
L'iconodulie (du grecεικών /eikôn, image etδουλεία /douleia, service) est un courant de pensée en faveur des images religieuses, ouicônes, et de leur vénération, en opposition à l'iconoclasme.
Le terme est actuellement utilisé en relation à l’iconomachie byzantine (726-843)[2]. Les iconodules les plus renommés sontGermainIer de Constantinople,saint Jean Damascène,Théodore Studite etNicéphore Ier de Constantinople[3]. La controverse est lancée par l'empereur byzantinLéon III l'Isaurien en 726[4].Jean Damascène affirma que l'interdiction des icônes équivaut à nier l'Incarnation, soit la présence de Dieu dans le monde terrestre[5]. Si dans l'Ancien Testament les images de Dieu sont interdites, cette interdiction est levée puisque, par la venue de son Fils, Dieu s'est laissé voir[6]. Ledeuxième concile de Nicée (787) affirme que « l'honneur rendu à l'image remonte au prototype »[7], autrement dit à la personne représentée, et non à l'image en soi. L'iconodulie triompha définitivement en 843[8].
L'iconophilie (du grecεικών /eikôn, image etφιλία /philia, amour) désigne ce courant de pensée pour d'autres périodes historiques.
Une même religion peut passer de l'aniconisme à l'iconisme (qui peuvent être l'un et l'autre globaux ou sélectifs), puis à l'iconophilie, en traversant des crises d'iconophobie (en) (fait d'être opposé, en théorie, aux images), l'attitude des iconophobes n'impliquant pas nécessairement, en pratique, uneiconomachie (lutte contre les images) ou uneiconoclastie (destruction des images)[9].
Au début duVIIIe siècle, l'iconoclasme gagna certainsévêques de l'Empire[10], puis l'empereurLéon III l'Isaurien (717-741), qui l'adopta en 726 et l'officialisa en 730, lorsqu'il demanda aupatriarcheGermainIer de Constantinople (715-730) d'y souscrire[11]. Les catastrophes militaires duVIIe siècle[12] et du début duVIIIe siècle[13], ainsi que les éruptions volcaniques sur les îles deThéra etThirassia dans lamer Égée[14], convainquirent l'empereur que sonEmpire s'était attiré la colère de Dieu en raison de la vénération des images[15]. La réaction iconoclaste au culte des images est aussi due à l'intensité nouvelle que prenait ce culte depuis la fin duVIIe siècle : les images chrétiennes avaient certes toujours existé, mais l'intensité de leur vénération s'était récemment décuplée, ce que certains considérèrent comme une innovation condamnable[16].
C'est dans ce contexte historique que l'empereur adopta l'iconoclasme. Toutefois, il ne semble pas avoir instauré une politique iconoclaste à grande échelle accompagnée d'une destruction systématique des images religieuses dans tout l'Empire[17]. Aussi, certainsévêques avaient aussi adopté l'iconoclasme pour des raisons proprement théologiques : ils invoquaient les interditsvétérotestamentaires (qui relèvent de l'Ancien Testament), notamment le2e commandement (Exode 20, 4), et accusaient les iconodules d'idolâtrie[18]. Les iconodules répondirent à ces accusations par des argumentschristologiques[19].
La réponsechristologique des iconodules aux arguments vétérotestamentaires des iconoclastes entraîna ces derniers sur la voiechristologique[20]. L'empereurConstantin V (741-775), fils deLéon III l'Isaurien[21], rédigea vers la fin des années 740[22] un traité théologique qui inspirera leHoros (définition dogmatique) duconcile de Hiéreia (754) : lesPeuseis[23]. Ce traité a formulé une doctrine liant lachristologie duconcile de Chalcédoine (451) avec l’iconoclasme[24]. L’empereur durcit ses politiques iconoclastes en 765/766 et persécuta notamment des communautés monastiques, probablement en représailles à un complot contre sa personne[25].
Léon IV le Khazar (775-780), fils deConstantin V, succéda à ce dernier en 775. Il perpétua la politique iconoclaste de son père, mais l'appliqua moins sévèrement. À sa mort, en 780, son filsConstantin VI (780-797), âgé de dix ans, lui succéda. Larégence de l'Empire alla à sa mère,Irène (797-802). Celle-ci, manifestement iconodule, convoqua ledeuxième concile de Nicée, qui deviendra leVIIeconcile œcuménique de l'Église, en 787, et qui rétablit la vénération desicônes[26].
En 790,Constantin VI accéda au trône. Il s'ensuivit une période de conflits internes, de coups d'État, de morts sur le champ de bataille et d'abdications à la fin de laquelle l'empereurLéon V l'Arménien (813-820) accéda au trône[27]. Ce dernier réintroduisit l'iconoclasme en 815. CommeLéon III l'Isaurien,Léon V l'Arménien attribuait les catastrophes militaires contre les Bulgares et les Arabes à la colère de Dieu[28]. Le patriarcheNicéphoreIer de Constantinople (806-815) s'opposa à ce retour de l'iconoclasme, mais fut forcé d'abdiquer en et s'exila.Théodotos Kassiteras fut consacré patriarche le dimanche dePâques. Peu après, il convoqua le synode patriarcal (l'assemblée d'évêques siégeant en permanence avec lepatriarche) qui réaffirma les décisions duconcile de Hiéreia (754) et rejeta celles dudeuxième concile de Nicée (787). Lesévêques qui s'opposèrent à l'iconoclasme furent relevés de leur fonction. Plusieursmoines, notammentThéodore Studite (759-826), refusèrent tout compromis doctrinal et défendirent la vénération desicônes[29], en rétorquant aux arguments duconcile de Hiéreia (754) et en réaffirmant l'unicité de la personne du Christ définie auconcile de Chalcédoine (451)[30].

