Homère (engrec ancienὍμηρος /Hómēros,« otage » ou« celui qui est obligé de suivre »[1]) aurait été unaède (ou poète) de la fin duVIIIe siècle av. J.-C. Il était surnommé« le Poète » (ὁ Ποιητής /ho Poiētḗs) par les Anciens. Les deux premières œuvres de la littérature occidentale que sont l’Iliade et l’Odyssée lui sont attribuées.
Il est difficile de dire aujourd'hui si Homère est un personnage historique ou une identité construite, unpersonnage conceptuel, et s'il est bien l'auteur des deux épopées qui sont au fondement de la littérature occidentale. D'où les discussions sur laquestion homérique, même si les savants modernes croient à un personnage inventé. Cependant, plusieurs villesioniennes (Chios,Smyrne,Cymé ou encoreColophon) se disputaient l'origine de l'aède, et la tradition l'individualisait en répétant qu'Homère était aveugle.
Plusieurs villesioniennes (Chios,Smyrne,Cymé ou encoreColophon) se disputent l'origine d'Homère. L’Hymne homérique à Apollon délien mentionne Chios, etSimonide de Céos[2] attribue à « l'homme de Chios » l'un des plus fameux vers del'Iliade, « Il en est de la race des humains comme des feuilles »[3], devenu un proverbe à l'époque classique.Lucien de Samosate fait d'Homère un habitant de Babylone envoyé en otage (en grecὅμηρος /homêros) chez les Grecs, d'où son nom[4]. L'oracle de Delphes, interrogé à ce sujet en 128 par l'empereurHadrien, répond qu'Homère est natif d'Ithaque et qu'il est le fils deTélémaque et dePolycaste[5].Proclos de Constantinople conclut la polémique dans saVie d'Homère, en disant que celui-ci fut avant tout un « citoyen du monde »[réf. nécessaire].
Huit biographies anciennes nous sont parvenues, faussement attribuées àPlutarque et àHérodote. Elles s'expliquent probablement par l'« horreur du vide » qu'avaient les biographes grecs[6]. Ces textes datent pour les plus anciens de l'époque hellénistique, et regorgent de détails dont certains remontent à l'époque classique. Il en ressort qu'Homère est né àSmyrne, qu'il a vécu à Chios et qu'il est mort àIos, une île desCyclades. Son véritable nom est Mélesigénès, son père est le dieu fleuve Mélès et sa mère lanymphe Créthéis[7].Aristote fait naître Homère surIos[8]. Homère est également un descendant d'Orphée, ou un cousin, voire un simple contemporain du musicien.Valère Maxime affirme qu'il serait mort de chagrin à Ios, faute d'avoir réussi à résoudre une énigme qui lui a été soumise par despêcheurs[9].
La tradition veut qu'Homère ait été aveugle. D'abord, l'aèdeDémodocos, qui apparaît dans l’Odyssée pour chanter des épisodes de laguerre de Troie, est aveugle : la Muse lui a « pris les yeux mais donné la douceur du chant »[10]. Ensuite, l'auteur de l'Hymne homérique àApollon Délien déclare à son propre sujet : « c'est un aveugle, qui réside àChios la rocailleuse »[11]. Le passage est repris parThucydide, qui le cite comme un passage où Homère parle de lui-même[12].
L'image du « barde aveugle » est un lieu commun de la littérature grecque. Un personnage d'un discours deDion Chrysostome remarque ainsi que « tous ces poètes sont aveugles, et croient qu’il serait impossible de devenir un poète autrement » ; Dion répond que les poètes se transmettent cette particularité comme une sorte de maladie des yeux[13]. De fait, le poète lyriqueXénocrite de Locres est réputé être aveugle de naissance[14] ;Achaïos d'Érétrie devient aveugle après avoir été piqué par des abeilles, symboles des Muses[15] ;Stésichore perd la vue parce qu'il a dit du mal d'Hélène de Sparte[16], etDémocrite s'ôte la vue pour mieux voir[17].
