de cette même année promet à Haïti un financement de400 millions de dollars[10],[11].
Malgré son élection, sa présidence est immédiatement instable : Jean-Bertrand Aristide n'a le soutien ni de l'élite, ni de l’armée, ni de l’Église, ni des États-Unis. Ces derniers lui paraissent constituer la menace la plus importante en raison de l'invasion de laGrenade (1984), duPanama (1989) et de leur soutien à des groupes paramilitaires au Nicaragua pour y déstabiliser le gouvernement. En outre, la chute de la dictature entraine des actes de vengeance contre d'anciens tortionnaires que son gouvernement ne parvient pas à contrôler. D'anciens macoutes sont ainsi assassinés par la population, contribuant au climat d'instabilité politique en dépit des tentatives d'Aristide de faire cesser ces lynchages[5].
En économie toutefois, la fin de la corruption institutionnalisée permet aux entreprises publiques, traditionnellement en déficit, de réaliser certains bénéfices. Dans le secteur privé, Aristide demande aux patrons d’augmenter les salaires de leurs ouvriers, ce qui l'entraine dans un conflit avec eux[5]. Aristide est confronté à une virulente campagne médiatique dirigée contre lui et financée par l'Usaid et laNED, organismes proches du gouvernement desÉtats-Unis[9]. Il est victime d'uncoup d'État le, marquant le rejet du nouveau président par l'armée et par les élites économiques traditionnelles. Il est contraint à l'exil tandis que le commandant en chef de l'Armée, lelieutenant généralRaoul Cédras prend le pouvoir[10]. Une répression sanglante s'abat sur les secteurs favorables au président déchu. Trois cent mille personnes fuient leur maison pour se réfugier ailleurs dans le pays, des dizaines de milliers rejoignent la République dominicaine et dix mille tentent d'atteindre les États-Unis, mais plusieurs centaines d'entre elles meurent durant la traversée et plus de huit mille sont interceptées par les gardes-côtes[5].
Jean-Bertrand Aristide demeure cependant reconnu internationalement[12].
Les États-Unis, dirigés par le présidentGeorge H. W. Bush, adoptent une attitude en apparence contradictoire. Ils prennent immédiatement des sanctions financières et commerciales contre Haïti en exigeant le retour de la démocratie et sont suivis le par l'OEA[13]. Paralysé dans un premier temps par l'opposition de laChine, leConseil de sécurité de l'ONU décide d'un embargo contre Haïti en[14]. L'effet de ces sanctions, qui dureront trois ans, sur les conditions de vie de la population haïtienne est « tragique »[15]. Pourtant, le chef de poste de la CIA John Kambourian fait livrer à ses relais Emmanuel Constant etLouis-Jodel Chamblain des caisses d'armes et de munitions qui permettent d'organiser le groupe paramilitaireFRAPH. Entre quatre et cinq mille personnes sont assassinées par ce groupe[5].
Jean-Bertrand Aristide est reçu à laMaison-Blanche par George H. W. Bush le[16]. En contraste avec les soutiens clairs du Premier ministre canadienBrian Mulroney et du président vénézuélienCarlos Andrés Pérez, l'attitude des États-Unis, qui a surtout pour objectif de dissuader d'autres coups d'État militaires ailleurs enAmérique latine, restera ambiguë vis-à-vis d'Aristide, comme le reconnaîtraJames Baker[17]. La misère est à l'origine de vagues deboat-people haïtiens qui cherchent à immigrer aux États-Unis. L'US Coast Guard renvoie 538 Haïtiens dans leur pays le. LeKennebunkport Order qui prévoit de renvoyer systématiquement les boat people à Haïti, signé par George H. W. Bush en, est contesté par le candidatBill Clinton[18].
