| Dès3100 av. J.-C. | Artéfacts à l'effigie de singes enÉgypte et enMésopotamie. |
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| Ve siècle av. J.-C. | Hannon rencontre peut-être desgorilles au large duGabon. |
| Histoire des animaux d'Aristote. | |
| 77apr. J.-C. | Histoire naturelle dePline. |
| IIe siècleapr. J.-C. | Galien dissèque desmacaques pour étudier l'anatomie humaine. |
| IIe ou IVe siècle | LePhysiologus dépeint le singe en créature diabolique. |
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| vers1270 | Albert le Grand place les singes entre les hommes et les bêtes. |
| 1498 | Christophe Colomb aperçoit lessinges du Nouveau Monde. |
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| 1551 | Conrad Gessner décrit plusieurs singes des deux mondes. |
| 1661 | Flacourt décrit les premierslémuriens deMadagascar. |
| 1699 | Anatomie d'un Pygmée deTyson sur lechimpanzé. |
| 1758 | Linné crée l'ordre desPrimates. |
|---|---|
| 1766 | Lecomte de Buffon établit unenomenclature des singes. |
| 1837 | Édouard Lartet découvre le premierprimate fossile. |
|---|---|
| 1863 | Huxley discutela place de l'homme dans la nature. |
| 1871 | Darwin établitla filiation de l'homme. |
| 1924 | Découverte de l'australopithèque. |
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| 1930 | Yerkes fonde le premiercentre national de recherche américain. |
| 1941 | Création du termeprimatologie. |
| 1948 | Imanishi et ses étudiants observent lesmacaques. |
| 1986 | Jane Goodall popularise la recherche sur leschimpanzés. |
Laprimatologie est la discipline qui étudie lesmammifères de l'ordre desPrimates, c'est-à-dire lessinges, lestarsiers, lesloris et galagos, et leslémuriens de Madagascar. Certains primatologues incluent leshumains dans leur champ d'étude. Le développement de la primatologie en tant que science à part entière est récent, à partir de la seconde moitié duXXe siècle seulement. Néanmoins, l'étude et l'observation des primates par les sociétés humaines sont très anciennes. Si l'histoire de la primatologie suit en grande partie celle de lazoologie en général, elle présente plusieurs particularités uniques dues aux liens étroits et longtemps contestés qu'entretient l'espèce humaine avec les autres primates.
Dès lapréhistoire, les hommes ont été en contact avec certains primates. La curiosité soulevée par ces animaux étranges qui semblent « singer » l'homme leur a souvent donné un statut particulier, celui d'objet de vénération et deculte religieux ou au contraire demonstre ou d'humain déchu. Les descriptions transmises par lesauteurs antiques ont longtemps fait figure d'autorité pour lescivilisations occidentales même si elles étaient plutôt confuses et inexactes. En effet, du fait de leurhabitat principalementarboricole et leurdistributiontropicale, les primates sont longtemps restés inaccessibles aux observateurs occidentaux. Il faut ainsi attendre l'âge des grandes explorations pour recueillir les premières mentions écrites de la plupart des espèces connues à ce jour. Contrairement à d'autres disciplines zoologiques comme l'ichtyologie, l'ornithologie ou l'entomologie, qui connaissent un développement précoce, ce n'est qu'à la fin duXVIIe siècle qu'apparaissent les premières études à caractère scientifique sur les primates.
En plaçant l'être humain dans l'ordre des primates qu'il crée pour l'occasion,Linné lance un débat qui durera près de deux siècles. Mais cette nouvelle classification est mise en doute par ses contemporains et, pendant plusieurs décennies, lessciences naturelles traitent des primates non-humains comme de n'importe quel groupe d'animaux, en excluant complètement l'homme. Puis, en 1871, lathéorie de l'évolution deDarwin crée un nouveau bouleversement en avançant que l'homme et les autreshominidés partagent un ancêtre commun relativement récent. Malgré le développement de lapaléoanthropologie qui rend cette parenté de plus en plus claire, ledarwinisme est contesté jusque dans les premières décennies duXXe siècle. Il connait cependant un regain d'intérêt inégalé à partir desannées 1930, qui conduit à la naissance de laprimatologie moderne. Cette nouvelle discipline, à cheval entre lazoologie et l'anthropologie, se développe d'abord à partir de deux foyers indépendants. L'école occidentale, enEurope et enAmérique du Nord, naît de cettequête des origines lancée par le darwinisme. L'école orientale, auJapon, cherche plutôt la proximité en observant lescomportements sociaux etculturels de communautés de primates sur plusieurs générations. Puis, à partir desannées 1980, lespays du Sud, où vivent la grande majorité des primates, commencent à développer des structures de recherche et à former leurs propres primatologues. AuXXIe siècle, la primatologie s'est passablement éloignée des considérationsanthropocentristes qui avaient été le catalyseur de son émergence et la science inclut de plus en plus laconservation des espèces dans ses objectifs.
