L'hypothèse kourgane est l'hypothèse majoritaire chez les chercheurs et les historiens pour expliquer l'origine des langues indo-européennes. Cette hypothèse affirme l'existence d'une proto-langue, ou « langue originelle », parlée par une population qui aurait vécu dans les plaines steppiques du sud de la Russie. Introduite parMarija Gimbutas en1956[1], cette hypothèse combine les données de l'archéologie avec celles de lalinguistique pour tenter de localiser le foyer originel desProto-Indo-Européens (PIE). Le nom vient du terme russe d'origine turque, « kourgane », qui désigne lestumuli caractéristiques de ces peuples et qui marquent leur expansion enEurope.
Elle a été largement confirmée par les études enpaléogénétique réalisées en particulier depuis 2015.
Desphilologues allemands sont les premiers à chercher un foyer indo-européen en dehors duMoyen-Orient. Theodor Benfey propose d’abord la Russie méridionale[2] ; Otto Schrader précise ensuite lasteppe pontique[3]. En conséquence de la réfutation émise parKarl Penka[4], qui s’appuie sur un raisonnementracial pour argumenter un foyer situé en Europe, l’Europe occidentale ou centrale est retenue dès lors par la plupart des chercheurs[5]. Toutefois, certains continuent à préférer un foyer steppique, notamment le philologueKarl Brugmann[6] et les archéologuesV. Gordon Childe[7] et Ernst Wahle[8]. C’est d’ailleurs Jonas Puzinas, archéologue lituanien et disciple de Wahle[9], qui favorise toujours lasteppe pontique, notamment lorsqu’il est professeur de Marija Gimbutas. Cette dernière, en synthétisant les découvertes archéologiquessoviétiques jusqu’alors ignorées par l’Occident, finit par élaborer l’« hypothèse kourgane » en 1956[1].
Marija Gimbutas, la principale chercheuse à l'origine de cette hypothèse qui est maintenant majoritaire au sein de la recherche sur lesIndo-Européens, insiste sur la diffusion de la métallurgie dubronze pour suivre la dispersion des peuples de culture kourgane et elle définit le kourgane comme une évolution culturelle qui« provoque un changement spectaculaire en Europe »[11].
L'hypothèse de Gimbutas divise la culture kourgane en quatre stades[12] (Kourgan I, II, III et IV) et identifie trois vagues d'expansions (I, II et III) :
Selon elle, durant leVe millénaire av. J.-C., les populations du nord de laCaspienne, nomadisant entre la Volga et l'Oural, connaissent larévolution néolithique, domestiquant des plantes et des animaux, dont le cheval abondamment représenté par les troupeaux sauvages. Cette domestication permet des déplacements sur de grandes distances ; ce progrès est visible dans le matériel archéologique, les premiersmors sont exhumés[13].
Progressivement, en raison de sa maîtrise du cheval, cette civilisation connaît une dispersion géographique importante, entraînant la « kourganisation » (selon le mot de Gimbutas) descultures nord-pontiques et, au-delà, de l'Europe[14].
Marija Gimbutas s'appuie, pour formuler son hypothèse, sur une analyse très complète du matériel mis au jour en Russie, en Ukraine et en Pologne. Dans une série d'articles, publiés entre 1968 et 1979, elle précise et approfondit les conclusions apportées en 1958[10].
Dans les années 1970, Marija Gimbutas reformule son hypothèse, définissant ce qu'elle nomme la« tradition kourgane » comme un agglomérat de« traits collectifs socio-économiques et idéologiques observables dans le temps et dans l'espace »[15].
Marija Gimbutas n'a cessé de faire évoluer son hypothèse : ses formulations successives s'appuient sur une chronologie et sur du matériel archéologique mis au jour depuis les années 1930. Ces évolutions sont en grande partie liées aux problèmes de datation des artefacts par l'usage duradiocarbone[15].
En 1952[16], Gimbutas expose en effet sa vision de l'évolution des Indo-européens de façon pondérée, en une approche non-racialiste mais culturaliste (il ne s'agit pas tant de l'expansion d'un peuple conquérant que de l'expansion, c'est-à-dire de l'adoption, de techniques et de langues) : cette approche intègre les résultats de la recherche soviétique sur lespopulations néolithiques pontiques[17]. Une dizaine d'années après ses premiers écrits sur la question, Gimbutas place le point de départ de la civilisation du kourganes à l'est de l'interfluveDon-Volga[18]. Jusqu'à la fin de sa vie, Gimbutas continue à intégrer les nouveaux résultats à sa théorie[N 1] : ainsi, elle actualise la chronologie et certains éléments de ses premiers écrits, en modifiant radicalement le sens[19].
