Vous lisez un « article de qualité » labellisé en 2010.
| Religion | Judaïsme |
|---|---|
| Pays | Tunisie |
| Représentation | Comité juif de Tunisie |
| Grand rabbin | Haïm Bitan |
| Langue liturgique | Hébreu |
| Langue parlée | Français,hébreu etjudéo-tunisien |
| Nombre de synagogues | 30 (environ)[1] |
| Population juive | 1 500 (2018)[2] |
| Pourcentage | 0,1 % |
| Localité significative | Djerba,Zarzis,Tunis |
| Groupes | Tochavim,Séfarades etMizrahim |
Voir aussi
L'histoire des Juifs en Tunisie s'étend sur près de deux mille ans. Attestée auIIe siècle mais sans doute plus ancienne, la communautéjuive enTunisie croît à la suite de vagues d'immigration successives et d'unprosélytisme important créant des communautés deBerbères juifs. Toutefois, son développement est freiné par des mesuresanti-juives à partir de l'édit de Milan en313 et à l'époque de l'exarchat de Carthage dans l'Empire byzantin.
Après laconquête musulmane de la Tunisie, lejudaïsme tunisien passe de périodes de relative liberté, voire d'apogée culturel, à des temps dediscrimination plus marquée. L'arrivée sur son sol deJuifs expulsés de la péninsule Ibérique, lesSéfarades, souvent par l'intermédiaire deLivourne, modifie considérablement son visage. Sa situation économique, sociale et culturelle s'améliore fortement à l'avènement duprotectorat français avant d'être compromise durant laSeconde Guerre mondiale, d'une part en raison des loisanti-juives durégime de Vichy et d'autre part à la suite de l'occupation du pays par l'Axe. En1948, lacréation d'Israël suscite une réactionantisioniste généralisée dumonde arabe, sur laquelle se greffent l'agitation nationaliste, la nationalisation d'entreprises, l'arabisation de l'enseignement et d'une partie de l'administration. Les Juifs quittent la Tunisie en masse à partir desannées 1950, en raison des problèmes évoqués et du climat hostile engendré par lacrise de Bizerte, en1961, et laguerre des Six Jours, en1967. La population juive de Tunisie, estimée à environ 105 000 personnes en 1948, n'est plus que de 1 500 personnes en2003, soit moins de 0,1 % de la population totale. En 2018, la communauté la plus importante est celle deDjerba, bien devant celle deTunis.
Ladiaspora juive tunisienne est répartie principalement entreIsraël et laFrance, où elle a préservé son identité communautaire, au travers de ses traditions, majoritairement tributaires dujudaïsme séfarade, mais conservant ses spécificités propres. Lejudaïsme djerbien en particulier, considéré comme plus fidèle à la tradition, car resté hors de la sphère d'influence des courants modernistes, joue un rôle dominant[3].
L'histoire des Juifs de Tunisie (jusqu'à l'établissement duprotectorat français) est étudiée pour la première fois parDavid Cazès en1888 dans sonEssai sur l'histoire des Israélites de Tunisie ;André Chouraqui (1952) et Haïm Zeev Hirschberg (1965) en font autant, dans le contexte plus général dujudaïsme nord-africain[4]. La recherche sur le sujet a été enrichie ensuite parRobert Attal et Yitzhak Avrahami[5]. En outre, diverses institutions, parmi lesquelles le musée d'ethnologie et de folklore deHaïfa, l'université hébraïque de Jérusalem, l'Institut israélien demusique liturgique et l'Institut Ben-Zvi collectent les témoignages matériels (vêtements traditionnels, broderies, dentelles, bijoux, etc.), traditions (contes populaires, chants liturgiques, etc.) et manuscrits ainsi que les livres et journauxjudéo-arabes[6].
Paul Sebag est le premier à fournir dans sonHistoire des Juifs de Tunisie : des origines à nos jours (1991) un premier développement entièrement consacré à l'histoire de cette communauté[4],[5]. En Tunisie, à la suite de la thèse d'Abdelkrim Allagui, spécialiste du judaïsme maghrébin, un groupe sous la direction deHabib Kazdaghli et Abdelhamid Larguèche fait entrer la thématique dans le champ des recherches universitaires nationales[5]. Fondée àParis le, la Société d'histoire des Juifs de Tunisie et d'Afrique du Nord contribue à la recherche sur les Juifs de Tunisie et transmet leur histoire par le biais de conférences, colloques et expositions.
Selon l'orientalisteMichel Abitbol, l'étude du judaïsme tunisien a connu son grand essor lors de la dissolution progressive de la communauté juive dans le contexte de ladécolonisation et de l'évolution duconflit israélo-arabe[7] alors que Habib Kazdaghli estime que le départ de la communauté est la cause du faible nombre d'études liées au sujet[8]. Kazdaghli fait cependant remarquer que leur production augmente dès lesannées 1990, du fait d'auteurs rattachés à cette communauté, et que les associations de Juifs originaires de telle ou telle communauté (Ariana[9],Bizerte[10],Sousse[11], etc.) ou de Tunisie se multiplient[8]. Quant au sort de la communauté juive durant la période de l'occupation allemande de la Tunisie (1942-1943), il reste relativement peu évoqué et le colloque sur la communauté juive de Tunisie tenu à l'université de La Manouba enfévrier 1998 (le premier du genre sur ce thème de recherche) ne l'évoque pas[12]. Cependant, le travail de mémoire de la communauté existe, avec les témoignages de Robert Borgel et Paul Ghez, les romansLa Statue de sel d'Albert Memmi etVilla Jasmin deSerge Moati ainsi que les travaux de quelques historiens[12].
Comme nombre de populations juives, deTripolitaine ou d'Espagne notamment, les Juifs tunisiens revendiquent une implantation très ancienne sur leur territoire[13]. Aucun document ne permet cependant d'attester formellement leur présence avant leIIe siècle. Parmi les hypothèses :
Cependant, si ces hypothèses étaient vérifiées, il est possible que ces Israélites se soient assimilés à lapopulation punique et aient sacrifié à ses divinités, commeBaal etTanit[19]. Par la suite, il est également possible que desJuifs hellénistiques ouorthodoxes d'Alexandrie ou deCyrène se soient implantés à Carthage à la suite de l'hellénisation de la partie orientale dubassin méditerranéen[19]. Le contexte culturel a pu permettre aux seconds de pratiquer unjudaïsme plus conforme aux traditions ancestrales[20]. Des embryons de communautés existent aux derniers temps de la domination punique sur l'Afrique du Nord[21], sans que l'on puisse affirmer s'ils se sont développés ou ont disparu ultérieurement.
Quoi qu'il en soit, des Juifs se sont implantés dans la nouvelleprovince romaine d'Afrique[22], jouissant des faveurs deJules César. Celui-ci aurait, en remerciement de l'appui du roiAntipater dans sa lutte contrePompée, reconnu au judaïsme et à lui seul le statut dereligio licita mais cela est aujourd'hui mis en doute même si, selonFlavius Josèphe, César aurait accordé aux Juifs un statut privilégié, confirmé par laMagna charta pro Judaeis sous l'empire[23],[24]. Ces Juifs sont rejoints par des Juifspérégrins, expulsés deRome pour y avoir pratiqué leprosélytisme[25]. Plus tard, nombre de vaincus de lapremière guerre judéo-romaine sont déportés et revendus commeesclaves en Afrique du Nord[25],[18]. Des Juifs fuyant la répression de révoltes enCyrénaïque et enJudée sous les règnes des empereursDomitien[25],Trajan etHadrien[18] ont vraisemblablement fondé, eux aussi, des communautés sur le territoire de l'actuelle Tunisie.
L'analyse de l'ADN mitochondrial des populationsjuives d'Afrique du Nord a fait l'objet d'une étude détaillée en 2008 par Doron Behar et ses collègues[26]. Elle montre que les Juifs de certaines régions d'Afrique du Nord (Maroc, Tunisie, Libye) ne partagent pas leshaplogroupes de l'ADN mitochondrial typiquement nord-africains (M1 et U6) des populationsberbères etarabes. De même, alors que la fréquence d'haplogroupes Lsub-sahariens avoisine, en moyenne, 20-25 % chez les populations berbères étudiées, elle n'est que de 1,3 %, 2,7 % et 3,6 % respectivement chez lesjuifs du Maroc, de Tunisie et deLibye[27]. Cette étude de Behar montre également que les Juifs d'Afrique du Nord ne partagent pas non plus leurs lignées maternelles principales avec lesJuifs du Proche-Orient[26]. L'étude révèle également qu'environ 43 % des Juifs de Tunisie descendraient de 4 femmes. La lignée maternelle partagée par les Juifs de Libye et de Tunisie a une origine qui se situe dans une région allant du Proche et Moyen-Orient jusqu'auCaucase.
Deux études ont tenté de vérifier l'hypothèse selon laquelle lacommunauté juive de l'île de Djerba remonterait à l'époque de ladestruction du premier Temple : la première deGérard Lucotte et ses collègues date de 1993[28], la seconde de l'anthropologue Franz Manni[29] et ses collègues date de 2005[30]. Elles concluent également que le patrimoine génétique paternel des Juifs deDjerba est différent de celui des Arabes et des Berbères de cette île. Pour la première étude, 77,5 % des échantillons testés sont de l'haplotype VIII (probablement similaire à l'haplogroupe J selon Lucotte), la seconde montre que 100 % des échantillons sont de l'haplogroupe J*. La seconde étude suggère qu'il est peu vraisemblable que la majorité de cette communauté provienne d'une colonisation ancienne de l'île alors que pour Lucotte, il est difficile de déterminer si cette fréquence élevée représente réellement une relation ancestrale.
Ainsi, les études génétiques montrent des origines « maternelles » diverses chez les Juifs du Maroc[31],[26], de Tunisie et de Libye mais tendent à réfuter la thèse d'une origine majoritairement berbère, bien que présente.
Selon une étude autosomale de Naama Kopelman et ses collègues ()[32], les Juifs ashkénazes, turcs, marocains et tunisiens partageraient une origine commune proche-orientale et seraient assez proches desPalestiniens. Toutefois, dans cette étude, les Juifs tunisiens sont distincts des trois autres populations juives, ce qui pourrait laisser suggérer, selon les auteurs, une isolation génétique plus importante et/ou une contribution significative des populations locales berbères comme dans le cas des Juifs libyens[32].
En 2012, Christopher Campbell et ses collègues ont montré que les juifs d'Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie, Djerba et Libye) forment un groupe proche des autres populations juives dont l'origine se trouve au Moyen-Orient avec des apports variables d'Europe (35-40 %) et d'Afrique du Nord (20 %)[33]. Deux sous-groupes principaux ont été identifiés marocain/algérien d'une part et djerbien/libyen d'autre part (les juifs de Tunisie étant partagés entre les deux sous-groupes)[34]. Les auteurs ajoutent que cette étude est compatible avec l'histoire des Juifs d'Afrique du Nord à savoir une fondation durant l'antiquité avec unprosélytisme des populations locales suivi d'une isolation génétique durant la période chretienne et islamique et enfin, un mélange avec les populations juives séfarades émigrés durant et après l'Inquisition.

Les premiers documents attestant de la présence de Juifs en Tunisie datent duIIe siècle[35], à travers des traces archéologiques,épigraphiques, historiques et littéraires de la communauté, sous ladomination romaine[36]. L'apologiste chrétienTertullien mentionne les communautés juives aux côtés desquelles vivent des païensjudaïsants d'originepunique, romaine etberbère[37] et, dans un premier temps, des chrétiens[38] ; il les décrit dans sonApologétique[39],[40],[41] comme des« dispersés vagabonds, bannis de leur sol et de leur climat[à qui il n'est] pas permis de saluer et de fouler le sol de leur patrie[la Palestine], même à titre d'étrangers »[15].
La communauté juive deCarthage est très pieuse, respectant les traditions, mangeantcasher, dupain azyme à laPâque ; elle fête leJour du Grand Pardon, en attendant en plein air le moment de la fin dujeûne ; elle célèbre avec éclat leShabbat (repas festif préparé le vendredi soir, allumage d'une lampe,lecture publique de la Torah à lasynagogue) ; elle se livre également à desablutions répétées. Le signe caractéristique des Juives de Carthage est d'aller la tête couverte[36]. Pour les Romains, le culte juif est unereligio, avec sa réalité légale, où souvent les chrétiens s'abritent. Un impôt rappelle que le Romain est le maître de la contrée. Il semble qu'une certaine autonomie pour les affaires courantes ait été laissée à la communauté : à côté de l'archisynagogue (en)[42], le chef spirituel, se trouve l'Archon, sorte de conseil des anciens. Pour des raisons sans doute à la fois politiques — les Juifs sont Romains — etprosélytiques (auprès des populations locales), lelatin est la langue la plus répandue dans les inscriptions, quand l'hébreu n'est employé que dans quelques formules de salut (Shalom)[36].

« Le judaïsme exerce, à Carthage comme ailleurs, une grande influence sur les populations locales : la foule se presse au sermon du samedi, païens et chrétiens parfois observent le Shabbat et les autres fêtes » et les conversions sont légion[36]. Malgré quelquescontroverses, rivalités ou moqueries entre juifs et chrétiens, il semble que des chrétiens (oujudéo-chrétiens) sont accueillis dans lecimetière juif deGammarth,nécropole mise à jour à la fin duXIXe siècle[43],[36]. Partant, la décoration des nécropoles et les tablettes magiques où se mêlentabjurations païennes et formules sacrées juives manifestent dusyncrétisme religieux de l'époque. Le succès rencontré par le prosélytisme juif pousse ainsi les autorités romaines païennes à prendre des mesures légales[44].
Tout en proclamant que les Juifs et les chrétiens partagent le même Dieu et les mêmesÉcritures, Tertullien affirme que les Juifs, pour avoir ignoré la parole de Dieu et refusé de reconnaîtreJésus-Christ, ont été déchus de leur royaume, chassés de leur terre et que Dieu a choisi désormais lechristianisme, religion à laquelle l'ancien païen Tertulliens'est converti. Cependant, Tertullien, à la différence de l'hérétiqueMarcion qu'il critique sévèrement, ne condamne ni les principes ni la morale du judaïsme[45].
LesTalmuds mentionnent l'existence de plusieurs rabbins carthaginois[46].Alfred Louis Delattre démontre vers la fin duXIXe siècle que lanécropole deGammarth, formée de 200 chambres creusées dans la roche, chacune abritant jusqu'à 17 complexes de tombes (kokhim), contient des symboles juifs comme la palme (loulav), le cédrat (etrog), la corne de bélier (chophar) et lamenorah, et des inscriptions funéraires enhébreu,latin etgrec[47]. Delattre estime que le nombre de défunts sur ce site dépasse les 4 000 ; ils ont tous en commun la disposition avec laquelle ils sont enterrés, les corps se trouvant en position latérale avec les bras ramenés sur la poitrine[15].