Si la séparation entre les lignées ayant mené à l'homme moderne et auxchimpanzés remonte à plus de 7 millions d'années, il est vraisemblable que les humains aient été en contact avec d'autres primates dès leur origine. Il est également probable que ces contacts incluaient un rapport deprédation. L'une des plus anciennes attestations de chasse par l'Homme a été découverte sur le site d'Olorgesailie auKenya. Elle est datée de 700 000 ans et présente de nombreux restes d'une espèce éteinte degélada géant[1]. Des recherches récentes dans lagrotte de Fa Hien auSri Lanka ont montré que l'homme était capable de chasser de petits singesarboricoles il y a 45 000 ans déjà et que cela lui a permis de coloniser rapidement une série d'environnements extrêmes[2].

Les premières représentations culturelles de primates apparaissent sous la forme d'artéfacts en Asie et en Afrique. La plus ancienne est certainement une statue encalcite représentant unBabouin hamadryas, dont leshiéroglyphes mentionnent lepharaonNarmer (XXXIe siècle av. J.-C.)[3]. Lesanciens Égyptiens vouaient unculte à cet animal qu'ils associaient àThot, dieu de l'écriture, ou encore au dieu mineurHâpi, figurés avec une tête de babouin. Ces singes sont également présentés comme gardiens de l'autre monde, pesant lescœurs des défunts pour juger de leur valeur. On les montre aussi vénérant lesoleil ou lalune, en raison certainement de leur habitude à pousser des cris d'affirmation territoriale juste avant le lever du jour[4]. Le statut d'animal sacré du babouin égyptien lui vaut également d'être parfoisembaumé et inhumé dans les tombes. L'attestation la plus ancienne de cette pratique remonte auXXXVe siècle av. J.-C., à travers les restes de plusieurs de ces singes extraits d'un tombeau du site deHiérakonpolis[3].
L'iconographieantique du singe trouve ainsi vraisemblablement son origine enÉgypte prédynastique, puis s'étend à tout leProche-Orient au cours de l'Âge du bronze. La première attestation enMésopotamie est une figurine enporphyre rouge importée d'Égypte et représentant un babouin accroupi sur un tabouret avec les mains sur les genoux. Retrouvée àSuse, elle est datée de lapériode proto-élamite et donc contemporaine de la statue de babouin du pharaonNarmer[5]. LesPhéniciens sont certainement à l'origine de l'introduction de primates africains dans les contrées où ils étaient alors inconnus, et certains spécimens vivants semblent avoir été amenés enmer Égée à l'époque minoenne (2700 à1200 av. J.-C.), comme le prouveraientles singes bleus des fresques d'Akrotiri[6].
Des ossements de singes ont également été retrouvés enChine lors desfouilles archéologiques deYin Xu, dernière capitale de ladynastie Shang (1570 – 1045 av. J.-C.). La tombe de la reineFu Hao duXIIIe siècle av. J.-C., découverte presque intacte en 1976, contenait une figurine dejade sculptée à l'effigie d'un singe[7]. Cet animal occupe ainsi de longue date une place importante dans les mythologies et symboliques orientales, bien que son culte en Chine ne commence véritablement qu'auVIIe siècle avec le personnage deSun Wukong. Ce « Roi des singes », dont l'expédition enInde à la recherche des écritures sacrées duBouddha est relatée dansLa Pérégrination vers l'Ouest, est une des figures les plus célèbres de lalittérature chinoise classique[8]. Dans l'hindouisme, c'est le dieuHanumān qui présente une tête de singe. Dans l'une des versions du mythe, il se rend auSri Lanka et y découvre lamangue, alors inconnue. Charmé par ce fruit sucré, comme le serait tout singe, Hanumān le ramène en Inde. Il est condamné aubûcher pour ce larcin, et bien qu'il parvienne à se sauver des flammes, il garde la face, les mains et les pieds noircis par le feu. Aujourd'hui encore, l'Entelle d'Hanumān, qui a le pelage blanc mais la face noire, semble porter les stigmates de son ancêtre et bénéficie du statut d'animal sacré[4].