C'est dans les années 1970 que l'hypothèse de Gimbutas prend sa forme définitive, non sous la forme d'un résumé clair et explicite de ses thèses mais par une somme d'articles et de textes retouchés[20]. C'est surtout son principal élève, James Mallory, qui la formule avec le plus de force : à ses yeux, les kourganes constituent la marque d'une société de plus en plus inégalitaire[21].
De - 4000 à - 3500 : les premiers constructeurs de kourganes apparaissent.Culture de Maïkop au nord duCaucase. Le modèle indo-hittite explique la séparation entre les langues de l'Anatolie. Domestication du cheval (culture de Botaï, Kazakhstan).
De -3500 à -3000 : début probable du processus desatemisation.
De -3000 à -2500 : la culture kourgane s'étend sur toute la steppe pontique.
À l'issue de cette seconde phase d'installation, une nouvelle phase d'expansion, dirigée à la fois vers l'est et vers l'ouest donne naissance à laculture de Maïkop à l'est et aboutit à la destruction de la culture de Gumelnitsa-Karanovo, tandis que se forme, aux confins occidentaux, laculture de Cucuteni-Tripolje; on parle pour cette période de Kourgan III[14].
Des études génétiques ont été réalisées en 2009 sur des ossements issus de 26 sépultures de la région deKrasnoïarsk, datées entre 1 800 avant J.-C. et le tout début de notre ère par Eric Crubézy, anthropobiologiste et professeur à l'université Paul-Sabatier de Toulouse. Pour celui-ci, « les marqueurs génétiques que nous y avons détectés correspondent à ceux que l'on retrouve actuellement dans les populations d'Europe centrale et orientale, et en particulier en Ukraine. Nos données correspondent de manière parfaite avec le modèle imaginé par Marija Gimbutas »[25].
Les étudespaléogénétiques ont définitivement confirmé l'hypothèse kourgane[26]. Ces études prouvent que l'ADN des membres de laculture Yamna est largement présente dans l'ADN des Européens actuels (entre 30 et 60 %)[27]. Elles contribuent à démontrer de manière convergente que l'aire de diffusion des langues indo-européennes et les traces génétiques de la population d'origine Yamna sont identiques. En d'autres termes, les locuteurs des langues indo-européennes sont identiques aux populations héritières d'haplogroupes qui viennent des Yamna même si la distribution de ces haplogroupes peut varier en fonction des groupes considérés[28],[29],[30],[31].
La formation des populations Yamna est modélisée comme étant le résultat du troisclines génétiques énéolithiques : un cline « Caucase-Basse Volga » (CLV) imprégné d'ascendance de chasseurs-cueilleurs du Caucase (CHG) s'étendant entre l'extrémité sud du Néolithique du Caucase dans l'Arménie néolithique et une extrémité nord de la steppe dans la région de la BasseVolga. Les populations situées dans l'Est de la steppe pontique et celles de laculture de Maïkop dans le nord du Caucase sont les résultats de ce flux génétique bidirectionnel[32].
L'étude de Haak[34]. Cette étude est considérée comme un tournant majeur dans l'étude de la préhistoire européenne[35] montre que les populations du Néolithique récent en Allemagne ont au moins ∼75% de leur capital génétique venant des Yamna, ce qui documente une migration massive au cœur de l'Europe depuis sa périphérie orientale. Cette ascendance des steppes a persisté dans tous les Européens centraux échantillonnés jusqu'à il y a au moins 3 000 ans, et est omniprésente chez les Européens d'aujourd'hui. Ces résultats confirment une origine steppique d'au moins certaines des langues indo-européennes d'Europe.
L'étude de Narasimhan constitue la première étude systématique paléogénétique de l'ADN des populations préhistoriques européennes et asiatique. Elle intègre ainsi l'étude de populations à l'âge de bronze en Europe et en Inde. Elle a été publiée en 2015 et elle confirme l'hypothèse kourgane[31]. Une migration très importante s'est produite depuis les steppes pontiques vers le centre de l'Europe puis les autres parties de l'Europe autour de, en particulier de laculture Yamna vers le centre de l'Europe, ce qui a donné la naissance de laculture de la céramique cordée. Ces deux cultures jouent un rôle central dans l'hypothèse kourgane.
D'autres études viennent préciser l'étendue de ces migrations. En 2018, David Reich et son équipe montrent qu'une migration massive survenue il y a environ 4 500 ans (vers) depuis le continent vers la Grande Bretagne introduit laculture campaniforme dans l'île. La propagation du complexe campaniforme est associée au remplacement d'environ 90 % du patrimoine génétique existant en quelques centaines d'années. Selon cette étude, cette migration se produit dans le prolongement de l'expansion vers l'ouest qui avait amené l'ascendance liée à lasteppe pontique en Europe centrale et du nord au cours des siècles précédents[36],[37].