Unesynagogue duIIIe ouIVe siècle[47],[37] est découverte à Naro (actuelleHammam Lif) en1883[48] par des archéologues français[15]. La mosaïque couvrant le sol de la salle principale, qui comporte une inscription latine mentionnantsancta synagoga naronitana (« sainte synagogue de Naro ») et des motifs pratiqués dans toute l'Afrique romaine, atteste de l'aisance de ses membres israélites et de la qualité de leurs échanges avec les autres populations[49]. Une autre synagogue datant duVe siècle est découverte à Clipea (actuelleKélibia)[50].
D'autres communautés juives sont attestées par des référencesépigraphiques ou littéraires àUtique,Chemtou,Hadrumète ou Thusuros (actuelleTozeur)[51]. Comme les autres Juifs de l'empire, ceux de l'Afrique romaine sontromanisés de plus ou moins longue date, portent des noms latins ou latinisés, arborent latoge et parlent le latin, même s'ils conservent la connaissance du grec, langue de ladiaspora juive à l'époque[52].
SelonAugustin d'Hippone, seules leurs mœurs, modelées par les préceptes religieux juifs (circoncision,cacherout, observance duShabbat,pudeur vestimentaire[38],[52]), les distinguent du reste de la population. Sur le plan intellectuel, ils s'adonnent à la traduction pour des clients chrétiens et à l'étude de laLoi, de nombreuxrabbins étant originaires deCarthage[23]. Sur le plan économique, ils exercent divers métiers dans l'agriculture, l'élevage dubétail et lecommerce.

Leur situation se modifie à partir de l'édit de Milan (313) qui légalise lechristianisme[53]. Les Juifs sont alors progressivement exclus de la plupart des fonctions publiques et leprosélytisme est sévèrement puni[53]. La construction de nouvellessynagogues est interdite vers la fin duIVe siècle ainsi que leur entretien, sans l'accord des autorités, en vertu d'une loi de423[54]. L'accès auxfonctions publiques est aussi limité et il est aussi interdit de déshériter les enfants juifsconvertis au christianisme, de lescirconcire voire de posséder desesclaves chrétiens[15].
Toutefois, les recommandations de diversconciles tenus par l'Église de Carthage, recommandant aux chrétiens de ne pas suivre certaines pratiques de leurs voisins juifs, témoignent du maintien de leur influence et de la volonté d'opposition des autorités[54].
L'arrivée desVandales au début duVe siècle ouvre une période de répit pour les Juifs[54] car l'arianisme des nouveaux maîtres de l'Afrique romaine est plus proche dumonothéisme juif que ne l'est le catholicisme desPères de l'Église[54]. Des tribus berbères sontconverties au judaïsme[55]. Les Juifs prospèrent sans doute sur le plan économique, appuyant en retour lesrois vandales contre les armées de l'empereurJustinien parti à la conquête de l'Afrique du Nord.

La victoire de Justinien en535 ouvre la période de l'exarchat de Carthage[37] qui favorise lechristianisme nicéen et persécute les Juifs, lesariens, lesdonatistes et lespaïens. Stigmatisés derechef, ils sont exclus de toute charge publique. Les synagogues juives et les temples païens sont transformés enéglises, leurs cultes sont proscrits et leurs réunions interdites[56]. L'administration applique strictement lecode de Théodose à leur encontre, ce qui aboutit à desconversions forcées[56]. Si l'empereurMaurice tente d'abroger ces mesures, ses successeurs y reviennent et unédit impérial impose lebaptême[56].
Certains Juifs auraient alors fui les villes contrôlées par lesRomains d'Orient pour s'établir dans les montagnes ou dans lesoasis aux confins du désert[56] où, avec l'appui des tribusberbères[37], ils auraient lutté contre la domination romaine, gagnant par leur prosélytisme de nombreux Berbères à la foi juive[57]. Néanmoins, il est possible que la judaïsation des Berbères ait eu lieu quatre siècles auparavant, lors de l'arrivée de Juifs fuyant la répression de la révolte deCyrénaïque[57] ; la transition se serait faite progressivement par le biais d'unsyncrétisme judéo-païen avec le culte deTanit, toujours pratiqué après la chute de Carthage[58]. D'ailleurs, ceci ne fait qu'accréditer la légende de la reine judéo-berbère desAurès, laKahina, qui a résisté à l'islamisation du Maghreb[15]. Quelle que soit l'hypothèse retenue, l'historien duXIVe siècleIbn Khaldoun confirme leur existence à la veille de laconquête musulmane du Maghreb[57] en s'appuyant sur des chroniques arabes duXIe siècle[59]. Toutefois, cette version est passablement remise en cause : Haïm Zeev Hirschberg rappelle qu'Ibn Khaldoun a écrit son ouvrage plusieurs siècles après les faits, etMohamed Talbi que la traduction française n'est pas totalement exacte puisqu'elle ne rend pas l'idée d'éventualité exprimée par Ibn Khaldoun[37]. Quant àGabriel Camps, il affirme que lesDjerawas et lesNefzaouas qu'il cite[60] étaient, avant l'arrivée de l'islam, de confession chrétienne et alliés des Romains d'Orient[61].
De toute façon, même si l'hypothèse de laconversion massive de tribus berbères entières paraît fragile, celle de conversions individuelles semble plus probable[37].
Avec la conquête arabe et l'arrivée de l'islam en Tunisie auVIIIe siècle, les conquérants, conformément à laloi islamique, laissent aux« gens du Livre » (terme incluant les juifs et les chrétiens) le choix entre laconversion à l'islam (ce que feront notamment certains Berbères judaïsés[62]) et la soumission à ladhimma[37] : un« pacte de protection » leur permettant de pratiquer leur culte, de s'administrer selon leurs lois et de voir leurs biens et leurs vies sauvegardés[63] en contrepartie du paiement de lajizya et dukharâj (capitations prélevées sur les hommes libres et majeurs), du port de vêtements distinctifs[64] et du renoncement à construire de nouveaux lieux de culte. Par ailleurs, lesdhimmis ont interdiction de pratiquer duprosélytisme et ne peuvent pas épouser de musulmanes, tandis que l'inverse est possible si l'épouse juive ou chrétienne se convertit. Enfin, lesdhimmis doivent traiter les musulmans et l'islam avec respect et humilité. Toute violation de ce pacte entraîne l'expulsion, voire la mort[63],[65].
Les Juifs s'insèrent économiquement, culturellement et linguistiquement dans la société, tout en conservant leurs particularités culturelles et religieuses[63]. Si elle est lente, l'arabisation est plus rapide en milieu urbain, à la suite de l'arrivée de Juifs d'Orient dans le sillage desArabes[62], et dans les classes aisées[66]. On les appelle« peuple de Dieu » pour les uns ou« fils de la mort » (oulad el mout) pour les autres[67].
Les conditions de vie des Juifs sont relativement favorables sous le règne desdynastiesaghlabides puisfatimides[24]. Ainsi qu'en témoignent les archives de laGuéniza du Caire, composées entre800 et1150[63], ladhimma se limite pratiquement à lajizya. Des Juifs travaillent au service de la dynastie, en tant que trésoriers, médecins ou collecteurs d'impôts mais leur situation reste précaire[66].
Kairouan, devenue lacapitale des Aghlabides, est le siège de la communauté sans doute la plus importante du territoire[68], attirant des migrants de l'Espagne omeyyade, de l'Italie ou de l'empire abbasside[69]. Cette communauté devient l'un des pôles majeurs du judaïsme entre lesIXe et XIe siècles, tant sur les plans économique, culturel et intellectuel[69],[70], assurant, par le biais de la correspondance fournie avec lesacadémies talmudiques en Babylonie[69], la transmission de leurs enseignements à l'Espagne[66]. Les Juifs de Kairouan étaientarabophones et habitaient non seulement dans le quartier des juifs (Harat al-Yahud en arabe) située au sud de la ville, mais aussi dans les quartiers musulmans[15]. Ils avaient droit à exercer pratiquement tous les métiers et pouvaient posséder des esclaves musulmans[15]. Cependant, sous le règne de Ziyadat AllahIer et de l'imam Sahnoun, ils subissent beaucoup de marginalisation[15].

Nombre de figures majeures du judaïsme sont associées à la cité. Parmi celles-ci,Isaac Israeli ben Salomon, médecin privé de l'Aghlabide Ziadet Allah III puis des FatimidesUbayd Allah al-Mahdi etAl-Qaim bi-Amr Allah et auteur de diverstraités de médecine en arabe qui enrichiront, via leur traduction parConstantin l'Africain, la médecine médiévale, adapte les enseignements de l'école néoplatonicienne d'Alexandrie au dogme juif[71]. Son disciple,Dounash ibn Tamim, est l'auteur (ou le rédacteur final) d'un commentaire philosophique sur leSefer Yetsirah, où il développe des conceptions proches de la pensée de son maître[72]. Un autre disciple, Ishaq ibn Imran est considéré comme le fondateur de l'école philosophique et médicale de l'Ifriqiya[73].
Jacob ben Nissim ibn Shahin, recteur du centre d'études à la fin duXe siècle, est le représentant officiel des académies talmudiques de Babylonie, exerçant les fonctions d'intermédiaire entre celles-ci et sa propre communauté. Son successeurHoushiel ben Elhanan, originaire deBari, développe l'étude simultanée duTalmud de Babylone pratiqué par lesRomaniotes, et duTalmud de Jérusalem pratiqué par la majorité du monde juif[74]. Son fils et discipleHananel ben Houshiel est l'un des commentateurs majeurs du Talmud au Moyen Âge[69]. À sa mort, il est remplacé par un autre disciple de son père qu'Ignaz Goldziher qualifie demutazilite juif[75] :Nissim ben Jacob, seul parmi les sages de Kairouan à porter le titre degaon[76], a également rédigé un important commentaire duTalmud et leHibbour yafe mehayeshoua, qui est peut-être le premier recueil decontes de la littérature juive[74]. Toutes ces personnalités ont fait de la communauté juive de Kairouan un trait d'union entre lesyechivas de Babylone et celles d'Andalousie[15].
Sur le plan politique, la communauté s'émancipe de l'exilarque deBagdad au début duXIe siècle et se dote de son premier chef séculier[66]. Chaque communauté est désormais placée sous l'autorité d'un conseil de notables dirigé par un chef (naggid) qui dispose par le biais des fidèles des ressources nécessaires à la bonne marche des diverses institutions : culte, écoles, tribunal dirigé par le rabbin-juge (dayan), etc[77]. Lenaggid de Kairouan a sans doute l'ascendant sur ceux des communautés de plus petite taille.
Les Juifs participent grandement aux échanges avecAl-Andalus, l'Égypte et leProche-Orient[68]. Regroupés dans des quartiers distincts (bien que de nombreux Juifs s'installent dans les quartiers musulmans de Kairouan à l'époque fatimide[78]), ils disposent d'une maison de prière, d'écoles et d'un tribunal. Les villes portuaires deMahdia,Sousse,Sfax etGabès voient arriver un flux régulier d'immigrés juifs duLevant jusqu'à la fin duXIe siècle[66] et leurs communautés participent à ces échanges économiques et intellectuels[79]. Exerçant un monopole sur les métiers d'orfèvre et dejoaillier, elles travaillent aussi dans l'industrie textile, aux postes detailleur,tanneur oucordonnier[80], alors que les plus petites communautés rurales pratiquent l'agriculture (safran,henné,vigne, etc.) ou l'élevage pour celles qui sont nomades[81].
Le départ des Fatimides pour l'Égypte en972 entraîne la prise du pouvoir par leurs vassauxzirides qui finissent par rompre leurs liens de soumission politiques et religieux au milieu duXIe siècle[82]. LesHilaliens et lesBanu Sulaym, envoyés en représailles sur la Tunisie par les Fatimides, prennent Kairouan en1057 et la pillent, ce qui la vide de toute sa population puis la plonge dans le marasme[83]. Combiné au triomphe dusunnisme et à la fin du gaonat de Babylone, ces événements marquent la fin de la communauté kairouanaise[84] et renversent le flux migratoire des populations juives en direction du Levant[82], les élites ayant déjà accompagné la cour fatimide au Caire[84]. Les Juifs migrent vers les villes côtières deGabès,Sfax,Mahdia,Sousse etTunis[83], mais aussi versBougie,Tlemcen et laKalâa des Béni Hammad[84]. Selon la tradition orale, ils ne seront admis à passer la nuit à l'intérieur des remparts de Tunis qu'après la campagne juridique deSidi Mahrez qui leur aurait obtenu le droit de s'installer dans un quartier spécifique[83], laHara, où ils demeureront jusqu'auXIXe siècle. Il est toutefois difficile de comprendre pourquoi Tunis aurait été la seule ville du territoire à être interdite aux Juifs[83], même si cela a pu être le cas durant la période suivante[85] qui voit les Juifs exclus de Kairouan et des villes avoisinantes[86].

L'arrivée au pouvoir de ladynastie almohade ébranle tant les communautés juives de Tunisie que les musulmans attachés au culte des saints qualifiés par les nouveaux souverains d'hérétiques[87]. Les Juifs sont contraints par le califeAbd al-Mumin à l'apostasie, la fuite ou la mort[88]. Certains choisissent de mourir en martyrs. D'autres fuient : selonLe Livre de la Kabbale du rabbinAbraham Ibn Daoud Halevi (XIIe siècle),« il y avait un Juif de Tunisie à Siloos (Portugal) ». L'étude de laGuéniza du Caire montre des complaintes déplorant la destruction des communautés juives dans diverses villes de la Tunisie sous le califat almohade et jusqu'à ladynastie hafside (1229-1574) : de nombreux massacres ont lieu, malgré les nombreuses conversions formelles par la prononciation de lachahada[87]. En effet, beaucoup de Juifs, tout en professant extérieurement l'islam, restent fidèles à leur religion qu'ilsobservent en secret, comme le préconise alorsMoïse Maïmonide[89]. Les pratiques juives disparaissent du Maghreb de1165 à1230 ; encore sont-elles affadies par l'adhésion sincère de certains à l'islam, les craintes de persécutions et la relativisation de toute appartenance religieuse[87]. Cette islamisation des mœurs et doctrines des Juifs de Tunisie, demeurés seulsdhimmis après la disparition duchristianisme au Maghreb vers1150 et isolés de leurs autres coreligionnaires[87], est fortement critiquée par Maïmonide[90]. Pendant cette période, non seulement les Juifs sont obligés de porter un vêtement spécial, lashikla, mais aussi ceux qui se sont convertis à l'islam, afin de les distinguer. D'ailleurs, le califeAbu Yusuf Yaqub al-Mansur dit à leur propos :« Si j'étais sûr qu'ils sont de vrais musulmans, je leur permettrais de se confondre avec les musulmans par les mariages et sous tous les autres rapports ; si au contraire, j'étais sûr que ce sont des infidèles, je ferais tuer les hommes, je réduirais leurs enfants en servitude et je confisquerais leurs biens au profit des musulmans. Mais j'hésite à leur égard »[15].
Sous la dynastie des Hafsides, qui s'émancipe des Almohades et de leur doctrine religieuse en1236[91], les Juifs reconstituent les communautés qui existaient avant la période almohade[85]. Ladhimma est stricte, notamment au niveau vestimentaire[92], mais les persécutions systématiques, l'exclusion sociale et l'entrave au culte disparaissent[24]. De nouveaux métiers apparaissent :menuisier,forgeron,ciseleur ousavonnier ; certains travaillent au service du pouvoir, frappant la monnaie, percevant les droits de douane ou réalisant des traductions[93].
Mais la difficulté du contexte économique entraîne une poussée durigorisme, le triomphe dusunnismemalikite peu tolérant à l'égard des« gens du livre » et une misère matérielle et spirituelle[94]. L'installation massive de savants judéo-espagnols fuyant laCastille en1391 puis en1492, se fait principalement enAlgérie et auMaroc et les Juifs tunisiens, délaissés par ce phénomène, sont conduits à consulter des savants algérois commeShimon ben Tsemah Duran[95].
AuXVe siècle, chaque communauté est autonome — reconnue par le pouvoir à partir du moment où elle compte au moins dix hommes majeurs — et dispose de ses institutions particulières ; leurs affaires sont réglées par un chef (zaken ha-yehûdim) nommé par le pouvoir et assisté par un conseil de notables (gdolei ha-qahal) formé des chefs de famille les plus instruits et les plus fortunés[96]. Le chef a notamment pour fonction d'administrer lajustice et de collecter les taxes imputées aux Juifs, dont lajizya[97],[98].