Lescivilisations précolombiennes accordent également une place importante aux primates. LePopol Vuh, qui est le principal textemythologique maya, relate par exemple comment les jumeaux héroïquesHunahpu et Ixbalanque se débarrassent de leurs demi-frères jaloux en les transformant en singes.Hun Batz prend la forme d'unhurleur, alors que son frèreHun Chuen est changé ensinge-araignée. Le premier est associé aucrépuscule, au travail et au devoir, alors que le second représente l'aube, la ruse et le divertissement. Cette dichotomie, inspirée par le comportement naturel de chacun des deux singes, est comprise comme faisant partie d'une nature humaine unique[9].
Le rang particulier des primates dans lesmythologies et lescosmologies ne se limite pas auxsimiens : àMadagascar, leslémuriens occupent traditionnellement une diversité de statuts qu'on ne retrouve chez aucun autre groupe d'animaux[10]. Au travers destantara (« légendes »), certains sont vénérés et doncfady (« interdits ») grâce à des liens de parenté reconnus avec les hommes, ce qui leur assure une protection traditionnelle contre la chasse ou la consommation. Il s'agit pour la plupart des grands spécimens de lafamille desIndriidae, comme lessifakas ou lebabakoto. D'autres sont reconnus comme sacrés (masina), tel l’ankomba (Eulemur macaco), car descendants d'un couple mythique qui appartenait à lafamille royale. D'autres encore sont considérés comme maléfiques : ainsi, l'étrangeaye-aye est accusé de posséder des pouvoirs desorcellerie capables de provoquer la maladie et la mort[10]. Enfin, la pratique dedomestication est répandue de longue date sur tout le territoire malgache et pourrait expliquer la présence de lémuriens auxComores[note 1].

Les premièresdescriptions naturalistes de primates remontent à l'antiquité grecque. Celle d'Aristote est la plus célèbre et influence la science occidentale pendant près de deux millénaires. Dans sonHistoire des animaux rédigé vers343 av. J.-C., lephilosophe grec fournit uneclassification en trois types de ces animaux dont la nature « participe de celle de l'être humain et de celle des quadrupèdes »[11]. Il y a d'abord lessinges (πιθηκος, « pithèque »), qui sont décrits comme desanthropomorphesbipèdes et dépourvus dequeue. Leur face a « beaucoup de ressemblances avec celle de l'être humain », particulièrement leursnarines, leursoreilles et leursdents (incisives etmolaires) « sont presque les mêmes ». Aristote note également la présence decils sur lapaupière inférieure (là où lesquadrupèdes n'en ont pas), des membres semblables à l'homme en ceci qu'ils se courbent « des deux côtés de manière opposée », des pieds qui sont « comme un composé de main et de pied », et desorganes génitaux qui « ressemblent à ceux de la femme » chez lesfemelles, alors que lesmâles les ont « qui ressemblent plutôt à ceux du chien qu'à ceux de l'homme »[11]. Cette description correspond très probablement aumagot, un macaque évoluant enAfrique du Nord et à la queue effectivement quasiment inexistante[12],[13]. L'auteur mentionne ensuite lescynocéphales (κυνοκέφαλος, « à tête de chien »), qui ont la « même forme que les singes ». Leurs traits distinctifs sont, en plus de leur tête « semblable à celle du chien », d'être « plus grands et plus forts », de présenter des mœurs « plus sauvages » et des dents « plus semblables à celles du chien »[11]. Il s'agit ici sans nul doute possible desbabouins, dont lacynocéphalie est un héritage direct de la tradition égyptienne[13]. Enfin, le troisième type regroupent lescèbes (κῆβος), qui se distinguent par le fait qu'ils ont une queue. Il est admis qu'Aristote fait ainsi allusion auxcercopithèques[12],[13], peut-être aupatas.
