Issue d'une famillejuive fortunée mais désunie et malheureuse, Irène Némirovsky reçoit une éducation bourgeoise, imprégnée deculture française. Lorsque ses parents, fuyant larévolution russe, s'installent àParis, elle y mène une vie mondaine et insouciante, avant d'épouser Michel Epstein,émigré russe juif avec lequel elle a deux filles,Denise etÉlisabeth. Sa vocation s'affirme précocement. Après le succès deDavid Golder en1929, elle ne cesse plus d'écrire, tant par passion que par nécessité financière. Elle qui n'a pas lanationalité française tarde à se rendre compte que son amour pour la France et sa place dans le paysage littéraire ne la préserveront pas deslois antijuives du régime de Vichy et de l'occupant allemand : arrêtée en juillet 1942, elle meurt dutyphus après quelques semaines de détention à Auschwitz ; son mari y est déporté et assassiné en novembre de la même année.
Leurs filles survivent à laShoah mais ne trouvent que bien plus tard le courage de faire revivre l'œuvre d'Irène Némirovsky. En 1995, elles confient toutes ses archives à l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine. La transcription du manuscrit deSuite française parDenise Epstein entraîne la redécouverte du reste de son œuvre.
Lesnouvelles etromans assez courts d'Irène Némirovsky relèvent d'unréalisme volontiersmordant etsatirique. Usant dupoint de vue interne comme de l'ironie, elle fait de la compréhension des êtres sa priorité, autour de trois thèmes récurrents : le conflit mère-fille, sa propre mère lui inspirant des figures maternelles détestables ; la peinture, selon une vision dedroite, des corruptions de l'entre-deux-guerres ; l'affairisme auquel sont poussés, par ambition voireatavisme, des personnages juifs plus ou moins stéréotypés — représentation alors récupérée, à son corps défendant, par lesantisémites.
La mémoire de laShoah influence la relecture de son œuvre dans lesannées 2000. Partie desÉtats-Unis, l'idée que ses récits trahiraient une forme de « haine de soi juive » crée une polémique qui occulte les autres aspects de son écriture. Cependant, les spécialistes d'Irène Némirovsky s'accordent sur le fait que ses rapports avec la communauté juive et lejudaïsme étaient plus subtils que ce que peuvent laisser croire certains de ses textes.
« Pour comprendre Irène Némirovsky, il faut la saisir d'abord dans son rapport à ses origines[3] » : ainsi débute l'essai queJonathan Weiss consacre en 2005 à la romancière[a]. Peu de traces subsistent de son enfance enRussie. La suite est mieux connue, notamment grâce au « Fonds Némirovsky » de l'Imec qui, grossi des archives d'Albin Michel, est géré parOlivier Philipponnat, coauteur d'une biographie de référence[b] : photographies, papiers familiaux et administratifs ; éditions originales des œuvres, manuscrits annotés par l'auteur, journaux de travail où elle dialogue avec elle-même et note toutes ses pensées ; correspondance avec ses proches, ses relations, ses éditeurs[6].
Irène Irma Némirovsky (Irma pour la synagogue[7]) est la fille unique, née un an après leur mariage, de Leonid Borissovitch Némirovsky (1868-1932),« petit Juif obscur[8] » d'Elisavetgrad avant de faire fortune comme homme d'affaires, et d'Anna Margoulis (1875-1972), issue d'une famille juive aisée,russophone etyiddishophone, d'Odessa. Ce couple mal assorti vit principalement àKiev jusqu'à larévolution d'octobre 1917.
Les carnets duVin de solitude, roman le plus autobiographique d'Irène Némirovsky[9], les détails disséminés dans ses œuvres, ses interviews et divers témoignages[c] dévoilent sa vie jusqu'à son départ de Russie[11] : enfance protégée dans un milieu détaché dujudaïsme mais cerné par l'antisémitisme, éducation française en vogue dans la bourgeoisie russe, solitude aussi — ce qui la plonge très tôt dans la littérature — entre un père peu présent et une mère qui ne l'aime pas, la laissant aux soins de sa gouvernante.
Anna Margoulis-Némirovsky, photographiée ici avant 1914.
Irène adulte s'interroge sur ce qui a pu rapprocher ses parents : Leonid devait être séduit par la personnalité d'Anna, qui de son côté attendait de lui la réalisation de ses ambitions sociales et matérielles[12].
Leonid Némirovsky, dessin sans date (avant 1914).
Leonid Némirovsky[d] a perdu son propre père alors qu'il avait à peu près dix ans et a dû entretenir sa famille, très pauvre. Coursier, commis, gérant d'entrepôt, fabricant et négociant en produits divers, puis financier, il voyage deMoscou àLodz ouVladivostok. Il ne parle querusse etyiddish, et ses manières détonnent dans les milieux embourgeoisés que fréquente sa femme[12]. C'est l'archétype duself-made-man plus ou moins caricaturé dans l'œuvre de sa fille[14] : David Golder (héroséponyme duroman), Alfred Kampf (Le Bal), Boris Karol (Le Vin de solitude), Dario Asfar (Le Maître des âmes). Très attachée à son père, qui le lui rend bien mais s'absente souvent longtemps, Irène tient de lui un teint très mat et une grande bouche qu'elle n'aime pas[15]. Il lui transmet sa gaieté, son orgueil, sa ténacité, et sa conviction que tout dans la vie est rapport de force[16] : il incarne à ses yeux une hardiesse d'entreprendre caractéristique du « génie juif »[12].
Anna Margoulis, aussi autoritaire et vaniteuse que raffinée, passe pour être une belle femme :« bien faite, un port de reine », malgré une petite taille dont hérite sa fille, en plus d'un« regard las »[17]. Les parents de sa mère, Rosa Chtchedrovitch dite Bella (1854-1932), douce et pieuse, étaient marchands de blé àEkaterinoslav[18]. Son père, Jonas Margoulis (1847-1931), est né dans une famille enrichie depuis plusieurs générations. Irène évoque un bel homme de grande culture : diplômé d'une prestigieuse école de commerce, féru de littérature et de musique, il parle couramment français et adore laCôte d'Azur. Plus encore que sa sœur Victoria née dix-huit ans après elle, Anna a reçu l'éducation bourgeoise parfaite : école supérieure de jeunes filles, cours de français, leçons de piano[19]. Mais elle inspirera à sa fille maints portraits de parvenue égoïste et hautaine : Gloria Golder, Rosine Kampf, Bella Karol, Gladys Eysenach (Jézabel)[20],[21].
Anna tient à épouser, sans amour et malgré les siens[22], ce Leonid sorti dushtetl et dont les activités ont déjà ruiné la santé[12]. Dans un pays qui s'ouvre aulibéralisme économique, il a un don pour investir etspéculer. En dépit d'affaires parfois embrouillées, il est devenu, à la veille de laguerre, non seulement très riche mais encore Président de la Banque de commerce deVoronej, administrateur de la Banque de l'Union deMoscou, et de la Banque privée de commerce deSaint-Pétersbourg — ce qui le rapproche des milieux gouvernementaux[23]. En outre, alors que lesJuifs sont exclus des plus grandes villes de laZone de résidence, il a accédé à la « première guilde » des commerçants et financiers juifs autorisés à habiter Kiev et non ses faubourgs[24]. Anna voit dans son obsession« d'élever un rempart d'or entre lui-même et son enfance[25] » une garantie contre le spectre dughetto[22].
Anna nourrit une hantise profonde et irrationnelle desshtetlech de l'Empire, où sévit une misère que ravivent périodiquement épidémies, crises etpogroms.
Irène Némirovsky peint le Podol — cœur historique de Kiev devenu le quartier juif pauvre — sous des couleurs effroyables : ruelles nauséabondes où grouillent des enfants dépenaillés, boutiques sordides, artisans miteux accrochés auyiddish et à la religion[26]. C'est la vision qu'en ont sa mère et d'autres Juifs russifiés : un monde de parias dont il faut se couper[27]. Mais les pogroms, qui ravagent en priorité lesghettos, atteignent parfois les quartiers chics. Ainsi le, alors que le régime affaibli par des mois detroubles cherche des dérivatifs au mécontentement populaire[28], des rues entières sont dévastées et des centaines de Juifs tués à Kiev et à Odessa[e]. Certains ont trouvé de l'aide : Macha, la cuisinière des Némirovsky, passe une croixorthodoxe au cou de la petite fille et la cache derrière un lit en priant pour son salut[29],[f].
La menace antisémite qui s'amplifie achève de détacher Anna et Leonid des traditions, notamment religieuses.« Pour eux, en effet, comme pour tant de Juifs en voie d'assimilation, l'émancipation n'irait pas sans renoncer à la foi[30] » : Némirovsky ne se sent tenu vis-à-vis de Dieu que de bien faire vivre sa famille[16]. Sa fille note en marge duVin de solitude :« Bien marquer que la religion n'existe pas dans la vie d'Hélène[g]. Sauf la prière du soir, le côté religieux de la vie est néant »[30]. Elle en tire l'idée que seuls les Juifs déjà intégrés peuvent assumer d'être pratiquants[31].
Vers 1910 le couple emménage dans le Pétchersk, quartier huppé de Kiev[29] : ils louent un grand appartement au 11 de la rue Pouchkine, arborée et paisible[h]. Le mobilier est toutefois de seconde main, comme la vaisselle, les bibelots et les livres[33]. Les parents d'Anna s'y installent aussi avec Victoria, élevée comme la grande sœur d'Irène[34]. La romancière gardera une forte impression des beaux quartiers, des rues animées, des parcs ou terrasses de verdure[32] et du printemps en fleur — ce malgré de violentescrises d'asthme qui lui interdiront toujours les fleurs chez elle[35].
Au fil des ans et des ressources croissantes de son mari, Anna bannit le yiddish et la cuisineashkénaze pour adopter le mode de vie de la bourgeoisie russe[33]. Elle se fait appeler Jeanne ou Fanny, ne parle que français à sa fille[34], se met au piano pour chanter en français et fait venir deParis ses toilettes et revues de mode[36]. Les Némirovsky fréquentent les théâtres, les boutiques et salons de thé en vue[37] ; quand ils ne passent pas l'été au bord de lamer Noire, c'est à Paris ouBiarritz ; ils vontprendre les eaux, et l'hiver, sur laCôte d'Azur, s'offrent des hôtels de plus en plus luxueux[38].
Par ailleurs avare, Anna semble n'avoir jamais assez pour surmonter son angoisse de « redevenir » une Juive du ghetto[27]. Plus encore que son mari, concluent Philipponnat et Lienhardt, elle a tout des parvenus de la ville haute, tels que les raillera sa fille aprèsCholem Aleikhem, qui a connu Kiev à laBelle Époque[36].
Affiche deL. Tauzin (1910). La famille fait toujours halte àVichy sur la route du Midi[39].
D'une coquetterie maladive, Anna multiplie les liaisons : son époux s'en accommode, mais pas sa fille.
Névrotiquement effrayée à l'idée de vieillir et d'enlaidir, Anna passe son temps à prendre soin d'elle-même[27]. Elle trompe sans retenue son mari qu'elle trouve rustre[12] et choisit ses amants de préférence parmi lesgoys. Une passion pour un Russe la conduit au bord du divorce. Mais sa vénalité l'emporte sur ses sens[40] : Leonid sait fermer les yeux sur ses aventures, peut-être parce qu'il aime plus les affaires que les femmes, et satisfait tous ses caprices, entretenant les amants, comme l'illustreLe Vin de solitude[25]. La façon de vivre des Némirovsky permet d'espacer leurs disputes. Leonid disparaît durant de longs mois pour ses affaires[41],[i], et les séjours d'Anna en France se prolongent — un an entier à la veille de laPremière Guerre mondiale[43].
Le plus important grief d'Irène est que, sans retenue, sa mère l'ait rendue témoin de ses infidélités, lui donnant une image dégradante de l'amour ; du moins la laissait-elle tranquille pendant ce temps-là[41].
Anna conjugue au« déni de judéité » un« déni de maternité »[44] qui génère chez sa fille une haine difficile à estomper.
Irène Némirovsky a reçu de sa mère, qui repoussait ses baisers, moins de tendresses que de remontrances sur ses manières, ses propos, sa façon de se tenir[45] : elle les transcrit presque mot pour mot dansLe Vin de solitude ou au début duBal[46], notant en marge :« Ce n'étaient pas tellement les paroles qui, dites doucement, avec un sourire, auraient pu sembler tolérables, c'est l'accent haineux que je ne puis rendre, l'accent qui, d'avance, posait la mère en ennemie » — titre de son premier texte sur le conflit mère-fille[15].
Irène a très tôt compris qu'elle n'était pour sa mère qu'un fardeau. Plus tard, elle analyse que pour ce genre de femme, l'enfant est un cruel rappel de l'âge, entravant son rêve de séduction perpétuelle[47]. Anna, qui se fait rajeunir de douze ans sur son état civil[48], l'habille en fillette jusqu'à sa majorité[49],[j] ; en voyage elle la loge à l'écart avec sa gouvernante[39] ; sans Leonid, Irène eût sans doute été mise en pension. Pour ses biographes, il est évident qu'elle n'a pas été désirée — de fait, elle demeure fille unique[47].
Irène Némirovsky essaie de retrouver les nuances exactes de ses sentiments pour sa mère : la répulsion physique enfantine[45] s'est muée avant même l'adolescence en une haine« abominable », à laquelle succède un mélange d'amertume et d'effroi face à sa propre indifférence[51].« Détester une absence et non une présence : c'est une haine plus légère à porter », confie-t-elle en 1937 à la jeuneDominique Desanti qui déplore les absences répétées de sa propre mère[52]. Cependant Irène ne se révolte pas ouvertement contre cette mère doublée d'une épouse adultère ; elle en viendra à éprouver une sorte de pitié pour cette femme courant vainement après sa jeunesse[53].
Irène trouve réconfort et affection auprès de sa gouvernante française, qu'elle surnomme « Zézelle », et qui disparaît mystérieusement à Saint-Petersbourg en 1917.
C'est grâce à une agence de placement qu'Anna recrute, en 1906 ou 1907, uneméridionale de cinquante ans pour s'occuper de sa fille[55]. À en croire le portrait qu'en fait la romancière, c'est une petite femme gracieuse et mesurée, vêtue avec un soin discret. Bien que peu démonstrative elle sait consoler Irène, devenant sa confidente et même un substitut de mère[56] :« Dans mon enfance, elle représentait le refuge, la lumière. […] Je n'aimais vraiment qu'elle au monde »[48]. Elle est de tous les voyages, lui enseigne ses premiers rudiments de français, lui chante son répertoire sentimental ou patriotique[56].« Tout permet de penser que c'est d'elle qu'Irène tient sa francophilie, son amour de la langue et de la culture françaises[57] », voire une forme de nostalgie.
Dans la prière du soir « Zézelle » remplace « petite mère »[41]. Anna prend ombrage de cette relation. Peut-être a-t-elle congédié la demoiselle parce qu'Irène aurait dénoncé à son père son adultère[15] ; la Française, qui supportait mal l'exil, ne s'en serait pas remise : il est avéré en tout cas, au-delà des versions romancées dansLa Niania,L'Ennemie,Le Vin de solitude ou Les Mouches d'automne, que « Zézelle » s'est jetée volontairement dans laMoïka[54] ou laNeva[23],[k].
Hormis « Zézelle », Irène Némirovsky garde un mauvais souvenir de ses précepteurs et des longues journées de son enfance.
Selon le vœu d'Anna, professeurs et répétitrices se relaient à la maison[29]. Irène apprend très tôt l'anglais et l'allemand ; mais lefrançais, dans lequel elle pensera et rêvera[58] toute sa vie, lui est plus spontané que le russe même[43]. Sa mère lui fait adorer levers français et donner des cours de déclamation dans l'espoir de la voir un jour monter sur les planches[59]. En fait de carrière théâtrale, à huit ans, vêtue d'une réplique du costume deSarah Bernhardt dansL'Aiglon d'Edmond Rostand, Irène en récite une tirade à la fête de charité du Home français de Kiev[29]. Le gouverneur généralSoukhomlinov, qui la félicite en lui avouant qu'il l'envie d'aller si souvent en France, lui servira plus tard de modèle pour le personnage du ministre de son roman de 1932L'Affaire Courilof[60].
L'Ennemie évoque« les leçons ennuyeuses, la tyrannie de l'institutrice qui ne vous quitte pas plus qu'un geôlier, une discipline de prison, les devoirs quotidiens que l'on parviendrait à aimer, rendus haïssables à force d'imbécile contrainte ». Le soir Irène joue, dessine ou fait des découpages auprès de « Zézelle »[61]. Elle a peu de distractions : glaces auCafé François, filmsLumière authéâtre Bergonnier, patinage les dimanches d'hiver[32]. En 1935 Irène Némirovsky confiait à une journaliste :« Je crois que c'est de cette enfance assez triste que vient le fond de pessimisme qui vous a frappée dans mes livres[61]. »Le Sortilège etLe Vin de solitude soulignent par contraste ses séjours joyeux dans ladatcha d'une famille bohème amie de sa tante[62].