L'iconoclasme fut maintenu parMichel II (820-829) etThéophile (829-842), les successeurs deLéon V l'Arménien. À la mort deThéophile, en 842, le pouvoir tomba entre les mains de son épouseThéodora, régente pour son filsMichel III, alors âgé de deux ans. Lepatriarche iconoclasteJean VII le Grammairien (837-843) fut déposé et remplacé par Méthodios. Celui-ci convoqua le synode patriarcal, qui déclara ledeuxième concile de Nicée (787)œcuménique et condamna leconcile de Hiéreia (754) et le synode iconoclaste de 815. Le, premier dimanche duGrand Carême, l'iconoclasme futanathématisé lors d'une grandiose cérémonie à laSainte-Sophie[31]. Aujourd'hui encore, l'Église orthodoxe et lesÉglises grecques-catholiques célèbrent, chaque premier dimanche duGrand Carême, leTriomphe de l'Orthodoxie[32].
Avant l'Incarnation, l'humanité n'avait pour seule connaissance de Dieu que ses paroles : « Et l'Éternel vous parla du milieu du feu ; vous entendîtes le son des paroles, mais vous ne vîtes point de figure, vous n'entendîtes qu'une voix » (Deutéronome 4, 12). La connaissance de Dieu par ses paroles était donc permise et transmise par lesÉcritures. Néanmoins, la connaissance de Dieu par les images ne l'était pas (Exode 20, 4), car ces images auraient nécessairement été le produit de l'imagination, le peuple n'ayant jamais vu Dieu[33]. Pour cette raison, les Juifs, les païens et des chrétiens membres de sectes hérétiques, avant les iconoclastes, accusaient les chrétiens d'idolâtrie au cours de débats, comme il ressort des traités écrits par différents personnages chrétiens entre leVe et leVIIIe siècles[34].
Les auteurs de ces traités rappellent que l'art religieux en soi n'a pas été totalement prohibé par Dieu lorsqu'Il s'est adressé à son peuple, puisqu'Il ordonna la construction de deuxchérubins sortant dupropitiatoire de l'Arche de l'alliance (Exode 25, 10-21). Or, l'Arche et leschérubins, de même que les Livres de la Loi, étaient vénérés par les Juifs[35]. Les chrétiens en concluent donc que l'art peut exprimer des réalités spirituelles et divines, tant qu'il agisse dans les limites fixées par Dieu[36].
Cela dit, la théologie de l'icône avant la crise iconoclaste en était encore à sa forme primitive : l'icône et, plus généralement, l'image religieuse, n'étaient pas systématiquement encouragées, mais plutôt tolérées, dans la mesure où elles permettent aux fidèles n'ayant pas atteint la pleine maturité spirituelle d'avoir tout de même accès aux réalités immatérielles par le biais de réalités matérielles[37].

Dans leurs débats contre les iconoclastes, les iconodules justifièrent la vénération des images par des argumentschristologiques, auxquels l'esprit chrétien de leurs adversaires était sensible[38]. Le patriarcheGermain Ier de Constantinople affirme que les interdits vétérotestamentaires ont été levés par l'Incarnation. En effet, s'il était auparavant interdit de représenter Dieu, car il n'avait pas été vu (Deutéronome 4, 12), cette interdiction perdit son sens le jour où Dieu s'incarna dans la chair et devintconsubstantiel aux humains, c'est-à-dire qu'il devint pleinement humain en Jésus-Christ. Refuser de représenter Dieu sous sa forme humaine, en représentant le Christ, revenait à nier l'humanité du Christ et toute son œuvrerédemptrice[39].
GermainIer de Constantinople expliquait ainsi l'effet de l'Incarnation[40] :
« Mais puisque le fils unique qui est dans le sein du Père et qui a rappelé sa propre forme de la mort a jugé bon de devenir homme, par la bonne volonté du Père et de l'Esprit Saint, ainsi partageant le sang et la chair semblables à nous, comme le dit le grand apôtre : « En toutes choses, il est devenu semblable à nous, sauf en péché » (Hébreux 4, 15), nous façonnons l'empreinte de son humanité et son image selon la chair. »