Plus de quatre siècles plus tard, le naturaliste romainPline l'Ancien rassemble dans sonHistoire naturelle tout le savoir de son époque sur les simiens. Les singes, qu'il nommesimiae, « offrent une imitation parfaite de l'homme »[14], sont « d'une adresse merveilleuse »[15] et capables de jouer auxlatroncules, « ayant appris par l'habitude à distinguer les pièces »[15]. Comme lepithèque des Grecs, lesimia des Romains serait lemagot. Il décrit plusieurs autres espèces déjà mentionnées par d'autres auteurs et qu'il dit vivre enÉthiopie.Les « sphinx » (sans doute lebabouin hamadryas) ont le « poil roux, avec deux mamelles à la poitrine »[15] et « renferment des aliments dans les poches de leurs joues, puis ils les retirent de là successivement avec leurs mains pour les manger »[16]. Les cynocéphales (lebabouin cynocéphale), eux, « sont d'un naturel plus farouche que les autres »[15]. Lescèbes, qu'on a fait venir àRome pour « lesjeux donnés par le grandPompée », ont les « pieds de derrière [qui] ressemblent aux pieds et aux jambes de l'homme » et les « pieds de devant aux mains de l'homme »[15]. Pline fait aussi allusion à d'autres simiens, dont l'identification est moins claire. Il mentionne lescercopithèques (cercopithecus, « singe à grande queue »), « à tête noire, à poil d'âne, et différant des autres animaux par la voix »[15], et lescallitriches (callithrix, « beau poil »), « d'un aspect presque complètement différent », qui « ont de la barbe à la face et une queue fort large à la naissance », et dont « on assure qu'ils ne vivent pas hors de leur patrie, qui est l'Éthiopie »[15]. Il fait également mention d'un singe « dont tout le corps est blanc »[15] et chassé par les Indiens, qu'on assimile à l'entelle. Certains passages intrigants de l'Histoire naturelle citent encore lessatyres, qui « sont très rapides ; ils courent tant à quatre pattes que sur leurs deux pieds : ils ont la face humaine, et leur agilité fait qu'on ne les prend que vieux ou malades »[17]. Ils vivent « dans les montagnes indiennes situées au levant équinoxial », au pays « dit des Catharcludes »[17], mais également aux environs du fleuveNiger[18]. Certains auteurs modernes ont voulu y voir les premières descriptions d'hominidés, soit duchimpanzé ou de l'orang-outan, mais ces rapprochements sont très hypothétiques.

Un témoignage plus vraisemblable de rencontre avec lesgrands singes est relaté dans le périple d'Hannon et bien antérieur aux écrits d'Aristote et de Pline. AuVIe ou VIIe siècleav. J.-C., ce navigateurcarthaginois explore lacôte ouest de l'Afrique, atteignant peut-être le sud de l'actuelGabon. Il rapporte l'existence sur une île d'hommes sauvages que ses interprètes appellent « Gorilles » :« Nous les poursuivîmes, mais nous ne pûmes prendre les hommes; tous nous échappaient par leur grande agilité [...] et se défendant en nous lançant des pierres ». La troupe d'Hannon finit par tuer trois femelles, dont les dépouilles sont ramenées àCarthage[19].Pline l'Ancien mentionne que les peaux de celles qu'il nomme « gorgones » étaient exposées dans le temple deJunon, où l'on a pu les observer jusqu'à lachute de la ville en146 av. J.-C.[20] Ces premiers exemples detaxidermie de primates auraient ainsi survécu au moins 350 ans, ce qui est un record en la matière. Lors de la découverte de ce qu'on croit d'abord être une nouvelle espèce de chimpanzé au milieu duXIXe siècle, on nommera « gorille » ce primate imposant en l'honneur d'Hannon. Son récit a également largement participé à la réputation de férocité qu'on prête aux gorilles. En analysant la description de la capture des trois femelles à la lumière de ce que l'on sait de l'éthologie deshominidés, il apparaît que si Hannon a réellement rencontré des primates, il s'agissait plus vraisemblablement dechimpanzés. En effet, ces derniers combattent en groupe, y compris avec l'aide des femelles, et utilisent fréquemment des bâtons et des pierres, alors que chez lesgorilles lemâle dominant défend seul la troupe à mains nues[19].
Au rang des apports antiques à l'étude des primates, il faut encore citer les travaux deGalien, qui est l'auteur de nombreux traitésanatomiques basés sur ladissection de singes. En effet, le célèbre médecin grec duIIe siècleapr. J.-C. contourne l'interdiction de disséquer des cadavres humains en les remplaçant par divers animaux, des singes surtout, mais également deschèvres, desporcs ou deschevaux. L'étude de l'anatomie humaine est selon lui possible à travers celle du singe, car c'est, « de tous les animaux, celui qui est le plus semblable à l’homme, pour lesviscères, lesmuscles, lesartères, lesveines et lesnerfs ». Les singes disséqués par Galien sont pour la plupart desmagots, bien qu'il mentionne également les « cynocéphales » et les « satyres » de Pline[21].