Pour Irène, dont la routine inclut désormais des cours de piano, cette ville reste celle des hivers de six mois et des odeurs croupies de la Néva[63]. Elle se languit de Paris et souhaite la victoire de la France, quand beaucoup de Russes voudraient se retirer du conflit[65].
« Comment la vie a-t-elle cessé tout à coup d'être quotidienne ? » se demande Irène Némirovsky. En 1917, la politique s'invite brutalement dans son existence : l'évolution du mouvement révolutionnaire entrefévrier etoctobre pousse sa famille à passer enFinlande[69], d'où ils émigreront en France une fois envolé tout espoir de régime libéral. La future romancière fait alors ses tout premiers pas d'écrivain.
Les Némirovsky n'ont pas à souffrir de laguerre, bien que l'instabilité, les pénuries, les revers militaires risquent de refaire des Juifs lesboucs émissaires du peuple russe[70]. Le conflit s'éternisant cristallise les mécontentements contre l'autocratie malade : grèves et manifestations se multiplient enfévrier 1917 pour réclamer du pain, la paix et l'abdication deNicolas II[69]. Irène, qui idéalise laprise de la Bastille, est enthousiasmée par un immense défilé de femmes, puis par la foule fraternisant avec des soldats casernés en face de chez elle[71].A contrario, un simulacre d'exécution du concierge de son immeuble à cause de ses accointances avec la police la scandalise : retraçant cette scène dans leVin de solitude, elle choisit d'y faire assassiner le personnage[72].« Ce fut en cet instant-là », écrit-elle dansLe Figaro littéraire du4 juin 1938,« que je vis naître la révolution[73] », c'est-à-dire pour elle un démon qui bouleverse les habitudes, altérant l'âme et la pitié naturelle[23].
Leonid Némirovsky a pu poursuivre ses affaires, d'autant que legouvernement provisoire avait levé les restrictions concernant les Juifs[23]. Mais les brutalités qui accompagnent larévolution d'Octobre à Pétrograd[m] le poussent à partir pourMoscou, sans doute après lanationalisation du système bancaire par lesBolcheviks, en décembre[74]. Le pied-à-terre qu'il y louait devient pour sa fille un lieu enchanté où elle passe ses journées à lire[75]. Elle n'en assiste pas moins à des batailles de rues dégénérant en beuveries, transposées enFinlande dansLes Fumées du vin : c'est là l'origine de son scepticisme à l'égard de touterévolution. Leonid, dont la tête a peut-être été mise à prix, transfère discrètement ses avoirs à l'étranger avant d'organiser la fuite de sa famille[76].
Enjanvier 1918, de Pétrograd, les Némirovsky gagnent en traîneau la frontière finlandaise[n] puis le hameau perdu de Mustamäki[o] : d'autres russes attendent comme eux dans une auberge en rondins la tournure que vont prendre les événements[78].
Irène Némirovsky n'a jamais oublié les landes et les forêts de Finlande étincelant sous un ciel lumineux[77].
Ce séjour de quelques mois imprègne quatre chapitres duVin de solitude ainsi que des nouvelles aux accents fantastiques (Nativité,Les Fumées du vin,Magie,Aïno). Il a en effet marqué à plus d'un titre la jeune Irène. Elle trouve les paysages enneigés féériques, et les promenades en traîneau excitantes, dans cette région en proie à laguerre civile ; aux bals du village se mêlent réfugiés conservateurs et paysans finlandais bolchéviks[78] ; les soirées sont longues, mais les grands admettent ses quinze ans dans leurs discussions, jeux et séances despiritisme[77]. Enfin elle connaît ses premiers émois sensuels entre les bras d'un jeune père de famille russe, séducteur invétéré :« C'est sans doute à cause de lui que tous mes héros ont une jolie bouche et de belles mains[79]. »
À la faveur de l'ennui, Irène se met à écrire, en russe d'abord, des contes ou poèmes en prose teintés de folklore nordique et oriental[68]. Elle inaugure son journal d'écrivaine en y copiant desmaximes demoralistes français[80], avant d'y inscrire des projets inspirés par la petite colonie de Mustamäki[68].« J'ai commencé à écrivailler vers quinze ou seize ans, précise-t-elle en 1935, pour le plaisir de comprendre d'autres vies que la mienne, et, mieux encore, pour le plaisir d'en inventer[81]. »
La ligne de front se rapprochant enavril 1918, les Némirovsky gagnent la capitale, Helsingfors (Helsinki)[74]. Irène y passe probablement l'année chez une veuve de pasteur : censée améliorer sonallemand, elle apprécie surtout le confort moderne de la ville et une librairie inépuisable[68]. Les nouvelles de Russie confirment les victoiresbolcheviques : enmars 1919, la famille rallieStockholm, qu'Irène se rappelle froide et grise[74].
Le temps pour Leonid de récupérer certains actifs en Pologne, dans les Pays baltes ou ailleurs[82], et c'est le départ, fin juin, à bord d'un cargo :David Golder gardera la trace de cette traversée mouvementée qui en dix jours mène les Némirovsky àRouen. Enjuillet 1919 ils sont àParis[83].
Les Némirovsky n'ont à voir ni avec les nombreux Juifs immigrés pauvres ni avec desRusses blancs partis sans rien[84] : l'exil les rend à leur vie d'avant. Irène, amoureuse de la France, ne doute pas d'y être intégrée :« Il ne s'agira pas pour elle de vivre à côté des Français mais de vivre avec eux, comme eux[85]. » Grâce à son tempérament sociable, elle noue maintes relations dont quelques amitiés solides. Plus qu'étudier, elle adore danser, faire la fête et flirter, non sans un fond de mélancolie. La politique l'intéresse peu[86] mais après son mariage avec Michel Epstein, elle creuse résolument sa voie dans l'écriture.
Les affaires repartent très vite et la famille mène de nouveau grand train.
Léon[p] Némirovsky ne semble pas avoir dû redémarrer à zéro comme le prétend sa fille[84]. Une part de ses biens confisquée par le gouvernement bolchévik, il a perdu de l'argent à rassembler le reste : il offre néanmoins bientôt à sa femme automobile, toilettes, dîners auRitz[88]. Il siège au Comité des banques commerciales russes et reconstitue rapidement sa fortune à partir de la succursale parisienne de la Banque de l'Union[89], dont il devient vice-président en 1928[90]. La France desannées 1920, en pleine expansion industrielle, est très favorable à l'activité bancaire[91] et accueille volontiers lesRusses blancs, étant même le seul État à reconnaître l'éphémère république deCrimée du généralWrangel[92].
Les Némirovsky habitent d'abord un grand appartement meublé du 115rue de la Pompe, dans le16e arrondissement de Paris où vivent beaucoup d'émigrés russes. Irène se rappelle le mauvais goût comme« la loufoquerie de la maison »[92]. En 1920 ou 1921, ils emménagent 18avenue du Président-Wilson, dans un hôtel particulier avec stucs et marbres. Irène en occupe avec sa gouvernante tout le rez-de-chaussée, destyle Directoire rose et vert[93]. Il n'empêche qu'à vingt ans elle a son propre appartement : elle l'ignore encore mais au 24 de larue Boissière logent le poèteHenri de Régnier et son épouse[94].
Six mois après leur arrivée les Némirovsky séjournent àNice : des photographies les montrent, toujours à la mode, sur lapromenade des Anglais ou les marches de l'Excelsior Régina Palace. Désormais, enchaînant comme naguère les séjours dans des villes d'eau et sur la côte méditerranéenne, normande ou basque[94], ils ne descendent que dans des établissements de grand luxe[95]. De même quand Irène s'offre des virées en voiture ou enside-car avec des amis : lesannées 1921 et 1922 la voient tant àHendaye,Saint-Jean-de-Luz ouJuan-les-Pins[96] qu'àDeauville et auTouquet, tandis que ses excursions la mènent dans l'arrière-pays niçois comme enforêt de Fontainebleau[95]. Cette jeunesse riche et insouciante se retrouve dans plusieurs romans (David Golder,Deux,Le Malentendu) et nouvelles (Dimanche,Les Rivages heureux).
D'un entrain communicatif, Irène Némirovsky est très liante[97].
Certains êtres lui manquent, « Zézelle » la première. Dèsjuillet 1919, les Némirovsky engagent comme gouvernante et chaperon une Anglaise, Miss Matthews[89] : Irène prend en grippe sa longue figure, son allure austère et l'obligation de lui parler anglais. Elle appréciera finalement celle qui lui apprend des manières plus réservées et la surnomme « Topsy » (tête-en-l'air), au point de la garder à son service après son mariage[98]. Les grands-parents Margoulis, affaiblis, marqués par la guerre civile, émigrent en 1922. Mais Fanny les installe à Nice aux frais de son mari. Elle refuse de faire venir pour ses études le fils de sa sœur Victoria restée enRussie soviétique : Irène, qui correspond avec sa tante jusqu'en 1939, trouve là un nouveau grief contre sa mère[99].
Elle choisit ses connaissances dans la communauté russe comme dans la bourgeoisie française[100],[101]. Sa plus chère amie russe, Olga Valerianovna Boutourline, rencontrée à Nice en 1920 et élevée par une mère veuve qui s'est faite couturière, épousera un prince Obolensky : elle apparaît dansDestinées, dans… et je l'aime encore[101]. À laSorbonne Irène se lie avec René Avot, fils d'un grospapetier duPas-de-Calais, puis avec sa sœur Madeleine, dont elle se sent très proche[102]. Celle-ci l'invitefin 1921 chez ses parents : le quotidien de cette famille de province cossue nourriraLa Comédie bourgeoise,Deux,Les Biens de ce monde,Suite française[103].
Se qualifiant elle-même de« noceuse et bosseuse »[104], Irène Némirovsky s'étend dans ses lettres à « Mad » sur ses« noubas », ses« soirées d'enfer » et ses« béguins » ; mais les désillusions suivent parfois la fête.
Caricature de tango tirée d'un numéro desannées 1920 du magazinePunch.
Henri de Régnier saluant en 1934 un de ses livres évoque avec humour sa bruyante voisine de naguère[105]. La jeune étudiante se lève en effet à midi, suit quelques cours puis revient prendre le thé avec René Avot, avant de recevoir des amis qui jusqu'à l'aube vont, viennent, crient, chantent ; c'est que, explique-t-elle,« la nuit, dans une maison russe, personne ne songe à dormir »[105]. Elle va au théâtre, escortée de Miss Matthews, court les cinémas[q] et lescasinos. Par-dessus tout, elle s'est prise comme beaucoup de ses contemporains d'une passion pour letango, lefox-trot ou encore leshimmy, ce qui la retient toute la nuit aux bras de ses danseurs. Dans une interview de 1935, elle résume ainsi sa vie durant cette période :« J'ai beaucoup voyagé et… beaucoup dansé[107]. »
« Irène multiplie les aventures sentimentales qui finissent parfois en queue de poisson[108] », comme au cours de l'été 1922 àPlombières, avec le fils d'un usinier desVosges[94] : la sœur du jeune homme se rappelle la gaieté d'Irène et son habileté à occuper les enfants de l'hôtel pour flirter tranquillement[97]. Ces idylles ne sont pas vraiment chastes[109] et peuvent virer au drame. En 1924, un soupirant éconduit fait irruption chez elle« pâle et les yeux hors de la tête, l'air méchant, un révolver dans sa poche » : Irène en conclut qu'il ne faut« pas tropbadiner avec l'amour… des autres[108] ! »
Si l'on en croit les brouillons duVin de solitude, elle aurait subi un viol (écarté du récit) dont elle ressent encore« la souffrance et l'horreur »[109] : elle ne peut s'empêcher d'en rendre responsable sa mère, qu'elle éclipse désormais sur le terrain de la séduction mais en reproduisant malgré elle son inconstance et ses errements[110].« Je me bats contre une mélancolie noire. La raison ? je n'en sais rien ! Peine de cœur ou indigestion de homard[111]. » Pour ses biographes, la tentation du suicide — récurrent dans son œuvre — a dû traverser Irène ;« seul un sursaut d'orgueil pouvait la sauver », d'autant qu'elle a honte d'avoir comme trahi son père en collectionnant les conquêtes, et de les étaler aux yeux de son amie Madeleine. Heureusement,« elle avait l'écriture »[110].
Par plaisir autant que par désœuvrement, elle compose en 1921 cinqsaynètes centrées sur deux filles entretenues au verbe canaille. Les « dialogues comiques » entre Nonoche, très délurée, et Louloute, à peine plus sage, témoignent déjà d'un sens aigu de la dérision et d'un regard clairvoyant sur le monde — sinon sur la revue qui publie entreaoût 1921 etmars 1922, sous le pseudonyme de « Topsy »,Nonoche chez l'extralucide,Nonoche au vert etNonoche au pouvoir :Fantasio est un magazine satirique gaulois destiné à un public masculin, réactionnaire, chauvin, prompt à amalgamerJuifs etbolchéviks[116].
En 1923 Irène Némirovsky adresse auMatin une nouvelle d'un autre ton. L'héroïne deLa Niania est une vieille servante nostalgique de l'ancienne Russie qui a suivi ses maîtres à Paris : malheureuse, elle a les traits de la grand-mère Bella et finit sous une voiture[117]. Le quotidien juge le manuscrit trop long : Irène se résout à l'amputer pour le numéro du9 mai 1924[118]. Cette traduction littéraire du tragique de l'exil et du suicide de sa gouvernante lui tient tant à cœur qu'elle l'amplifiera huit ans plus tard dansLes Mouches d'automne[117]. De 1923 date égalementL'Enfant génial, qui sortira en 1927[r] : Ismaël Baruch, poète précoce soustrait à son milieu juiforthodoxe, perd l'inspiration qui lui venait du fond des âges et des malheurs du ghetto. Selon les biographes de Némirovsky, ses personnages doivent beaucoup auxstéréotypes douteux présents dans la littérature depuis la fin duXIXe siècle[120].
Encouragée par ces discrètes percées éditoriales et surtout sa rencontre avec Michel Epstein, Irène Némirovsky tourne la page sur« quatre années de bamboche[121] ».
Irène Némirovsky rencontre son futur mari au réveillon du31 décembre 1924 et l'épouse un an et demi plus tard.
« Il y a quelque chose ou plutôt quelqu'un qui me retient à Paris », écrit Irène à Madeleine enjanvier 1925.« Je ne sais pas si vous vous rappelezde Michel Epstein, un petit brun au teint très foncé qui est revenu avec Choura[s] et nous, en taxi, par cette mémorable nuit, ou plutôt ce mémorable matin du1er janvier ? Il me fait la cour et, ma foi, je le trouve à mon goût[123]. »
Michel Epstein est né le 30octobre 1896 àMoscou, dans une riche famille juive. Son père, Efim Moïssevitch, est un financier de bien plus haut vol que Némirovsky, son collègue au Comité des banques russes en exil : professeur, auteur, administrateur d'une des plus grandes banques deRussie, il a été chargé de négocier avec le gouvernementbolchevik, avant de devoir quitterSaint-Pétersbourg. ÀKiev, Michel a lâché ses études d'ingénieur pour l'École des Hautes Études commerciales : en 1919, il est attaché au ministère des Finances de l'Ukraine indépendante. Mais la débâcle desarmées blanches et les terriblespogroms d'octobre décident les Epstein à émigrer. Efim, son épouse Élisabeth, leur fils aîné Samuel avec sa femme et sa fille Natacha, Michel, Paul le benjamin, et leur sœur Sofia (dite Mavlik) avec son petit garçon, arrivent à Paris enmars 1920. Ils habitent avenue Victor-Emmanuel-III[t], sauf Samuel, producteur aux StudiosPathé[124]. Ses frères sont employés de banque : grâce à sa maîtrise de l'anglais et de l'allemand, Michel est aux relations extérieures à la Banque des Pays du Nord[125].
Posé, affable et distingué, Michel n'aime pas moins qu'Irène le champagne, lemusic-hall et les amis. Ils se retrouvent tous les soirs dans un bar de l'avenue George-V, et elle passe son dernier été en famille dans le palace Eskualduna d'Hendaye, dont la facticité l'irrite de plus en plus. Au grand dam de Fanny que cela renvoie à son âge[125], le mariage est célébré le 31juillet 1926 à la mairie du16e arrondissement, après une cérémonie à la synagogue de la rue Théry[u] par égard pour les parents de Michel[126]. Un contrat deséparation stipule que l'épouse disposera librement de ses revenus[127]. Le couple emménage dans un cinq-pièces au dernier étage d'un immeuble moderne, 8avenue Daniel-Lesueur, impasse calme du7e arrondissement[128].
Sa nouvelle vie permet à Irène Némirovsky de se plonger vraiment dans la création littéraire.
Tous les jours elle écrit matin et après-midi, allongée sur un divan, son cahier sur les genoux[128]. Avec une cuisinière et une femme de ménage, elle n'est interrompue que par des visites ou son gros chat noir, Kissou.« Mon mari rentre. J'arrête mon travail ; à partir de ce moment je suis l'épouse tout court. […] J'arrive à un équilibre parfait[v] ». Michel ne lui accorde qu'une demi-heure le soir pour qu'elle s'y remette, mais il devient ce qu'il ne cessera plus d'être : son premier lecteur, à la fois fervent admirateur et censeur exigeant[130].