SaintJean Damascène (676-749) – unmoine syrien qui résidait alors enPalestine, donc hors de l'Empire[41] – fut probablement, avec GermainIer de Constantinople, l'un des défenseurs les plus acharnés des images saintes durant la première phase de la crise iconoclaste[42]. Il reprend l'argument christologique de l'Incarnation et le relie aux interdits vétérotestamentaires pour établir une équivalence entre lesÉcritures et lesimages. Il affirme que l'Incarnation lève l'interdit de l'Ancien Testament, car lesapôtres et lesdisciples du Christ n'ont pas, contrairement auxprophètes de l'Ancien Testament, entendu qu'une voix sans voir d'image (Deutéronome 4, 12) : ils ont au contraire vu l'image du Seigneur lorsque celui-ci s'est fait chair tout en entendant ses paroles. Par l'Incarnation, le Seigneur établit une égalité entre l'ouïe et la vision[43] : « Heureux sont vos yeux parce qu’ils voient et vos oreilles parce qu'elles entendent » (Matthieu 13, 16).
L'Incarnation établit donc un lien étroit entre la parole et l'image. Néanmoins, si la génération desapôtres a vu et entendu le Christ, comment assurer aux générations futures un accès égal à la parole et à l'image du Christ ? L'accès à la parole est assuré par lesÉvangiles et l'accès à l'image, par lesicônes du Christ[44]. Or, le Christ n'a nulle part explicitement ordonné qu'on mette ses paroles sur papier, ni n'a ordonné qu'on peigne son visage sur une planche[45]. Ces deux formes de représentations ont été jugées bonnes par l'Église, afin d'assurer aux générations futures l'accès à l'image et à la parole du Seigneur[46].

Jean Damascène décrit ainsi le lien entre la parole et l'image[44] :
« Les apôtres ont donc vu corporellement le Christ, ses souffrances et ses miracles, et ils ont entendu ses paroles ; et nous aussi nous désirons voir, entendre et être proclamés heureux. Ils l'ont vu face à face, puisqu'il était présent corporellement ; mais pour nous, il n'est pas présent corporellement. Cependant, si nous écoutons ses paroles dans les livres et si notre ouïe est sanctifiée et par elle notre âme, si nous sommes alors proclamés heureux et si nous vénérons et honorons ces livres qui nous ont permis d'écouter ses paroles, nous pouvons aussi, grâce au dessin des images, contempler la représentation de sa figure corporelle, de ses miracles et de ses souffrances ; nous sommes alors sanctifiés, remplis de certitude et nous nous réjouissons, nous sommes proclamés heureux et nous vénérons, nous honorons sa figure corporelle et nous prosternons devant elle. »
Jean Damascène n'était pas le premier à établir une équivalence entre lesÉcritures et lesimages. En effet, bien avant la crise iconoclaste, il était courant de considérer les images comme une représentation visuelle des récits racontés dans lesÉcritures.GrégoireIer (590-604), célèbrepape deRome, écrivait en 599 une lettre à l'évêque Sérénus de Marseille dans laquelle il expliqua que : « [les images] se trouvent dans les églises pour que les illettrés, en regardant les murs, puissent comprendre ce qu'ils ne peuvent pas lire dans les livres. »[47].
L'équivalence entre lesÉcritures et lesimages avait donc déjà été établie avant la crise iconoclaste. Néanmoins, cette équivalence n'avait pas de réelle valeur théologique et était surtout justifiée par la nécessité de rendre la connaissance des récits bibliques accessible aux illettrés. L'équivalence avait donc principalement un but éducationnel.Jean Damascène a poussé plus loin la réflexion, puisqu'il a lié cette équivalence avec l'Incarnation, lui conférant ainsi une réelle valeur théologique, plutôt qu'une simple valeur éducationnelle.