Lors de laconquête de Tunis par les Espagnols en1535, il y a approximativement 4 800 à 6 400 Juifs à Tripoli et 2 500 à Tunis[15], dont nombreux sont faits prisonniers et vendus comme esclaves dans plusieurs pays chrétiens[24]. Après la victoire des Ottomans sur les Espagnols en1574, la Tunisie devient une province de l'Empire ottoman dirigée par desdeys, à partir de1591, puis par desbeys, à partir de1640[99]. Dans ce contexte, les Juifs arrivés en provenance d'Italie joueront peu à peu un rôle important dans la vie du pays et dans l'histoire dujudaïsme tunisien[100].
Dès le début duXVIIe siècle, des famillesmarranes rejudaïsées après leur établissement à Livourne à la fin duXVe siècle, quittent laToscane pour s'installer en Tunisie, dans le cadre de l'établissement de relations commerciales[101]. Ces nouveaux arrivants, appelésGranas enarabe etGorneyim (גורנים) enhébreu, sont plus riches et moins nombreux que leurscoreligionnaires indigènes, dénommésTwansa[102],[103]. Ils parlent et écrivent letoscan, parfois encore l'espagnol, et constituent une élite économique et culturelle très influente dans le reste de la communauté italienne[104],[102]. Leurs patronymes rappellent leur origine espagnole ou portugaise[104].

Rapidement introduits auprès de la cour beylicale, ils exercent des fonctions exécutives de cour — collecteurs de taxes, trésoriers et intermédiaires sans autorité sur des musulmans[105] — et des professions nobles dans lamédecine, lafinance ou ladiplomatie. Même s'ils s'installent dans les mêmes quartiers, ils n'ont quasiment aucune relation avec les Twansa, auxquels des Juifs du reste dubassin méditerranéen se sont assimilés. Les Twansa parlent le dialectejudéo-tunisien[102],[106] et occupent une position sociale modeste[104]. C'est pourquoi, contrairement à ce qui se passe ailleurs dans le Maghreb, ces nouvelles populations ne sont guère acceptées[107], ce qui conduit peu à peu à la division de la communauté juive en deux groupes.
Dans ce contexte, les Juifs jouent un grand rôle dans la vie économique du pays, dans le commerce et l'artisanat mais aussi dans le négoce et la banque. Malgré les droits de douane supérieurs à ceux payés par les commerçants musulmans ou chrétiens (10 % contre 3 %), les Granas parviennent à contrôler et faire prospérer le commerce avec Livourne[104]. Leurs maisons de commerce pratiquent en outre des activités bancaires decrédit et participent au rachat des esclaves chrétiens capturés par descorsaires et revendus à profit[108]. Les Twansa se voient quant à eux concéder le monopole du commerce du cuir par lesbeysmouradites puishusseinites. Juifs livournais comme tunisiens travaillent dans le commerce de détail au sein dessouks de Tunis, écoulant ainsi les produits importés d'Europe sous la houlette d'unamine musulman, ou dans le quartier juif[109].
En1710, un siècle de frictions entre les deux groupes conduit à un coup de force de la communauté livournaise, avec un accord tacite des autorités[107]. En créant ses propres institutions communautaires, elle provoque unschisme avec la population autochtone[107]. Chacune possède désormais son conseil de notables, songrand-rabbin, sontribunal rabbinique, ses synagogues, ses écoles, sa boucherie et son cimetière distincts[110]. Cet état de fait est entériné par unetaqqana (décret rabbinique) signée en entre les grands-rabbinsAbraham Taïeb etIsaac Lumbroso[110]. Cet accord est renouvelé en1784 avant d'être annulé en1899[111]. Cettetaqqana fixe, parmi d'autres règles, le fait que tout Israélite originaire d'un pays musulman est rattaché aux Twansa tandis que tout Israélite originaire d'un pays chrétien l'est aux Granas[107]. De plus, les Granas — communauté plus riche bien que ne constituant que 8 % de la population globale — assurent désormais un tiers du paiement de lajizya contre deux tiers pour les Twansa[110],[107]. Ce dernier point indique que la communauté livournaise, auparavant protégée par lesconsuls européens, s'est suffisamment intégrée en Tunisie pour que ses membres soient considérés commedhimmis et taxés comme les Twansa[112].

Les différences socioculturelles et économiques entre ces deux communautés ne font que se renforcer auXIXe siècle[102]. Les Granas, en raison de leurs origines européennes et de leur niveau de vie plus élevé mais aussi de leurs liens économiques, familiaux et culturels conservés avec Livourne[112], supportent difficilement de côtoyer leurs coreligionnaires autochtones, considérés comme moins« civilisés », et de payer des contributions importantes alors qu'ils ne représentent qu'une minorité des Juifs de Tunisie[110]. De l'autre côté, les élites autochtones ne souhaitent pas abandonner leur pouvoir aux nouveaux venus, contrairement à ce que firent leurs voisins maghrébins, sans doute en raison de l'arrivée plus tardive des Granas en Tunisie[113]. Les Granas se démarquent aussi géographiquement des Twansa, en s'installant dans le quartier européen de Tunis, évitant ainsi laHara, et se rapprochent culturellement plus des Européens que de leurs coreligionnaires[114]. Pourtant, les deux groupes gardent les mêmes rites et les mêmes usages à quelques variantes près et, hors de Tunis, les mêmes institutions communautaires continuent à servir l'ensemble des fidèles[24]. De plus, l'ensemble des Juifs reste placé sous l'autorité d'un seul caïd[115] choisi parmi les Twansa, sans doute pour éviter les interférences avec l'étranger[105].
Au cours desXVIIe et XVIIIe siècles, les Juifs font toujours l'objet de brimades et de mesures discriminatoires, notamment de la part du système judiciaire qui se montre arbitraire à leur égard, à l'exception toutefois des tribunauxhanéfites plus tolérants[116]. Les Juifs sont toujours astreints au paiement collectif de lajizya — dont le montant annuel varie selon les années, de 10 332 piastres en1756 à 4 572 piastres en1806 — et doivent s'acquitter d'impositions supplémentaires (ghrâma) chaque fois que le trésor du souverain est en difficulté, comme le font parfois aussi les musulmans[116]. De plus, ils sont périodiquement astreints à destravaux d'utilité publique et se voient imposer descorvées qui touchent principalement les plus pauvres des communautés[116],[98],[117]. Sur le plan vestimentaire, lachéchia qui leur sert de coiffe doit être de couleur noire et enveloppée d'un turban sombre, à la différence des musulmans qui portent une chéchia rouge entourée d'un turban blanc[118]. Les Granas, qui s'habillent à l'européenne, portent pour leur part des perruques et des chapeaux ronds comme les marchands chrétiens[118].

Au début duXVIIIe siècle, le statut politique des Juifs s'améliore quelque peu grâce à l'influence croissante des agents politiques des puissances européennes qui, cherchant à améliorer les conditions de vie des résidents chrétiens, plaident également la cause des Juifs que la législation musulmane classe ensemble. Mais, si les Juifs aisés — qui exercent des charges dans l'administration ou dans le négoce — parviennent à se faire respecter, notamment via la protection de personnalités musulmanes influentes[119], les Juifs démunis sont souvent victimes de brimades voire assassinés sans que les autorités ne semblent intervenir[120]. Un observateur déclare qu'on les reconnaît « non seulement à leur costume noir mais encore à l'empreinte de malédiction qu'ils portent sur leur front »[120].
Toutefois, au-delà de ce climat difficile, les Juifs ne font pas l'objet d'explosions defanatisme religieux ou deracisme conduisant à desmassacres. Même si despillages accompagnés deviolences sont parfois signalés, ils se déroulent toujours dans un contexte de troubles touchant aussi le reste de la population comme en et à Tunis[121]. De plus, on n'assiste à aucune expulsion massive[122] et les Juifs disposent d'uneliberté de culte presque totale — associant souvent leurs voisins musulmans à leurs fêtes[119],[123] — contrairement à ce qui se pratique alors en Europe.
À la fin duXVIIIe siècle,Hammouda Pacha refuse aux Juifs le droit d'acquérir et de posséder des propriétés immobilières[98] alors que l'apprentissage de l'arabe littéral et l'usage de l'alphabet arabe leur auraient aussi été interdits durant cette période[116]. Enfin, quant au comportement de la population musulmane à l'égard des communautés, il varie de la volonté d'application rigoureuse de ladhimma pour lesoulémas à l'absence d'hostilité de la population rurale, en passant par les violences de certaines franges urbaines marginalisées mais assurées de l'impunité[124].
Les communautés se structurent sous l'autorité d'un chef de la« nation juive » portant le titre dehasar ve ha-tafsar, poste prestigieux et puissant regroupant à la fois la charge decaïd des Juifs (qâyd el yihûd) et celle de receveur général des finances placé sous l'autorité du trésorier du royaume (khaznadar)[125]. Intermédiaire entre le bey et sa communauté et bénéficiant donc d'entrées à la cour, il dispose d'un pouvoir bureaucratique très important sur ces coreligionnaires au sein desquels il répartit le paiement de lajizya — dont ils sont collectivement redevables[126] — en fonction des ressources de chaque foyer. Il désigne aussi ceux qui se chargent descorvées imposées par les autorités[122].

Fermier d'État, entouré des notables parmi les plus fortunés et les plus instruits, il collecte aussi des taxes comme la dîme aumônière, la taxe sur la viande kasher et les offrandes des fidèles[122]. Celles-ci lui permettent de payer ses services, ceux de ses adjoints et des rabbins-juges[126] et financent les synagogues, les écoles liées à celles-ci, l'abattoir rituel, lecimetière, la caisse de secours aux indigents et aux malades et letribunal rabbinique qui ne siège que dans les grandes villes[112] sous la présidence dugrand-rabbin[122]. Administrateur des affaires de la communauté, il désigne les chefs laïcs ou religieux locaux — avec l'approbation écrite des autorités tunisiennes — et leur donnent des grandes orientations[126]. À partir du règne d'AliIer Pacha (1735-1756), il occupe également la fonction de trésorier du bey[105] et une grande partie des postes clés de l'administration des finances — perception des impôts et droits de douane, ordonnancement des dépenses, maniement des espèces, tenu des livres de comptes ou paiement de la solde desjanissaires — étaient occupés par des agents juifs[127].

Désormais dédoublée pour chaque groupe, la figure du grand-rabbin jouit d'une autorité considérable auprès de ses fidèles. De par sa fonction de président dutribunal rabbinique, il veille au respect de laloi juive, s'appuyant sur leChoulhan Aroukh, le code législatif standard, et leTalmud. Les juridictions rabbiniques traitent des affaires de statut personnel mais aussi civiles et commerciales lorsque seuls des Juifs sont concernés, que les fautes soient religieuses ou profanes[115]. Dans les petites villes, c'est undayan qui est chargé de rendre la justice, le tribunal rabbinique servant alors de chambre d'appel[112]. L'une des peines les plus rigoureuses que ce dernier puisse prononcer est leherem, version juive de l'excommunication, rendue publique dans la synagogue[115].
Toutefois, certains remettent alors en cause l'autorité des chefs religieux : un courtier juif, travaillant pour une maison de commerce française et condamné à la bastonnade en pour avoir invoqué le nom de Dieu[128], fait appel de la décision devant le consul de France. À la suite de la protestation de ce dernier auprès du bey, il est décidé que le tribunal rabbinique ne prononcerait plus de peine pour délit religieux à un Juif placé sous la protection française[128].

Sur le plan intellectuel, les échanges croissants entre Juifs de Tunisie et de Livourne facilitent la circulation d'ouvrages imprimés en Toscane et leur large diffusion en Tunisie et dans le reste du Maghreb[129]. Ceci entraîne un important renouveau des études hébraïques tunisiennes, au début duXVIIIe siècle, incarné notamment par les rabbinsSemah Sarfati, Abraham Ha-Cohen, Abraham Benmoussa,Abraham Taïeb et Joseph Cohen-Tanugi[130]. Parmi les ouvrages — commentaires duPentateuque, duTalmud ou de laKabbale — qui ont fait date, on peut citer :
À l'exception duZera Itshak d'Isaac Lumbroso, l'ensemble des ouvrages a été imprimé à Livourne, Tunis ne possédant pas d'imprimerie de renom, la seule tentative d'en faire une en 1768 est considérée comme un échec en raison de l'absence de savoir-faire. Le rabbinHaïm Joseph David Azoulay, en visite à Tunis en1773-1774, note que la ville compte alors quelque 300 jeunes talmudistes et juge que les rabbins qu'il rencontre « avaient des connaissances très étendues »[134].
Des textes judéo-arabes célèbrent par ailleurs des figures légendaires comme lepoète Rabbi Fraji Chaouat, célèbre pour son largediwan hébraïque, et Rabbi Yossef El Maarabi[135]. Un long poème relate aussi l'épidémie depeste ayant touché le pays auXVIIe siècle[136].
Au milieu du siècle, les Juifs de Tunisie ne comptent guère de lettrés enarabe et ils sont peu nombreux à lire et écrire l'hébreu. De plus, ils vivent généralement repliés sur leurs préceptes, en raison de leur instruction uniquement religieuse[137], et ils n'ont que peu de connaissances des lettres arabo-musulmanes, contrairement aux Juifs d'autres pays musulmans[138]. Néanmoins, les va-et-vient entre Tunis et l'Europe contribuent à une certaine volonté d'émancipation et à une liberté dans le port des vêtements qui leur sont assignés ;Mahmoud Bey décide alors d'obliger en tous les Juifs vivant en Tunisie à porter une calotte[118].
Un Juif originaire deGibraltar, qui refuse la mesure, est victime d'une bastonnade[139] ; sa protestation auprès de son consul entraîne une vive réaction duRoyaume-Uni[118]. Cette situation profite aux Granas qui obtiennent contre paiement le remplacement du port de lachéchia par celui d'une calotte blanche (kbîbes) et le port d'unsefseri spécifique pour leurs femmes, une façon de se distinguer encore des Twansa qui continuent à devoir porter la calotte noire[140],[118]. Toutefois, cette concession est en contradiction avec un relatif durcissement des autorités durant les premières décennies du siècle, rapporté par le docteur du bey, Louis Franck, ou le consul desÉtats-UnisMordecaï Manuel Noah[140].