Tous les poètes grecs ne sont pas aveugles, mais la fréquence avec laquelle la cécité est associée à la poésie pousse à s'interroger. Martin P. Nilsson remarque que, dans certaines régionsslaves, les bardes sont rituellement qualifiés d'« aveugles »[18] : comme le soutient déjàAristote[19], la perte de la vue est supposée stimuler la mémoire. De plus, la pensée grecque associe très fréquemment cécité et pouvoir divinatoire : les devinsTirésias, Ophionée de Messène, Événios d'Apollonie ouPhinée sont tous privés de la vue. Plus prosaïquement, le métier d'aède est l'un des rares accessibles à un aveugle dans une société comme celle de la Grèce antique[20].
Homère, un personnage historique ?
Une thèse formulée récemment par des auteurs anglo-saxons postule quel'Odyssée a été écrite par une femmesicilienne duVIIe siècle av. J.-C. (et dont le personnage deNausicaa serait une sorte d'autoportrait). Le premier à en avoir lancé l'idée est l'écrivain britanniqueSamuel Butler, dansThe Authoress of the Odyssey, en 1897. Le philosophe françaisRaymond Ruyer, grand admirateur de Samuel Butler (cf.La Gnose de Princeton), va dans le même sens dans son ouvrageHomère au féminin ouLa jeune femme auteur de l'Odyssée, publié chez Copernic en 1977. Cette conception a été reprise par le poèteRobert Graves dans son romanHomer's Daughter, R. Graves,Homer's Daughter, Academy Chicago Publishers, 2005, et en 2006, par l'universitaire Andrew Dalby dans son essaiRediscovering Homer, W. W. Norton, 2006.
D'autres remettent en cause l'existence d'un Homère historique. Son nom même pose un problème : on ne connaît personne d'autre portant ce nom avant l'époque hellénistique, et il reste rare avant l'époque romaine, où il est porté en particulier par des affranchis[21]. Le nom signifierait « otage » et différents récits visent à expliquer pourquoi Homère a reçu ce nom, après avoir été donné en otage par telle ou telle cité. On a objecté que le terme se rencontrait normalement au neutre pluriel (ὅμηρα /homêra) et non au masculin.Éphore de Cumes, un auteur duIVe siècle av. J.-C., explique quant à lui que, dans le dialecte de sa cité, le nom signifie « aveugle » et qu'il a été donné au poète en raison de sa cécité ; le but semble être de prouver qu'Homère est un compatriote[22]. Cependant, le mot n'est pas attesté par ailleurs et le mot « aveugle », si on le rencontre commecognomen, n'est jamais utilisé seul[23]. On a par ailleurs fait valoir que pour les épopées, l'anonymat était la règle et le nom d'auteur, l'exception[24].
On a donc pu parler de l'« invention » d'Homère. PourMartin L. West, le personnage a été imaginé par des érudits athéniens auVIe siècle av. J.-C. Ils l'auraient fait à partir des revendications d'organisations derhapsodes, tels que lesHomérides deChios, qui prétendaient descendre d'Homère. Ils lui attribuaient les poèmes qu'ils récitaient et ils racontaient des épisodes de la vie de leur supposé ancêtre[25]. Pour Barbara Graziosi, il s'agit plutôt d'un mouvementpanhellénique, lié aux représentations des rhapsodes à travers l'ensemble de la Grèce : qu'il ait existé ou non un Homère, le nom est devenu fameux dans toute la Grèce, et les rhapsodes pouvaient se référer à lui pour attirer les foules lors de leurs lectures publiques[26].
L’Iliade et l’Odyssée sont attribués à Homère dès leVIe siècle av. J.-C. On lui attribue également l'œuvre épique comiqueBatrachomyomachia (littéralement « la bataille des grenouilles et des rats », une parodie de l’Iliade), ainsi qu'un poème comique intituléMargitès[27] et une collection de courts hymnes connus sous le nom d'Hymnes homériques. En réalité, ces œuvres, bien que difficiles à dater précisément, ont été composées plus tard : laBatrachomyomachia a peut-être été composée au cours duVe siècle av. J.-C.[28] ou à l'époque hellénistique[29] ; la date précise duMargitès n'est pas connue, mais il semble relativement ancien[30] ; lesHymnes homériques ont été composés auxVIIe et VIe siècles[31].