La représentation desprophètes, dessaints et de laThéotokos (la Vierge Marie, Mère de Dieu) était également condamnée par certains iconoclastes en tant qu'idolâtrie[48].Jean Damascène justifia cette représentation par l'œuvrerédemptrice du Christ, qui racheta les péchés de l'humanité déchue et ramena l'humain dans la gloire divine[49]. En effet, au moment de laCréation,Adam etÈve ont été faits à l'image de Dieu (Genèse 1, 26). L'humain, alors à l'image du Père, devait prendre part à la gloire divine du Père. Néanmoins, lachute d'Adam et d'Ève les extirpa de la gloire divine en les expulsant dujardin d'Éden, altérant leur ressemblance à Dieu (Genèse 1, 23) : l'image devint une distorsion. Toutefois, le Père n'oublia pas ses enfants et leur parla à travers lesprophètes de l'Ancien Testament, pour finalement les réconcilier avec lui par l'Incarnation enJésus-Christ. En assumant la forme humaine et en vivant parmi les humains, Dieu permit à ces derniers de le connaître[50].
Néanmoins, cette connaissance ne suffisait pas, car lachute d'Adam et d'Ève avait distordu l'image divine de l'humanité entière et avait soumis l'humanité entière à la mort[51]. L'humanité devait donc être rachetée, ce pourquoi le Christ mourut, descendit auxEnfers et ressuscita le troisième jour : afin que sarésurrection soit celle de l'humanité entière[44]. En vainquant la mort et en montant auparadis, Jésus montra à l'humanité entière le chemin à suivre pour la vie éternelle – lui-même étant ce chemin (Jean 14, 4-7). Ayant racheté l'humanité, le Christ rendit possible la représentation desprophètes et dessaints, puisque toute l'humanité a retrouvé la possibilité de vivre à l'image de Dieu et de participer à sa gloire divine[46]. En ce qui concerne laThéotokos, celle-ci étant pleinement humaine, la même justification s'applique. Néanmoins, ayant porté le Seigneur en son sein, elle fut le premier être humain à prendre part à la gloire divine depuisAdam etÈve. Son image revêt donc, avec celle du Christ, une importance particulière[52].

Ledeuxième concile de Nicée (787) rétablit la vénération desicônes en réaffirmant d'une part leur rôle éducationnel – cet argument fut avancé par le papeAdrienIer (772-795) dans ses deux lettres au concile, dans lesquelles il citeGrégoireIer[53] – et en définissant clairement la différence entre les termesvénération etadoration[54]. Si l'adoration des icônes est condamnée, car elle revient à de l'idolâtrie, leur vénération est encouragée[52] puisque, comme l'écrivaitBasile de Césarée (329-379) quatre siècles plus tôt, « l'honneur rendu à l'image remonte au prototype »[55]. Autrement dit, la vénération n'est pas rendue à la planche de bois ou à la mosaïque, mais à la personne représentée[54]. L'adoration, quant à elle, est réservée à Dieu seulement[52].
Puisque l'image était, pour les iconodules, nécessairement différente du prototype, l'Eucharistie ne pouvait être une image du Christ tout en étant la chair et le sang réels du Christ. Le concile a donc condamné l'enseignement iconoclaste selon lequel seule l'Eucharistie constitue la seule image du Christ[56] – les iconoclastes considéraient l'image comme nécessairement différente du prototype, d'où leur rejet des icônes – et accusèrent les iconodules de mettre en danger ladoctrine de la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie[57].

Leconcile de Chalcédoine (451) avait émis une distinction très nette entre lanature et lapersonne : Jésus-Christ était certes constitué de deuxnatures, l’une humaine et l’autre divine, mais ces deuxnatures étaient parfaitement unies en une seulepersonne. Le Christ est donc parfaitement Dieu et parfaitement homme[58]. Les iconodules de la deuxième phase de la crise iconoclaste, à leur tête le moineThéodore Studite et l'ancienpatriarcheNicéphoreIer de Constantinople, reprirent cette définition pour réfuter la doctrine duconcile de Hiéreia (754)[59], elle-même inspirée duconcile de Chalcédoine (451).
Leconcile iconoclaste de Hiéreia (754) affirma que l'icône du Christ posait les fidèles devant un dilemme. Soit l'icône représente les deuxnatures du Christ ensemble, ce qui confond les deuxnatures en unenature et nie l'existence des deuxnatures séparées, ce qui revient à dumonophysisme, soit l'icône représente seulement lanature humaine – puisque lanature divine n'est pas représentable –, ce qui sépare le Christ en deuxpersonnes, l'une humaine et représentée et l'autre divine et immatérielle, et revient à dunestorianisme[60].
Les iconodules rétorquèrent que l'icône représente la personne du Christ, tel qu'il s'est rendu visible par l'Incarnation. Ils réaffirmèrent donc le fondement de la théologie chalcédonienne : les deuxnatures du Christ sont unies en une seulepersonne. Ce faisant, se demander comment l'on peut représenter le Christ sans confondre ou séparer sesnatures est, pour les iconodules, hors propos, puisque c'est lapersonne du Christ, tout entière, qui est représentée – de la même manière que c'est le Christ, tout entier, humain et divin, qui s'est fait voir par l'Incarnation et qui a vécu auprès desapôtres[59].