Sous la pression des États-Unis, Aristide et Cédras négocient puis signent en l'accord deGovernors Island, prévoyant une transition politique et le retour d'Aristide en octobre de la même année[19]. Ce dernier doit en échange accepter un programme suggéré par leFMI impliquant le maintien des bas salaires, la privatisation d'entreprises publiques, la suppression de droit de douane et un plus grand accès des entreprises étrangères aux ressources et au marché haïtiens. L'accord aboutit pourtant à un échec lorsque le 13 octobre, le gouvernement américain,déjà en difficulté en Somalie, fait faire demi-tour au navire USS Harlan County transportant200 militaires américains et canadiens, auquel une foule en colère interdisait le débarquement àPort-au-Prince[20]. Dans ce climat, aggravé par l'assassinat de l'ancien ministre de la JusticeGuy Malary et par une nouvelle tuerie visant des partisans d'Aristide, leConseil de sécurité de l'ONU décrète un blocus naval d'Haïti[21],[22].
Durant l'année 1994, aiguillonnée par le problème desboat-people haïtiens refoulés sur labase américaine de Guantánamo dont le nombre s'accroît jusqu'à 14 000 au mois d'août[23], par Jean-Bertrand Aristide qui remet en question le traité autorisant ce traitement des réfugiés, interpellée par des forces politiques comme leCaucus noir du Congrès, ou par lagrève de la faim de Randall Robinson en avril, et faisant face à l'inefficacité des sanctions économiques, l'administration Clinton étudie et négocie avec lacommunauté internationale les conditions d'une action militaire à Haïti. Son administration doit aussi composer avec leParti républicain dont le futur candidat à l'élection présidentielle de 1996,Bob Dole, déclare, en réaction au massacre de dizaines de personnes dans le bidonville deCité-Soleil, que « le sort de Haïti ne vaut pas la vie d'un seul soldat américain. » En outre, afin de dissuader Clinton de soutenir le retour au pouvoir d'Aristide, la CIA tente de le mettre en délicatesse devant l'opinion publique en faisant divulguer dans la presse un faux dossier médical décrivant Aristide comme sujet à des crises dépressives et souffrant d'une instabilité chronique pouvant déboucher sur des tendances homicides[5]. Après plusieurs mois, on aboutit le31 juillet à la résolution 940 duConseil de sécurité des Nations unies qui autorise une force multinationale à intervenir militairement[24],[25].
Le 16 septembre,Jimmy Carter,Colin Powell etSam Nunn sont envoyés à Haïti pour proposer aux membres de la junte de quitter le pays. Le 18 septembre,Raoul Cédras accepte, ce qui aboutira à son départ pour lePanama le 13 octobre[26]. La force multinationale, composée d'Américains et de soldats de19 autres pays, connue sous le nom de code américainopérationUphold Democracy, débarque à Haïti à partir du 19 septembre. Hormis un combat qui fait10 morts haïtiens àCap-Haïtien, le déploiement se fait sans résistance. Aristide rentre au pays le 15 octobre[27].
Afin de faire cesser les exactions duFRAPH et de reprendre sa présidence, Jean-Bertrand Aristide s'est soumis à de nombreuses concessions. Il a signé un accord prévoyant une amnistie pour les responsables du coup d’État, un contrôle de Washington sur la formation de nouvelles forces de police, le partage des pouvoirs avec l'opposition et des privatisations. Il nomme Premier ministre l'homme d'affairesSmarck Michel et le laisse appliquer les mesures d'inspirationnéolibérales attendues par les institutions financières internationales. Ses alliés américains sont rapidement les bénéficiaires de ces privatisations, notamment dans le secteur destélécommunications.
En, avec en mémoire le coup d’État de 1991, le président Aristide dissout l'armée. Ce n'est pas un cas exceptionnel dans la région puisque des pays tels que leCosta Rica, laDominique,Grenade et lePanama sont également dépourvus d'armée[28]. Cependant, la police (quatre mille hommes pour huit millions d'habitants) est aussitôt débordée. En, sensible aux manifestations d'étudiants qui s'opposent à la multiplication par dix des frais d'inscription à l'université, et aux inquiétudes des employés des entreprises publiques (EDH,Ciments d'Haïti,Minoterie nationale,Teleco,APN) dont les emplois sont remis en question, Aristide désavoue lePremier ministreSmarck Michel sur la politique de privatisation menée conformément aux exigences d'un groupe de créanciers internationaux basés à Washington tels que laBanque mondiale, leFMI etUS Aid. Smarck Michel démissionne. Les institutions internationales refusent à Haïti les prêts prévus. Aristide nommeClaudette Werleigh au poste de Première ministre[29],[30].