Au-delà, le nom d'Homère est pratiquement synonyme, dans l'Antiquité, de la poésie épique dans son ensemble, de même que celui d'Hésiode désigne toute forme de poésie didactique. Ainsi, on trouve fréquemment son nom associé aux titres des épopées duCycle troyen.Hérodote rapporte que la « poésie homérique » est bannie parClisthène, letyran deSicyone, à cause de ses références àArgos[32] — ce qui laisse supposer que leCycle thébain était également considéré comme homérique. Hérodote lui-même s'interroge sur la paternité homérique desÉpigones[33] et desChants cypriens[33]. Certains lui attribuent également laPrise d'Œchalie. Enfin, de nombreux auteurs antiques citent des vers qu'ils attribuent à Homère, mais qui ne figurent ni dans l’Iliade ni dans l’Odyssée :Simonide de Céos[34],Pindare[35], etc.
Ce n'est qu'à partir dePlaton et d'Aristote que l'attribution se limite à l’Iliade et à l’Odyssée. Mais auXVIe siècle encore,Érasme croit que laBatrachomyomachia est une œuvre d'Homère.
Les maigres informations dont nous disposons sur Homère ont incité certains auteurs à remettre en question son existence même. Ce problème remonte à l'Antiquité : selonSénèque, « c'était la maladie des Grecs de chercher quel était le nombre des rameurs d'Ulysse ; si l'Iliade fut écrite avant l'Odyssée, si ces deux poèmes étaient du même auteur »[36].
La « question homérique », comme on l'appelle à l'époque moderne, naît probablement chez l'abbé d'Aubignac[37]. Vers 1670, à rebours de la révérence de ses contemporains pour Homère, il rédige sesConjectures académiques où, non content de critiquer l'œuvre homérique, il remet en cause l'existence même du poète. Pour lui,l'Iliade etl'Odyssée ne sont qu'une collection de textes rhapsodiques antérieurs[37]. À peu près à la même époque,Richard Bentley estime au détour de sesRemarques sur le Discours de la liberté de penser qu'Homère a bien existé, mais qu'il n'est l'auteur que de chansons et de rhapsodies réarrangées bien plus tard sous une forme épique[37].Giambattista Vico considère quant à lui qu'Homère n'a jamais existé, et quel'Iliade etl'Odyssée sont les œuvres du peuple grec dans son ensemble[38].
Dans sesProlegomena ad Homerum (1795),Friedrich August Wolf émet l'hypothèse d'un Homère analphabète. Selon lui, le poète a composé ses deux œuvres vers950 av. J.-C., à une époque où la Grèce ne connaissait pas l'écriture. Les chants dans leur forme primitive se seraient ensuite transmis oralement, et par ce biais auraient évolué et se seraient développés jusqu'à leur fixation par la recension de Pisistrate auVIe siècle av. J.-C.[39]. À partir d'eux se distinguent deux écoles : lesunitaristes et lesanalystes.
Lesanalystes, telsKarl Lachmann, cherchent à isoler un poème original, œuvre d'Homère lui-même, d'additions postérieures ou d'interpolations. Ils soulignent les incohérences du texte et les erreurs de composition : par exemple,Pylémène, un héros troyen, est tué au chant V[40] avant de réapparaître quelques chants plus loin[41]. Ou encore,Achille attend au chant XI une ambassade qu'il vient juste de renvoyer[réf. nécessaire]. Il est vrai aussi que la langue homérique (voirinfra), pour ne parler que d'elle, est un ensemble composite mêlant des dialectes divers (ionien etéolien principalement) à des tournures d'époques diverses. Cette démarche était déjà celle des Alexandrins qui ont établi le texte (voirinfra).