Sur le plan socio-économique, la population juive est très hétérogène. Au sein des ports du pays, les négociants juifs d'origine européenne contrôlent, avec les chrétiens, les échanges de marchandises avec l'étranger et dominent plus de la moitié des maisons de commerce exerçant dans le pays[141]. À côté de cette classe aisée de négociants et de banquiers, principalement livournais, se trouve une classe moyenne constituée de commerçants et d'artisans[142]. Ces Juifs jouent un grand rôle dans lecommerce de détail, notamment dans la capitale où ils sont fortement implantés dans deuxsouks de lamédina : celui spécialisé dans les denrées coloniales, laquincaillerie et les articles en provenance deParis et celui spécialisé dans les draperies et lessoieries anglaises et françaises[143]. Nombreux sont aussi ceux qui exercent uneactivité artisanale, comme letravail de l'or et de l'argent, dont ils exercent lemonopole, et laconfection de vêtements et dechaussures[143]. Ils servent également deprêteurs pour les paysans et les artisans[142]. Dans les régions rurales deNabeul,Gabès etDjerba, des Juifs travaillent lavigne, lepalmier-dattier ou lesarbres fruitiers et pratiquent l'élevage[142].
Il existe également une classe pauvre de Juifs vivant de petits métiers et ne pouvant survivre sans lacharité organisée par leur communauté[142].
L'inclusion des Juifs dans laDéclaration française des droits de l'homme et du citoyen, le, et les décrets napoléoniens de1808 suscitent une certaine sympathie pour la France parmi les Juifs de Tunisie qui sont tous sujets du bey[144]. Ainsi, le chargé d'affaires espagnol rapporte en1809 que « les Juifs sont les plus acharnés partisans de Napoléon »[144]. On rapporte même que certains Juifs, y compris des Granas à l'image de leurs coreligionnaires en Italie, portaient à cette époque unecocarde tricolore, acte sévèrement réprimé parHammouda Pacha, qui refuse toute tentative de la France de prendre sous sa protection ses sujets juifs originaires de laToscane nouvellement conquise parNapoléon[144], lequel avait libéré lesghettos italiens et, dans le même mouvement, aboli les discriminations contre lesJuifs en Italie, souvent similaires à celles de Tunisie. C'est dans ce contexte que l'article 2 du traité du, signé avec leGrand-duché de Toscane, fixe la durée du séjour des Granas en Tunisie à deux ans ; au-delà, ils passent sous la souveraineté du bey et sont considérés sur le même plan que les Twansa[145].
Dans le même temps, alors que la Tunisie s'ouvre progressivement aux influences mais subit aussi les pressions européennes, le souverainAhmedIer Bey inaugure une politique de réformes[146]. En vertu d'un acte corrigeant le traité tuniso-toscan de 1822, signé le, les Granas établis en Tunisie après le traité ou ceux qui viendront s'y installer obtiennent le droit de conserver leur qualité deToscans sans limitation de temps, ce qui n'est pas le cas des Granas arrivés avant 1822[147]. Cette disposition encourage nombre de Granas d'origineitalienne à émigrer en Tunisie où ils constituent une minorité étrangère — 90 personnes en1848 renforcés par quelques Juifs français et britanniques — placée sous la protection duconsul de Toscane et installée dans le quartier franc de Tunis, contrairement aux anciens Granas installés dans laHara ; ceux arrivés après l'unification de l'Italie bénéficient à leur tour de l'application de cette disposition[148],[102].
Dès lors, l'action politique est vue comme un moyen pouvant mettre fin au statut d'exception frappant les Juifs, constituant « une véritable rupture dans l'univers mental des communautés juives, rupture qui brise le vieux monde de la soumission à l'ordre des choses »[149]. En1853, le caïd de la communauté tunisienne,Nessim Samama, obtient l'abolition descorvées auxquelles ses coreligionnaires étaient jusqu'alors contraints[48].
Malgré tout, les Juifs restent soumis au paiement de lajizya et de taxes exceptionnelles réclamées par le bey selon les besoins et font aussi l'objet de discriminations[150]
Sur le plan vestimentaire, ils sont contraints de porter unechéchia noire et non rouge, un turban noir ou bleu foncé et non blanc et des chaussures noires et non de couleur vive[151]. Ils ne peuvent vivre hors des quartiers qui leur sont attribués et ne peuvent accéder à la propriété immobilière[151]. Enfin, lorsqu'ils sont les victimes de vexations ou de violences, ils ne reçoivent pas toujours de réparation pour le tort subi[151].
Pourtant, la relation entre Juifs et musulmans transforme radicalement à partir du milieu du siècle, du fait de l'irruption en Tunisie de puissances coloniales européennes, et en particulier laFrance. En effet, celles-ci s'appuient sur la présence de Juifs pour promouvoir leurs intérêts économiques et commerciaux : la situation de ceux-ci, souvent traités de manière inéquitable par les tribunaux tunisiens, sert de prétexte à des pressions sur le bey[152]. L'affaire Sfez en1857 est une illustration de ce nouveau contexte et l'occasion pour la France et leRoyaume-Uni d'intervenir au nom de la défense desdroits de l'homme et du combat contre l'absolutisme et lefanatisme afin de favoriser leurs entreprises[153].
Batou Sfez est uncocher juif au service ducaïd de sa communauté,Nessim Samama[151]. À la suite d'un incident de circulation et à une altercation avec un musulman, il est accusé par ce dernier d'avoir injurié l'islam ; des témoins confirment par la suite devant notaire avoir assisté à la scène[151]. Inculpé et jugé coupable, selon le droitmalikite et malgré ses protestations, il est condamné par le tribunal duCharaâ à lapeine de mort pourblasphème etdécapité à coup de sabre le24 juin[151]. Le souverainMohammed Bey cherche par ce geste à apaiser les rancœurs nées de l'exécution d'un musulman accusé d'avoir tué un Juif et à prouver que sa justice traite ses sujets équitablement[154]. Néanmoins, la rigueur de la peine soulève une vive émotion dans la communauté juive et chez lesconsuls de France et du Royaume-Uni,Léon Roches et Richard Wood. Ceux-ci en profitent alors pour exercer une pression sur le souverain afin qu'il s'engage dans la voie de réformes libérales similaires à celles promulguées dans l'Empire ottoman en1839[155]. D'ailleurs, l'historienIbn Abi Dhiaf évoque les Juifs tunisiens comme des« frères dans la patrie » (Ikhwanoun fil watan), même s'il reproche à certains d'entre eux de rechercher la protection des consuls étrangers avec exagération[8].

L'arrivée d'uneescadre française en rade de Tunis oblige le bey à proclamer lePacte fondamental le[153],[156], avec l'appui d'Ibn Abi Dhiaf[146],[157] semblant représenter l'attitude la plus favorable à l'égard des Juifs parmi les réformateurs, alors que d'autres sont plus sceptiques[158]. Le texte change radicalement la condition des non musulmans[152] : les Juifs tunisiens, considérés jusque-là comme des sujets de second rang, échappent au statut séculaire de ladhimma[159],[160].
L'article 1 assure à tous une« complète sécurité » pour les personnes et leurs biens ; l'article 4 indique que les« sujets israélites ne subiront aucune contrainte pour changer de religion, et ne seront pas empêchés dans l'exercice de leur culte » ; l'article 6 précise que« lorsque le tribunal criminel aura à se prononcer sur la pénalité encourue par un sujet israélite, il est adjoint au dit tribunal desassesseurs également israélites »[161] et l'article 8 indique que tous les Tunisiens, sans distinction de foi, jouissent désormais des mêmes droits et des mêmes devoirs. Le libre accès à la propriété et à la fonction publique est également garanti à tous[162]. Le décretbeylical du autorise les Juifs à porter une chéchia rouge comme celle des musulmans et leur accorde expressément le droit d'acquérir un bien immobilier hors des quartiers réservés[160]. Il semble en outre que lajizya cesse d'être payée avec l'instauration de lamejba, à laquelle les sujets du bey sont soumis, et que les droits de douane soient payés en fonction du lieu d'origine ou de destination des marchandises et non plus en fonction de la religion du marchand[163].

Sadok Bey, successeur de Mohammed Bey, remplace le texte par uneloi organique, équivalent à une véritable Constitution, le, et le complète le par un Code civil et criminel[153]. Toutefois, la hausse des dépenses publiques engendrées par les nouvelles institutions et de nombreux travaux publics conduit à une hausse de lamejba et à une révolte en, la crise étant aggravée par desdétournements de fonds et la dégradation des conditions économiques. Des attaques ont alors lieu physiquement contre les Juifs — accusés de profiter de ces réformes — ou leurs biens ou contre des synagogues à Sousse, Gabès, Nabeul, Sfax et Djerba[164]. Ces événements durent plusieurs années et de nouvelles scènes de violences éclatent à Tunis en 1869 où 17 Juifs sont tués sans que leurs meurtriers soient traduits en justice.

Même si la Constitution est suspendue dès les premiers jours de la révolte, finalement réprimée, les réformes précédentes restent en vigueur et les Juifs lésés sont indemnisés par le pouvoir[165]. Néanmoins, les juridictions tunisiennes continuent de faire preuve d'une particulière sévérité à l'égard des Juifs dont les notables se tournent vers les consuls[159] et des Juifs sont toujours l'objet de crimes restés impunis[166].
Le pays devient le théâtre des luttes d'influence entre les nations européennes qui confèrent à certains notables des patentes de protection qui leur permettent, tout en conservant la nationalité tunisienne de se placer sous la protection des juridictions consulaires ; les principales puissances européennes qui y sont les plus favorables peuvent ainsi justifier leurs interventions dans les affaires intérieures du pays[167].

À la fin duXIXe siècle, Granas comme Twansa parlent désormais lejudéo-tunisien, unjudéo-arabedialectal transcrit enalphabet hébreu mais similaire à celui parlé par les musulmans, à l'exception de quelques variations de prononciation, de l'atténuation de la valeur emphatique de certaines consonnes et de rares emprunts à l'hébreu dans le strict cadre de la pratique religieuse[168]. Dans le même temps, même si le système d'enseignement traditionnel fait l'objet de critiques croissantes, les études talmudiques produisent encore des figures telles que lesrabbins Juda Lévi,Joseph Borgel, Josué Bessis, Abraham Cohen ou Abraham Hagège[169].
Sur le plan vestimentaire, les deux groupes ont adopté le costume musulman à quelques variantes près (turban à la couleur foncée imposée aux hommes, coiffe pointue appeléequfiyya[170] pour les femmes, etc.) ; même les Granas les plus récemment arrivés et des Twansa fortunés portent le costume à l'européenne[171]. Les activités religieuses restent toujours aussi suivies : lesamedi est un jour chômé, lesfêtes religieuses sont célébrées tout au long de l'année avec plus ou moins d'éclat et despèlerinages sont effectués versJérusalem, ce qui n'empêche pas la persistance desuperstitions — comme la protection assurée par lakhamsa contre lemauvais œil ou la peur desdjinns — partagées avec les musulmans[172].

Face aux carences de l'enseignement traditionnel, les écoles modernes commencent à voir le jour dans les grandes villes. Pompeo et Esther Sulema, tous deux issus de la communauté des Granas, ouvrent la première d'entre elles àTunis en1831, suivie en1845 par celle de l'abbéFrançois Bourgade et en1855 par celle d'une mission protestante, laLondon Society for Promoting Christianity Among the Jews[173]. D'autres établissements pour filles ou garçons voient le jour par la suite sous l'impulsion dessœurs de Saint-Joseph-de-l'Apparition et des Frères de la Doctrine chrétienne. Ce phénomène encourage la scolarisation d'une élite de jeunes Juifs et leur apprentissage du français ou de l'italien[174].
Parmi les organisations juives qui s'installent en Tunisie figure l'Alliance israélite universelle (AIU) dont un comité régional est ouvert à Tunis en1864 à l'instigation d'un groupe de notables français, livournais et tunisiens (Grand-rabbin Abraham Hadggiadj, Jacques Castelnuovo, etc.). Sa direction est exclusivement composée de Juifs français et italiens[138] et veut apporter « un appui efficace à ceux qui souffrent de leur qualité d'israélite »[175]. Au constat, les instituteurs soulignent la grande misère du pays et son état sanitaire effroyable qui se traduisent en1867 par uneépidémie decholéra puis unefamine l'année suivante. Son action essaie d'imposer santé, hygiène et éducation comme voies de relèvement matériel et physique de cette partie de la communauté juive jugée arriérée et superstitieuse[176]. Toutefois, l'AIU est entravée par des querelles internes, qui sont l'expression des intérêts nationaux divergents en son sein, et doit faire face à l'hostilité de la part du souverain qui interdit longtemps à ses sujets d'y adhérer[177],[178]. De plus, l'idée de l'ouverture d'une école occidentale par l'AIU qui en appelle à l'aide à la France[176], est vue « comme une initiative juive européenne visant à soustraire les juifs à l'emprise du gouvernement »[179]. Legrand vizirKheireddine Pacha, tout en reconnaissant« la valeur de l'éducation européenne et sa contribution au bien-être public », voit en effet l'action de l'AIU comme une ingérence étrangère[180].Ibn Abi Dhiaf pense quant à lui que l'école pourrait améliorer la condition des couches populaires juives défavorisées[179].

Les pressions de la France, qui trouve auprès de l'élite juive autochtone un médiateur réceptif, mais aussi de l'Italie et du Royaume-Uni, conduisent finalement à ce que le bey donne son accord pour l'ouverture d'une école de garçons à Tunis, effective le[181], dirigée par le FrançaisDavid Cazès. L'ensemble du programme public français y est enseigné, dont lefrançais, ainsi que l'hébreu et l'histoire juive, répondant ainsi aux attentes des familles souhaitant concilier enseignement moderne et culture traditionnelle. La prise en charge des enfants pour les repas, les vêtements, etc. contribue à accroître les effectifs, même si les écoles publiques continuent à accueillir le plus grand nombre d'élèves[182].
Quant à la suppression rapide de l'italien, elle se fait au détriment de la communauté livournaise qui tente alors de promouvoir les intérêts politiques italiens et qui joue le rôle de modèle que les Twansa s'efforcent d'imiter en empruntant la voie de laculture française. Un système d'apprentissage de quatre ans est aussi mis en place pour former des jeunes à divers métiers — menuisier, tapissier, forgeron, carrossier, horloger,électricien oupeintre — afin qu'ils occupent un emploi salarié ou s'établissent à leur compte[183].

Cette concurrence produit une émulation entre les élites respectives et peut expliquer le dynamisme de la scolarisation des jeunes Juifs. Après cette école de garçons, une autre voit le jour àLa Goulette en1881, puis une école de filles (1882) à Tunis, comptant 340 élèves en 1886 et 847 en 1891[175], une école maternelle de filles (1891) et une école mixte (1910) ouvrent aussi à Tunis ; d'autres écoles ouvrent en1883 àSousse etMahdia et en1905 àSfax[138]. Une école agricole (ORT-Alliance) de garçons est également fondée en1895 àDjedeida à l'Ouest de Tunis mais, n'attirant pas suffisamment de locaux, les élèves proviennent deTripolitaine, d'Algérie et duMaroc[183]. Pour la première fois, les filles sont donc scolarisées ce qui rompt avec la société juive traditionnelle.

Dans ces écoles de l'AIU accueillant près de 3 500 élèves des deux sexes à la veille de laPremière Guerre mondiale[183], outre l'apprentissage fondamental du français, c'est surtout un nouveau système de valeurs qui est transmis aux élèves, en opposition aux tenants de la tradition au sein de la communauté[184]. Par ailleurs, les écoles chrétiennes, catholiques ou protestantes, ouvertes à Tunis dans la seconde moitié duXIXe siècle attirent de plus en plus d'enfants des familles juives les pluséclairées, comme lelycée Carnot de Tunis[138]. Ce processus s'étale dans le temps, de la classe la plus aisée jusqu'à certains des plus modestes éléments de la communauté. Aussi, les élèves sortant des écoles et centres d'apprentissage tels que l'ORT (Œuvre, Reconstruction, Travail) grossissent le nombre d'employés parlant l'arabe qui, ayant acquis la connaissance dufrançais, deviennent des intermédiaires entre les patrons français et leurs clients indigènes. À la génération suivante, les enfants sont poussés à aller au-delà ducertificat d'études, les parents juifs ayant acquis la conscience que la promotion sociale était accessible par un plus haut niveau d'études. Ainsi, après une longue période de stagnation, la communauté juive est prise dans un mouvement accéléré d'ascension socio-culturelle qui s'accompagne de changements notables du mode de vie[175].