S'il est difficile de se faire une idée précise des primates observés ou étudiés par ces auteurs, tant les descriptions imprécises mêlent réalité et mythe, il semble probable que lescivilisations antiques de la Méditerranée connaissaient, directement ou par le récit de voyageurs, plusieurssinges catarrhiniens d'Afrique et d'Asie, y-compris peut-être certainsanthropoïdes. Aucune description n'est faite par contre des primates non-simiens, comme lestarsiers, lesloris ou leslémuriens de Madagascar, ni bien sûr desplatyrrhiniens des Amériques.
Les auteursmédiévaux jouent un rôle conservatoire de la tradition antique, et les descriptions d'Aristote et deSolin (qui copie l'Histoire naturelle de Pline) font figure d'autorité pendant de nombreux siècles. Or le singe a déjà mauvaise réputation chez les auteurs classiques ; dans sesCynégétiques,Oppien d'Apamée écrit par exemple au début duIIIe siècleapr. J.-C. :« Je passe sous silence les trois espèces de singes, ces mauvais imitateurs de l'homme. Qui ne haïrait cette race difforme, odieuse, lâche et perverse ? »[22] Mais c'est surtout dans lePhysiologus, premierbestiaire chrétien rédigé enÉgypte auIIe siècleapr. J.-C., que le primate se voit frappé d'anathème : dans un chapitre commun avec l'onagre, le singe est représenté comme unange déchu fuyant la lumière, directement comparé à la figure duDiable. Alors que les deux animaux, vénérés par lamythologie égyptienne sous la forme des dieuxSeth etThot, étaient assimilés au rythme cosmique et aux deuxéquinoxes, ils ont une activité exclusivement nocturne et négative pour lespères de l'Église[23]. C'est peut-être justement en raison de la place qu'il occupait en Égypte, pays des « Ténèbres », qu'un relent d'idolâtrie pèse sur le singe dans lalittérature patristique. Sa lubricité bien connue le fait bientôt assimiler dans l'iconographie chrétienne à laluxure, l'un des septpéchés capitaux[24]. AuVIe siècle,Isidore de Séville insiste dans sesÉtymologies sur le lien entresimia (« singe ») etsimilitudo (« similitude »). En se présentant comme une imitation difforme de l'homme, le singe symbolise ainsi la perte de la ressemblance divine à la suite de laChute entraînée par lepéché originel[25]. Car c'est bien la similitude du singe avec l'homme qui lui vaut l’opprobre de lachrétienté médiévale, comme le résumeHildegarde de Bingen auXIIe siècle :« il est incomplet dans chacune des deux natures, si bien qu'il ne peut agir ni totalement comme un homme, ni totalement comme une bête, et de ce fait il est instable. »[23]

Pourtant, il est abusif de restreindre l'histoire de la représentation médiévale du singe à cette seule figure diabolique. L'importation de singes en Europe ne cesse pas entre l’Antiquité tardive et lehaut Moyen Âge, et ils sont apprivoisés autant par lesbateleurs pour amuser les foules que par les princes comme signe d'aisance matérielle[26]. D'après les listes de vingtménageries maintenues par des monarques ou des villes de l'époque carolingienne à la fin duXVe siècle, onze mentionnent des singes[27]. La mode du singe comme animal de compagnie connait son apogée auxXIIe et XIIIe siècles et rois, évêques, mais aussi bourgeois ou riches marchands se plaisent à en posséder. Ils déambulent librement dans les appartements, même si on les enchaîne souvent à des billots de bois pour limiter leurs mouvements, et on leur fait parfois porter de riches habits[27]. À l'époque romane, le motif simiesque apparaît de plus en plus fréquemment dans la sculpture et l’orfèvrerie. Mais c'est dans lesmanuscrits enluminés gothiques qu'il s'impose particulièrement : le singe est de très loin l'animal le plus représenté dans lesmarginalia et lesdrôleries, où il imite souvent des activités humaines[25]. La figure du singe est également présente dans lalittérature médiévale, transmise par la tradition antique et notamment lesfables d'Ésope. Dans le cycle duRoman de Renart, l'animal présente les mêmes vices que le protagoniste, il est rusé et hypocrite, roublard mais plutôt sympathique. Son rôle est ainsi assez ambigu, ni franchement positif, ni complètement négatif[26].