En 1925, Irène a adressé le manuscrit d'un premierroman auxŒuvres libres, une revue mensuelle qu'Arthème Fayard consacre aux nouveaux talents comme aux inédits d'écrivains connus.Le Malentendu y est publié enfévrier 1926. Dans cette« fable désenchantée[131] » qui débute comme un roman à l'eau de rose, la passion entre une femme du monde, naïvement égocentrique, et un jeune déclassé qui a fait laguerre se heurte aux déterminismes issus de l'argent[132] et se décompose dans l'incommunicabilité[131]. De ceroman de mœurs émerge déjà un thème de l'œuvre à venir : les dérèglements de l'après-guerre s'enracinent dans les tranchées deVerdun. Aussi le critiqueFrédéric Lefèvre rend-il hommage en 1930 à la« vision lucide et synthétique » de la toute jeune femme qu'était alors l'auteur[133].
LesŒuvres libres accueillent enavril 1927L'Enfant génial, dont Némirovsky désavoue plus tard le symbolisme simpliste[120], mais queBenjamin Crémieux trouve« bouillonnant[e] deromantisme »[134]. Enjuillet 1928, c'est le tour d'un bref roman,L'Ennemie. L'héroïne de ce psychodrame cruel prend sa revanche sur une mauvaise mère en lui ravissant son amant, mais tombe dans une coquetterie mortifère[135]. Cettesatire des nouveaux riches tendant un miroir à Fanny, Irène se cache derrière le pseudonyme de Pierre Nerey, anagramme de son prénom qui lui sert de nouveau dèsfévrier 1929 pourLe Bal. Dans cettenouvelle féroce, la vengeance d'Antoinette contre sa mère, une parvenue ridicule qui la malmène, a des conséquences à peine moins tragiques : l'adolescente jette toutes les invitations que ses parents avaient lancées pour une grande soirée, ce qui provoque leur rupture et la ruine de leurs prétentions[90].
Ces publications ne rencontrent aucun écho. Mais, poussée par son mari à faire de l'autobiographique un matériau parmi d'autres[136], Irène s'est attelée à un projet de plus grande envergure — elle dit, en effet, avoir composéLe Bal à titre récréatif« entre deux chapitres de David Golder »[90].
Irène Némirovsky a travaillé quatre ans à son romanDavid Golder. En, alors en fin de grossesse, elle l'envoie àGrasset.
Elle aurait eu l'idée de ce récit dès 1925 en observant àBiarritz les milieux d'affaires cosmopolites qu'elle juge dépravés et qu'elle a déjà mis en scène dansL'Ennemie etLe Bal. Père au passé aventureux, mère et fille forment une famille judéo-russe déracinée et arriviste, soudée uniquement par l'argent[137]. Cette transposition des éléments saillants de sa propre histoire est achevée enjuillet 1926[126].
Irène Némirovsky reprend son oeuvre à l'automne 1928[90]. Elle se documente, compulse des revues sur l'industrie pétrolière, se rendrue des Rosiers, au cœur du quartier juif[138] de Paris. Elle approfondit les personnages en en dressant pour elle-même des portraits complets. Hormis Fischl et Soifer, deux partenaires de Golder qui semblent tirés de caricatures antisémites mais qu'elle affirme avoir pris sur le vif, les protagonistes possèdent plusieurs modèles. Le héros lui a été inspiré par lespéculateur qu'est son père ainsi que par des magnats de l'industrie. Sa femme Gloria le trompe, ne pense qu'à l'or et aux bijoux[136] : la verve satirique d'Irène épargne toutefois moins encore le personnage de sa fille Joyce,soit un« sévère autoportrait » selon ses biographes[137].
David Golder est un homme d'affaires implacable qui veut se retirer, las d'entretenir — avec le mot Gold, soit l'or, inscrit dans son patronyme — ses anciens associés et les amants de son épouse avide[139]. Incapable en revanche de dire « non » à sa fille, dépensière, hypocrite, une enfant qui, de surcroît, n'est pas de lui, il entreprend un ultime voyage pour négocier despuits de pétrole en Russie soviétique[w]. Épuisé, malade, il meurt sur le bateau qui le ramène en France, confiant à un jeune émigrant juif qu'il est vain de vouloir faire fortune[140]. Le caractère du personnage a évolué depuis la version initiale : s'il garde des traits physiques caricaturaux qui s'accusent en vieillissant[x], il retrouve la nostalgie de ses origines et a acquis« une grandeur d'âme et une lucidité qui le distinguent des autres[141] » dans un monde frelaté. Au terme d'un chemin de croix qui le conduit à une forme de rachat[142], sa banqueroute constitue pour lui une libération[143]. Selon le mot de Philipponnat et Lienhardt, cette histoire est« une variante de l'Ecclésiaste dans le domaine de la haute finance[137] ».
En, Fayard refuse le roman, trop long pourLes Œuvres libres. Irène Némirovsky s'avise alors qu'un éditeur commeGrasset en apprécierait le cynisme apparent et les verdeurs de langage. Pour éviter d'être identifiée, elle expédie le texte sous son nom d'épouse et donne une adresse en poste restante. Puis elle doit s'aliter, car la naissance de l'enfant qu'elle porte s'annonce difficile[144].
David Golder : un événement littéraire (1929-1930)
Le succès deDavid Golder projette soudain son autrice sur le devant de la scène[145]. Le roman est bientôt scénarisé et traduit, mais la représentation qu'il offre deJuifsnouveaux riches fait l'objet de quelques controverses[146].
Couverture d'une édition ultérieure deDavid Golder.
Bernard Grasset s'enthousiasme pour le sujet moderne et le style puissant deDavid Golder, dont l'autrice tarde à se faire connaître. Il ne néglige aucun moyen pour en assurer le lancement.
La France, en ce mois d'octobre 1929 qui va voir éclater l'affaireOustric liée aukrach boursier de New-York, est encore marquée par plusieurs scandales financiers, dont celui de la banque deMarthe Hanau un an auparavant : un « roman d'argent » avec un Juif dans le rôle principal a tout pour plaire, pense Grasset[147]. Sans réponse du mystérieux M. Epstein, il le fait rechercher par voie de presse — premier coup de publicité[148].
C'est que le9 novembre est néeDenise, France, Catherine Epstein. En écrivantLes Chiens et les Loups, Irène Némirovsky se souviendra de cet accouchement prématuré très pénible, qui l'oblige à garder la chambre trois semaines. Elle allaite sa fille mais, pour s'en occuper, elle engage unenourricemorvandelle, Cécile Mitaine, bientôt surnommée « Néné »[y]. Une réelle complicité s'installe entre elles, nonobstant l'écart social. Cécile, qui partage les sorties, les vacances et les secrets d'écriture de sa patronne, se rappellera la simplicité de ses manières : Irène, par exemple, tricote toujours en lisant[149].
Fin novembre, une petite femme rougissante et malicieuse se présente chezGrasset[149]. Il voit le parti à tirer du fait que le sombreDavid Golder ait été écrit, avec talent et sans complaisance pour les Juifs, par une jeune russe juive[z],[150] : un contrat est signé pour ses trois prochains ouvrages[151]. Le7 décembre l'éditeur annonce un roman qui rappelleLe Père Goriot et« doit aller très loin ».David Golder sort juste avant Noël dans la collection « Pour mon plaisir », qui publieColette ouMauriac[152]. C'est un véritable succès de librairie, que Grasset prolonge en recommandant ce roman dans ses « conseils du libraire pour [les] vacances » d'été.Le Peuple, journal de laC.G.T., le diffuse en feuilleton enjanvier-février 1931[153],[aa]. Plus de 60 000 exemplaires sont vendus en trois ans[154].
CommeGoriot (dessin deDaumier, 1842), Golder se sacrifie pour sa fille.
Les plus nombreux admirent dans ce roman, d'un côté, l'histoire universelle d'un père qui se sacrifie pour son enfant[163] et, d'un autre côté, un repoussoir quasi documentaire sur l'immoralité de la haute finance : ainsi en va-t-il de la presse de gauche, comme de la presse catholique[164], ou encore d'Henri de Régnier dansLe Figaro du28 janvier 1930[165]. Certains suivent la piste destypes sociaux à laBalzac, qui est suggérée par l'éditeur : ils cherchent dansDavid Golder« la physiologie du Juif d'argent », plutôt qu'un portrait de « self-made-man », sans deviner, commePaul Reboux, que l'autrice règle avant tout des comptes avec l'univers de sa jeunesse[165].
Quant auxantisémites, ils lisentDavid Golder comme unpamphlet contre lesJuifs. Dans lesstéréotypes physiques et moraux que semble adopter cette romancière juive, ils veulent trouver confirmation de leur vision du Juif rapace[166], inassimilable, condamné à un destin marginal[ab],[167].
Apparaît un clivage inverse au sein de la presse juive : dans le sillage d'unPierre Paraf qui fustige en Golder un« Juif pour antisémites »[168], beaucoup dénoncent un « Shylock moderne » entouré de personnages propres à alimenter l'antisémitisme[169].Nina Gourfinkel, pourL'Univers israélite, rencontre en Irène Némirovsky, qu'elle trouve au demeurant charmante. L'écrivaine établit alors la ligne de défense dont elle ne bougera plus : de telles accusations sont absurdes puisqu'elle est juive elle-même et ne s'en est jamais cachée ; elle ne prétend pas décrire tous lesJuifs mais seulement, tels qu'elle les a vus, ceux chez qui l'amour de l'argent a détruit tout autre attachement[ac]. La journaliste conclut comme à contre-cœur :« Antisémite, certes, Irène Némirovsky ne l'est pas. Aussi peu que Juive. »[170].
Tandis queGaston Chérau etRoland Dorgelès appuient sa candidature à laSociété des gens de lettres, on parle de Némirovsky pour leprix Femina et leprix Goncourt[171]. Le9 novembre elle ajourne sa requête de naturalisation qui, parce qu'elle pourrait lui faciliter l'attribution du Goncourt, risquerait de jeter un soupçon d'opportunisme sur la sincérité et la profondeur de son attachement à la France :« Je voudrais que cela soit absolument désintéressé de ma part, que le bénéfice moral et matériel du prix n'influence en rien un don tel que je le comprends. »[172]
Sans être primé,David Golder lance définitivement la carrière de Némirovsky en lui taillant une réputation d'écrivaineréaliste impitoyable[173]. Toutefois, le débat déclenché par ce que ses biographes nomment « l'affaire Golder » resurgira désormais à chacun de ses « romans juifs », d'autant qu'ils ont toujours pour fond quelquespéculation financière[146].
Le roman fait l'objet de deux transpositions, l'une au théâtre, l'autre au cinéma, qui est plus fidèle.
Golder évoque aussi l'usurier balzacienGobseck (1842)[173].
Critique de théâtre ayant déjà porté des romans à la scène[174],Fernand Nozière acquiertdébut 1930 le droit d'adapterDavid Golder[152].Harry Baur, retenu pour le rôle-titre, assume la direction des acteurs. La première a lieu le26 décembre auThéâtre de la Porte-Saint-Martin[ad], mais les représentations cessent au bout de trois semaines[172] : dans unemise en scène languissante, Nozière n'a gardé du récit que ses aspects les plus caricaturaux — d'où un dessin deJean Sennep où Harry Baur ouvre sur son flanc un robinet de pièces d'argent récupérées par Paule Andral, interprète de Gloria Golder[176]. Les deux comédiens vont garder les mêmes rôles à l'écran.
Julien Duvivier, très impressionné par le roman, veut en faire son premierfilm parlant. Les producteursMarcel Vandal etCharles Delac signent finaoût 1930 avec Grasset[177] et le tournage se déroule à l'automne[178]. Projeté enavant-première auThéâtre Pigalle le17 décembre 1930, le filmDavid Golder sort à l'Élysée-Gaumont le6 mars 1931[153]. Duvivier a écourté ou déplacé certaines scènes[179], mais la structure en séquences et l'abondance de dialogues[ae] se prêtaient à l'adaptation[180].Jackie Monnier, par sa façon de rendre le snobisme, les caprices et la rouerie de Joyce, est jugée horripilante[181] ; mais Harry Baur, qui a le physique de son personnage[182], campe un Golder« pareil autitan fatigué du roman[183] », et les autres acteurs convainquent la critique comme le public : encore à l'affiche enseptembre 1931, le film est entretemps sorti à l'étranger[184].
En faisant du héros un personnage sacrificiel[185],[af], Duvivier a évité la caricature et si son film est plusexpressionniste que réaliste, il« ne trahit pas la signification profonde du roman : la renaissance à son enfance juive de Golder agonisant[183] »[186]. Par la mise en scène et la prise de vue, il respecte, voire intensifie le pessimisme de l'œuvre littéraire : violence des rapports sociaux et familiaux, pouvoir de fascination de l'argent, vanité de toute chose, tragique de la condition humaine[185].
« Aucune œuvre publiée aprèsDavid Golder (saufSuite française) ne connut le retentissement de ce roman[187]. » Des difficultés financières — relatives[188] — obligent Irène Némirovsky à écrire beaucoup, sans être trop regardante sur les revues auxquelles elle adresse ses textes. Néanmoins, si elle se défendait en 1930 d'être une « femme de lettres », dix ans plus tard elle l'est devenue[189], au point d'être quasiment la seule de sa génération hissée au rang de « romancier » (terme jugé plus noble que « romancière »)[190]. Mais cette décennie, marquée pour les époux Epstein par des deuils, puis la naissance de leur deuxième fille, voit en Allemagne l'avènement dunazisme, qui a de quoi inquiéter.
Au début desannées 1930, Irène Némirovsky perd ses grands-parents maternels et son père, ainsi que ce qui devait lui revenir de sa fortune.
Enjanvier 1931 s'éteint Iona Margoulis[153], puis enmai 1932 la grand-mère Bella qu'Irène chérissait[191]. Le16 septembre, Léon Némirovsky succombe à une crise d'hémoptysie — ses problèmes pulmonaires chroniques apparaissaient dansDavid Golder[103]. Il est enterré dans le carré juif ducimetière de Belleville[ag] :Le Vin de solitude se clôt sur cette cérémonie discrète[191]. Tandis que sa veuve s'installe définitivement[ah] quai de Passy[ai], sa fille confie à ses cahiers son chagrin et son désarroi[193] : elle se sent désormais seule de son sang, privée de celui dont la fierté et la persévérance la guidaient. Mais elle sera plus libre de s'en inspirer dans ses fictions et de ne plus ménager une mère qui, non contente de refuser son rôle de grand-mère[194], vient de la spolier de sa part d'héritage.
Depuis quelque temps Léon Némirovsky négligeait ses affaires, affectées par lacrise de 1929. Il avait entre autres subi des revers liés à l'effondrement du magnat suédoisIvar Kreuger, qui enjuin 1931 avait exigé le remboursement de14 millions (entrevue dramatisée dansLe Vin de solitude)[195]. En outre Léon, quijouait — et perdait — beaucoup, avait mis à l'abri la majorité de ses avoirs en les versant à sa femme, sans faire de testament : Fanny n'en rétrocède pas un centime à sa fille[194].
Les dépenses des époux Epstein, excédant de beaucoup les appointements de Michel, contraignent Irène à publier sans cesse.
En plus de son salaire de fondé de pouvoir, Michel Epstein a sans doute de l'argent placé[196], même si ses parents[aj] ont presque tout perdu dans lekrach de 1929[199]. Mais en 1938 par exemple, Irène déclare des revenus plus de trois fois supérieurs, dont 80% dus à sa plume : cela fait d'elle l'une des rares femmes de l'époque à pouvoir en vivre. À la différence deColette, elle est soutenue par son mari[187], qui lui ouvre un compte séparé, l'aide à négocier ses contrats, lui offre un stylo pour son encre favorite « bleu des mers du sud » etdactylographie ses manuscrits[130].
Le 24octobre 1933, se résignant à un engagement durable[154], Irène Némirovsky signe chezAlbin Michel un contrat d'exclusivité de vingt ans : elle recevra des mensualités de 4 000 francs[ak] en échange d'un roman minimum par an[201]. Elle conserve toute latitude pour publier ailleurs ses textes courts[202]. Or les maisons d'édition multiplient les hebdomadaires à la fois politiques et artistiques[al], qui paient très bien les nouvelles et proposent pour un roman en feuilleton jusqu'au double de ce que touche l'auteur sur un livre : en 1938 Némirovsky reçoit 34 000 francs pour une longue nouvelle, puis 64 000 pour une nouvelle et un roman paru en épisodes[200].
Malgré cela, le couple est toujours à court d'argent : Michel dépense deux fois plus qu'il ne gagne et Irène ne veut pas renoncer au superflu. Ses ouvrages ne servent qu'à éponger les dettes, ce qui lui interdit les fictions de longue haleine. Enjuin 1938 son compte chez Albin Michel est débiteur de 65 000 francs, sa pension réduite à 3 000, et elle découvre que son mari a emprunté 50 000 francs à un taux d'usure. Elle cède parfois au découragement :« Évidemment j'écris trop de romans… Mais si l'on savait que c'est pour manger… et surtout nourrir Michel et Denise » (1934)[204] ;« Inquiétude, tristesse, désir fou d'être rassurée. Oui, voilà ce que je cherche sans le trouver, ce que le paradis seul pourrait me donner : être rassurée » (1937)[205] ;« Des jours d'angoisse, de cette angoisse que donne l'argent, quand on n'en a pas et que cependant on sait que l'on peut en gagner. Une rancune amère contre la vie » (1938)[206]. Ces soucis lui inspirent les affres de Dario Asfar, héros duCharlatan[am].