Cependant, toutes les communautés locales n'évoluent pas au même rythme, et certaines ne sont que très faiblement concernées[184]. Des difficultés sont rencontrées, comme àBizerte,Béja etMahdia, où les communautés ne peuvent fournir la contribution financière demandée[183]. Quant auxJuifs de Djerba, ils refusent l'ouverture d'une école de l'AIU, comme ils boycottent déjà l'enseignement séculier instauré par les autorités françaises, malgré les pressions des notables juifs de la capitale et ducaïd local et l'usage de la force[185] ; cette décision est un exemple rare et peut-être unique dans l'histoire de l'AIU[186]. En effet, les rabbins frappent d'excommunication tout membre de la communauté qui coopérerait avec elle car, prenant l'exemple de Tunis où ils perçoivent un déclin du savoir et de la pratique religieuse, ils considèrent la proposition comme une atteinte à l'intégrité de leur communauté[187], lui préférant le système traditionnel d'enseignement rabbinique obligatoire pour les seuls garçons[188]. En retour, les autorités du protectorat et les notables juifs de la capitale désignent longtemps les Djerbiens comme des « communautés arriérées, maintenues dans l'abjection et l'ignorance par des rabbins réfractaires à tout progrès »[189].



Avec l'établissement duprotectorat français en Tunisie en1881, une ère nouvelle s'ouvre pour les Juifs qui se trouvent face au pouvoir affaibli du bey et à celui dominant de la Francecoloniale[190]. Une grande partie d'entre eux ont alors espoir de se soustraire à la domination auxquels ils sont assujettis depuis laconquête musulmane du Maghreb[191]. Néanmoins, les Juifs seront quelque peu déçus par le nouveau pouvoir qui ne répondra pas toujours favorablement à leurs attentes[192].
Dans un premier temps, les Juifs ne souffrent pas d'antisémitisme de la part des nouveaux arrivants. Pourtant, le journalLa Tunisie française se livre à de régulières attaques[193]. De plus, du au, une rixe entre Juifs et Arabes dégénère enémeutes durant lesquelles les Juifs sont molestés, leurs maisons pillées et leurs magasins mis à sac sans que la police n'intervienne (soit un « pogrom »). Malgré les condamnations prononcées, la responsabilité des troubles n'a jamais été clairement établie[194]. Le contexte troublé de l'affaire Dreyfus ajoute encore à la crainte d'une explosion de violence ; sa résolution contribue toutefois à renforcer l'attachement des Juifs à la France et les encourage à présenter des revendications[195].
Si la présence française entraîne unefrancisation continue de la communauté juive, le rapprochement souhaité par ses élites ne se fait pas sans difficultés[192]. L'extension de la juridiction française aux Juifs tunisiens accompagnée par la suppression dutribunal rabbinique et la possibilité denaturalisations individuelles deviennent des revendications prioritaires de l'intelligentsia moderniste ayant accédé aux universités françaises[196]. Elles sont exposées pour la première fois par Mardochée Smaja en1905, puis défendues dans l'hebdomadaireLa Justice fondé en1907[197]. Si les représentants des Français de Tunisie soutiennent ces idées, l'administration du protectorat, le gouvernement français de laTroisième République et les instances rabbiniques conservatrices appuyées par les fractions les plus populaires de la communauté les combattent. Les musulmans modernistes critiquent eux une atteinte à la souveraineté et la création d'une inégalité entre ressortissants d'un même État[198].
Quant au projet de réforme relatif aux conditions requises pour l'obtention de la naturalisation, il fait face à l'hostilité des autorités qui cherchent à encourager et à protéger l'installation des Français et craignent d'envenimer leurs relations avec le pouvoir beylical et la population musulmane[199]. La transformation des institutions communautaires est aussi rejetée par les autorités de crainte qu'il ne soit contrôlé par les Granas favorables à l'Italie[192]. Car, si le pouvoir colonial cherche des appuis dans la communauté pour mieux asseoir son autorité, cette élite laïque et libérale est rapidement exclue de ses postes influents.
Face aux ambitions italiennes sur la Tunisie et au souhait d'accroître le nombre de Français établis dans le pays, un assouplissement des conditions de naturalisation en faveur des sujets tunisiens est finalement décidé le[200]. Si la procédure reste sélective et individuelle, elle ouvre la possibilité aux Juifs de devenir des citoyens français. Parmi les sujets tunisiens âgés de 21 ans révolus et justifiant une maîtrise de la langue française sont admissibles à la naturalisation ceux qui remplissent l'une des conditions suivantes : avoir accompli un engagement volontaire dans l'armée française, avoir obtenu un diplôme, un prix ou une médaille de l'enseignement supérieur, avoir conclu un mariage avec une Française dont sont issus des enfants, avoir rendu pendant plus de dix ans des« services importants » aux intérêts de la France en Tunisie ou avoir rendu des« services exceptionnels » à la France[201]. Ces conditions difficiles maintiennent un faible nombre de cas (93 naturalisations entre1911 et1914) afin de tenir compte de l'opinion des populations française et musulmane de Tunisie ; la réglementation ne répond cependant pas à l'attente de la population juive[202]. Des réformes de l'organisation communautaire sont également mises en place : la charge de caïd est supprimée et la Caisse de secours et de bienfaisance de Tunis confiée à un comité d'administration nommé par arrêté ministériel ; toutes les villes accueillant des communautés importantes sont dotées des mêmes structures[203].
Après une période intermédiaire, l'administration du protectorat ne reconnaît plus qu'un seulgrand-rabbin issu de la communauté des Twansa et dont l'autorité est étendue à tout le pays. Il donne ainsi un début d'unité aux institutions communautaires du pays[204].

En raison de sa position socioculturelle intermédiaire, l'élite juive autochtone francisée s'identifie aux valeurs républicaine et laïque pour refuser l'ordre arabe et musulman existant. Cette position permet à la fois de viser la promotion sociale et culturelle de la communauté et le maintien d'une identité forte grâce à un partenariat avec d'autres communautés et à la garantie offerte par la France[205]. L'idéologie de l'école républicaine suscite aussi un grand enthousiasme au sein de la communauté[205]. En effet, la culture universaliste transmise permet d'éluder la question nationale tout en offrant une échappatoire à la domination via la promotion socioprofessionnelle, après des siècles de relative stagnation, et l'acquisition d'un statut social plus valorisé[205].

Le décloisonnement relatif de la société, avec l'apparition de lieux de sociabilité indépendants comme l'école, les cafés, le théâtre ou les clubs sportifs, participent de l'affranchissement des individus par rapport à leur groupe et leur religion[206] et du délaissement des formes traditionnelles de la culture judéo-arabe[207] qui perdurent toutefois dans les communautés de l'arrière-pays. Si de nouvelles synagogues sont construites dans toutes les villes, un net recul de la pratique religieuse est constaté, même si cela reste encore le fait d'une minorité[208] parmi les plus aisés et les instruits. Ce phénomène est associé à une diminution de la connaissance de l'hébreu liée à l'absence de son enseignement dans l'école publique[209], où se rend une large majorité des enfants des deux sexes, même si leTalmud Torah n'a pas disparu dans les grandes villes[210].

Dès la fin du siècle, les familles disposant de ressources financières suffisantes font poursuivre des études secondaires voire supérieures à leurs enfants[211]. Dans le même temps, la communauté prospère en profitant de l'économie coloniale[212]. Même si les Juifs exercent toujours les métiers traditionnels du commerce, du négoce et de l'artisanat, les jeunes sortant des écoles et des centres d'apprentissage se font de plus en plus embaucher dans les ateliers, les magasins et les bureaux[184]. Ils intègrent aussi le réseau de succursales de banques et d'assurances installées par des sociétés françaises, se lancent dans de nouveaux métiers, participent à la création des premières industries ou constituent des exploitations agricoles[213].
La part d'employés augmente considérablement car les jeunes qui ont acquis la connaissance du français maîtrisent suffisamment ledialecte arabe pour servir d'intermédiaires entre leurs patrons français et leurs clients tunisiens[184]. Les enfants de la génération suivante sont poussés à aller au-delà de l'instruction primaire et accèdent aux professions libérales, après une formation en France ou en Italie, de médecins, de pharmaciens ou d'avocats[214],[215].
Les familles juives occidentalisées abandonnent leurs habitations traditionnelles (oukalas) de laHara de Tunis pour s'installer dans des appartements individuels en bordure de celle-ci ou, pour les plus aisés, dans les nouveaux quartiers de Tunis[216]. Ces transformations économiques conduisent à une restructuration de la société juive : unebourgeoisie commerciale, industrielle voire agricole, une autre libérale (avocats, médecins, pharmaciens et architectes), uneclasse moyenne (commerçants, artisans, employés et fonctionnaires), uneclasse ouvrière encore réduite et une masse de journaliers sans qualification, de malades et d'infirmes aux moyens modestes qui ne survivent que par les subsides de la communauté ; ces derniers se retrouvent notamment dans la Hara[217].
La scolarisation participe aussi de l'acculturation des nouvelles générations. Ainsi, lefrançais devient la langue maternelle au même titre que l'arabe, quand il ne le remplace pas, et permet au quotidien l'émancipation et lamobilité sociale des individus[218],[219]. Dans le même temps, l'adoption de prénoms européens aux dépens des prénoms hébreux ou arabes[220], l'adoption du vêtement européen, l'acceptation des rythmes de travail hebdomadaires[138], la distanciation à l'égard des croyances et pratiques superstitieuses partagées avec les musulmans[221] se répandent. Les femmes s'émancipent aussi par le changement de costume, mais à moins vive allure que les hommes et avec des décalages intergénérationnels et intrafamiliaux[216].
Simultanément, l'autorité maritale et paternelle se module du fait du développement de l'instruction féminine, de la diffusion croissante des valeurs modernistes et de la plus grande instruction des nouvelles générations[216]. De plus, l'âge au mariage se relève, lesunions consanguines se font plus rares et celles entre Twansa et Granas plus fréquentes, lafamille nucléaire s'éloigne de lafamille élargie, etc[207].

Avec la diffusion de l'imprimerie hébraïque de Tunis, quelques années après l'établissement du protectorat, une ère nouvelle d'importante activité intellectuelle et sociale s'ouvre, que ce soit dans le domaine de lapoésie, de l'essai enprose ou dujournalisme[222]. Certaines personnes y trouvent leur vocation en tant que rimailleur,chansonnier,conteur, essayiste ou journaliste. Plus de 25publications périodiques enjudéo-tunisien[223] voient le jour même si ce phénomène s'éteint rapidement après laPremière Guerre mondiale[224],[225]. Des ouvrages religieux, de littérature arabe ou dérivés du folklore sont publiés, tout comme des traductions de la littérature européenne et des créations originales[223].

D'autres écrits, souvent de longues ballades ou des récits rimés, décrivent des événements liés à la communauté, qu'ils soient du domaine de la vie sociale, culturelle ou domestique, mais aussi et surtout les changements des mœurs et des comportements d'une communauté plus moderne[224]. Diffusés soit sous forme de feuilles volantes soit en petites brochures, ces textes sont parfois écrits avec une transcription très approximative encaractères latins, mais toujours construit sur un air populaire[224]. Rapidement, des genres poétiques locaux traditionnels sont apparus[224],[226]. Dans unebibliographie commentée établie entre1904 et1907 parEusèbe Vassel[227], ce dernier recense des pièces poétiques comme celles du pionnier et prolifique Simah Levy[228]. Vassel cite également Haï Vita Sitruk etMalzouma sur les déceptions de ce monde rédigé par un auteur resté anonyme[228]. Ainsi, des centaines de poésies populaires, d'abord composées à Tunis, puis dans d'autres communautés telles que celles deDjerba et deSousse, racontent les traditions juives, d'une manière nouvelle, que certains auteurs traditionalistes considéreront comme « menaçante »[228]. Un théâtre Cohen ouvre ses portes en1888 à Tunis.
Mais ces créations ont aussi, pour la première fois sous forme imprimée, permis la diffusion de textes lyriques ou romantiques, fortement influencés aussi bien par la production locale que par celle arabo-musulmane venant d'Égypte, qui est très populaire à cette époque en Tunisie[225]. Dans la même période, des artistes juifs commeLeïla Sfez,Habiba Msika ouCheikh El Afrit accèdent à une large notoriété et contribuent au renouveau de lamusique tunisienne[229],[230]. Un changement culturel a aussi lieu avec l'apparition d'artistes-peintres commeMoses Levy,Maurice Bismouth,David Junès[231] etJules Lellouche[230].Albert Samama-Chikli réalise quant à lui le premiercourt métrage de l'histoire ducinéma tunisien,Zohra, en1922.

Durant laPremière Guerre mondiale, les Juifs tunisiens ne sont pas mobilisables en raison de la législation en vigueur, contrairement aux musulmans. Dès lors, ils paraissent épargnés par un conflit touchant les autres éléments de la population et voient même leurs affaires prospérer en raison de l'élévation des prix due à la rareté des marchandises, ce que dénonce la presse locale[232]. Entre le et le, dessoldats tunisiens se livrent, simultanément à Tunis, Bizerte, Sousse, Sfax et Kairouan, à des expéditions punitives contre les Juifs[233]. Les autorités du protectorat imputent aussitôt la responsabilité des troubles aux« traditions » et font adopter par décret beylical du29 août le délit de « provocation à la haine ou au mépris de l'une des races vivant dans la Régence »[234]. De nouvelles échauffourées se produisent à la fin de la guerre, notamment le à Tunis[235]. Mis à part de nouvellesémeutes antijuives liées à la question palestinienne[236], principal sujet de friction à partir de la tenue duCongrès de Jérusalem en1931[237], ou nées de conflits personnels comme àSfax en[238], la communauté connaît une période de paix sociale et d'essor exceptionnelle[48]. L'adoption des mœurs et de la culture françaises s'intensifie et l'occidentalisation se traduit par l'adoption de nouveaux modèles familiaux et lasécularisation[24].

Après la guerre, le comité d'administration de la Caisse de secours et de bienfaisance de Tunis est remplacé par un Conseil de la communauté israélite désigné en vertu du décret beylical du. Un collège de soixante délégués, élu tous les quatre ans par la population juive de Tunis sans distinction de nationalité, est chargé de nommer ses membres en assurant une représentation proportionnelle des Granas et des Twansa[239]. Chargé des questions du culte et de l'assistance, il propose aussi un candidat pour le poste degrand-rabbin, dont l'autorité s'étend aux deux rites. Toutefois, il reste placé sous le contrôle du secrétaire général du gouvernement et les Granas continuent de former une communauté distincte en gardant leur conseil communautaire[240]. De plus, ces changements n'affectent pas l'organisation des autres communautés du pays[241].
La communauté est dans le même temps représentée progressivement dans toutes les instances consultatives du territoire : sièges réservés dans les chambres économiques, les conseils municipaux et leGrand Conseil (quatre sièges sur 41 dans la section tunisienne)[242]. Ainsi, si la communauté ne constitue qu'une faible minorité de la population tunisienne — moins de 2,5 % en1936[24] dont près de 60 % habitent la capitale[243] — elle possède néanmoins tous les droits d'une minorité.
La loi Morinaud du — dont le vote résulte de considérations tactiques visant à inverser le ratio démographique entre ressortissants français et italiens ayant afflué après la Première Guerre mondiale[199] — facilite encore les conditions d'accès à lanationalité française. Désormais, les Tunisiens peuvent être naturalisés s'ils remplissent l'une des conditions suivantes : avoir accompli un engagement volontaire dans l'armée française, avoir obtenu un diplôme de l'enseignement secondaire, avoir conclu un mariage avec une Française ou une étrangère dont sont issus des enfants ou avoir rendu des« services importants » à la France[244].
Des Juifs demandent et obtiennent leurnaturalisation mais le rythme annuel des naturalisations, élevé entre1924 et1929 (culminant à 1 222 en1926), commence à diminuer entre1930 et1933 en passant sous la barre des 500, pour s'effondrer à moins de 100 à partir de1934[199],[245].