L'approchenaturaliste des singes, bien que rudimentaire et moralisée, n'est pas toujours négative. Ainsi, lesencyclopédistes commeVincent de Beauvais ouThomas de Cantimpré ne suivent pas la tradition duPhysiologus. Ce dernier remarque néanmoins que puisqu'il marche à quatre pattes, le singe est forcé par la nature de regarder au sol, alors que le regard de l'homme est naturellement tourné vers lescieux, d'où il doit attendre sonsalut[6]. Cette opposition entre labipédie humaine et laquadrupédie simienne servira longtemps d'argument décisif pour justifier le statut unique de l'espèce humaine parmi les animaux.Albert le Grand serait quant à lui le premier auteur à avoir introduit le concept de « chaînon manquant » en plaçant les singes à mi-chemin entre les animaux et les hommes[28]. Dans son vaste traitéDe animalibus, achevé vers 1270, il compare les différents êtres vivants dotés d'uneâme (les « animaux ») en fonction de leur niveau de perfection. Les hommes dominent cette hiérarchie, suivis par lespygmées, puis les singes[29]. Les premiers se distinguent par laraison, les seconds n'en ont qu'une ombre, alors que les derniers sont seulement capables d'imiter sans aucune réflexion. Mais tous sont capables d'être instruits et ces similitudes de l'âme entraînent des ressemblances physiques : hommes, pygmées et singes ont en commun une tête ronde, des mains munies de doigts, des bras flexibles et une nuque courte. Il faut cependant noter qu'Albert le Grand place les pygmées et les singes au sommet des « bêtes » et donc dans une catégorie bien différenciée de celle des hommes[29].
À partir du milieu duXVe siècle, les souverains et marchands européens se lancent dans unegrande entreprise d'exploration du monde. Quoique le but premier de ces expéditions soit économique, il fait naître une grande curiosité pour les contrées lointaines. Très vite, les voyages permettent la collection d'œuvres d'art, de plantes et d'animaux exotiques, qui s'accompagnent souvent de descriptionsgéographiques,anthropologiques etnaturalistes. LaRenaissance voit naître les premiers traités dezoologie à caractère scientifique, comme ceux d'Ippolito Salviani sur lespoissons (1554), dePierre Belon sur lesoiseaux (1555) ou deGuillaume Rondelet sur lesinsectes (1556). Rien de comparable n'apparaît cependant pour les primates, dont les descriptions restent très rudimentaires avant la fin duXVIIe siècle. Ainsi, les singes présentés dans l'Historiae animalium du naturalistezurichoisConrad Gessner (1551), bien qu'ils comprennent de nouvelles espèces comme lesagouin américain, empruntent encore beaucoup aux récits fantasmagoriques antiques et médiévaux.

Lors de son troisième voyage débuté en 1498,Christophe Colomb mentionne des singes sur l'île de la Trinité, puis décrit les premiers primates d'Amérique du Sud, deshurleurs sur lapéninsule de Paria auVenezuela[30].Amerigo Vespucci rapporte également avoir vu des « macaques et desbabouins » le long de la côte sud-américaine[30]. Lecommerce d'animaux exotiques, qui était déjà actif sur les côtes africaines depuis le milieu duXVe siècle, s'étend très vite aux Amériques. Il est principalement le fait desmarchands portugais, qui prennent l'habitude de ramener desperroquets et des singes qu'ils vendent ensuite commeanimaux de compagnie. Les navires font souvent escale sur lacôte atlantique duBrésil au retour desIndes, et ces animaux sont ainsi considérés comme « indiens » sans distinction de leurs lieux d'origine. La plaque tournante du marché européen des singes de compagnie est d'abordLisbonne, puis s'étend àAnvers sous l'influence de lafamille Fugger qui en fait l'un de ses monopoles commerciaux. De par leur taille réduite, lesouistitis ettamarins brésiliens sont plus faciles à transporter et à maintenir en captivité que la plupart des primates africains, ce qui explique sûrement leur succès. Lorsqu'il visite lesFlandres en 1521, le peintreAlbrecht Dürer raconte avoir acheté un petit singe (certainement un ouistiti) « pour quatreflorins », qu'il représentera ensuite dans plusieurs de ses œuvres[31]. Les primates du Nouveau Monde deviendront également un motif courant dessingeriesflamandes dès la deuxième moitié duXVIe siècle.