Tout au long desannées 1930, Némirovsky publie des textes aussi bien à laNRF, qui réunit des écrivains prestigieux, que dans lemagazinefémininMarie Claire[207] ; et aussi bien dansMarianne, de centre gauche, que dans la trèsnationalisteRevue des Deux Mondes[208]. Mais son nom figure le plus souvent dansGringoire, même après son viragexénophobe etantisémite. Susan Rubin Suleiman[an] l'explique comme ses biographes par sa relative indifférence à la vie politique, sur fond d'anticommunisme viscéral ; par l'excellente réputation de ces pages littéraires, propre à asseoir la sienne ; et par son constant besoin d'argent[209],[194],[207].
Au-delà des soucis, les Epstein mènent une vie large où comptent la famille et les amis.
Ils retournent chaque année plusieurs fois sur lacôte basque, à Hendaye,Saint-Jean-de-Luz ouUrrugne. Ils y louent des villas où la romancière peut écrire en toute tranquillité, et où les rejoint souvent son beau-frère Paul ; de nombreuses photos les montrent sur la plage avec Denise, ou avec des amis comme la vicomtesseMarie-Laure de Noailles. Sans exclure les villégiatures plus modestes, ils voyagent aussi à l'étranger. L'hiver ils vont à la montagne, entre autres pour l'asthme d'Irène[210], suivi par leProfesseur demédecineLouis Pasteur Vallery-Radot (1886-1970).
Leboulevard des Italiens vers 1910. Irène Némirovsky transmet à sa fille ses souvenirs du Paris d'avant 1914.
Enjuin 1935, ils emménagent 10avenue Constant-Coquelin dans un appartement très spacieux[211], avec une véranda-bureau et plus de place pour les livres, comme pour les réceptions.« Nos parents vivaient à la russe, se souvient Denise. Maison ouverte, grandes soirées », caviar, champagne, cristaux. En dehors des familiers comme Paul Epstein ou Choura Lissianski défilentFernand Gregh,Paul Morand et sa femme Hélène,Tristan Bernard et son filsJean-Jacques[212].
Le20 mars 1937 naîtÉlisabeth-Léone :« Que Dieu la protège. Elle est très proche de mon cœur. »[197] Les Epstein gardent à leur service Cécile Michaud et Miss Matthews, plus une cuisinière et une femme de chambre[188]. Mais Irène s'occupe beaucoup de ses filles : elle sort souvent avec Denise, qui a du mal à croire que sa mère russe ait pu connaître Paris quand elle était petite ; elle lit les livres pour enfants que la fillette, instruite à la maison, dévore bientôt seule, à commencer par laComtesse de Ségur[130].
Durant deux ans la romancière livre des textes courts déjà publiés ou amorcés auparavant.
Début 1930Fayard éditeLe Malentendu[152] etGrasset rachèteLe Bal qui, présenté en août comme un roman nouveau, ravive les« soupçons de poncifs antisémites[172] ». Le cinéasteWilhelm Thiele, spécialiste des comédies de mœurs, l'adapte pour l'écran :le film remporte un grand succès à l'automne 1931, révélantDanielle Darrieux qui a l'âge de l'héroïne et y interprète deux chansons. Quoique réduit à un psychodrame familial avec « happy end », ce film « musical », où elle règle des comptes avec sa mère, plaît à la romancière[214].
Enmai 1931,Simon Kra accueilleLes Mouches d'automne dans sa collection de luxe qui propose des portraits de femmes écrits par Colette,Paul Morand,Kessel, ouGiraudoux. Le sous-titre, soitLa Femme d'autrefois, annonce la nostalgie lancinante de la servante Tatiana Ivanovna, qui se noie à la fin dans laSeine, qu'elle a prise pour une étendue neigeuse[215]. LaNRF trouve le texte trop sentimental[216] : aussi Irène rappelle-t-elle en décembre à Grasset, dans son « Prière d'insérer », qu'il est un hommage à sa gouvernante[217]. DansL'Action française,Robert Brasillach en salue la poésie« si émouvante et si vraie », et se résout à le donner en exemple aux romancières françaises[218]. L'autrice « juive » devient ainsi autrice « slave »[216].
Les deux films tirés de ses livres lui ont donné envie d'imiter les procédés du cinéma : elle tient celui-ci pour indissociable de la vie moderne et parisienne[219], et affirme ne penser qu'en images : récits ; dialogues etdidascalies s'enchaînant sans transition ; regard extérieur ; style télégraphique[220].Les Œuvres Libres publient enjuillet 1931 sa première tentative,Film parlé, et un an plus tardLa Comédie bourgeoise. Elle dépose à l'Association des auteurs de films, entre 1931 et 1934, pas moins de septscénarios, scripts mêlés de narration classique[221] qui resteront lettre morte[220].
AprèsGolder, la minceur et la mélancolie duBal et desMouches ont déçu[157] ; mais les journalistes qui rencontrent l'autrice tombent sous le charme de son regard myope, de son naturel et de son enjouement[213].
Boris Savinkov vers 1900, un modèle probable du narrateur deL'Affaire Courilof[222].
Dans les trois années qui suivent, lesnouvelles d'Irène Némirovsky sont jugées plus marquantes que ses romans.
S'étant documentée sur le climat politique et les attentats antigouvernementaux enRussie entre 1880 et 1914[ao] durant l'été 1932, elle entreprendL'Affaire Courilof. Inspirée parSoukhomlinov et par des figures demilitants[222], cette fiction est donnée pour la confession écrite de Léon M., un révolutionnaire qui finit sa vie àNice. En 1903, introduit en tant que médecin auprès de l'ancien ministre Courilof pour l'éliminer, il avait fléchi en découvrant l'homme derrière l'oppresseur. Unecamarade acheva la mission[223]. Paru en feuilleton dansLes Annales politiques et littéraires de décembre, le texte inaugure enmai 1933 « Pour mon Plaisir », une nouvelle série de Grasset[224].
Cet unique roman « politique » d'Irène Némirovsky évacue la politique et renvoie dos à dos les deux partis pour ne s'intéresser qu'au comportement des individus. Les motifs du crime, perpétré au nom d'une « juste cause », ne sont pas expliqués : la révolution semble« le prolongement d'unamoralisme politique ancré dans l'ancien régime[225] ». Le journal préparatoire montre tout le désabusement de l'autrice :« Quel abattoir une révolution ! Est-ce que cela vaut la peine ? Rien ne vaut la peine de rien, il est vrai, et la vie non plus que le reste. »[193] Les critiques ne sont pas meilleures que les ventes, soit 10 000 exemplaires. Si certains comparent le livre àLa Condition humaine d'André Malraux, beaucoup le jugent ennuyeux et bâclé :« On croit à son génie, on ne travaille plus, et l'on est sa propre victime », lance un critique deL'Action française[226].
Lerecueil de 1935 comporteLa Comédie bourgeoise,Film parlé,Ida,Les Fumées du vin.
Irène Némirovsky s'astreint pourtant, même en vacances, à au moins deux heures d'écriture par jour. Elle fournit régulièrement des critiques dramatiques et cinématographiques[227], ainsi que des chroniques sur la littérature anglaise, américaine ou soviétique[228]. Au square comme en promenade, elle ne quitte pas, cachés sous une fausse reliure, les brouillons des fictions en cours[229].
Enmai 1933,Un déjeuner en septembre, nouvelle dont l'héroïne déjà mûre regrette de n'avoir pas su jadis reconnaître le grand amour, est haussé parBrasillach au niveau deTchekhov[226]. L'année suivante, de nouveau dansL'Action française, il éreinteLe Pion sur l'échiquier : il le trouve vide et se demande siMme Némirovsky ne devrait pas renoncer à écrire des romans[204]. Parabole sur la malédiction moderne du salariat vécue par un déclassé, le livre relève de ce qu'elle nomme« l'ère Golder » : celle des corruptions, des aventuriers malheureux de la finance ou de l'industrie, des espérances ruinées ou trompeuses[230]. Elle convient que son texte manque de relief[231], mais cette attaque la laisse« désemparée, sans courage, sans espoir, malheureuse au possible »[204].
Vendu à 7 000 exemplaires[232], le livre ne tient pas un mois en vitrine, ce qui la décide à entrer chezAlbin Michel, sans qu'elle cesse d'envoyer ses nouvelles à des journaux :Nativité,Ida,Dimanche,Les Fumées du vin,Écho,Les Rivages heureux. Directeur de collection à laNRF, Paul Morand en réunit quatre, en février 1935, sous le titreFilms parlés. Ces essais d'écriture scénaristique n'emportent pas l'adhésion[228] et l'autrice quitte ce terrain sans le renier :« Je crois […] qu'il ne faut pas mélanger les deux genres, mais je crois aussi qu'il ne faut pas craindre les expériences. »[233]
Irène Némirovsky qualifie elle-même de« roman presque autobiographique »Le Vin de Solitude, auquel elle a travaillé deux ans et qui est bien accueilli[234].
Autour de l'été 1933, dans le calme d'une demeure rustique àUrrugne, la romancière rassemble des souvenirs de Russie et de Finlande en vue d'un récit dans la lignée duBal et deL'Ennemie[235]. Provisoirement intituléLe Monstre, il suit l'idée qu'« on ne pardonne pas son enfance [et qu']une enfant qui n'a pas été aimée […] n'a jamais assez d'amour ». L'écrivaine tâtonne pour les noms des héros mais arrête le plan général dès septembre[236]. Elle transcrit au mot près certains propos et conversations du passé[237]. Les épisodes s'éloignant de la trame feront l'objet d'autres récits :Aïno,Jézabel,Magie[235].
Publié dans laRevue de Paris enmars 1935, le roman est édité en août. Il ne se vend pas (10 000 exemplaires) à la hauteur de ce qu'en attendaient l'autrice et son éditeur mais est traduit en plusieurs langues. Il convainc Henri de Régnier,Ramon Fernandez ;Jean-Pierre Maxence loue la robustesse et l'équilibre de la narration, sa vérité morale, sa valeur documentaire — il vouera jusqu'àl'Occupation une grande admiration à Némirovsky[238].
La dimension autobiographique duVin de solitude ne fait pas de doute. Enfance, climat familial, parcours de Kiev à Paris, dates, événements, mode de vie, en font« le livre le plus personnel de Némirovsky, et le plus proche de sa propre biographie[239]. » Elle a voulu exprimer par le titre définitif« l'espèce d'enivrement moral que donne la solitude » quand on est jeune[240]. Boris Karol, petit Juif ambitieux qui vit dans les chiffres et prend goût aux richesses, est le double de Léon[241] ; la vaine et coquette Bella, tantôt monstrueuse tantôt misérable, celui de Fanny[236] ; Max, l'amant entretenu, condense ses gigolos ;Mlle Rose est « Zézelle » et Hélène Irène elle-même : tourmentée, elle porte un regard dur et pénétrant sur les êtres[242], se met à écrire (en français) un jour de rancœur contre les siens[243], passe de l'esprit de vengeance au détachement ; la fin laisse entendre qu'elle deviendra écrivain.
Colette en 1932. De trente ans plus jeune, Némirovsky partage avec elle le statut de « grand écrivain » femme[244].
« Source de rage et de haine, la mère est aussi une source de création[245] » car c'estcontre elle qu'écrit sa fille, paradoxalement dans sa langue d'élection. Susan Suleiman voit dansLe Vin de solitude unroman d'apprentissage au féminin conjuguant les trois thèmes récurrents de l'œuvre entière : la relation haineuse mère-fille, la soif d'élévation des Juifs de l'Est, et plus généralement les difficultés de tout étranger à intégrer la société bourgeoise française[242]. Par ailleurs, si Némirovsky invoque peu souvent Colette — « modèle et rivale[244] » dont elle connaît bien l'œuvre et dontPaul Reboux l'a rapprochée dèsLe Bal —, l'universitaire américaine montre qu'elle lui emprunte, consciemment ou non, certains motifs et expressions[246].
Irène Némirovsky cultive ses relations en marge de travaux plus ou moins alimentaires.
Au gré des cocktails d'éditeurs et dîner mondains, elle et son mari nouent des liens avec Hélène etPaul Morand, Marie et Henri de Régnier,René Doumic et sa fille[247] ;Emmanuel Berl, qui dirigeMarianne[248] ;Horace de Carbuccia, fondateur deGringoire ;Hélène Lazareff, sœur de l'amie d'Irène Mila Gordon et rédactrice au récentmagazineMarie Claire[249]. Lors d'un procès intenté àGrasset, avec qui Michel est resté en bons termes, Irène compte parmi les signataires d'un hommage collectif.Albin Michel est leur ami et son directeur littéraire André Sabatier devient leur intime[211].
En 1934, critique pourPaul Lévy, Némirovsky est frappée par la pièceRaces deFerdinand Bruckner, sur l'antisémitisme allemand. Elle l'est aussi parLes Quarante Jours du Musa Dagh deFranz Werfel lorsqu'auprintemps 1935 elle chronique la littérature étrangère pourLa Revue hebdomadaire. Préfaçant enseptembre 1936 à laNRFLe facteur sonne toujours deux fois deJames M. Cain, elle en vante le rythme et la primauté des faits sur la psychologie[250]. Mais entre engagements, seconde grossesse et ennuis de santé, elle ne peut mener à bien la biographie dePouchkine que souhaitaitFayard en 1937[251]. Ses souvenirs desjournées de février paraissent dansLe Figaro enjuin 1938[73], etdébut 1939 elle donne six conférences radiophoniques sur des romancières étrangères. Elle écrit encore, entre autres, deux dramatiques pour laradio :Femmes de Paris, femmes de lettres en avril, et en novembreÉmilie Plater, héroïne nationale polonaise qui lui permet d'exalter le courage des Français[252].
Elle produit quantité de nouvelles : en 1935,Jour d'été,Le Commencement et la fin ; en 1936,Un amour en danger (brouillon deDeux),Le Mariage de Pouchkine et sa mort,Liens du sang,Épilogue ;Fraternité (préfigurantLes Chiens et les Loups) est refusée par René Doumic qui la trouve antisémite : un Juif français riche et raffiné y rencontre par hasard un pauvre émigré persécuté et prend conscience de ce qui le relie à lui, le rendant en quelque sorte « inassimilable » ;Gringoire publie le texte enfévrier 1937[253]. 1938 voit paraîtreMagie,Espoirs,La Confidence,La Femme de Dom Juan ; 1939,La Nuit en wagon,Comme de grands enfants,En raison des circonstances (esquisse desFeux de l'automne),Le Spectateur[254]. Entre janvier etmai 1940,Aïno,Le Sortilège,… et je l'aime encore,Le Départ pour la fête,La Jeunesse de Tchékhov,L'Autre Jeune Fille,M. Rose sont encore édités sous le nom d'Irène Némirovsky[255].
De 1935 à 1940, Némirovsky enchaîne aussi des romans pris très au sérieux par la critique.
Au cours de l'été 1934 est ébauchéJézabel, qui paraît enoctobre 1935 dansMarianne[211] puis chez Albin Michel enmai 1936 (12 000 exemplaires vendus[232]). Derrière cette référencebiblique à l'épouse dépravée duroiAchab se déroule avec des flashs-backs le procès de Gladys Eisenach, que sa folie de rester désirable a conduite au meurtre. Son modèle est encore Fanny : obsédée par sa beauté, elle ment sur son âge, infantilise sa fille, récuse toute descendance. Fernandez, Chaumeix,René Lalou perçoivent ce qu'il y a de pathologique dans ce cas délirant de narcissisme, Maxence en souligne la violenceracinienne et Henri de Régnier le côtéfaustien[256],[ap].
Horace de Carbuccia (1934). Némirovsky ménage dans ses lettres le directeur deGringoire.
Enoctobre 1936Gringoire sort en feuilletonLa Proie, qui dépasse deux ans plus tard les 11 000 volumes vendus[232]. Jean-Luc Daguerne, héros de ceroman d'apprentissage, est unJulien Sorel desannées 1930 : petit-bourgeois touché par lacrise, il grimpe dans les milieux politico-financiers français en reniant tout sentiment et toute morale, y compris vis-à-vis de ses amis ou de sa femme[258]. Némirovsky note que son cynisme semble n'offusquer personne :« Hypocrites imbéciles ! […] ce qu'ils acceptent d'un Dupont ou Durand quelconque ne saurait être toléré venant demétèques »[259].
L'été 1937 elle achèveDeux, sur l'assagissement de la passion : dès 1934 elle projetait« l'histoire de deux êtres, de nature folle, mauvaise, instable, que la vie, l'amour, le mariage perfectionnent »[197]. Elle montre à travers les familles d'Antoine, fils d'un riche papetier, et de Marianne, fille d'un peintre bohème, l'envers de la morale bourgeoise dans le chaos de l'après-guerre, où l'argent et le pouvoir gangrènent l'amour[260]. Paru dansGringoire d'avril àjuillet 1938, annoncé enmars 1939 comme« le premier roman d'amour d'Irène Némirovsky », favorablement commenté, ce roman de formation enregistre les plus grosses ventes depuisDavid Golder (plus de 20 000)[261].