Lesunitaristes, au contraire, soulignent l'unité de composition et de style des poèmes, pourtant très longs (15 337vers pourl'Iliade et 12 109 pourl'Odyssée). Ils défendent la thèse d'un auteur, Homère, qui a composé les poèmes que nous avons à partir de sources diverses existant à son époque ; les différences entre les deux poèmes s'expliquent alors par le changement entre un auteur jeune et le même, plus âgé, ou encore entre Homère lui-même et un continuateur de son école[42]. Ainsi,Paul Claudel écrit à propos de « l'unicité de la main ouvrière » :
« Tous les événements, tous les thèmes locaux ont pris direction, rapport, équilibre, tous les dessous s'éveillent et se justifient, tout se met à chanter à la fois, tout le champ poétique à la fois jusqu'à ses suprêmes limites subit l'enchantement de cette voix nue, dans la concaténation des syllabes accélérées, qui le soutire vers le dénouement[43]. »
Aujourd'hui, la plupart des critiques pensent que les poèmes homériques ont été composés en réutilisant des éléments antérieurs, lors d'une période de transition. Ce serait au moment du passage d'une culture orale, qui caractérise les « siècles obscurs », à la nouvelle culture grecque de l'écrit. L'intervention d'un auteur (ou de deux) ne fait guère de doute, mais il n'est pas douteux non plus que des poèmes antérieurs existaient et que certains ont été inclus dans l'œuvre homérique. D'autres ne l'ont pas été, comme ceux qui racontent en détail l'épisode ducheval de Troie[44], qui n'est que brièvement évoqué dans l’Odyssée[45]. L’Iliade aurait été composée en premier, vers la première moitié duVIIIe siècle av. J.-C., et l’Odyssée lui serait postérieure, datant de la fin duVIIe siècle av. J.-C.
Des méthodes contemporaines tentent également d'élucider la question. Alliant l'informatique et les statistiques, la stylométrie permet de scruter diverses unités linguistiques : mots, catégories grammaticales, phonèmes… Fondée sur les fréquences des lettres grecques, une première étude de Dietmar Najock[46] constate surtout les cohésions internes de l'Iliade et de l'Odyssée.
Les textes homériques se sont longtemps transmis par voie orale. Dans sa célèbre thèseL'épithète traditionnelle chez Homère,Milman Parry montre que les nombreuses formules « nom propre + épithète », telles que « Achille aux pieds légers » ou « Héra, la déesse aux bras blancs », obéissent à des schémas rythmiques précis qui facilitent le travail de l'auteur : unhémistiche peut être aisément complété par un hémistiche tout fait. Ce système, que l'on ne trouve que dans la poésie homérique, est caractéristique de la poésie orale.
Parry et son discipleAlbert Lord donnent ainsi l'exemple de bardesserbes de la région deNovi Pazar. Analphabètes mais capables de réciter de longs poèmes parfaitement versifiés, ils utilisent ce type de formules rythmiques. Après avoir enregistré plusieurs de ces épopées, Lord s'aperçoit en revenant quelques années plus tard que les modifications apportées par ces bardes sont minimes. La versification est bien un moyen d'assurer une meilleure transmission des textes dans une culture orale.
AuVIe siècle av. J.-C., letyranathénienPisistrate fonde la première bibliothèque publique.Cicéron rapporte que les deux récits épiques sont alors pour la première fois retranscrits, sur l'ordre du tyran[47]. Il promulgue une loi enjoignant à tout chanteur ou barde passant par Athènes de réciter tout ce qu'il connaît d'Homère pour les scribes athéniens, qui enregistrent chaque version et les réunissent en ce qui est désormais appelél'Iliade etl'Odyssée. Des savants tels queSolon (qui s'était pourtant opposé à Pisistrate pendant sa campagne électorale) participent à ce travail. Le fils du tyran,Hipparque, ordonne que le manuscrit soit récité tous les ans à l'occasion de la fête desPanathénées, selon le dialogueHipparque attribué àPlaton.
Les textes homériques sont alors écrits et lus sur des rouleaux deparchemin ou depapyrus, lesvolumina (d'où vient le français « volume »). Aucun rouleau n'a été sauvegardé intégralement. Seuls subsistent des fragments, retrouvés enÉgypte et dont certains remontent auIIIe siècle av. J.-C. L'un d'entre eux,Sorbonne inv. 255, contenant les chants IX et X, montre que, contrairement à ce que l'on pensait jusqu'alors :
le découpage des œuvres en 24 chants chacun, numérotés par les 24 lettres de l'alphabet ionien, est antérieur à l'œuvre des grammairiens alexandrins de l'époque hellénistique ;
le découpage en chants ne correspond pas à une nécessité pratique (un chant par rouleau).
Ensuite, les premiers à travailler à une édition critique des textes homériques sont les grammairiensalexandrins.Zénodote, le premier bibliothécaire de laBibliothèque d'Alexandrie, commence le travail de défrichage, tandis que son successeurAristophane de Byzance établit la ponctuation du texte.Aristarque de Samothrace, successeur d'Aristophane, écrit des commentaires del'Iliade et del'Odyssée, et tente de différencier le texte attique établi sous Pisistrate, des additionshellénistiques.