Fin novembre, alors que la campagne desélections présidentielles commence, le gouvernement américain insiste pour que Jean-Bertrand Aristide respecte laConstitution d'Haïti de 1987 qui lui interdit d'exercer deux mandats consécutifs, malgré ses trois années d'exil. Aristide accepte et, deux jours avant le vote du, annonce son soutien à la candidature deRené Préval, qui est élu[31]. Il s'agit alors de la première passation de pourvoir entre deux chefs d’État élus démocratiquement en Haïti. Le, l'Unesco lui remet un prix pour son « engagement en faveur de l’avènement des droits de l’homme et de ladémocratie en Haïti[5]. »
Jean-Bertrand Aristide lors de son retour au pouvoir.
En janvier1997, Jean-Bertrand Aristide fait enregistrer un nouveau parti politique, laFanmi Lavalas, distinct de l'Organisation politique lavalas (OPL) qui soutientRené Préval, et présente des candidats sous cette nouvelle étiquette aux élections du. À la suite de désaccords entre l'OPL, Fanmi Lavalas, et lacommission électorale, René Préval annule l'organisation du second tour, qui était prévu en juin[32]. En décembre2000, Jean-Bertrand Aristide est élu président de la République par 93 % des voix, avec un taux de participation de près de 70 %.
Son gouvernement est affecté par des accusations de corruption et par une situation économique très délicate. La popularité d'Aristide décline d'autant plus que certains de ses ministres prennent systématiquement le parti des patrons contre les travailleurs ; ainsi, quand des syndicalistes sont assassinés à Guacimale le, les autorités se retournent contre les victimes. Plusieurs, y compris des blessés, sont détenues six mois en prison. Il obtient en revanche certains succès en lançant plusieursprogrammes sociaux, descoopératives agricoles et la construction d'écoles[5].
Les partis d'opposition regroupés au sein de la Convergence démocratique s'associent auGroupe des 184, ensemble d'associations se réclamant de lasociété civile, dirigé par l'homme d'affaires André Apaid. Ce dernier dirige les Industries Alpha et emploie quatre mille travailleurs auxquels il verse 68 cent par jour ; la question de la rémunération l'avait conduit à s'opposer à Aristide qui avait augmenté le salaire minimum. Aux États-Unis, la nouvelle administration dirigée parGeorge Bush lui est hostile. L'Usaid et l'Institut républicain international octroient 1,2 million dedollars à l’opposition[5].
En 2003, une série de fusillades et de tueries affecte les partisans deFanmi Lavalas dans la région du Bas-Plateau central. En retour, des armes sont distribuées à des groupes pro-gouvernementaux, qui pour certains verseront dans le banditisme. De son côté, l'opposition choisit une lutte frontale contre le pouvoir en multipliant les manifestations et en refusant de participer aux élections. Elle est en cela encouragée par une partie de la communauté internationale : après les déclarations explicites des États-Unis, c'est au tour du Canada d’appeler au départ du président avant la fin de son mandat[5].
En2003, une rébellion débute à la suite de l'assassinat près desGonaïves d'un chef rebelle, Amiot Métayer, par le pouvoir. Puis, elle gagne du terrain et une opposition armée dirigée parButeur Métayer, le propre frère d’Amiot, se regroupe dans unFront pour la libération et la reconstruction nationales. Les rebelles, pour beaucoup d'anciens militaires, lancent régulièrement des raids dans lePlateau central et dans le nord, exécutant des partisans d'Aristide, des représentants du gouvernement et des membres de leurs familles[5].