D'avril àaoût 1938 Némirovsky travaille auCharlatan, ascension d'un médecin émigré devenu escroc. Dario Asfar, métèque « universel », admire la culture et la société françaises et souffre amèrement d'en être rejeté[262]. Pris entre son orgueil, ses dettes et son statut d'indésirable, il exprime selon ses biographes ce que ressent alors l'autrice :« La clé du roman n'est plus « combien ? », comme dansGolder, mais plutôt : « M'aimez-vous ? »[263]. » RebaptiséLes Échelles du Levant, ce roman de l'immigration et du racisme sort en feuilleton un an plus tard dansGringoire — qui présente toujours Némirovsky comme « la grande romancière slave »[264].
Entretemps elle a ébauchéLes Enfants de la nuit : des Juifs russes fuyant larévolution se heurtent à des difficultés d'intégration. Ben Sinner suit les traces d'unStavisky tandis que sa femme Ada, artiste peintre, vit une passion avec leur riche cousin Harry, qui retrouve grâce à elle ses origines[265] mais comprend que la bourgeoisie française ne l'accepte pas vraiment. RéintituléLes Chiens et les Loups, le récit reprend les stéréotypes physiques et moraux présents dansDavid Golder pour les dénoncer subtilement. Il révèle l'évolution d'Irène Némirovsky quant à sa propre judéité, revendiquée à travers Ada[266], et sa conscience de la situation desJuifs d'Europe[267]. Publié dansCandidefin 1939[268] puis enavril 1940 chez Albin Michel, il passe inaperçu : laguerre vient de commencer[269]. Vendu à 17 000 exemplaires[232], ce sera le dernier roman de Némirovsky à paraître de son vivant en volume et sous son nom[aq].
Irène Némirovsky suit avec anxiété l'évolution des menaces qui pèsent sur les Juifs, puis sur la paix, après l'arrivée au pouvoir desnazis en 1933.
Toujours prompte à fustiger« la racaille des palaces », sensible au discrédit de la classe politique et séduite par les discours antiparlementaires, Irène penche vers unedroite ferme mais sociale, plus proche desCroix-de-Feu que d'Action française[271]. Elle s'inquiète très tôt des mesures visant lesJuifs d'Allemagne sous le Troisième Reich.« Il est tout à fait certain que s'il y avait euHitler, j'eusse grandement adouci David Golder », déclare-t-elle àL'Univers israélite le5 juillet 1935 — ajoutant d'ailleurs que c'eût été une concession« indigne d'un véritable écrivain » à des considérations étrangères à l'œuvre[168].
La nomination deLéon Blum à la tête duFront populaire déclenche une violente vague d'antisémitisme. Le nom d'Irène Némirovsky figure parmi 800 autres dans une brochure anonyme defin 1936,Voici les vrais maîtres de la France[197]. Elle abandonne un projet de roman sur « Le Juif »[272] et se demande, sortant enmai 1938 d'une mise en scène russe deGolder,« comment [elle a] pu écrire une chose pareille ». Dès l'Anschluss elle croit à la guerre, et réduit les mondanités pour passer ses soirées à lire et à méditer[206].
Sereins au début desannées 1930, Irène Némirovsky et Michel Epstein demandent leur naturalisation dans un contexte de moins en moins favorable.
Denise Epstein est reconnue française le 30septembre 1935[211] et ses parents songent à eux-mêmes. En novembre, chez les Régnier, Irène fait la connaissance deRené Doumic : le directeur de laRevue des Deux Mondes — où l'académicienAndré Chaumeix signe un éloge vibrant duVin de solitude — intercède auprès deLéon Bérard,sénateur, ancien ministre et membre de l'Académie française. La requête n'aboutit pas[273].
Le23 novembre 1938, les époux redéposent un dossier. Michel a l'appui de ses supérieurs à la Banque des Pays du Nord ; Irène est patronnée parJean Vignaud, Président de l'Association de la critique littéraire et de laSociété des gens de lettres, et par Chaumeix, qui se charge de porter la demande en mains propres augarde des Sceaux,Paul Marchandeau. Michel Epstein n'a pu récupérer leurs extraits de naissance auprès de l'état soviétique : mais la procédure s'enlise plutôt à cause des décrets-lois du12 novembre, qui durcissent les conditions de naturalisation et définissent un statut d'« étranger indésirable »[274].
Jean Vignaud relance les démarches enseptembre 1939, tandis qu'Albin Michel adresse à Irène une lettre de recommandation destinée à la presse et aux autorités :« Nous vivons en ce moment des heures angoissantes qui peuvent devenir tragiques du jour au lendemain. Or vous êtes russe et israélite, et […] j'ai pensé que mon témoignage d'éditeur pourrait vous être utile »[275]. Mais la signature en août dupacte de non-agression germano-soviétique et l'invasion de la Pologne le1er septembre ont anéanti pour les ressortissants russes toute chance de pouvoir être naturalisés[276].
« En dépit d'appuis prestigieux et de demandes répétées jusqu'en 1939, constatent Philipponnat et Lienhardt, ni Michel Epstein ni sa femme, inexplicablement, n'obtiendront jamais la nationalité française[273]. »
D'après Cécile Michaud, et aussi Denise Epstein[278], la romancière épouvantée par lanuit de Cristal voulait avant tout protéger sa famille des persécutions :« On ne sait jamais de quoi l'avenir sera fait », avait-elle déclaré. Cela a sans doute joué, mais elle ne pouvait se cacher qu'un certificat de baptême n'empêcherait pas lesantisémites fanatiques, pour qui c'était affaire de « race » et non de religion, de les considérer toujours comme Juifs[279].
Elle est alors très proche d'un abbé, Roger Bréchard, qui, tué enjuin 1940, lui inspirera la figure élevée de Philippe Péricand dansSuite française[280] : c'est lui qui l'adresse à Vladimir Ghika[249]. Selon Weiss, Irène Némirovsky se convertit parce qu'elle rejette les pratiques juives, que les rites puis la morale duchristianisme lui parlent, et qu'elle est en quête de spiritualité dans le vide dont ses romans se font l'écho[279]. Philipponnat et Lienhardt nuancent un peu : si elle connaissait parfaitement l'Évangile et s'efforçait de mettre en œuvre les valeurs chrétiennes, ses échanges avec Bréchard ne trahissent guère d'inquiétude religieuse et son souvenir des processionsorthodoxes ne l'incline pas aux exercices de piété. Mais dans un contexte peu rassurant pour les Juifs étrangers, sa requête de naturalisation ayant échoué, sa conversion traduit selon eux« un besoin évident de consolation spirituelle » que son éducation ne l'avait pas habituée à chercher dans lejudaïsme[281].
Dans les missives où elle explique auprélat qui l'a baptisée pourquoi elle tarde à lui rendre visite, Némirovsky se qualifie elle-même de« piètre recrue » pour l'Église[282]. Elle affirme néanmoins trouver en Dieu le réconfort dont elle a besoin : enavril 1939 elle a cru perdre Michel atteint d'unepneumonie aiguë, et la préfecture leur réclame de nouveau tous les documents fournis six mois auparavant[283].
Enjuin 1940, les Epstein sont àIssy-l'Évêque, à la limite entre leMorvan et leCharolais[284], aux confins de laNièvre et de laSaône-et-Loire, bientôt enzone occupée. Ce lieu et les circonstances inspirent à Irène des nouvelles, deux romans et surtoutSuite française[285]. Michel n'a plus de travail et sa femme peine à se faire éditer : sa foi en la France laisse place à un fatalisme amer et angoissé face aux mesures anti-juives durégime de Vichy. Lorsque leurs filles, confiées à l'ancienne secrétaire de Léon Némirovsky, fuient la région enoctobre 1942, elles ignorent que leur mère, arrêtée en juillet, est morte àAuschwitz depuis deux mois — et que leur père la suivra bientôt.
Entre 1940 et 1942, les Epstein vivent dans des conditions précaires àIssy-l'Évêque, bourg natal de Cécile Michaud.
Ils passent encore l'été 1939 àHendaye, mais le3 septembre Denise et Élisabeth sont envoyées à Issy-l'Évêque chez la mère de Cécile, leurs parents obtenant des laissez-passer pour aller les voir[275]. Irène les rejoint enmai 1940, et Michel en juin, avec son frère Paul : radié par sa banque pour abandon de poste, il touche 13 000 francs sur 43 000 qu'on lui doit[286]. Issy-l'Évêque a vu des flots de civils fuir les Allemands : ceux-ci arrivent le, laligne de démarcation s'établissant à vingt kilomètres au sud[280]. Irène se persuade que résider enzone occupée l'aidera à publier[287]. L'exode puis la présence allemande au village et auChâteau de Montrifaud fournissent la toile de fond et divers personnages des deux premiers volets deSuite française.
Dès l'été 1940, l'État français estrevenu sur les naturalisations et sur le décretMarchandeau sanctionnant la diffamation raciale. Les Epstein craignent des mesures contre les apatrides mais n'envisagent pas un second exil[288]. Irène veut croire qu'une étrangère de renom en France depuis vingt ans est à l'abri[287] : elle dit pourtant osciller entre« espoir ténu et absurde » et« angoisse insupportable »[280]. En septembre, sollicitant par lettre la protection dePétain, elle explique qu'elle n'a jamais fait de politique, a bien mérité de la France par sa plume, et ne peut croire« qu'on ne fasse aucune distinction entre les indésirables et les étrangers honorables »[289]. Au-delà de la peur de la déportation, l'enjeu pour elle est que son identité légale colle à son identité culturelle et affective[290].
Bien vus des habitants à qui Michel sert d'interprète, les Epstein voisinent à l'Hôtel des Voyageurs avec des soldats allemands jusqu'au départ de ceux-ci pour lefront russe, finjuin 1941. Denise fréquente l'école communale[291]. En novembre, cessant de payer leur loyer parisien, ils louent une maison avec toilettes au fond du jardin mais poulailler, verger et potager[292],[293]. Cette vie rustique[ar] forcée pèse à Irène : Paris lui manque et elle n'est même pas autorisée à s'y rendre pour consulter le dentiste et l'oculiste[294]. André Sabatier lui envoie livres et journaux, convainc Robert Esménard, gendre d'Albin Michel, de poursuivre ses versements en dépit des arriérés, et de programmer pour 1942 l'édition d'uneVie deTchekhov qu'elle a écrite[295].
Laloi du 3 octobre 1940 excluant les Juifs de nombreux métiers n'a pas dissuadé les Epstein de se faire recenser le 7 àAutun[296]. Plus inquiets après lesecond statut des Juifs et l'opération Barbarossa, ils font venir enjuin 1941 Julie Dumot, qui a prouvé son efficacité au service de Léon : par-devant notaire, Irène lui donne en cas de besoin pouvoir de publication sur ses inédits, et de tutelle sur ses enfants[297]. Un an plus tard toute la famille sauf « Babet » porte l'étoile jaune[298].
Irène Némirovsky, publiée d'abord sous pseudonyme dansGringoire puis plus du tout, écrit sans relâche, notammentSuite française.
Paysage au sud d'Issy-L'Évêque. Irène Némirovsky s'installe souvent dans la campagne pour écrire[291].
En arrivant à Issy-l'Évêque, elle termineJeunes et Vieux, chronique d'une famille française de la première à la seconde guerre mondiale. Enoctobre 1940 ses livres ne sont pas à l'index[as], mais Fayard rompt le contrat déjà signé etCandide ne prend plus de textes d'elle[300]. Paradoxalement c'estGringoire, devenu ouvertementcollaborationniste et antisémite, qui publie en feuilleton ce roman rebaptiséLes Biens de ce monde[297] puis, bravant la censure aprèsoctobre 1941, plusieurs nouvelles :Destinées,La Confidente,L'Honnête homme,L'Inconnue,Les Revenants,L'Ogresse,L'Incendie[301]. Ces textes paraissent sous de faux noms (Pierre Nerey, Charles Blancart) ou sans signature (« une jeune femme »).
« Contrainte d'accepter l'aumône deGringoire, elle se sent« comme une dentellière au milieu des sauvages »[302]. » Mais que Carbuccia refuse enfévrier 1942[at] le premier tome deSuite française, dont elle espérait 50 000 francs, la remplit« d'amertume, de lassitude, de dégoût »[298]. En mars elle s'étonne dans son journal de sa tendresse passée pour les Français :« Mon Dieu ! Que me fait ce pays ? »,« haine + mépris »[270]. Elle n'a pu placer, rédigés en marge deSuite française, niChaleur du sang,« tragédie rurale[303] » sur les âges de la vie et l'impétuosité des désirs, niLes Feux de l'automne, qui fustige l'idolâtrie du profit issue de la guerre.
Fin 1940, Irène Némirovsky entreprend en songeant àTolstoï, et sur le modèle deLa Mousson deLouis Bromfield[304], un roman sur ladébâcle et l'exode du 8 au. La morale en serait que l'héroïsme est vain et que l'ordre social survit aux régimes[305]. Au fil des chapitres errent et se croisent les protagonistes : les Péricand, grande famille bourgeoise dont le fils aîné, prêtre, est tué par les délinquants qu'il convoyait, tandis que son cadet rêve de résistance ; Corte, écrivain vaniteux et opportuniste ; Langelet, égoïste collectionneur de porcelaines ; Corbin, banquier sans scrupules, et Arlette, sa maîtresse très futée ; les Michaud, modestes employés sans nouvelles de leur fils soldat, évadé et soigné dans une ferme[306]. La structure éclatée du récit rend manifeste l'effondrement d'une nation et le repli de chacun sur soi[307].
Enavril 1941 est achevée la première version deTempête en juin[297], dactylographiée au fur et à mesure par Michel, avec commentaires et corrections de son cru. Écrivant tout petit et très serré pour économiser le papier, Irène en commence une seconde, tout en ébauchantDolce qui lui est relié par le lieu et quelques personnages : à Bussy-la-Croix (Issy), au printemps 1941, les Allemands essaient d'amadouer les villageois, qui s'accommodent diversement de l'occupation. Une idylle sans issue entre Lucille Angellier, belle-fille d'une aigre propriétaire terrienne, et Bruno von Falk, officier allemandcompositeur dans le civil, met en scène le conflit entre amour et devoir, désir individuel et destin communautaire[305]. Ce tome qui critique l'« esprit de la ruche », selon le mot de Falk, est presque fini enjuin 1942. La romancière a déjà ébauchéCaptivité et projette encoreBatailles etLa Paix, qui verrait triompher l'élan individuel[298].
CetteSuite française qu'elle veut composer à la manière d'unesymphonie[au] atteindrait 1 000 pages[291], et Némirovsky en parle à Sabatier comme de« l'œuvre principale de [sa] vie »[298].« J'ai beaucoup écrit ces derniers temps, lui confie-t-elle le11 juillet 1942. Je suppose que ce seront des œuvres posthumes, mais cela fait toujours passer le temps[309]. »
Le camp d'internement des Juifs de Pithiviers, dernière destination d'Irène Némirovsky connue de ses proches.
Le dans la matinée, suite peut-être à une dénonciation[av], Irène Némirovsky est arrêtée par deux gendarmes français en vertu d’une « mesure générale contre les juifs apatrides de 16 à 45 ans »[309]. Du poste deToulon-sur-Arroux elle demande quelques affaires à Michel dans un mot qui se veut rassurant[311]. Transférée le15 juillet aucamp de transit de Pithiviers (Loiret), « Irène Epstein Nimierovski [sic], femme de lettres » y est enregistrée le 16. Elle griffonne encore au crayon :« Je crois que nous partons aujourd'hui. Courage et espoir. Vous êtes dans mon cœur, mes bien-aimés. Que Dieu nous aide tous. » Leconvoino 6 quitte Pithiviers le17 juillet à 6 h 15 et arrive àAuschwitz-Birkenau le 19 vers 19 h. Sauvée de lachambre à gaz par son âge, Irène Némirovsky meurt dutyphus le19 août à 15 h 20, d'une « grippe » selon le certificat du camp[312],[313].
Jusqu'en septembre, Michel Epstein multiplie les lettres et télégrammes aux amis ou contacts susceptibles de l'aider à s'informer du sort d'Irène, à la tirer du camp« vers l'Est » où il ne peut supporter de l'imaginer[aw] : Robert Esménard, Albin Michel, Bernard Grasset,Joseph Caillaux,Jacques Benoist-Méchin. Hélène Morand, liée àMmeOtto Abetz, le renvoie à l'Union générale des israélites de France, mais André Sabatier se démène autant qu'il peut[315]. Le, Michel délègue à Julie Dumot toute autorité sur ses filles, qu'il confie aussi par écrit à Madeleine. Le, il est conduit à la préfecture d’Autun[ax]. Transféré auCreusot puis àDrancy, il fait partie duconvoino 42 dont tous les occupants sont gazés dès leur arrivée àAuschwitz, le6 novembre[317],[ay].
AuMémorial de la Shoah à Paris les noms d'Irène Némirovsky et de Michel Epstein figurent sur l'un des murs de l'année 1942.