Encouragée par lesassimilationnistes, cette évolution est freinée par différents courants : les traditionalistes pour qui elle accélère la déjudaïsation[246], les sionistes qui militent en faveur d'une solution nationale de la question juive, lesmarxistes qui souhaitent que les Juifs lient leur destin à celui de leurs compatriotes musulmans[24], les nationalistes tunisiens qui les considèrent comme des traîtres[247] mais aussi les autorités françaises, notamment les services de larésidence générale[248], conscientes que le ratio démographique s'équilibre peu à peu[246] ; on peut aussi penser que les Juifs tunisiens s'accommodaient de leur condition juridique. Au début de laSeconde Guerre mondiale, 6 667 naturalisations ont donc été enregistrées à partir de 1924[249]. La nouvelleGrande synagogue de Tunis, située au cœur de la ville moderne, est terminée endécembre 1938[250] sur l'initiative du groupe du journalLa Justice, qui y voit « l'affirmation de la fin des discriminations et de l'égalité avec les autres habitants de la cité »[251].

De par sa formation intellectuelle, l'élite juive parvient difficilement à s'identifier aux masses arabes. Avec l'arrivée au pouvoir en France duFront populaire et la montée de l'antisémitisme au cours desannées 1930, un nombre croissant de jeunes décident de s'engager dans les syndicats et les partis de gauche[252], dans un contexte favorable au« socialisme colonial ». Ce dernier vise l'égalité de tous, dans le respect de l'existence de chaque communauté garantie par la France, et la disparition desclasses sociales existant au sein de chaque communauté mais qui hiérarchisent surtout celles-ci entre elles[253]. C'est pourquoi une proportion importante de Juifs d'origine bourgeoise figure parmi les dirigeants duParti communiste tunisien dès sa formation[253].
Or, cet idéalisme méconnaît les identités religieuse et linguistique des musulmans sur lesquelles s'appuient leDestour puis leNéo-Destour pour forger une identité nationale qui ne peut qu'exclure les Juifs[253], même si le mouvement nationaliste ne peut nier le droit à la détermination nationale des Juifs sans affecter sa propre revendication nationale[254]. Il reste donc apprécié « du dehors, tantôt avec suspicion, tantôt avec respect »[255] même si une infime minorité se rallie aumouvement national, commeGuy Sitbon.
Les éléments traditionalistes, hostiles au« modèle français » et à l'assimilation, se tournent plutôt vers lesionisme qui émerge alors en Europe[256]. En1910, la première organisation sioniste, Agoudat Tsion (Union sioniste), est fondée à Tunis[257]. Cetteidéologie pénètre dans toutes les couches de la communauté via l'implantation pendant l'entre-deux-guerres de plusieurs courants luttant notamment contre les institutions communautaires : les nationalistes socialistes (Tzéïré-Tzion etHashomer Hatzaïr), les nationalistes (Parti sioniste révisionniste et son organisation de jeunesseBetar), lesreligieux (Agoudat Israel, Torah Va'Avodah et son organisation de jeunesse Bnei Akivah, Daber Ivrit àDjerba), lessionistes généraux (Organisation sioniste de Tunisie) et les indépendants (Tseirey o'avey Tsion àSfax). À l'opposé des autres tendances, le sionisme est reconnu officiellement et organisé en associations et en partis[258]. Malgré les importantes difficultés dans les relations entre ces divers courants, douze organisations s'unifient en1920 dans une Fédération sioniste de Tunisie, reconnue par les autorités du protectorat, et largement dominée par son aile révisionniste[259]. Associant parfois les notables communautaires à son action[256], elle développe notamment des mouvements de jeunesse et l'enseignement de l'hébreu[252], permettant ainsi le développement d'uneidentité politique et sociale moderne[260], mais ne cherche pas à promouvoir l'émigration des Juifs vers la Palestine qui reste inexistante[259].

Une presse variée, publiée enjudéo-tunisien, en hébreu ou en français, permet l'expression des différents courants traversant la population juive de Tunisie, la période la plus florissante courant desannées 1880 à laPremière Guerre mondiale[261]. L'absence d'imprimerie hébraïque a conduit à publier les premières feuilles àLivourne en1878 ou àParis en1885, avant de passer le relais à Tunis et Sousse à partir de1886[262]. Les divers titres, ne paraissant souvent que quelques années, couvrent l'actualité politique mais aussi culturelle, sans compter les revues humoristiques[261]. On peut citer les journauxAl-Shams (Le Soleil, 1885),Al-Sadr (1886) imprimé en caractères hébreux et arabes,Al-Bustan (Le Verger, 1888-1906),Al-Nahala (L'Abeille, 1891),Al-Haqika (1895-1896),Al-Astawa (1909-1911),Al-Watan (La Patrie, 1920-1921) ouAl-Fajr (La Joie, 1912-1915), considéré comme le meilleur journal juif de Tunis à l'époque[263],[264],[262].
Dans l'entre-deux-guerres, si les publications en judéo-tunisien continuent de voir le jour, à Tunis ou Sousse[265], les journaux sont moins nombreux. Le journalAl-Nejma (L'Étoile) qui est imprimé àSousse par Makhlouf Nadjar reste largement diffusé dans tout le Maghreb jusqu'en1961, et figure le dernier hebdomadaire judéo-arabe d'Afrique du Nord[266],[262].
Dans ce contexte, lapresse francophone gagne en importance : parmi les titres phares figurentLa Province tunisienne (imprimée à Livourne),Le Phonographe[55],L'Égalité (1911-1934) de tendance traditionaliste,La Justice (1907-1935), plus moderniste[267], mais aussiLa Voix des Juifs ouL'Écho juif[261].
Lemouvement sioniste bénéficie également de ses propres parutions, commeLa Voix de Sion (à partir de1913)[268],La Voix juive (1920-1921),La Voix d'Israël (1920-1930[269]) etLe Réveil juif qui est proche du révisionnisme[261],[270]. Haïm Saadoun juge ces dernières particulièrement puissantes en raison de la concurrence faite à l'ensemble de la presse, notamment juive[260]. Les quotidiens d'informations générales, commeLe Petit Matin etLa Presse de Tunisie, s'ils appartiennent à des Juifs, tendent à s'adresser plus largement à l'ensemble du lectorat francophone[261].
Après l'établissement durégime de Vichy, les Juifs font l'objet des mesures discriminatoires édictées en France : l'article 9 duStatut des Juifs du indique que leslois antisémites sont applicables aux« pays de protectorat », et donc en Tunisie où elles s'appliquent « à tout israélite tunisien comme à toute personne non tunisienne issue de trois grands-parents de race juive ou à deux grands-parents de même race si le conjoint est lui-même juif »[12].
Ahmed II Bey, après avoir mollement résisté[271], signe le premier décret beylical le30 novembre : il les exclut de lafonction publique et des professions touchant à la presse, à la radio, au théâtre et au cinéma, en permettant toutefois la publication d'un« Journal israélite de Tunisie », rôle endossé parLe Petit Matin à partir du15 décembre[272]. Il impose aussi unnumerus clausus pour l'exercice des professions libérales[273] mais il n'est jamais appliqué en ce qui concerne lesmédecins[274], qui ne peuvent exercer qu'auprès des Juifs[12], les dentistes, les pharmaciens et les architectes[275].
Le, lors dupogrom de Gabès, plusieurs membres de la communauté juive locale sont assassinés[276],[277]. Le décret du dissout les associations de jeunesse et celui du dissout le Conseil de la communauté israélite de Tunis et le remplace par un Comité d'administration nommé[278]. Le recensement des Juifs et de leurs biens est décrété le[12]. Par ailleurs, la loi du, concrétisée par le décret du, permet au secrétaire général du gouvernement de nommer des administrateurs provisoires pour toute entreprise, biens ou valeurs, appartenant à des Juifs « en vue d'éliminer toute influence juive dans l'économie nationale »[279]. Enfin, l'accès à l'enseignement secondaire leur est limité[278].

C'est alors que la Tunisie est occupée par les armées de l'Axe à la suite de l'opérationTorch lancée par lesalliés le. Toutefois, les Juifs de Tunisie ne sont pas contraints de porter l'étoile jaune[280], malgré la demande des forces d'occupation, car le texte préparé par larésidence générale et signé en n'est jamais entré en vigueur[281], ce qui est notamment le fait des pressions deMoncef Bey qui désapprouve publiquement les mesures antisémites dès son intronisation le[282] ; leParti populaire français (PPF)pétainiste, l'impose toutefois brièvement à Sousse[271].
LesJuifs italiens, frappés dès la fin1938 par les lois raciales de l'Italie fasciste et soumis à la pression des autorités consulaires, adhèrent aux organisationsfascistes sous peine d'être considérés comme des ennemis[283]. En retour, nombre d'entre eux exercent des fonctions dirigeantes dans les institutions desItaliens de Tunisie[284]. Pourtant, certains soutiennent un quotidien d'information antifasciste, faisant de Tunis « l'un des centres les plus vivants de l'antifascisme italien hors d'Italie »[285]. Sous l'occupation allemande, ils sont en revanche épargnés à la demande des autoritésmussoliniennes« comme si leur italianité était plus importante que leur judéité », selon les termes dePaul Sebag[286]. Ces dernières craignent aussi que ces mesures ne renforcent la présence française en Tunisie : le nombre de Juifs italiens en Tunisie n'est évalué qu'à 3 000 personnes installées surtout à Tunis et rattachées à la bourgeoisie aisée et cultivée[287].

Durant les six mois d'occupation, outre les pénuries alimentaires et lesbombardements subis par toute la population tunisienne, la population juive doit supporter le poids desréquisitions militaires et se voit frappée d'exorbitantesamendes collectives[288]. Les communautés du Sud, à Djerba et Gabès en particulier, doivent verser près de 70 kilos d'or composés notamment des bijoux des femmes qui étaient pour beaucoup leur seule fortune, en raison de leurs ressources en espèces limitées[288].
Des logements à Tunis, particulièrement ceux occupés par des Juifs, sont réquisitionnés par les Allemands et leurs habitants expulsésmanu militari. Le mobilier de ces habitations est envoyé en Allemagne par bateau[289].


Le23 novembre, un certain nombre de personnalités juives sont arrêtées. Devant la protestation du résident généralJean-Pierre Esteva, leministre plénipotentiaire allemandRudolf Rahn lui signifie« que les questions juives ne relèveraient plus de l'administration française » ; ces personnalités sont finalement libérées le29 novembre[290].
La population juive se voit aussi imposer letravail obligatoire comme en témoigneAlbert Memmi[12] : le haut commandement allemand convoque le6 décembre le président du Comité d'administration Moïse Borgel et le grand-rabbinHaïm Bellaïche à laKommandantur. Le colonelSSWalter Rauff leur indique que le Comité d'administration est dissous et remplacé sans délai par un nouveau comité présidé par le grand-rabbin, qu'il doit fournir le lendemain matin une liste de 2 000 Juifs âgés de plus de 18 ans pour travailler au service des forces occupantes et qu'il prendra en charge le ravitaillement, l'habillement et l'outillage des travailleurs, ainsi que les allocations pour les familles[291].
À la suite d'uneprorogation du délai fixé, le nombre de travailleurs à fournir passe à 3 000 mais, le9 décembre au matin, seuls 125 hommes se présentent. Rauff se rend alors à laGrande synagogue de Tunis, y fait irruption et arrête tous ceux qui s'y trouvent, ainsi que tous les Juifs qui passent à proximité[292]. Les rafles continuent durant la journée, comme aux abords de l'école de l'Alliance israélite universelle[282]. Le Comité d'administration décide donc d'appeler au travail les Juifs âgés de 18 à 27 ans, ce qui apaise Rauff qui ne donne pas suite à ses menaces contre les volontaires et les raflés, mais fait arrêter centnotables juifs pour servir d'otages et être fusillés en cas de désobéissance[293],[282]. Dans l'après-midi, un millier de Juifs se présentent avant d'être répartis par groupe de cinquante et embarqués vers leurs lieux de destination. Le soir même, la première victime juive, Gilbert Mazouz (19 ans), ne pouvant avancer assez vite en raison d'un léger handicap, est abattue par un officier allemand sur la route du camp de Cheylus[294].
Au fur et à mesure de l'arrivée des travailleurs, les otages sont libérés, entre le14 décembre et le17 janvier[293]. Les communautés de Sousse et de Sfax fournissent aussi des travailleurs qui ne sont cependant pas internés dans des camps[295]. La communauté fournit donc la totalité du financement des camps et subvient aux besoins des plus de 5 000 hommes — âgés entre quinze et 45 ans et capables de travailler — transférés dans des camps de travail àBizerte,Mateur,Zaghouan,Enfida,Kondar ou dans la région de Tunis[12]. Les conditions de vie y sont très difficiles, dans des zones pilonnées par l'aviation alliée[296], et une soixantaine de personnes y meurent au cours de leur détention[282], parfois à la suite d'exécutions sommaires[12]. Les camps sont finalement abandonnés pendant ladébâcle allemande face aux alliés en avril 1943[12].

Durant cette période, la Tunisie ne connaît qu'un seul cas dedéportation, vers lescamps de concentration d'Allemagne, d'Autriche ou dePologne, organisé par voie aérienne en avril 1943 et ce en raison du manque de navires et d'avions mobilisés pour des besoins militaires plus pressants[297]. 17 déportés n'en sont pas revenus selon la liste dumonument aux morts ducimetière du Borgel[12], où figure aussi leboxeurYoung Perez,champion du monde poids mouches, arrêté en France, déporté et abattu au cours desmarches de la mort le[298].
C'est pourquoi les forces allemandes veulent exterminer les Juifs en les fusillant, objectif empêché par le faible nombre deSS à disposition[282]. Quant aux tentatives de pousser la population musulmane aupogrom, elles échouent grâce à l'action de dignitaires, commeAziz Djellouli, le grand vizirM'hamed Chenik etMahmoud El Materi[282], à la désapprobation du résident général Esteva qui fait part aux Juifs de sa« compréhension » ou de sa« sympathie », à la sollicitude de Moncef Bey et à la répugnance du Néo-Destour à attiser les haines raciales. Les manifestations d'hostilité et de collaboration[299] restent au total assez rares, la majorité de la population faisant preuve de réserve[300].
Par ailleurs, Rudolf Rahn, qui publie ses mémoires après la guerre[282], justifie alors dans une note du « l'inopportunité des pillages de boutiques et des pogroms tant que les troupes allemandes n'auront pas atteint la frontière algérienne »[297], ce qui n'empêche pas des soldats allemands de pénétrer en janvier dans laHara de Tunis pourvioler des femmes et saisir leur argent et leurs bijoux[281].
Il semble donc que ce sont les combats incessants puis la victoire finale des Alliés qui ont empêché les forces allemandes de continuer d'appliquer lasolution finale aux Juifs de Tunisie. Les noms des victimes juives tunisiennes de laShoah sont listés dans l'expositionShoah aumusée national Auschwitz-Birkenau (46 sont morts dans lescamps de travail forcé en Tunisie et 160 Juifs de Tunisie vivant en France ont été déportés vers lescamps de la mort)[301]. Toutefois, selon Victor Hayoun, ce sont plus de 700 Juifs d'origine tunisienne qui auraient été tués durant la Shoah : 50 dans les camps tunisiens de travail forcé, 390 d'une autre manière en Tunisie et 365 dans les camps de la mort, principalement àAuschwitz[302].
Certains Juifs se sont engagés dans lesréseaux de résistance, comme Georges Attal, Maurice Nisard ouPaul Sebag, ou comme l'aviateurfrançais libreMax Guedj (mort en mission) et certains sont déportés comme Lise Hannon ou le père deSerge Moati[282]. Des personnalités musulmanes, comme Mohamed Tlatli àNabeul,Ali Sakkat àZaghouan etKhaled Abdul-Wahab àMahdia[303], aident ou protègent eux aussi des Juifs au péril de leur vie. Moncef Bey lui-même aide et cache des Juifs dans ses propriétés, tout comme le font des membres de sa famille et des dignitaires dont Chenik,Bahri Guiga et El Materi[282], le bey ayant appelé son gouvernement à veiller à la protection des Juifs dès l'été 1942[271].