Le, le président Aristide quitta Haïti à bord d'un avion américain, accompagné par le personnel de sécurité de l'armée américaine. La controverse demeure quant à l'étendue de l'implication desÉtats-Unis dans le départ d'Aristide. Aristide compare son départ à un enlèvement. LaCommunauté caribéenne (CARICOM), qui rassemble une quinzaine de pays, proteste et estime que « les circonstances du départ d’Aristide sont irrégulières »[33].
Ce départ induit l'installation d'un nouveau pouvoir par l'intermédiaire des Américains et cause la fin prématurée du deuxième mandat du président Jean-Bertrand Aristide[34]. Peu après ladestitution de celui-ci, une force militaire américaine est déployée, bientôt suivie de troupes françaises venues deGuyane. C'est le président de la Cour suprême,Boniface Alexandre, qui assume alors les fonctions du président de l'État, prêtant serment devant les ambassadeurs américain et français. Économistenéolibéral et ancien fonctionnaire de l'ONU,Gérard Latortue est ramené des États-Unis pour prendre la fonction de Premier ministre.
En, les résultats d'une commission d'enquête sur Haïti, dirigée par l'ancien procureur général des États-UnisRamsey Clark, indiquent que « les gouvernements desÉtats-Unis et de laRépublique dominicaine auraient participé à la fourniture d'armes et à la formation des rebelles haïtiens dans ce pays ». La commission a constaté que 200 soldats desforces spéciales américaines avaient été envoyés enRépublique dominicaine pour participer à des exercices militaires en. Ces exercices, autorisés par le président dominicainHipólito Mejía Domínguez, ont été menés « près de la frontière, précisément dans une zone à partir de laquelle les rebelles lançaient régulièrement des attaques contre les installations de l'État haïtien »[35],[36]
↑abcdefghij etkMaurice Lemoine,Les enfants cachés du général Pinochet. Précis de coups d’Etat modernes et autres tentatives de déstabilisation, Don Quichotte,,p. 345-390
Remise en question de la mission de la croix à la Croix des Missions. Port-au-Prince : université d'État d'Haïti, Institut de psychologie, 1979. Note : Mémoire de sortie à l'Université d'État, pour l'obtention de sa Licence en Psychologie.
La vérité ! en vérité ! : dossier de défense présenté à la Sacrée Congrégation pour les Religieux et les Instituts Séculiers. [Port-au-Prince : Imprimerie. Le Natal], 1989.
Pour un nouveau départ : proposition d'un Cadre général pour le programme du Gouvernement d'ouverture et de concorde nationale. Port au Prince, Haïti : Imp. Le Natal, 1993.
Haïti, un an après le coup d'État, avec son équipe gouvernementale. Montréal : Éditions du CIDIHCA, 1992.
Dignité, en collaboration avec Christophe Wargny. Paris : Seuil, 1994.
Névrose vétéro-testamentaire. Montréal : Éditions du CIDIHCA, 1994.
Peace, justice & power : my return to Haiti, the United States, and the new world order. Washington, D.C. : National Press Books, 1995.
GillesDanroc,« Pour une politique de paix en Haïti », dans Marc Allenbach, Gilles Danroc, Jürgen Störk, Claudette Antoine Werleigh,Expériences non violentes en Haïti : « la paix est là, nous la cherchons », Karthala,(ISBN2845861982),p. 159-170.
LaurentJalabert,« Haïti, guerre civile et implications internationales (de 1986 à nos jours) », dans Danielle Domergue-Cloarec et Antoine Coppolani (dir.),Des conflits en mutation?: de la guerre froide aux nouveaux conflits : essai de typologie : de 1947 à nos jours, Editions Complexe,(ISBN2870279906),p. 13-27.
Jean-PhilippeBelleau, « Liste chronologique des massacres commis en Haïti auXXe siècle »,Encyclopédie en ligne des violences de masse,(ISSN1961-9898,lire en ligne).