Fin octobre, l'institutrice d'Issy-l'Évêque dissimule Denise aux gendarmes et aumilicien venus l'arrêter. Julie Dumot jette alors quelques effets dans une valise contenant les papiers et manuscrits d'Irène, et s'enfuit àBordeaux avec les fillettes. Elles sont cachées sous de faux noms dans un pensionnat catholique, puis dans des caves et chez des particuliers[317].
Enmai 1945, un « conseil de famille » où sont représentées la Banque des Pays du Nord, laSociété des gens de lettres et lesÉditions Albin Michel décide de pourvoir à leur éducation jusqu’à leur majorité. Robert Esménard, membre du « comité d'aide aux enfants d'Irène Némirovsky » avec l'écrivain rescapée deRavensbrückSimone Saint-Clair, s'engage à donner 2 000 francs mensuels, sans compensation[319]. Denise est placée dans une institution deNotre-Dame de Sion et Élisabeth, qui en a été renvoyée pour sa turbulence, est accueillie au foyer de René Avot[317]. Leur grand-mère a refusé de leur ouvrir sa porte, leur criant de s'adresser à un orphelinat. Longtemps encore après laLibération, elles attendent à lagare de l'Est, à l'Hôtel Lutetia, dans la rue même, le retour de leurs parents[320].
Après laguerre, l'œuvre d'Irène Némirovsky tombe dans un oubli presque total — jusqu'à la publication deSuite française, qui tient du miracle[320]. Ses carnets et brouillons aident à cerner son travail d'écrivaine. Elle devient« un des auteurs français duXXe siècle les plus lus dans le monde[321] », malgré les querelles sur son rapport à lajudéité : les reproches d'antisémitisme s'expliquent par la difficulté à comprendre une œuvre dont la connaissance de laShoah modifie la perception.
Il a fallu près d'un demi-siècle à Denise et Élisabeth Epstein pour oser remuer le passé. La cadette publie en 1992 une autobiographie imaginaire de sa mère,Le Mirador[az], l'aînée ayant entrepris de transcrire des manuscrits[322]. La distinction exceptionnelle décernée àSuite française relance l'édition de tous ses livres.
Après la guerre, le nom d'Irène Némirovsky est quasiment oublié.
André Sabatier a à cœur de publier dès que possible ses derniers livres achevés : comme d'autres, il croit son grand cycle romanesque encore à l'état de fragments[322].Chaleur du sang s'est égaré mais enoctobre 1946 paraîtLa Vie deTchekhov, dont elle avait relu les épreuvesdébut 1942. Le texte est précédé d'un hommage deJean-Jacques Bernard :« Une jeune russe est venue déposer sur le livre d'or de notre langue des pages qui l'enrichissent. […] Nous pleurons en elle un écrivain français. » Puis c'est le tour desBiens de ce monde enfévrier 1947, et desFeux de l'automne en 1957[317]. Ces textes suscitent de positives mais brèves recensions[323].
La plupart des livres de Némirovsky, stockés ou pilonnés par les éditeurs, ne se trouvent bientôt plus que chez lesbouquinistes. Lesannées 1980, hantées par la Shoah, voient quelques réimpressions chez Grasset, dans sa collection « Les Cahiers rouges » (Le Bal,David Golder,Les Mouches d'automne,L'Affaire Courilof), ou chez Albin Michel (Les Chiens et les Loups,Le Vin de solitude,La Proie) : l'écrivaine demeure néanmoins pratiquement inconnue du public et même des spécialistes de littérature[321].
Le chagrin et l'appréhension ont longtemps retenu les filles d'Irène Némirovsky d'explorer à fond sa valise de documents[324].
La valise qui contenait entre autres le manuscrit deSuite française.
Lorsqu'il est arrêté, Michel Epstein enjoint à sa fille aînée de ne jamais quitter la valise contenant « le cahier de maman ». Denise dit avoir traîné durant toute sa fuite avec sa sœur cette mallette ventrue dont le notaire extrait en 1945 les papiers administratifs[325]. Elle la récupère à sa majorité et en retire les photos de famille. Bien que sachant au fond d'elles-mêmes ce qui est arrivé à leurs parents, les deux sœurs fantasment encore leur possible retour et ne se sentent pas en droit d'ouvrir le cahier, d'autant qu'elles croient longtemps à un journal intime. Denise réalise vers la fin desannées 1970 que c'est la dernière chose héritée de leur mère et que sa« chère encre bleue » risque de s'effacer. Mais l'émotion est trop forte : la valise est plusieurs fois ouverte et refermée[326], puis le manuscrit laissé sur une étagère[327].
Une page du manuscrit deSuite française (Archives Irène Némirovsky/IMEC).
Au tournant desannées 1990, la perspective de devoir s'en séparer décide Denise :« Je ne pouvais laisser partir ce manuscrit sans savoir ce qu'il y avait dedans » exactement. Elle déchiffre donc à la loupe et dactylographie scrupuleusementTempête en juin, travail douloureux qu'atténue seule la surprise d'identifier telle ou telle connaissance de Paris ou d'Issy-L'Évêque[328]. Elle s'emploie ensuite à copier à laBibliothèque nationale les interviews de sa mère et, en vue de les publier, ses nouvelles parues dans des journaux. Après quoi elle découvre que des pages vierges du cahier lui avaient caché le manuscrit deDolce et les ébauches qui suivent[329] : Denise aura passé au total deux ans et demi à transcrireSuite française[330].
Élisabeth ne souhaitant pas que l'ouvrage paraisse en l'état ni en même temps queLe Mirador, le tapuscrit est mis en mémoire à l'IMEC, et remarqué par son directeur,Olivier Corpet. Mais il faut l'enthousiasme deMyriam Anissimov et d'Olivier Rubinstein, directeur desÉditions Denoël, pour convaincre Denise[ba] qu'il mérite d'être édité, même si sa mère n'a pu le retravailler[330].
Denise avait en fait dès 1957 envoyé le manuscrit — ou du moins la versiontapuscrite de son père[331] — à la journalisteCatherine Valogne, admirative desFeux de l'automne, qui jugeaSuite française remarquable mais impubliable car inachevé. Susan Suleiman estime que c'est ce qui l'a sauvé : le public de l'après-guerre n'était pas prêt selon elle à apprécier un roman de facture classique — leNouveau Roman était en plein essor — évoquant simplement la vie de civils français sous l'Occupation[332].
Bien qu'inachevé,Suite française remporte un« phénoménal succès[333] » en France et à l'étranger.
À sa sortie, le30 septembre 2004, la presse est unanime à saluer ce livre« écrit à chaud[334] » sur laguerre.Myriam Anissimov parle dans sa préface« d'une œuvre violente, d'une fresque extraordinairement lucide, d'une photo prise sur le vif de la France et des Français[306] » pendant l'exode et le début de l'occupation. Le8 novembre lui est attribué leprix Renaudot — non sans hésitations, sa vocation étant de promouvoir des auteurs vivants[335],[bb].
L'histoire même du manuscrit, emblématique d'une tragédie, contribue au succès de librairie[4] : 200 000 exemplaires vendus en deux mois[337]. Mais elle empêche d'abord qu'on lise l'ouvrage« pour ce qu'il est aussi : un grand roman satirique, presque continûment ironique » sur des types sociaux pris dans la tourmente collective[338].Josyane Savigneau critique pour sa part dansLe Monde une « opération de marketing déguisée en devoir de mémoire »[339].
Quatre ans plus tard le roman a été traduit en trente-huit langues et vendu à plus d'1 300 000 exemplaires à travers le monde (1 000 000 en langue anglaise). Élu « livre de l'année » parThe Times puis par des libraires anglais[340], il figure deux ans sur la liste de best-sellers duNew York Times[341]. Une exposition auMuseum of Jewish Heritage deNew York, « Woman of letters : Irène Némirovsky andSuite française », attire les visiteurs de à. Lemusée d'Art et d'Histoire du judaïsme deParis la refuse, estimant que la romancière illustre moins la culture que lahaine de soi juive[342] : l'exposition est finalement présentée auMémorial de la Shoah du13 octobre 2010 au8 mars 2011, sous le titre « Irène Némirovsky, "Il me semble parfois que je suis étrangère" »[340].
Entretemps les romans et nouvelles de Némirovsky ont tous été édités, et joints en 2009 à ses chroniques, scénarios et textes de jeunesse pour desŒuvres complètes en deux volumes.La Vie d'Irène Némirovsky, biographie très fouillée d'Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt, sort en 2007. Deux ans auparavant déjà,Jonathan M. Weiss avait interrogé les liens entre sa vie et son œuvre dans un essai dédié à « Denise, mémoire vivante et fidèle de sa mère, Irène Némirovsky[343] ». Émerveillée en effet par les« suites deSuite française » et la« renaissance » d'une œuvre désormais lue et commentée dans le monde entier,Denise Epstein s'en fera jusqu'à sa mort, en 2013, l'ambassadrice[344].
AuxÉtats-Unis, la manière dont Némirovsky aborde laquestion juive[bc], c'est-à-dire les dilemmes identitaires liés au désir d'assimilation, suscite une polémique qui occulte les autres aspects de son écriture et rejaillit en France[348] :« Auschwitz a changé non seulement le destin d'Irène Némirovsky mais la façon dont nous, son public, interprétons son œuvre[341]. » Nonobstant les lectures anachroniques ou partielles[349],[350],[351], celle-ci exprime une ambivalence qui n'est pas de l'antisémitisme.
L'intérêt suscité auxÉtats-Unis parSuite française se déplace vers son autrice : la victime de l'Holocauste devient pour certains une Juive qui haïssait les Juifs.
En 2005[bd],Suite française est applaudi auxÉtats-Unis comme un ouvrage lucide et courageux, tout en finesse. Plus encore qu'en France les lecteurs se passionnent pour la destinée de son auteur, que retrace la préface traduite deMyriam Anissimov. Dans la presse juive cependant, puis non juive, des journalistes s'étonnent de ne pas trouver de Juifs dans un roman sur laSeconde Guerre mondiale, repèrent une phrase d'Anissimov sur la haine de soi omise dans la traduction — ce qu'avait remarqué un commentateur anglais —, avancent que Némirovsky a toujours méprisé les Juifs[354].
Le plus virulent de ses détracteurs[be] est la critique américaine Ruth Franklin, dontThe New Republic publie le30 janvier 2008 l'article « Scandale française [sic] » : selon elle, Némirovsky« a fait sa réputation en faisant le trafic des stéréotypes les plus sordides »[355], elle est« la définition même de la haine de soi du Juif » et, non contente d'avoir commisDavid Golder,« parodie raciste de roman »,« à tous égards un livre effarant », a récidivé d'œuvre en œuvre jusqu'à l'« ironie suprême », certes cruelle, de sa déportation[352]. D'autres renchérissent en invoquant saconversion religieuse, sa lettre à Pétain ou encoreLe Mirador, oùÉlisabeth Gille fait parler sa mère d'« une voixpost Auschwitz » par moments autocritique[356],[bf].
En dépit de réponses argumentées[bg], ces accusations sont relayées jusqu'en France : Irène Némirovsky frayait avec des antisémites notoires et écrivait dans des journaux dont elle ne pouvait ignorer les tendances racistes ; ses personnages juifs ne sont que d'affreux stéréotypes confortant tous les préjugés haineux ; ils révèlent sa détestation d'elle-même en tant que Juive, et son reniement de sa communauté au pire moment de son histoire[358].
Susan Suleiman rappelle à ce propos qu'au cours duXXe siècle, nombre d'auteurs juifs américains se sont attiré des condamnations analogues pour certains de leurs ouvrages, avant que ceux-ci ne soient considérés comme des classiques : à titre d'exemples,Ben Hecht (Un Juif amoureux, 1931),Budd Schulberg (Qu'est-ce qui fait courir Samy ?, 1941),Mordecai Richler (L'Apprentissage de Duddy Kravitz, 1959), ou encorePhilip Roth, notamment pourGoodbye, Columbus (1959)[359]. Selon elle, la position d'Irène Némirovsky rejoint complètement celle de Philip Roth, contraint par l'incompréhension et les critiques à défendre dans divers essais l'idée que l'écrivain doit rester fidèle à sa vision, quoi que puissent en penser les Juifs et lesgoyims[360], et que ce qui est perçu comme un stéréotype (négatif) n'est parfois qu'un fait.« Que des personnes malintentionnées ou de peu de jugement aient fabriqué une image stéréotypée du Juif à partir de certaines données de la vie juive ne signifie pas que ces données soient désormais nulles et non avenues dans nos vies ou que l'écrivain doive les tenir pour des sujets tabous », proclame Roth en 1963 : Némirovsky aurait pu écrire la même chose[361].
Un numéro de 1938. Némirovsky publie dansGringoire jusqu'enfévrier 1942, sous pseudonyme[270].
Certains choix d'Irène Némirovsky découlent de son rejet ducommunisme.
Irène Némirovsky avait les idées de son milieu et fréquentait des gens de droite dont elle partageait avant tout l'anticommunisme : les deux« me sont également ennemies », écrit-elle à Sabatier à propos des idéologies nazie et soviétique[362]. Même si ses ambiguïtés ont pu apporter de l'eau au moulin d'une droitexénophobe[363], rien dans ses écrits intimes n'autorise à lui prêter l'antisémitisme de certaines de ses relations, ni la vision qu'avait unPaul Morand dupéril juif mondial[364]. Après 1940, des gens passés parfois à lacollaboration représentent pour elle des contacts utiles[365], tels Hélène Morand, foncièrement antisémite mais dévouée[366].Les Biens de ce monde, paru anonymement dansGringoire, ouTempête en juin qu'elle espérait y publier, ne comportent pas d'allusion aux Juifs ni à leur situation : c'est qu'après leslois sur la presse de 1940, il n'était possible d'en parler que de façon hostile[364] ; par ailleurs, seulGringoire prend encore des risques pour elle.
S'il n'a jamais atteint l'extrémisme deJe suis partout, Némirovsky voyait bien depuis 1936-1937 que ses nouvelles y côtoyaient des articles d'un antisémitisme violent, et pas seulement des textes d'auteurs estimés[367]. Angela Kershaw[bh] pense qu'elle était piégée par son choix d'unestablishment littéraire la vouant à certains éditeurs ou organes de presse. Susan Suleiman relativise cette hypothèse déterministe, sans défendre pour autant celle d'une adhésion aux idées du journal. Certes la romancière en quête de « francité » cherchait« à se distinguer des « Juifs louches » susceptibles de discréditer les étrangers travailleurs comme elle » ; mais ses carnets de la fin desannées 1930 révèlent bien plutôt ses angoisses d'argent, ses moments dépressifs[368] et sa prise de conscience trop tardive — ce pourquoi elle n'a pas fui — que la France était bel et bien susceptible de traiter les Juifs comme le faisait l'Allemagne nazie[369].
La conversion aucatholicisme d'Irène Némirovsky, sincère ou non, n'est pas un oubli du peuple juif.
Le contexte de 1938 et le besoin de réconfort n'expliquent peut-être pas tout : elle médite sur lagrâce, l'humanité duChrist ou lesvertus théologales comme l'Espérance[370] ; Weiss insiste sur son cheminement spirituel et la prégnance de valeurs chrétiennes (renoncement au plaisir, abnégation, sacrifice,rédemption) dans plusieurs textes écrits autour de 1940 :Les Échelles du Levant,Le Spectateur,Monsieur Rose[371]. Denise Epstein, elle, n'y croit pas[278]. De fait, à la question dumal soulevée par l'effondrement de toute une société dansTempête en juin, la réponse chrétienne, à travers l'inutile sacerdoce de l'abbé Péricand, paraît aussi inadéquate que touchante[372].
Il reste ce paradoxe que c'est au moment où elle se convertit qu'Irène Némirovsky est le plus hantée par le sort des Juifs et les considère avec le plus d'empathie[373]. À l'instar de ses biographes, Suleiman reprend ici l'analyse deJean-Jacques Bernard : lebaptême catholique ne constitue pas une trahison aux yeux des Juifs français d'alors détournés du judaïsme ; il représente une affirmation de leur identité nationale tout en les conduisant à renouer avec l'Ancien Testament, leurs racines culturelles et leur judéité perdue. Or c'est le chemin que suit Némirovsky en écrivantFraternité puisLes Chiens et les Loups. Mais l'étrangère pour qui la « francité » implique le catholicisme se retrouve dans une situation dedouble contrainte :« quoi qu'elle choisisse, elle trahira l'autre camp[374]. »
Les stéréotypes qui« gênent aujourd'hui parce qu'ils relèvent d'unedoxa antisémite qui servit de base idéologique à la destruction des Juifs d'Europe[350] » ne sont pas à l'époque l'apanage de la pensée anti-juive.
Myriam Anissimov reproche à Némirovsky de faire siens tous les clichés possibles contre les Juifs, dans« une sorte d'horreur fascinée […] : nez courbé, main molle, doigts et ongles crochus, teint bistre, jaune ou olivâtre, yeux rapprochés noirs et huileux, corps chétif, bouclettes épaisses et noires, joues livides, dents irrégulières, narines mobiles, à quoi il faut ajouter l'âpreté au gain, la pugnacité, l'hystérie, l'habileté atavique » à toutes sortes de trafics, et l'obstination à atteindre son but[375]. En 2005, Weiss juge sévèrement aussi ses premiers romans[352], où par exemple les enfants des ghettos sont comparés à de la vermine[376].