Peu de temps après la libération du pays par les armées alliées, le, les dispositions édictées contre les Juifs sont abrogées dans les mois qui suivent. Le11 mai, le Comité d'administration est dissous et le Conseil de la communauté israélite élu en 1938 restauré. Enfin, un emprunt sous garantie du gouvernement tunisien permet le remboursement des sommes extorquées par les Allemands[304]. Des associations sont créées pour apporter aide et soutien aux victimes de l'occupation et unmonument aux morts est inauguré aucimetière du Borgel, en mémoire des Juifs déportés et morts pour la France, le[12]. Un décret du met fin aux derniers aspects de la scission entre Twansa et Granas[305]. Un autre en date du étend le système d'organisation communautaire de Tunis aux populations de Sfax et Sousse[306], les autres continuant de bénéficier d'une organisation coutumière et de jouir d'une large autonomie[307].
La communauté bénéficie dès lors de conditions favorables à son essor et connaît une période de plénitude dans tous les domaines[48]. Deux écrivains francophones, Raoul Darmon en1945 etAlbert Memmi en1953, remportent ainsi le Prix de Carthage, commeRyvel l'avait fait en1931[229]. Les évolutions sociales entamées avant la guerre se poursuivent également[305]. La pratique religieuse tend à se cristalliser autour duYom Kippour qui est proclaméjour férié par le souverainLamine Bey le[308]. L'acculturation se poursuit aussi avec le délaissement de la cuisine juive traditionnelle qui est réservée pour les repas de fête[309].

Mais, désormais, l'émancipation passe davantage par lesionisme, défendu par des journaux commeLa Gazette d'Israël (1938-1951) etLa Voix d'Israël (1943-1946). Alors que des cours d'hébreu sont organisés par la communauté de Tunis, des jeunes émigrent dès1945 pour aller grossir les effectifs des pionniers d'Israël[24].
Après l'indépendance d'Israël, et surtout à partir du milieu desannées 1950[236], l'émigration versIsraël ou laFrance devient massive au sein de la communauté, l'alya des Juifs tunisiens étant d'abord organisée par leMossad Le'aliyah Bet qui mène ses activités avec l'accord des autorités du protectorat. En dépit de l'absence de statut légal[310], il permet à près de 6 200 personnes d'émigrer versIsraël en1948 et1949[310].

Le, deux avions décollent de Tunis avec soixante enfants juifs à bord, invités par le gouvernementnorvégien pour un séjour de convalescence àOslo, avant d'effectuer leur alya en Israël. Si le premier avion atterrit en sécurité à Oslo, le second gêné par le brouillard s'écrase sur le flanc d'une montagne àHurum. Dans cettecatastrophe aérienne, périssent 27 enfants, trois accompagnatrices et quatre membres du personnel de bord. Un seul enfant survit : Yitzhak Allal. Les obsèques des enfants sont organisées le àNabeul,Sousse,Moknine etTunis d'où ils étaient originaires. Leurs parents (environ 80 personnes) émigrent ensuite en Israël et s'installent sous des tentes dans un champ sur l'actuelmoshav de Yanuv près deNetanya, où une souscription norvégienne leur offre une cinquantaine de maisons en bois[311]. Des mémoriaux sont érigés en souvenir des victimes à Oslo, à Yanuv, à Netanya ou aucimetière du Borgel de Tunis.

En, les services de l'AIU dénombrent une population juive s'élevant à 5 500 personnes à Sousse, 500 à Moknine, 300 à Mahdia, 150 à Kairouan, 70 à Monastir et 60 àEnfidaville[312].
Cette même année, le département de l'émigration de l'Agence juive remplace leMossad Le'aliyah Bet et reçoit un statut légal[310]. D'autres départements de l'agence, engagés dans l'éducation au sionisme, l'émigration des jeunes et le mouvement scout, sont aussi actifs[310]. Un autre est chargé de mettre en place des formations d'autodéfense afin que les futurs émigrés juifs puissent protéger leurs communautés contre les violences dont elles pourraient être la cible[310].
Après l'émigration en Israël de leurs principaux responsables en1952, ils sont démantelés mais reconstitués en1955 par leMossad et son bras armé, connu sous le nom deMisgeret[310]. Shlomo Havillio, commandant en chef duMisgeret àParis entre1955 et1960 et responsable des opérations auMaghreb, admet plus tard que « les craintes initiales à propos d'éventuelles réactions des nationalistes tunisiens à l'égard des Juifs étaient beaucoup plus imaginaires que réelles […] La seule crainte pouvait venir de la présence de révolutionnaires dans la société tunisienne après l'indépendance »[310]. Dans ce contexte, les dirigeants duNéo-Destour, s'ils ne sont pas favorables au sionisme, disent ne rien faire pour empêcher le départ des Juifs de Tunisie à destination d'Israël[313]. AinsiHabib Bourguiba déclare en :
« Les Néo-Destouriens s'opposent entièrement à l'antisémitisme et à la discrimination envers les Juifs de Tunisie. Ils sont pour l'égalité totale des droits […] Le gouvernement tunisien et les Néo-Destouriens feront tout pour assurer le bien-être des Juifs, mais si certains Juifs préfèrent émigrer pour telle ou telle raison en Israël, nous ne leur ferons aucune difficulté[314]. »
Dès sa légalisation en Tunisie, l'Agence juive ouvre un bureau spécial àTunis puis des annexes dans d'autres villes[310]. Ces bureaux, animés par desIsraéliens et des activistes juifs locaux, organisent l'émigration d'une majeure partie des populations juives des villes de Sousse, de Sfax et Tunis ainsi que des régions du sud du pays commeBen Gardane,Médenine,Gafsa, Gabès et Djerba[310]. Ce phénomène touche surtout les communautés plus traditionalistes et les plus pauvres qui n'ont rien à perdre[315]. En tout, plus de 25 000 individus quittent le pays entre1948 et1955[315]. Par conséquent, leur nombre enregistre une diminution de 18,6 % en dix ans, dont 7,7 % dans la région de Tunis, 33,5 % dans le Nord, 26,9 % dans le centre, 38,9 % dans le Sud et 44,4 % dans l'extrême-Sud[316]. Si les couches les plus populaires et les moins francisées partent pour Israël, l'élite intellectuelle se divise elle entre la France et Israël[317]. Quant à la communauté livournaise cultivée et désormais francisée, peu finissent par rejoindre l'Italie[317].
Après l'indépendance proclamée le, les autorités du pays, le présidentHabib Bourguiba en tête, s'attachent à intégrer les Juifs en abrogeant ce qui les sépare de leurs compatriotes musulmans : laConstitution de 1959 leur assure de pouvoir exercer librement leur religion et de ne subir aucune discrimination grâce à l'égalité proclamée de tous les citoyens sans distinction de race ou de confession[318]. LeCode du statut personnel s'applique aux Juifs avec la loi du et réglemente dès le leur statut personnel en remplacement du droit mosaïque[319].
En tant qu'électeurs, ils votent pour désigner l'assemblée constituante où un candidat de confession juive, inscrit sur la liste d'union nationale, est élu[318] ; il est aussi élu dans la premièreAssemblée nationale en1959 et réélu en1964. Deux ministres de confession juive,Albert Bessis et André Barouch, sont aussi nommés dans les gouvernements deTahar Ben Ammar et Habib Bourguiba. Néanmoins, l'exode de la population juive conduit les dirigeants à estimer que leur représentation cesse de se justifier : il n'y a donc plus de ministre juif dès 1959 et de député dès1969[319]. Même si l'émigration est autorisée, elle n'est pas encouragée par le gouvernement qui tente de décourager les artisans juifs, particulièrement les orfèvres, de quitter le pays[320].
La loi du abolit letribunal rabbinique de Tunis dans le cadre du démantèlement des juridictions religieuses, une mesure qui surprend les dirigeants des communautés israélites du pays plutôt enclins à la réforme de l'institution ; onze magistrats de confession juive sont alors nommés[321]. Le Conseil de la communauté israélite de Tunis, présidé par Charles Haddad de Paz[48], et les Caisses de bienfaisance et de secours sont dissous mais la loi du prévoit la création dans chaquegouvernorat d'une« association cultuelle israélite » regroupant tous les Israélites tunisiens des deux sexes âgés de vingt ans accomplis[322]. Chacune doit être gérée par un conseil d'administration issu d'une élection à deux degrés s'inspirant du système mis en place en1921 en l'étendant à toutes les communautés du pays et en y faisant participer les femmes[322]. Des comités provisoires de gestion du culte sont désignés pour trois mois par arrêté ministériel mais les associations ne sont jamais mises en place[322].
Pour des motifs officiels de salubrité publique, lequartier juif de la Hara où se situe l'ancienneGrande synagogue est rasé ainsi que lecimetière israélite de Tunis vieux de plusieurs siècles[323],[48],[324],[325] et dans lequel se trouvent encore les tombes de rabbins vénérés.
Dans l'ensemble, la politique républicaine est libérale mais la situation économique et politique conduit au départ de la plupart des Juifs qui avaient choisi de rester dans leur pays après l'indépendance. Ainsi, la plupart des avocats affectés par l'arabisation du système judiciaire décident de s'établir en France où part leur clientèle, tout comme le font médecins et chirurgiens-dentistes[326]. Quant aux fonctionnaires publics, ils sont tenus à l'écart de certains ministères — comme les Affaires étrangères, la Défense nationale et la Sûreté de l'État — et ne bénéficient pas toujours de la promotion qui découle de leur ancienneté et de leurs compétences[327]. Par ailleurs, l'administration favorise systématiquement les entreprises détenues par des Tunisiens musulmans alors que le fisc contrôle et taxe davantage celles détenues par des Tunisiens juifs[327]. Le virage socialiste pris par la politique économique du gouvernement finit d'étouffer ces dernières qui ont disparu pour la plupart au début desannées 1970[328].
C'est dans ce contexte que lacrise de Bizerte, survenue à l'été1961, entraîne la crainte de représailles et d'une brutale flambée d'antisémitisme à la suite de rumeurs indiquant que des Juifs avaient aidé les troupes françaises. Elle conduit en tout cas 4 500 personnes à quitter le pays en1962[329],[330]. Elle est suivie par une nouvelle vague encore plus importante[247] dont fait partie le chanteurAcher Mizrahi lors de laguerre des Six Jours : des milliers de manifestants se répandent à Tunis, le, détruisent les magasins appartenant à des Juifs et mettent le feu à des lieux de culte, notamment laGrande synagogue dont les livres et lesrouleaux de Torah sont la proie des flammes, sans toutefois qu'il n'y ait de violences contre les personnes[329]. Malgré la condamnation des événements, les excuses et les promesses du président Bourguiba le soir même de préserver les droits et la sécurité de la communauté[329],[247], 7 000 Juifs supplémentaires émigrent vers la France[331] et 2 362 vers Israël[310].
En général, la population juive qui reste, environ 12 000 personnes (dont 10 000 de nationalité tunisienne) dont les trois quarts sont concentrés dans la région de Tunis au début desannées 1970[332], est composée de bourgeois qui possèdent un patrimoine si important qu'il légitime leur présence en Tunisie, de membres de la classe moyenne persuadés de pouvoir continuer à exercer leur profession dans les mêmes conditions, de membres de l'intelligentsia voulant prendre part à la construction du pays et de personnes incapables de trouver une meilleure situation à l'étranger faute de moyens[333],[247].
En1971, l'assassinat d'un rabbin en plein cœur de la capitale déclenche une nouvelle vague d'émigration[24]. Laguerre du Kippour en, l'OpérationPaix en Galilée le, l'installation du quartier-général de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) àHammam Chott et sonbombardement par l'armée de l'air israélienne le sont autant d'événements favorisant de nouvelles vagues d'émigration[247]. Des incidents ont lieu à plusieurs occasions, comme durant leYom Kippour 1982 où des Juifs sont la cible d'attaques àZarzis,Ben Gardane etDjerba[334], ou en octobre 1983 lorsque lasynagogue de Zarzis est ravagée par un incendie attribué par la communauté juive à des groupes extrémistesarabes[334]. En 1985, un soldat gardant la Ghriba de Djerba ouvre le feu sur des croyants et tue cinq personnes, dont quatre Juifs[331] ; Frédéric Lasserre et Aline Lechaume évoquent quant à eux un policier en faction devant une synagogue de l'île qui, officiellement« en proie à un accès de folie », tue deux fidèles et en blesse six[247]. Un autre incident a lieu à la fin de la présidence de Bourguiba : leClub Med deKorba est saccagé, après qu'unGO eut fait chanter aux vacanciers l'hymne national israélien[247]. À la suite de ces incidents, le gouvernement prend des mesures afin d'assurer la protection de la communauté juive[335],[336].
Le présidentZine el-Abidine Ben Ali, qui succède à Bourguiba le, semble bien disposé à l'égard des Juifs originaires de Tunisie. En1992, en plein après-guerre du Golfe, lors d'une réception donnée en l'honneur de la communauté juive àCarthage, il déclare que « les Juifs tunisiens sont des citoyens à part entière et ceux qui sont partis peuvent revenir dans leur pays librement pour s'y installer ou pour y passer des vacances »[337].
Ceux-ci tendent à revenir plus souvent[48] même si, à cette époque, on remarque que de nombreux jeunes partent faire leurs études supérieures à l'étranger et ne retournent pas dans leur pays d'origine[218]. De plus, il est difficile pour la génération née en France de s'installer en Tunisie, puisque les cultures sont différentes et la culture tunisienne résonne comme « la résurgence d'un folklore désuet »[338]. Par ailleurs, certains ont pu critiquer le président Ben Ali de vouloir ainsi attirer des investisseurs étrangers et donc ne favoriser le retour des Juifs que par intérêt financier. Cependant, il existe aussi une volonté de réduire ainsi l'importance de l'identité arabo-musulmane en Tunisie pour revaloriser l'identité tunisienne, et définir une nouvelle nationalité qui dépasse les clivages religieux[338].
Des cimetières et des synagogues sont restaurés et le premier vol direct, Djerba-Israël, est inauguré à l'occasion de la fête deLag Ba'omer[48]. En1995, les autorités permettent à deux élèves de passer le baccalauréat en dehors de la période fixée qui correspondait à une fête juive[1]. À cette époque, même les dénonciations desislamistes, comme un violent communiqué deRached Ghannouchi du[339] ne trouvent aucun écho dans la majeure partie de la population[340].
En1996, la Tunisie et Israël nouent desrelations diplomatiques avec l'ouverture de bureaux de liaison respectifs à Tunis en avril et àTel Aviv en mai ; celles-ci sont rompues à l'automne2000 à la suite du déclenchement de laseconde intifada. Le, un camion bourré d'explosifs explose à proximité de laGhriba de Djerba tuant 21 personnes dont quatorze touristes allemands et en blessant trente.Al-Qaïda revendique la responsabilité de l'attentat.
Peu après, d'autres actes antisémites sont signalés : des livres de prières ainsi qu'unSefer Torah sont lacérés et endommagés, des tags haineux et des slogans hostiles aux Juifs peinturlurés et desdrapeaux palestiniens comme des portraits deYasser Arafat accrochés aux murs de lasynagogue Keren Yéchoua de La Marsa[48]. Dans le Sud, lasynagogue et le cimetière juif deSfax sont aussi vandalisés[48]. En2005, pour la première fois depuis l'indépendance d'Israël, le président Ben Ali invite le Premier ministreAriel Sharon à venir en Tunisie à l'occasion de la tenue duSommet mondial sur la société de l'information. Toutefois, face aux réactions négatives, c'est finalement son ministre des Affaires étrangères,Silvan Shalom, originaire de Tunisie, qui le représente.
À la suite de larévolution tunisienne, des incidents antisémites ont lieu devant laGrande synagogue de Tunis le ; ceux-ci sont condamnés par legouvernement de transition[341]. Par ailleurs, en raison du manque de visiteurs étrangers, le pèlerinage de la Ghriba de Djerba est annulé en mai pour la première fois depuis plus de vingt ans[342].