Des Byzantins à l'imprimerie
AuIIIe siècle, lesRomains répandent dans le bassin méditerranéen l'usage ducodex, c'est-à-dire du livre broché couramment utilisé aujourd'hui. Les plus anciens manuscrits homériques connus sous cette forme remontent auXe siècle et sont l'œuvre d'ateliers byzantins. C'est le cas du Venetus 454A, l'un des meilleurs manuscrits existants, qui permit en1788 au FrançaisJean-Baptiste-Gaspard d'Ansse de Villoison d'établir l'une des meilleures éditions del'Iliade[48]. AuXIIe siècle, l'éruditEustathe de Thessalonique compile les commentaires alexandrins[49]. Il ne retient que 80 corrections sur les 874 établies par Aristarque de Samothrace. En1488, la versionprinceps des œuvres est imprimée àFlorence.
La langue d'Homère est un langage épique, déjà archaïque auVIIIe siècle av. J.-C., et davantage encore au moment de la fixation du texte, auVIe siècle av. J.-C. D'ailleurs, avant ce moment, certains archaïsmes furent remplacés, introduisant dans le texte desatticismes.
Lamétrique de l'hexamètre dactylique permet parfois de retrouver les formes initiales et d'expliquer certaines tournures. C'est le cas avec ledigamma (Ϝ /w/), unphonème disparu auIer millénaire av. J.-C. dans la plupart des dialectes. Homère l'utilise encore pour des raisons descansion, même s'il n'est ni écrit ni prononcé. C'est le cas du vers 108 du chant I del'Iliade :
L'emploi concurrent de deuxgénitifs, l'archaïque en-οιο et le moderne en-ου, ou encore de deuxdatifs pluriels (-οισι et-οις) montre que l'aède alternait les formes archaïques et modernes : « la langue homérique est un mélange de formes d'époques différentes, qui n'ont jamais été employées ensemble et dont la combinaison relève d'une liberté purement littéraire » (Jacqueline de Romilly).
Plus encore, la langue homérique combine différents dialectes. On peut écarter les atticismes, transformations rencontrées lors de la fixation du texte. Il reste deux grands dialectes, l'ionien et l'éolien, dont certaines particularités sont manifestes pour le lecteur : par exemple, l'ionien utilise un êta (η) là où l'ionien-attique utilise un alpha long (ᾱ), d'où les noms « Athéné » ou « Héré » au lieu des classiques « Athéna » et « Héra ». Cette « coexistence irréductible » des deux dialectes, selon l'expression dePierre Chantraine, peut s'expliquer de plusieurs façons :
une composition en éolien, puis un passage en ionien ;
une composition dans une région où les deux dialectes sont utilisés ;
un libre choix de l'aède, comme pour le mélange des formes d'époques différentes, souvent à cause de la métrique.
De fait, le dialecte homérique est une langue composite qui n'a existé que pour les poètes et n'a jamais été réellement parlée, ce qui accentue la rupture créée par l'épopée avec la réalité du quotidien. Plus tard, bien après Homère, les auteurs grecs ont imité ces homérismes, précisément pour affecter un esprit littéraire.
L'exégèse allégorique d'Homère est une interprétation ou une explication de l'œuvre homérique. Elle se fonde sur l'idée que le poète n'a pas explicitement exprimé sa pensée, mais l'a cachée derrière des récits mythologiques, au moyen d'un langage énigmatique ou allusif.
La plus ancienne forme d'exégèse allégorique (deἄλλος /állos, « autre », etἀγοράομαι /agoráomai, « parler en public », qui dit en d'autres mots ce que le poète n'exprime pas clairement), et en même temps la plus constante dans l'histoire, cherche à faire ressortir, dans le texte d'Homère, un enseignementphysique, c'est-à-dire relatif à la nature (φύσις /phúsis) et à tous les phénomènes qui s'y produisent ; selon J. Pépin en 1976, dansMythe et allégorie parues aux Études augustiniennes, il s'agit le plus souvent d'un enseignement d'ordre physique, et Proclus, définissant l'interprétation allégorique, déclare que l'on y fait des phénomènes physiques l'objet dernier des significations cachées dans les mythes ».