Mais Suleiman, entre autres, rappelle que duXIXe siècle à la première moitié duXXe siècle,« la « différence » juive et les représentations stéréotypées de Juifs passaient souvent comme allant de soi[377] »[bi], chez des auteurs aussi bien juifs (Proust,Bernard Lazare) ou bien intentionnés (leSartre deRéflexions sur la question juive)[377] que non juifs (deDickens àLacretelle) ou hostiles[379]. Le Juif pouilleux issu d'un ghetto surpeuplé était untopos de la littérature[380]. Nelly Wolf[bj] analyse le motif du « Juif roux » (Golder, sa femme, Fischl) et quelques autres de ces lieux communs : dans l'entre-deux-guerres, en France ou ailleurs, beaucoup d'écrivains juifs (Gustave Kahn,Edmond Fleg,Albert Cohen,Isaac Babel) les adoptent comme marqueurs identitaires, tout en les interrogeant ; Némirovsky paraît les reprendre tels quels[379], mais la rousseur devient par exemple unemétaphore de l'altérité et de la condition juive minoritaire[381], tandis que l'image de la vermine sert à souligner la misère endémique desshtetls de Russie[380].
Les stéréotypes auraient été pour Némirovsky un moyen de « rencontrer » un lectorat.
Pour ses deux biographes, ce sont des« accessoires de style » qu'elle emprunte« comme l'un des ingrédients de l'esprit français »[382]. Sensible à la réception de l'œuvre — clé du succès —, elle sait que l'auteur peut être dépossédé de sa signification : déclarant en 1935 qu'elle n'écrirait plusDavid Golder comme en 1929[349], elle note en marge deFraternité :« Je vais certainement me faire engueuler encore en parlant des Juifs en ce moment, mais bah !… »[383] La thèse d'Angela Kershaw est qu'elle use des stéréotypes de façon consciente et calculée, au risque d'en mésestimer les conséquences — crainte qu'exprimaitNina Gourfinkel à propos deGolder (« N'avez-vous donc pas craint de donner une arme contre les Juifs ? »)[384]. La romancière se jouerait des attentes du lecteur pour lui « vendre » de l'« âme slave » ou du « Juif inassimilable »[bk], le narrateur se gardant lui-même d'adhérer à ces clichés.« Les malentendus liés à la présence de stéréotypes dans l’œuvre de Némirovsky, martèle Angela Kershaw, sont un effet indésirable de sa réception, non de sa production[339]. »
Irène Némirovsky pourrait être taxée d'un manque de clairvoyance politique[367], pas d'avoir voulu noircir le peuple juif présent dans un quart de ses œuvres[385]. Selon Susan Suleiman, un lecteur choqué par des stéréotypes négatifs tend à y voir les éléments cruciaux d'un discours organisé volontairement toxique, et à s'enfermer dans cette grille d'interprétation qu'il croit seule juste. Aucune œuvre de Némirovsky, si sévère soit-elle pour ses personnages, ne relève pourtant du « roman à thèse » visant les Juifs dans leur ensemble et mis au service d'une idéologie nocive[386] ;Fraternité ouLes Chiens et les Loups manifestent clairement, malgré les stéréotypes, inquiétude et compassion[387].
Irène Némirovsky n'a jamais nié la subjectivité de son regard sur lemonde juif, qui est un biais pour aborder d'autres questions.
Les Juifs qu'elle met en scène sont ceux de l'Empire russe, à qui elle attribue une ambition démesurée autant qu'une intelligence et un courage nés d'une longue habitude de persécution[388]. QuandNina Gourfinkel note qu'aucun de ses personnages ne garde de souvenir attendrissant de son enfance ou de sa communauté, la romancière se contente de répondre :« Ce sont des Juifs russes… » Négligeant les liens de solidarité, elle met en relief les clivages sociaux, que reflètent par exemple dansLes Chiens et les Loups la stratification de la ville deKiev et le rapport aux traditions de ses divers habitants[387].
Sem,La Roulette au Casino (1910) : Némirovsky adorait ses caricatures[389].
Elle décrit surtout les bourgeoisashkénazes séparés des quartiers pauvres par une ou deux générations[388]. Elle précise en 1935 que ce sont« des Juifs assez cosmopolites, chez lesquels l'amour de l'argent a pris la place de tout autre sentiment »[390] parce qu'ils y voient un symbole de pouvoir et de possibilités qui s'ouvrent, là où le Français n'en attendrait que l'estime de ses pairs[391]. Ainsi se distingueraient parmi ses personnages ceux qui puisent leur force généreuse dans un long passé de vie difficile et persécutée (Golder, Ada Sinner), et ceux — juifs ou non — dont la nature aimante originelle a été détourné vers l'argent par nécessité (Kampf, Ben Sinner, Daguerne, Asfar)[392].
Dans un entretien radiophonique, Némirovsky déclarait vouloir montrer« la vie moderne, son âpreté et son asservissement à l'argent » ainsi que la lutte cruelle« que beaucoup ne savent soutenir »[393]. Son jugement s'est forgé à travers le prisme de sa famille et des parvenus que celle-ci fréquentait. Au même titre que l'adultère, elle condamne la poursuite de l'argent comme une manifestation denarcissisme qui conduit inévitablement à la solitude[394] et se retrouve aussi bien dans ses romans « français ». Car à la différence des auteurs du « renouveau juif », elle ne fait pas des « thèmes juifs » sa matière principale, mais« un décor ou la métaphore de sujets tels que la solitude, le regret de l’enfance, le déracinement ou la quête de respectabilité[395] ».« D'une certaine manière, l'auteure se sert des stéréotypes pour régler ses comptes non pas avec son identité juive, mais avec le triste roman de son enfance », conclut Nelly Wolf[396].
Là encore, Suleiman trouve que Némirovsky aurait pu souscrire à ce que déclare le canadienMordecai Richler :« Quiconque écrit sérieusement est un moraliste. Or les moralistes sont critiques […] Ce que je connais le mieux, c'est mon propre milieu et, aux yeux de certains, je donne l'impression de ne critiquer que les Juifs »[397].
Irène Némirovsky veut aussi donner à voir comme« maints autres auteurs juifs de son temps […] les obstacles, tant internes qu'externes, aux efforts juifs d'assimilation[398] ».
Proust (peint en 1892 parJ.-É. Blanche) montre à travers certains personnages une subjectivité juive divisée[399].
Dans ses œuvres, l'antisémitisme ambiant dément le proverbe « heureux comme un Juif en France » et interdit aux Juifs d'être membres à part entière de la communauté nationale[351]. Or ses personnages sont également pris dans les contradictions de leurpsyché. Leur admiration pour le modèle culturel français, qui n'a pas étouffé toute fierté d'être soi, s'accompagne d'un regard distancié ; ils n'en souffrent pas moins de se sentir à la fois exclus de l'extérieur et intérieurement incapables de sérénité. Car si les Juifs pauvres envient les riches assimilés, ceux-ci méprisent l'ostentation des parvenus tout en rejetant comme eux le shtetl[400]. Presque tous les héros juifs de Némirovsky fuient ceux qui« leur rappellent leurs racines en affichant des « traits juifs » dont ils ont honte[398] ». De Fischl toisé par Golder aux cousins Ben et Harry Sinner, en passant par les deux Rabinovitch deFraternité,« l'« autre » du Juif n'est pas le français, chrétien, mais « un autre » parmi les Juifs[401] », qu'il perçoit comme un double dérangeant[402].
Cette ambivalence est précisément la « haine de soi » exprimée à l'occasion parKafka ou l'« antisémitisme juif » reproché àProust[351]. Suleiman compare Némirovsky à Proust dans sa volonté de montrer le snobisme et l'anxiété sociale[403] du Juif qui trouve que l'autre« parle et agit trop comme un Juif vu par les antisémites[402] ». Mais elle préfère dire « conscience dédoublée », à l'instar du sociologue afro-américainW. E. B. Du Bois analysant le rapport des minorités avec leur propre groupe comme avec la majorité privilégiée[399]. Et elle résume ainsi le problème posé par Némirovsky :« un Juif a beau essayer de n'être ni étranger (foreigner) ni décalé (stranger) dans le pays où il vit, jamais il n'y parviendra entièrement, ou durablement. La raison est double :interne (la longue histoire de persécution des Juifs, l'héritage de peur et d'angoisse qui est le lot de chaque Juif), etexterne (la majorité qui refuse d'accepter pleinement le Juif)[404]. »
« Je [peins] la société que je connais le mieux et qui se compose de gens désaxés, sortis du milieu, du pays où ils eussent normalement vécu, et qui ne s'adaptent pas sans choc, ni sans souffrance, à une vie nouvelle », déclarait la romancière en 1934[389]. Tous ses personnages étrangers se sentent en porte à faux par rapport à l'univers bourgeois français auquel ils aspirent[405], et ses héros juifs sont déchirés entre leur désir de s'assimiler et leurs caractères propres, façonnés par des siècles d'oppression[367]. Pour Susan Suleiman, la compréhension qu'avait Irène Némirovsky de ce malaise existentiel fait d'elle non une victime mais une« chroniqueusede l'intérieur de la « haine de soi juive » […] qui savait exactement où remuer le fer dans les plaies les plus profondes de la judéité[351] ».
« Némirovsky n'était rien sinonréaliste[406] », prenant notamment pour modèleIvan Tourgueniev. Témoins de ses réflexions, ses journaux de travail permettent de saisir certains aspects de son écriture. Loin des avant-gardes, son rapport à la fois intime et distancié avec ses personnages, son jeu sur les clichés et son style incisif souvent ironique reflètent une vision du monde désenchantée.
Sans doute depuis ses débuts, en tout cas à partir deDavid Golder, Irène Némirovsky s'inspire de la manière dont le romancier russe ami deZola faisait vivre ses personnages avant d'élaborer son intrigue[407].
Elle notait dans un de ses cahiers :« Le vrai mystère du monde est le visible et non l'invisible ». Son but premier est de décrire avec précision les comportements extérieurs de ses personnages, et de les analyser par rapport à leur vie personnelle et à un contexte social[408].« Je commence par écrire pour moi toute seule l'apparence physique et la biographie complète de tous les personnages, même les moins importants », explique-t-elle en 1933[60]. N'ayant encore qu'esquissé le sujet du roman, elle imagine sur des pages entières leur éducation, leur caractère, leurs passions, jusqu'aux intonations et comportements qu'ils auraient dans la vraie vie. Les traits à conserver seront soulignés selon un code de rouge et de bleu[407].
Ce travail s'accompagne d'une documentation si le thème l'exige : elle recopie pourDavid Golder des extraits d'études sur les faillites, les successions, les maladies cardiaques, ou lit pourL'Affaire Courilof nombre de biographies, mémoires et correspondances[409]. Elle dit d'ailleurs apprécier les romans anglais de son temps pour leur accumulation de détails concrets, vivants.
Alors seulement elle se lance dans la rédaction d'un récit« informe » qui s'organise peu à peu.« Je ne fais jamais de plan », assure-t-elle, précisant qu'elle tient en parallèle« le journal même du roman, pour reprendre l'expression d'André Gide »[60] : elle discute avec elle-même des développements de l'action et note toutes les réflexions qui lui viennent. Ces longs monologues sont entrecoupés de citations en anglais ou en russe, d'exhortations (« Courage, ma pauvre fille ! »)[227], de rappels à l'ordre (« Attention, je perds de vue le plan initial ! »), d'autocritiques (« J'ai pu écrire « … bambin adorable !… » Damnation ! »)[409], et de commentaires variés (« En somme, ma fille, tu veux faire ta petiteGuerre et Paix »[304] ;« Inassimilabilité, quel mot, Seigneur !… »[367] ;« Que diront les couillons ? « Mme Némirovsky reste fidèle au roman pénible… » […] Je devrais être blindée, mais enfin… »[410]).
Elle laisse ensuite décanter en essayant de penser à autre chose ; après, dit-elle,« tout paraît s'organiser, se composer de soi-même ». Cette deuxième version est encore manuscrite ; la troisième sera tapée à la machine avec un effort pour épurer le style[60].
Le processus a pu être en réalité plus concerté. Chez cette romancière qui se prétendait anti-musicienne ont été mises en évidence des correspondances entreLe Vin de solitude et laSymphonie en ré mineur deCésar Franck[308], ainsi que la structure musicale deSuite française, où abondent les allusions à la musique, spécialement àBach à qui elle emprunte sontitre :Tempête en juin etDolce constitueraient les deux premiers mouvements (tempestuoso etandante) d'unesymphonie dont l'œuvre que compose et commente le personnage de Bruno von Falk serait lamise en abyme[411].
Privilégiant le point de vue des personnages, Irène Némirovsky exploite les ressources de lafocalisation interne[402].
« Ce qui m'intéresse toujours, c'est d'essayer de surprendre l'âme humaine sous les dehors sociaux […], de démasquer, en un mot, la vérité profonde qui est presque toujours en opposition avec l'apparence. »[412] Elle n'hésite pas à forcer le trait pour que se dégagent les types sociaux contemporains qu'elle met en scène : ce qu'elle appelait« faire mon petitHonoré [de Balzac] »[413] lui valut à l'époque sa réputation d'âpreté, loin des attendus d'une littérature « féminine »[412]. En même temps, elle pénètre leur intériorité[bl].
Hormis dansL'Affaire Courilof,Chaleur du sang et quelques nouvelles, Némirovsky écrit ses récits à la troisième personne, le narrateur étant extérieur à l'histoire et omniscient. Mais les faits sont constamment racontés à travers la perception qu'en ont les personnages, principaux ou secondaires. Tournant souvent aumonologue intérieur, leurs pensées sont exprimées audiscours indirect libre. La romancière semble avoir utilisé cette technique chère àFlaubert et complexifiée auXXe siècle de manière d'abord intuitive, puis délibérée, au fur et à mesure de ses lectures théoriques[402]. Elle note en préparantDolce qu'elle lui a déjà« rendu de grands services »[414].
Ce procédé comporte en lui-même un risque d'ambiguïté, selon que le lecteur attribue une description ou un jugement (antisémite par exemple) au personnage ou au narrateur relai de l'auteur[402]. Or Némirovsky s'interdit de donner son point de vue, ce « surplus de vision » dont parleMikhaïl Bakhtine : elle considère que l'écrivain n'a pas à prendre parti mais à« poser correctement le[s] problème[s] ». DansSuite française, chaque personnage exprime une partie de la vérité susceptible d'être démentie, aucun, ni le narrateur, ne tirant les leçons de l'Histoire[307]. DansLes Chiens et les Loups, une opinion négative sur les Juifs reçoit toujours son contrepoint — à moins qu'elle ne se discrédite d'elle-même[339].
L'ironie de Némirovsky vis-à-vis de ses personnages fait penser à celle deFlaubert[307].
L'abstention du narrateur, ce « refus du jugement narratif » analysé par Angela Kershaw, n'empêche donc pas les convictions de l'autrice de transparaître à travers des indices de distance[307].
Irène Némirovsky se signale par son maniement desregistres plus que par ses choix de trames et de personnages[415].
Maris indifférents ou volages, épouses délaissées ou infidèles, femmes fatales sur le retour, enfants incompris, hommes d'affaires cupides, politiciens véreux, « outsiders » juifs déphasés ou douteux[415] : qu'il soit question de la Russie, des Juifs, de la France ou des Français, il s'agit toujours pour Némirovsky de « trouver » le lecteur français moyen en lui renvoyant ses propres attentes romanesques et ses propres représentations de lui-même et du monde[339], qu'elle est loin de toujours partager[bm].
Mais elle porte un regard lucide voire ironique[bn] sur ses personnages, y compris ceux qui lui ressemblent[190], et ne verse jamais dans le sentimentalisme, même pour les sujets graves comme son enfance russe ou la déréliction d'un enfant mal-aimé[418]. Yves Baudelle[bo] analyse ainsi la légèreté narrative deSuite française, empreinte de comique et d'ironie : sous-entendus, scènes ou juxtapositions cocasses, présentation narquoise de certains faits, contrastes entre fantasmes et réalité[417]. Lasatire et l'humour diffus du récit viennent ici comme ailleurs« altérer sinon casser le pathétique, et interdi[re…] au tragique de s'installer[416] ».
La romancière joue en outre des contrastes. Une notation inutile à l'intrigue mais évocatrice donne de l'épaisseur à un caractère convenu, une allusion au passé individuel ou collectif tempère la sévérité d'un portrait : usurier juif victime d'un pogrom[419] ou mère diabolique cachant sa souffrance[53]. Némirovsky a aussi l'art de dénouer les histoires ou d'en évacuer certains personnages par des catastrophes soudaines : un scandale financier inattendu sépare Harry et Ada dansLes Chiens et les Loups[420] ; dansSuite française, Langelet passe sous une voiture et l'abbé Péricand finit battu à mort, noyé dans une mare[406].
Irène Némirovsky cherchait moins l'innovation qu'une forme qui convienne à son regard acéré.