La communauté juive est longtemps menée par l'industriel et parlementaireRoger Bismuth[48]. Enoctobre 1999, elle élit une nouvelle direction pour la première fois depuis l'indépendance et lui donne le nom de « Comité juif de Tunisie »[343]. Sa direction spirituelle est assurée par legrand-rabbin et cinq rabbins dont un àDjerba[331]. En2004, elle possède six écoles primaires (Tunis, Djerba etZarzis), quatre écoles secondaires et deuxyechivas (Tunis et Djerba)[331] ainsi qu'unjardin d'enfants, deux maisons de retraite et plusieurs restaurants cachers. La plupart de ses fidèles observeraient les lois de lacacherout[331].
Quant au gouvernement, il accorde aux Juifs laliberté de culte et paie le salaire du grand-rabbin[344]. Il subventionne partiellement la restauration et l'entretien de quelques synagogues et autorise les enfants juifs de l'île de Djerba à partager leur journée d'étude entre les écoles publiques laïques et les écoles religieuses privées[344]. La présidence rénove lecimetière juif du Borgel et laGrande synagogue de Tunis à ses frais[1]. Une trentaine de synagogues, dont sept à Tunis, sont toujours en service[1].

Mais ce qu'il reste de la communauté juive, c'est surtout une mémoire qui transparaît dans la diaspora par la musique, le chant, lefolklore, les rites, les célébrations et les pèlerinages collectifs à Djerba[345].Raoul Journo, musicien et chanteur, a été le dernier à perpétuer la longue traditionmédiévale de collaboration judéo-musulmane en Tunisie, surtout dans le domaine de la musique[225], qui se faisait surtout par la transmission orale ou par les manuscrits ; les professionnels juifs conservaient ainsi dans leurs carnets les créations musulmanes[225]. De nos jours, dans tous les mariages, on chante encore les anciennes chansons juives[1]. Les écrivainsMarco Koskas,Michèle Madar etNine Moati installés en France continuent également de célébrer la vie traditionnelle juive dans leurs diverses fictions[229].
Le, un voyagiste juif,René Trabelsi, est désignéministre du Tourisme et de l'Artisanat dans legouvernement deYoussef Chahed. Trabelsi est le fils du président de laGhriba de Djerba et y supervise l'organisation du pèlerinage. C'est le premier Juif nommé au gouvernement depuis1956[346],[347].
En2023, la synagogue de la Ghriba est à nouveau touchée le : un membre de lagarde nationaleouvre le feu au moment du pèlerinage annuel, et fait cinq morts (deux fidèles et trois membres des forces de sécurité) avant d'être abattu par un autre membre de la garde nationale[348]. Dans le contexte de laguerre entre Israël et le Hamas, la synagogue d'El Hamma, associée à la tombe de Rabbi Yossef El Maarabi[349], est incendiée le[350].
AuXIXe siècle,Tunis est de loin le principal lieu de concentration de la population juive, avec des évaluations allant de 15 000 personnes en1829 à 20 000 personnes en1867, loin devantSousse,Sfax ouDjerba[351]. Elle y est essentiellement regroupée dans lequartier de la Hara, surpeuplé en raison de l'accroissement de la population contenue dans un espace défini, limité et particulièrement touché par lesépidémies decholéra de1849-1850,1856 et1867[352]. L'auteur d'une description du pays évoque aussi en1853 la présence de Juifs nomades :
« Dans la région duSers, on rencontre un nombre assez considérable d'Israélites vivant exactement de la même vie que les Arabes, armés et vêtus comme eux, montant à cheval comme eux et faisant, au besoin, la guerre comme eux. Ces Juifs sont tellement fondus avec le reste de la population qu'il est impossible de les en distinguer[351]. »

Malgré les difficultés à évaluer les effectifs totaux de la population juive de Tunisie,Paul Sebag avance tout de même le chiffre de 25 000 à 30 000 personnes au cours du siècle[141]. François Arnoulet estime que sur une population totale estimée à 100 000 habitants vers1860, Tunis compte alors plus de 20 000 Juifs dont 1 500 Granas[8]. À la fin du siècle, les Juifs sont au nombre de 30 000, soit moins de 3 % de la population totale[353]. Ils sont principalement installés dans les villes côtières — Tunis, Sousse,Bizerte,Monastir et Sfax — alors que d'autres villes, dontKairouan, leur sont interdites ; certains Juifs vivent aussi dans les régions rurales ou à l'intérieur du pays pour quelques nomades[353].
| Année | Tunisiens israélites | Total | Pourcentage | Répartition |
|---|---|---|---|---|
| 1921 | 48 436 | 2 093 939 | 2,3 % | Carte |
| 1926 | 53 022 | 2 159 708 | 2,5 % | Carte |
| 1931 | 55 340 | 2 410 692 | 2,3 % | Carte |
| 1936 | 59 222 | 2 608 313 | 2,3 % | Carte |
| 1946 | 70 971 | 3 230 952 | 2,2 % | Carte |
| 1956 | 57 792 | 3 783 169 | 1,5 % | Carte |
| Sources : Regards sur les Juifs de Tunisie[354] | ||||

Après des estimations surévaluées de la population indigène de Tunisie, comme celle fournie en1906 qui donne les chiffres de 64 170 Tunisiens juifs et 1 703 142 Tunisiens musulmans[355], c'est en1921 qu'a lieu le premier véritable recensement : celui-ci donne un chiffre total de 48 436 Tunisiens juifs dont 22 680 vivent àTunis et 4 801 àSousse[356]. Au niveau de la répartition géographique, il permet de voir réapparaître une communauté à Kairouan, ville dont les Juifs avaient été chassés et qui leur était restée interdite jusqu'en 1881, ainsi que dans le sud du pays avec lesJuifs troglodytes. On constate par ailleurs la migration des Djerbiens formant ou développant d'autres communautés, comme àGafsa,Gabès,Médenine,Zarzis,Tataouine et enLibye, ce qui permet la diffusion de leurs coutumes et de leurs formes d'organisation communautaire tout en accroissant la notoriété de leursrabbins[357].
À la veille de laSeconde Guerre mondiale, en1936, on recense 59 222 Juifs tunisiens. La mortalité et le taux de natalité ont diminué grâce à une élévation du niveau de vie, à une meilleure organisation sanitaire, à un large accès à l'instruction et au changement des mentalités ; cela a permis une croissance démographique de la population de l'ordre de 36 %, soit un accroissement annuel moyen de 2 %[358]. Cette population reste essentiellement urbaine et fortement groupée à Tunis et sa banlieue (54,3 % des effectifs totaux en 1936 contre 46,7 % en 1921) ; les autres centres comptant une population tunisienne israélite de plus de cent personnes sont Bizerte,Nabeul,Sousse,Sfax, Gabès, Djerba,Béja,Le Kef,Moknine, Gafsa, Tataouine, Médenine,Mateur,Souk El Arba, Kairouan,Mahdia,El Hamma, Zarzis,Ben Gardane,Ferryville,Ebba Ksour,Menzel Bouzelfa,Soliman, Monastir,Sbeïtla,Hajeb El Ayoun,Nefta etTozeur[359].
En1946, on dénombre près de 70 000 Juifs tunisiens, dont 44,2 % ont moins de vingt ans[360], sans compter les 20 000 à 25 000 Juifs d'autres nationalités (française et italienne en particulier)[24] ; le taux de natalité relativement élevé témoigne encore de l'importance que conservent les éléments pauvres et traditionalistes aux attitudes natalistes[360]. D'autres sources donnent une population juive totale de 105 000[331] à 150 000 individus en1948[337] ; elle est estimée en1951 à 105 000 individus répartis dans 26 centres dont près de 65 000 à Tunis, 4 438 à Djerba et 3 875 à Gabès[361]. À partir de l'indépendance en1956, la distinction entre Tunisiens musulmans et juifs disparaît des statistiques officielles, ce qui oblige à faire des estimations. Début1970, la population tunisienne israélite est estimée à 10 000 personnes contre 34 400 en1960 et 21 700 en1965[362].
On estime cette population à 2 000 individus au début desannées 1990[337] et à 1 500 en2003[363] ; la moitié vit à Tunis ou dans sa banlieue, environ 700 à Djerba et les autres à Gabès, Zarzis, Sousse, Sfax et Nabeul[337]. En2018, legrand-rabbinHaïm Bitan estime la communauté juive tunisienne à 1 500 personnes dont 1 100 àDjerba et les autres très majoritairement àTunis[2].
Pour expliquer le départ des Juifs de Tunisie,Lucette Valensi rappelle que l'intégration à la société et à la culture dominantes n'était pas possible dans un État se proclamant arabe et musulman, une sécularisation ayant signifié la disparition de la communauté[364] devenue une simple minorité[365]. Même si, pour Claude Tapia, « attribuer des causes ponctuelles à ce vaste mouvement de population […] ne rend pas compte du phénomène dans la totalité de ses dimensions ou de sa signification »[366], Catherine Nicault estime que c'est probablement« parce qu'ils n'ont pas cru possible d'échapper au courant d'une histoire partout défavorable aux minoritaires dans les nouvelles nations arabes en formation, plus que pour toute autre raison conjoncturelle, que les Juifs de Tunisie ont décidé finalement » de quitter le pays[367]. Pour Haïm Saadoun, la situation auProche-Orient a eu une influence marginale même si certains événements ont pu constituer un élément déclencheur du départ des Juifs[368].
En réaction à ce départ émergent l'incompréhension et la perplexité des Tunisiens musulmans, d'où le chef d'accusation traditionnel de l'« ingratitude juive ».

En France, les arrivants se divisent entre une bourgeoisie francisée et une population plus modeste et moins occidentalisée[369]. Ils connaissent des trajectoires différentes de celles de leurs coreligionnaires d'Algérie, devenus citoyens français depuis ledécret Crémieux, puisqu'une partie d'entre eux sont des citoyens tunisiens, ce qui en fait des réfugiés et non des rapatriés[370]. Néanmoins, ils reçoivent largement permis de séjour et cartes de travail, ce qui leur permet de retrouver une activité professionnelle, avant d'envisager unenaturalisation[371]. Installés àParis (quartiers deBelleville etMontmartre), ils entament pour certains une migration vers les banlieues, au milieu desannées 1960, comme àSarcelles où ils représentent 56 % de la population juive en1970[370], mais aussi àMassy,Antony,La Courneuve ouCréteil. Ils sont également nombreux dans le sud du pays (Marseille,Nice,Cannes,Montpellier,Toulouse) et la régionRhône-Alpes (Lyon,Grenoble)[372].
Yoav Hattab, étudiant de nationalité tunisienne âgé de 22 ans, fils du grand rabbin de Tunis et directeur de l'école juive Benyamin Hattab, est assassiné lors de l'attentat du magasinHyper Cacher, le[373].

Comme les autres Juifs orientaux, ceux qui émigrent en Israël travaillent comme main d'œuvre dans l'agriculture, l'industrie et les services. Installés d'abord enGalilée et dans leNéguev, ils se retrouvent de nos jours àJérusalem,Haïfa,Tel Aviv,Kiryat Shmona,Beït Shéan,Netivot,Ramla,Beer-Sheva,Dimona[374] et également àNetanya.
Il existe en Israël plusieursmoshavim majoritairement peuplés de Tunisiens : Guilat (le plus ancien), Sharsheret, Yanouv, Berakhia, Azrikam Zelahim, Petahia, kfar Evron, Nir Yaffé, Eytan, Bet Hagdi, Zimrat, Zohar, Kelahim, Sdi Tsir et Tserafa[375].
Gardant des aspects de leur culture d'origine, certains continuent de célébrer les anniversaires deRabbi Shimon bar Yohaï ouRabbi Meïr auxquels sont associés les rabbins tunisiens ; un pèlerinage connu sous le nom deHiloula duNéguev est aussi organisé sur la tombe d'un ancien rabbin deGabès,Haïm Houri, inhumé àBeer-Sheva[6].


Nombreux sont ceux qui participent auFonds de solidarité nationale[340] ou qui se regroupent, notamment viaInternet[376]. Les traditions de pèlerinages, ceux sur les tombes de Rabbi Fraji Chaouat àTestour, Rabbi Yaakov Slama àNabeul, RabbiHaï Taïeb Lo Met àTunis, Rabbi Yossef El Maarabi àEl Hamma (également transposé àSarcelles[377] etRamla[378]), la fête des jeunes filles le sixième jour deHanoucca etcelle des garçons àYitro, s'ils ne sont pas inscrits dans le calendrier juif, permettent la perpétuation des coutumes et constituent des éléments de l'identité des Juifs tunisiens en France[379].
Il en est de même pour l'important pèlerinage de laGhriba de Djerba, « une sorte d'assemblée générale pendant laquelle, le temps d'une procession, on remembre la communauté dispersée »[380]. En effet, autrefois qualifiée d'« arriérée », l'île de Djerba est désormais perçue comme plus fidèle à la tradition, tant du point de vue identitaire que religieux, car elle est restée hors de la sphère d'influence des courants modernistes[381]. Enraciné par la pratique religieuse, une riche production littéraire et le système éducatif local, le judaïsme a toutefois été acclimaté en permanence[382]. Le rabbinMoshe Hacohen a notamment publié une collection des règles, coutumes et pratiques locales (minhag), leBrit Kehuna (Pacte de la prêtrise) paru à Djerba de1941 à1962 puis enIsraël, l'élevant au rang de loi (halakha) et fondant ainsi l'autorité des rabbins locaux[383].
.« La honteuse poignée de main et de reconnaissance entre le ministère des Affaires étrangères de l'entité sioniste raciste en Palestine occupée et son homologue tunisien n'a été une surprise pour personne. Car elle s'inscrit dans le prolongement normal de la politique suivie en Tunisie depuis l'indépendance, cette politique qui s'est précisée et renforcée depuis le Changement[de 1987] et qui vise à saper les fondements de l'identité arabo-musulmane en Tunisie. »
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