S'ils sont d'abord décrits à l'aide des noms utilisés pour les singes d'Afrique et d'Asie (macaques,babouins,cercopithèques), les primates duNouveau Monde gagnent peu à peu leur identité propre. Ainsi, en1570,Tomás López Medel rapporte lors d'un voyage dans lasavane de Bogota le comportement curieux d'un singe qui dort le matin et s'agite le soir. Il s'agit sûrement de la première description d'undouroucouli, unique singenocturne de la planète. Lemissionnairejésuite portugaisFernão Cardim fournit quant à lui une description détaillée des surprenantesvocalisations dessinges hurleurs duBrésil dans un traité publié en 1583[30].
Ces descriptions sont souvent le fait demissionnaires membres decongrégations religieuses, comme lesfranciscains, lescapucins ou lesjésuites. Celle deClaude d'Abbeville, qui participe à la tentative infructueuse de colonisation de laFrance équinoxiale, est souvent citée pour avoir introduit en français plusieurs noms nouveaux, qui seront ensuite popularisés parBuffon au siècle suivant. DansHistoire de la mission des pères Capucins en l'isle de Maragnan et terres circonvoisines (1614), il cite lesouarines, qui « crient si haut qu'on les peut entendre environ d'unelieue », lessapajous, les « cay-miri » (saïmiris), lestamarins, lesmarikinas et lessagouins, « les plus petites et les plus mignonnes de toutes les autres »[32]. Dans la suite duXVIIe siècle, ces descriptions prendront un tour plus scientifique, comme dans l'Histoire naturelle du Brésil de l'AllemandGeorge Marcgrave, publiée en 1648. Assorti de gravures qui seront très souvent reproduites, le traité cite leguariba, le grand « cagui » (saki) et le petit « cagui » (ouistiti), mais aussi le « caitaia » au poil jaune vif[33]. L'existence de ce dernier sera longtemps questionnée, avant que lesapajou fauve décrit par Marcgrave ne soit redécouvert auXXIe siècle, au bord de l'extinction[34].
Même si certainsanthropoïdes étaient peut-être connus des auteurs antiques, les premières mentions indiscutables apparaissent dans les récits de voyageurs. Ainsi, lemanuscrit Valentim Fernandes qui relate les premièresdécouvertes portugaises mentionne la présence de singesanthropomorphes enSierra Leone, qui sont certainement deschimpanzés[6]. D'après les dires du navigateur portugaisDuarte Lopez, retranscris parFilippo Pigafetta dansLe Royaume de Congo & les Contrées environnantes (1591), les chimpanzés qui peuplent leCongo ressemblent grandement à l'homme et peuvent imiter son comportement de façon remarquable[35]. Cette capacité d'imitation est également remarquée par lejésuite françaisPierre du Jarric chez des chimpanzés deGuinée qu'il nomme « Baris ». Dans le troisième volume de son œuvre (1614), qui s'appuie sur les rapports desmissionnaires portugais, il explique que si ces singes sont nourris et instruits dès qu'ils sont jeunes, ils se comportent ensuite comme des humains : ils marchent sur leurs pattes de derrière et vont chercher de l'eau à la rivière à l'aide decruches qu'ils portent sur la tête[36].
Une première description dugorille est rapportée en 1626 par l'écrivain anglaisSamuel Purchas qui relate le séjour de plusieurs années de son compatrioteAndrew Battel auCongo. Sous le nom de « pongo », il décrit un singe craint par les populations locales, ressemblant à l'homme dans ses proportions, mais bien plus grand et entièrement poilu. Battel raconte aussi qu'il est sociable, présente une face humaine, et se déplace vraisemblablement sur ses deux jambes[37].