En 2017, des études similaires ont montré qu'un mouvement important de population prenant son origine lui aussi dans la culture Yamna s'est produit en direction du nord de l'Inde et du Pakistan environ 1.500 ans avant J.-C.[38]. Cela confirme l'hypothèse d'une migration des steppes apportant lesanskrit en Inde comme dans l'hypothèse kourgane.
En accord avec les études précédentes, une large étude génétique portant sur la formation génomique de l'Asie du Sud et centrale parue en 2018 avance qu'« il est frappant de constater que la grande majorité des locuteurs indo-européens vivant à la fois en Europe et en Asie du Sud recèlent de nombreuses fractions d'ascendance liées aux pasteurs de la steppe de Yamna, suggérant que le « proto-indo-européen tardif », la langue ancestrale de tous les peuples modernes indo-européens, était la langue de Yamna. Des études anciennes sur l’ADN ont documenté des mouvements de populations de la steppe vers l'ouest qui propageaient vraisemblablement cette ascendance, mais il n’existait pas de preuves anciennes d'ADN de la chaîne de transmission à l'Asie du Sud. Notre documentation sur la pression génétique à grande échelle exercée par les groupes de la steppe au deuxième millénaire avant notre ère fournit un candidat de choix, une constatation cohérente avec les preuves archéologiques de liens entre la culture matérielle dans la steppe kazakhe de l'âge dubronze moyen à tardif et laculture védique précoce en Inde »[39].
Renfrew et Demoule ont critiqué l'hypothèse kourgane, mais leur modèle demeure largement minoritaire au sein de la recherche scientifique.
SelonColin Renfrew, l'hypothèse de diffusion de la culture du kourgane lors de vagues d'installation liées à la diffusion de la métallurgie du bronze semble fantaisiste[40]. Les différentes thèses de Colin Renfrew seront contestées notamment parBernard Sergent[41] et David Anthony[42].
Dans les années 2000,Jean-Paul Demoule pointe ce qui seraient selon lui des incohérences de l'hypothèse de base de Gimbutas avec les apports de la recherche actuelle, notamment celle menée par les archéologues[15]. En effet, selon la théorie de Gimbutas, appuyée sur lalinguistique, les peuples des kourganes auraient conquis l'Europe à l'aide du cheval, attelé ou non à deschars de combat[43] ; selon Demoule, l'usage du char de combat, dotée deroues à rayons[N 2] ne peut être le fruit d'une seule invention, mais de plusieurs, éparpillées dans le temps et dans l'espace[44].
Dans son essaiMais où sont passés les Indo-Européens ? (2014), Demoule avance que de multiples incohérences et approximations de l'hypothèse kourgane ont été soulevées par de nombreux chercheurs soviétiques puis russes, communiquant les résultats de leurs recherches en russe ou en allemand. Ces chercheurs proposeraient une autre chronologie, de nature à remettre en cause les fondements même de l'hypothèse de Gimbutas selon Demoule[45] ; ceux-ci insistent sur le caractère instable et de ce fait fragile des sociétés protohistoriques[24].
James Mallory, défenseur de l'hypothèse de l'origine steppique, plaide quant à lui pour une diffusion pacifique de la culture des kourganes, par le biais de la prise de contrôle pacifique et progressive des sociétés proto-historiques par une élite issue des peuples des kourganes, la langue de cette élite étant progressivement adoptée par les populations autochtones, celles-ci souhaitant être associées au nouveau système social en train de se mettre en place[46].
↑W. Haak, I. Lazaridis, N. Patterson, N. Rohland, S. Mallick, B. Llamas, G. Brandt, S. Nordenfelt, E. Harney, K. Stewardson, Q. Fu, A. Mittnik, E. Bánffy, C. Economou, M. Francken, S. Friederich, R. G. Pena, F. Hallgren, V. Khartanovich, A. Khokhlov, M. Kunst, P. Kuznetsov, H. Meller, O. Mochalov, V. Moiseyev, N. Nicklisch, S. L. Pichler, R. Risch, M. A. Rojo Guerra et C. Roth, « Massive migration from the steppe was a source for Indo-European languages in Europe », Nature, vol. 522, no 7555, 2015, p. 207–211 (PMID25731166,PMC 5048219,DOI10.1038/nature14317,Bibcode :2015Natur.522..207H, arXiv 1502.02783)
↑a etbNarasimhan VM, Patterson N, Moorjani P,et al., The formation of human populations in South and Central Asia,Science, 2019;365(6457):eaat7487.DOI10.1126/science.aat7487
↑David W. Anthony,The Horse, the Wheel, and Language: How Bronze-Age Riders from the Eurasian Steppes Shaped the Modern World, Princeton, Princeton University Press, 2007 (réimpression, 2010).
J. P. Mallory, « Le phénomène indo-européen : linguistique et archéologie », dansHistoire de l'humanité, t. 2 :30 000 à 700 av. J.-C., sous la dir. de Corinne Julien, Paris, éd. UNESCO, 2001, p. 216–245.