On peut aussi définir une exégèse allégoriquethéologique oumystique, qui a trait aux dieux et aux mystères religieux. Mais elle est souvent étroitement liée à l'exégèse physique, les dieux étant assimilés à des entités naturelles, ou qui agissent sur la nature« Mais la théologie y trouve aussi sa place »[50]. Enfin, il existe également, plus tardive et moins fréquente, une exégèse allégorique historique et éthique (ou moralisante).
L'interprétation allégorique d'Homère, pratiquée depuis la plus haute Antiquité par presque tous les philosophes, couvre finalement une période d'au moins 2 500 ans. Si l'exégèse physique n'a pas été seulement appliquée à l'auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, mais à d'autres grands poètes anciens grecs et latins tels queHésiode,Virgile etOvide, celle d'Homère est incontestablement la plus abondante quant aux témoignages écrits.
« Agamemnon représente l’éther ; Achille, le Soleil ; Hélène, la terre ; Alexandre, l’air ; Hector, la Lune ; les autres portent des noms qui s’y conforment. Parmi les dieux, Déméter représente le foie ; Dionysos, la rate ; Apollon, la bile »[51].
« Les compagnons d’Ulysse sont métamorphosés en porcs et autres animaux de ce genre. C’est une allusion au fait que les esprits des hommes insensés passent dans des corps appartenant aux espèces animales. Leur chute les soumet à la révolution circulaire de l’univers qu’Homère appelle « Circé » (« Cercle ») »[52].
« Par la fameuse chaîne d'or, Homère ne veut rien dire d'autre que le soleil, montrant par là clairement qu'aussi longtemps que se meut la sphère céleste et le soleil, tout a l'être et tout le conserve tant chez les dieux que chez les hommes; mais, s'ils venaient à s'immobiliser comme en des liens, toutes choses tomberaient en ruines et ce qui adviendrait serait, comme on dit, le bouleversement universel »[53].
« Il semble, en fait, que le Créateur universel, en composant le monde d'éléments opposés et en y introduisant une amitié proportionnelle, réunit en même temps les activités d'Héphaïstos, celles d'Arès et celles d'Aphrodite: quand il engendre lesoppositions des éléments, il les engendre selon l'Arès qui est en lui ; quand il met en œuvre leuramitié, il agit selon la puissance d'Aphrodite; quand ilrelie ce qui relève d'Aphrodite à ce qui est propre à Arès, il adopte comme exemple préalable l'art d'Héphaïstos. Il est lui-même toutes choses et il œuvre avec tous les dieux »[54].
« Pénélope (Πηνελόπη) représente celle qui a pris (λαβουσα) les fils (πήνας) des destins, c'est-à-dire la trame conforme à la nature et à l'ordre qu'a filé la nature, et qui ne veut pas s'y soumettre, car elle est supérieure à la nature; c'est pourquoi le poète représente par elle les activités surnaturelles »[55].
« Les dieux ne vivent pas de pain et de vin comme les mortels, aussi n'ont-ils pas de sang, mais, au lieu de cela, une substance qu'ils nomment « ichôr » [cf. Iliade, V, 339 à 342], qui est comme une subtile sérosité salsugineuse, empêchant la corruption dans les animaux et tous les autres composés élémentaires »[56].
Les auteurs de l'Antiquité pensaient qu'Homère chantait des événements historiques, et que laguerre de Troie avait vraiment eu lieu. Ils faisaient leur la remarque d'Ulysse à l'aèdeDémodocos :
« Tu chantes avec un grand art le sort des Grecs, Tout ce qu'ont fait, subi et souffert les Argiens, comme un qui l'eût vécu, ou tout au moins appris d'un autre[57] ! »
AuXIXe siècle encore,Heinrich Schliemann espère retrouver les sites décrits par l'épopée quand il lance ses fouilles enAsie Mineure. Il met au jour les ruines d'une ville appeléeTroie, puis d'une autre appeléeMycènes, et pense avoir prouvé la véracité des récits homériques. Il croit reconnaître une effigie d'Agamemnon dans la découverte d'un masque en feuille d'or. Il identifie également le grand bouclier d'Ajax, la coupe deNestor, etc.[58]. La société décrite par le poète est assimilée à lacivilisation mycénienne.