Suscitant un climat familier aux lecteurs français, ses premiers romans comportent des allusions aux auteurs des générations précédentes :Daudet,Maupassant,Loti,Bourget,Barrès[339]. Bien qu'elle vive entre les deux guerres dans la capitale des avant-gardes littéraires, la romancière se tient à l'écart de ceux qui contestent les formes établies et prônent des révolutions artistiques (et sociales)[421]. Sa quête n'est pas celle d'un nouveau style mais, selon Jonathan Weiss, celle de son identité d'écrivaine : elle veut tantôt être reconnue comme une autrice juive lucide vis-à-vis de sa communauté, tantôt être assimilée à une autrice française par sa sensibilité[422].
Ses expériences d'écriture cinématographique, encouragées par l'engouement de l'époque pour le7e art, n'ont pas duré. Elle met au point dans sesFilms parlés une écriture « objective », une technique de « stylo-caméra », réinventée vingt ans plus tard par leNouveau Roman : absence de psychologie, nouvelles montées enplans-séquences, avecflashbacks,fondus enchaînés,travellings, champs et contre-champs,ellipses temporelles, souci des détails visuels et sonores[220]. Elle n'en attend alors pas moins qu'une régénération du roman[423]. Mais peu de critiques en soulignent l'originalité, et elle-même revient vite à une esthétique classique :« il ne faut plus se dissimuler, écrit-elle en 1935, que la technique cinématographique est incertaine pour lier ensemble une salade d'intrigues différentes ; on aura beau dire, la nouvelle, la vraie, la pure n'a qu'une chose à faire : imiterMérimée et suivre le fil à plomb »[424].
Némirovsky a souvent exprimé son idéal en matière de style :« Dire en deux mots ce qui était dit en dix, en un seul ce qui était dit en deux »[202] ;« “Facts”. Phrases brèves et dures, voilà ce qu'il me faut. » Elle s'efforce sans toujours y parvenir de retrouver« le ton familier du naturaliste[425] » qui ne dédaigne pas l'argot, ce style mordant qui avait fait le succès deDavid Golder, et qu'elle combine à l'art du dialogue et de la suggestion[426].
« De 1926 à 1940, avancent ses biographes, Irène Némirovsky n'a écrit qu'un long, unique et perpétuel roman » : de la matrice de sa propre histoire se sont détachés en se ramifiant tous ses récits, longs ou courts, certains faisant souche à leur tour[427].
La mère et la judéité constituent deux pôles majeurs de son œuvre[428] mais elle transforme par l'écriture, comme son double Hélène duVin de solitude, son douloureux sentiment de colère et d'étrangeté envers sa famille[429]. Le conflit mère-fille couvant sous le masque des convenances[430] paraît moins central à partir du milieu desannées 1930 : sauf exception, la romancière n'en continue pas moins à montrer, avec causticité ou en tout cas sanspathos,« des familles malheureuses où l'amour mutuel fait défaut […], meurtries par les bouleversements historiques », quand ce n'est pas par les préjugés ou les persécutions[431].« L'amour ne fait pas naître l'amour ou, du moins, et c'est cela qui est terrible, il ne fait naître qu'une illusion, unersatz d'amour », peut-on lire dansLiens du sang[432] ; ou encore, dansLe Malentendu :« L'amour qui naît de la peur de la solitude est triste et fort comme la mort »[433]. Dans l'univers romanesque de Némirovsky, le bonheur est rare, et laisse souvent un goût amer[434]. Elle est peut-être avant tout« l'écrivain de la solitude entêtée[435] », des déchirures intimes de ceux qui tentent de se réunifier dans le chaos de l'Histoire ou de leur vie intérieure[428]. Selon Susan Suleiman,« on ne saurait donner de meilleure définition de [s]a vocation d'écrivaine » que celle qu'elle prête à son double peintre Ada dansLes Chiens et les Loups :« Il lui fallait avec acharnement, cruauté, chercher inlassablement les secrets que recelaient de tristes visages et des cieux sombres »[431].
Au-delà de types sociaux ou intrigues un peu convenus, l'universitaire américaine juge la prose d'Irène Némirovsky plus que simplement« typique de l'écriture « de qualité » de l'establishment dans lesannées 1930[415] » :« aujourd'hui, soutient-elle, un critique sans passion reconnaîtrait sans doute qu'elle écrivit au moins un grand roman,Suite française, et qu'elle aurait pu devenir une grande écrivaine si elle avait vécu plus longtemps[190]. »
Les Biens de ce monde,Gringoire, 1941 (« roman inédit par une jeune femme », en feuilleton) ; réédition, Albin Michel, 1947 ; ; réédition, Albin Michel, 2005(ISBN2-226-15850-2) ; réédition dansŒuvres complètes, vol. II, LGF,coll. « La Pochothèque », 2011(ISBN978-2-253-08858-5)
Suite française - Version inédite, Paris, Denoël, 2020(ISBN978-2207161159) ; avant-propos de Nicolas Dauplé, préface d'Olivier Philipponnat et notes de travail de l'auteure pourDolce etCaptivité (seul le texte deTempête en juin diffère de la version de 2004).
Destinées et autres nouvelles (recueil de quatorze nouvelles), Sables, 2004
Les Vierges et autres nouvelles (recueil de douze nouvelles, dont sept inédites : « En raison des circonstances », « Les Cartes », « La Peur », « L'Inconnue », « La Voleuse », « L'Ami et la Femme », « La Grande Allée »), Denoël, 2009 ; réédition, Gallimard,coll. « Folio »no 5152, 2010(ISBN978-2-07043800-6)
↑Jonathan M. Weiss est professeur de littérature française dans leMaine et auteur en 2005 du premier essai sur Irène Némirovsky : sa thèse est que son œuvre reflète son évolution depuis un amour absolu pour la culture française jusqu'à un retour vers sa judéité.
↑Olivier Philipponnat a publié en 2007 avec Patrick Lienhardt la biographie d'Irène Némirovsky, puis a supervisé en 2010 l'exposition du Mémorial de la Shoah[4]. Il a travaillé près de dix ans sur l'œuvre de Némirovsky, dont Denise Epstein lui a transmis les droits moraux à la mort de sa sœur[5].
↑Philipponnat et Lienhardt ont ainsi rencontré en Russie des descendants de la famille d'Irène Némirovsky[10].
↑Sa famille était peut-être originaire de la ville ukrainienne deNemyriv (Nemirov en russe)[13].
↑Le nombre de Juifs russes ayant choisi l'exil à la suite des pogroms qui ont eu lieu dans toute la Russie durant cette semaine d'octobre 1905 est estimé à 200 000[29], parmi lesquels l'écrivainCholem Aleikhem[28].
↑La romancière ne garde aucun souvenir de cette nuit mais s'appuie sur ceux de sa famille pour« reconstituer la chevauchée barbare dansLes Chiens et les Loups[28] ».
↑Héroïne duVin de solitude et double romanesque d'Irène.
↑Cette maison à colonnades, portail écussonné et lions sculptés inspire celle des Sinner dansLes Chiens et les Loups[32].
↑En mars 1914 il revient après une absence de deux ans[42].
↑Irène déjà mère reçut un jour d'Anna un énorme ours en peluche qui n'était pas du tout destiné à Denise mais à elle-même, une lettre confuse témoignant que la grand-mère s'obstinait à parler de sa fille comme d'un tout petit enfant[50].
↑Philipponnat et Lienhardt remarquent qu'on se suicide souvent par noyade dans l'œuvre de Némirovsky, et que le motif d'une eau noire à la fois effrayante et fascinante y est récurrent[54].
↑Il ne s'agit pas de la commune située au nord d'Helsinki, mais de l'actuel Yakovlevo, à 20 kilomètres de Terjoki, aujourd'huiZelenogorsk, au fond dugolfe de Finlande[77].
↑« En posant le pied sur le pavé parisien, Anna devint Fanny, Leonid, Léon. Et Irma Irina devint Irène Némirovsky[87] ».
↑Familiarisée depuis l'enfance avec les chiffres et le jargon boursier[25], Irène Némirovsky a imaginé, selon des professionnels de l'époque et son propre père, des tractations assez crédibles[135].
↑Son nez devient ainsi« énorme, crochu, comme celui d'un vieil usurier juif »[141].
↑Née un an jour pour jour après Irène Némirovsky, elle devient Cécile Michaud après son mariage[149].
↑Tout comme il avait rajeuniRadiguet en 1923 pour faire encore plus de bruit autour duDiable au corps, Grasset fait naître Irène Némirovsky en 1905[150].
↑Le mois suivant,L'Humanité dénonce toutefois dans le film adapté deDavid Golder une apologie ducapitalisme[153].
↑J. Weiss rappelle que le mythe allemand duJuif errant est revivifié dans lesannées 1920 et 1930[167].
↑En 1935, pour la même revue, elle complète ainsi son argumentaire :« Que diraitFrançois Mauriac si tous les bourgeois des Landes se dressaient contre lui, lui reprochaient de les avoir peints de couleurs si violentes ? »[170].
↑Malgré un pataquès juridique :Julien Duvivier accusait le directeur du ThéâtreMaurice Lehmann d'avoir plagié avec l'aide d'Irène Némirovsky certains passages de son scénario[175].
↑Irène Némirovsky reconnaissait l'influence du cinéma sur l'écriture de ce roman, ce que certains critiques lui ont reproché, mêmePaul Reboux, pourtant un inconditionnel[178].
↑Cela n'empêche pas quelques antisémites d'y voir l'illustration en images du péril juif menaçant la France[153].
↑Sa femme l'y a rejoint quarante ans plus tard ; Élisabeth puis Denise ont voulu reposer dans le même caveau[192].
↑Sauf pour la durée de la guerre, qu'elle passe à Nice.
↑Roman rebaptisé en 1939Les Échelles du Levant, puisLe Maître des âmes en 2005.
↑Susan Rubin Suleiman est professeur émérite de civilisation française et de littérature comparée à l'Université de Harvard.« S. R. Suleiman ».
↑Ma vie de Trotski, lu entre autres Mémoires de révolutionnaires, inspire à Némirovsky le projet d'écrire sur trois hommes représentant pour elle des facettes du « génie juif » :Trostski,Blum etStavisky[197].
↑À partDavid Golder,Jézabel est le seul livre de sa fille retrouvé chez Anna Némirovsky à sa mort, en 1972[257].
↑Il sera réimprimé ainsi queDeux enfévrier 1942, sur autorisation spéciale[270].
↑Faute de coiffeur par exemple, elle doit enserrer ses cheveux touffus dans une forte résille[294].
↑Son nom n'est mentionné ni sur la premièreliste Otto d'octobre 1940, ni sur la deuxième dejuillet 1942, mais apparaît sur la troisième enmai 1943[299].
↑Date à laquelle sont réimprimés par autorisation spécialeDeux etLes Chiens et les Loups[270].
↑Outre ce titre repris desSuites françaises deJean-Sébastien Bach, allusions et même emprunts structurels à des œuvres musicales marquentSuite française commeLe Vin de Solitude[308].
↑S'appuyant sur les travaux deSerge Klarsfeld, Susan R. Suleiman pense plutôt que la police de Vichy, en étroite collaboration avec les Allemands, venait tout bonnement d'élargir son champ d'arrestations afin de remplir les trains qui devaient quitter Pithiviers pour la Pologne[310].
↑D'après Denise, le désespoir de Michel durant cette période, aggravant en outre unalcoolisme qui depuis des années n'avait plus rien de l'« éthylisme mondain », l'aurait rendu presque incapable de prendre soin de ses filles[314].
↑Denise semble y avoir été emmenée aussi avec sa sœur, mais un officier allemand, à qui elle rappelait sa propre fille, leur aurait donné 48 heures pour disparaître[316].
↑S. Suleiman se demande si cette récompense ne se voulait pas entre autres un geste compensatoire, dans une France encore honteuse de sa collaboration au nazisme[336].
↑À propos de cette expression, qu'elle choisit comme alternative à l'emploi galvaudé de « haine de soi », Susan Suleiman précise que si elle résumait pour les antisémites, depuis leXIXe siècle, le problème de la place des Juifs dans la nation, elle renvoyait aussi pour les Juifs eux-mêmes, avant son utilisation par les nazis, aux questions d'identité individuelle et collective qu'ils rencontraient depuis un siècle en voulant s'intégrer à une société non juive plus ou moins hostile[347].
↑Un courtarticle deRichard Brody du 26.04.2010 donne une idée des jugements répandus sur l'œuvre de Némirovsky, iciDavid Golder.
↑Dès 2008 celles d'Alice Kaplan,Carmen Callil, Susan R. Suleiman[349], Sandra Smith (traductrice de Némirovsky) ou Olivier Philipponnat, corroborées par l'étude d'A. Kershaw[357].
↑Spécialiste de la littérature française de l'entre-deux-guerres à l'Université deBirmingham« A. Kershaw ». DansBefore Auschwitz. Irène Némirovsky and the Cultural Landscape of Inter-war France (New-York/Oxon, Routledge, 2009, 234 p.), elle s'efforce de ressaisir l'œuvre de Némirovsky dans son contexte littéraire, social et politique[341].
↑Dans son interview de 1930, F. Lefèvre décrit« un beau type d'Israélite » etJean Texcier caricature ses traits « sémites » : Irène Némirovsky ne semble pas s'en offusquer[378].
↑De même pour le patriotisme ou l'esprit de sacrifice dans ses romans « français » écrits pendant la guerre[339].
↑Suleiman lui prête à ce propos la « capacité négative » qu'évoqueJohn Keats, aptitude à se distancier de ses propres affects pour s'identifier à ceux d'autrui[413].
↑Ainsi peut-être des réflexions rebattues sur le sacrifice des classes moyennes placées dans la bouche des Michaud, et qui ont souvent faire dire que ce couple avait les faveurs de l'auteur deSuite française[416].
↑a etbIrène Némirovsky, « Naissance d'une révolution. Souvenirs d'une petite fille », article reproduit à la suite desMouches d'automne, Paris, Grasset, coll. Les Cahiers Rouges, 2009,p. 103.
↑Alain Dessertenne, Françoise Geoffray, « Deux témoins de l'Exode et de l'Occupation : Irène Némirovsky et Léon Werth »,Images de Saône-et-Loire, Groupe Patrimoines 71,septembre 2020,no 203,p. 6-9.
Patrick Lienhardt et Olivier Philipponnat,Préface àChaleur du sang : Les Paradis perdus d'Irène Némirovsky, Paris, Denoël 2007,coll. « Folio »,, 196 p.(ISBN9782070347810).
Olivier Philipponnat, « Les « ambiguïtés » d'Irène NémirovskyÀ propos de : A. Kershaw, Before Auschwitz. Irène Némirovsky and the Cultural Landscape of Inter-war France »,La Vie des idées, La République des idées,.
Olivier Philipponnat (c),Préface àLa Symphonie de Paris et autres histoires, Paris,Denoël,, 240 p.(ISBN9782207113196).
Denise Epstein, « « Si mes souvenirs sont exacts…» : lettre à Paul Renard »,Roman 20-50, Lille, Septentrion,no 54,(ISBN9782908481761).
Christian Donadille, « David Golder : un itinéraire de la dépossession et du rachat »,Roman 20-50, Lille, Septentrion,no 54,(ISBN9782908481761).
Jacques Poirier, « Payer, payer et encore payer… »,Roman 20-50, Lille, Septentrion,no 54,(ISBN9782908481761).
Nelly Wolf, « Le Juif roux : présence du stéréotype dansDavid Golder »,Roman 20-50, Lille, Septentrion,no 54,(ISBN9782908481761).
Paul Renard, « David Golder de Julien Duvivier : une adaptation fidèle deDavid Golder d'Irène Némirovsky »,Roman 20-50, Lille, Septentrion,no 54,(ISBN9782908481761).
Susan R. Suleiman, « Famille, langue, identité : la venue à l'écriture dansLe Vin de solitude »,Roman 20-50, Lille, Septentrion,no 54,(ISBN9782908481761).
Olivier Philipponnat, « « Un ordre différent, plus puissant et plus beau » : Irène Némirovsky et le modèle symphonique »,Roman 20-50, Lille, Septentrion,no 54,(ISBN9782908481761).
Dominique Délas et Marie-Madeleine Castellani, « Une symphonie inachevée : structure deSuite française d'Irène Némirovsky »,Roman 20-50, Lille, Septentrion,no 54,(ISBN9782908481761).
Philippe Bertier, « Sous le soulier de Satan »,Roman 20-50, Lille, Septentrion,no 54,(ISBN9782908481761).
Yves Baudelle, « « L'assiette à bouillie de bonne-maman et le râtelier de rechange de papa » : ironie et comique dansSuite française »,Roman 20-50, Lille, Septentrion,no 54,(ISBN9782908481761).
Jonathan Weiss, « La réception des œuvres d'Irène Némirovsky aux États-Unis »,Roman 20-50, Lille, Septentrion,no 54,(ISBN9782908481761).
Susan R. Suleiman,La question Némirovsky : Vie, mort et héritage d'une écrivaine juive dans la France duXXe siècle, Paris, Éditions Albin Michel,, 428 p.(ISBN9782226315168).
« Les ambiguïtés d'Irène Némirovsky » : recension par Olivier Philipponnat de l'essai d'Angela KershawBefore Auschwitz. Irène Némirovsky and the cultural Landscape of Inter-War France, Routledge, 2009.
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