Rapidement, les découvertes sur cette civilisation (au premier chef, le déchiffrement dulinéaire B) remettent en cause cette thèse : la société achéenne ressemblait plus aux civilisationsmésopotamiennes, administratives et bureaucratiques, qu'à une aristocratie de guerriers, sans État.Jacqueline de Romilly explique ainsi : « entre les documents soudain révélés et le contenu des poèmes, il n'y a pas un lien beaucoup plus étroit qu'entre laChanson de Roland et des actes notariés de l'époque de Roland »[59].
« Tout se passe donc comme si la volonté archaïsante des bardes avait été en partie couronnée de succès : bien qu'ils aient perdu presque tout souvenir de la société mycénienne, ils demeuraient assez en retard sur leur temps pour peindre avec une relative exactitude les siècles obscurs, dans leurs débuts plus que dans leur fin — tout en laissant toujours subsister des anachronismes, entre survivances mycéniennes et traits contemporains. »
« Ainsi ajustaient-ils casques et boucliers bombés. Écus, casques et hommes se pressaient l'un contre l'autre, Et quand ils se penchaient, les casques chevelus heurtaient Leurs splendides cimiers, tant ils se tenaient serrés[60]. »
L'époque d'apparition de la phalange est débattue, mais la plupart des historiens la placent autour de675 av. J.-C.
Les chars sont utilisés de manière incohérente : les héros partent sur leur char, en sautent et se battent à pied. Le poète sait que lesMycéniens utilisaient des chars, mais il ne connaît pas leur utilisation à l'époque (combat char contre char, utilisation des javelots). Il calque l'utilisation des chars sur celle des chevaux à son époque (transport à cheval jusqu'au lieu de la bataille, puis combat à pied).
Le récit se passe en pleinâge du bronze et les armes des héros sont effectivement faites de ce métal. Mais Homère donne à ses héros un « cœur de fer », et parle dansl'Odyssée du bruit fait, dans la forge, par une hache de fer que l'on trempe[61].
Ces usages issus d'époques différentes montrent que comme la langue d'Homère, le monde homérique n'a jamais existé tel qu'il est décrit. C'est un monde composite et poétique, tout comme la géographie du périple d'Ulysse.
Fortune littéraire et artistique
Littérature
DansWilliam Shakespeare,Victor Hugo écrit : « Le monde naît, Homère chante. C'est l'oiseau de cette aurore ».Honoré de Balzac place Homère si haut qu'il écrit : « Doter son pays d'un Homère, n'est-ce pas usurper Dieu ? »[62].
Homère est à l'origine de la figure du poète aveugle dont l'infirmité est contrebalancée par son génie poétique. À ce titre, plusieurs poètes et écrivains fameux ont été rapprochés d'Homère du fait de leur cécité. C'est le cas deJohn Milton, auteur de l'épopéeParadise Lost, du barde serbeFilip Višnjić, du chasseurdogon Ogotemmêli, et plus récemment de l'écrivain et poète argentinJorge Luis Borges.
Lucien de Samosate met en scène Homère dans plusieurs de ses dialogues. Dans le voyage fictif qu'il relate dans lesHistoires vraies (II, 20), il rencontre Homère dans l'Île des Bienheureux. La conversation est une parodie de la question homérique, qui se pose déjà à l'époque de Lucien.
DansLe Dossier H. (1981),Ismail Kadare relate l'histoire de deux homéristes venus enAlbanie enregistrer les épopées orales desrhapsodes, dans l'espoir d'élucider la question homérique.
↑Valère Maxime,Les Faits et dits mémorables, Livre IX, Chapitre XII, Exemples étrangers, 3 (lire le passage) « C'est aussi à une cause peu ordinaire qu'on attribue la mort d'Homère. On croit qu'il mourut de chagrin, dans l'île d'Ios, pour n'avoir pas pu résoudre une énigme que des pêcheurs lui avaient proposée ».
↑Ces hypothèses sont formulées par exemple par R.B. Rutherford, « From the Iliad to the Odyssey », inOxford Readings in Homer’s Iliad, Oxford University Press, Oxford, 2001,p. 117-146.
↑Préface de Paul Claudel à l’Odyssée, éd. Gallimard.
↑Najock Dietmar, 1995, "Letter Distribution and Authorship in Early Greek Epics",Revue informatique et Statistique dans les Sciences Humaines, XXXI, 1 à 4,p. 129-154[1]
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