Quant à l'orang-outan, c'est le médecin néerlandaisJacques de Bondt, connu sous le nom de Bontius, qui en popularise le nom en 1630. En poste àBatavia pour laCompagnie néerlandaise des Indes orientales, il rapporte avoir vu certains de ces « hommes des forêts » (dumalaisorang, « homme », ethutan, « bois », rendu en latin parHomo sylvestris). Il remarque particulièrement une femelle, dont il fournit une gravure, qui semblait avoir de la pudeur, qui se couvrait de la main à l'approche d'hommes qu'elle ne connaissait pas, qui pleurait, qui gémissait, et à qui il ne manquait que la parole[6]. On peut cependant douter que Bontius ait réellement vu des orangs-outans, car ceux-ci n'évoluent pas sur l'île de Java, mais àSumatra etBornéo, et le terme lui-même semblait plutôt désigner des tribus humaines, comme lesJakun de lapéninsule Malaise[38]. À la même époque, une femelle chimpanzé est ramenée d'Angola pour la première fois en Europe pour figurer dans la ménagerie du princeFrédéric-Henri d'Orange-Nassau àla Haye. Le chirurgienNicolaes Tulp l'observe de son vivant, et croyant qu'elle vient des Indes, pense qu'il s'agit d'un satyre décrit par Pline et la nommeSatyrus Indicus. La célèbre gravure qu'il en publie en 1641 est recopiée de nombreuses fois auxXVIIe et XVIIIe siècles et présente le nom « orang-outan » rapporté par Bontius. La multiplicité de ces noms ainsi que l'imprécision des descriptions créeront une confusion entre chimpanzés et orangs-outans qui se poursuivra jusqu'au début duXXe siècle[6]. En 1967, le primatologue britanniqueVernon Reynolds étudie la gravure de Tulp et arrive à la conclusion qu'il s'agit finalement plutôt d'unbonobo, une espèce découverte en 1929 seulement. Il se base pour cela sur la représentation d'une connexion cutanée entre le second et le troisièmedoigt de pied, une particularité morphologique qu'on retrouve plus souvent chez les bonobos que chez leschimpanzés, ainsi que sur la provenance du singe : si les bonobos ne sont plus aujourd'hui présents enAngola, cette région se situe au sud dufleuve Congo, qui sépare lesaires de répartition respectives des deux espèces[39].
En 1698, c'est un jeune chimpanzé mâle qui est ramené àLondres et meurt trois mois plus tard d'une infection. Il estdisséqué par l'anatomisteEdward Tyson qui, à la suite, rédige un ouvrage souvent considéré comme fondateur de la primatologie. DansAnatomie d'un Pygmée (en), il dresse une liste détaillée de tous les caractères qui rapprochent cet « orang-outan » soit des autres singes, soit de l’homme. Il dénombre trente-quatre caractères pour les premiers et quarante-huit pour les seconds et conclut que le chimpanzé a plus de ressemblances avec l’être humain qu’avec les singes :« Notre pygmée n’est ni homme, ni singe, mais une sorte d’animal entre les deux »[40]. Tyson, qui a également pu observer le singe vivant, rapporte encore que celui-ci dormait dans un lit, avec un oreiller et une couverture, et qu'il prenait plaisir à être habillé[6]. Ces comportement presque humains ont certainement influencé, et peut-être partiellement biaisé, l'analyse anatomique pour expliquer tant de similitudes. Tyson ne semble pas non plus avoir remarqué qu'il se trouvait face à un individu juvénile, or les jeunes chimpanzés présentent beaucoup plus de ressemblances avec les humains que les individus adultes (il s'agirait peut-être d'un phénomène denéoténie dans l'évolution de l'homme)[41]. Néanmoins, la lecture contemporaine qui fait de Tyson unmoderniste et un précurseur des théories deThomas Huxley est un peu exagérée. L'anatomiste s’en tient en effet fidèlement à la description traditionnelle de la nature selon l’« échelle des êtres » et lorsqu'il doit choisir, il place résolument son « orang-outan » parmi les animaux :« Notre pygmée a de nombreux avantages par rapport au reste de son espèce, mais je le pense toujours comme une sorte de singe et de simple brute; et comme le dit le proverbe, un singe est un singe, même s'il est bien vêtu »[40].

En raison sûrement de leursmœurs nocturnes développées pour échapper à la compétition des singes, lesprosimiens n'attirent pas l'attention des explorateurs occidentaux avant la deuxième moitié duXVIIe siècle. L'île deMadagascar a pourtant une longuehistoire de contact avec les voyageurs arabes, européens et peut-être même chinois, et il est certain que safaune endémique particulière devait avoir frappé les esprits. La première mention écrite delémuriens remonte cependant à l'explorateur françaisÉtienne de Flacourt, qui exerce à partir de 1648 la charge de chef de colonie àFort-Dauphin. De retour en France, il publie en1661 uneHistoire de la grande isle Madagascar, dans laquelle il décrit plusieurs espèces de lémuriens, ainsi qu'un animal difficilement identifiable mais qu'on suppose être l'une desespèces subfossiles qui peuplaient l'île avant l'arrivée des Européens[42]. Parmi les différents « singes » mentionnés par Flacourt, on reconnait levaricossy qui est « blanc avec des taches noires sur les côtés et sur la tête », et « le museau long comme un renard » (Varecia variegata), diverses sortes devaris, dont ceux qui ont « la queue rayée de noir et de blanc et qui marchent en troupes de 30, 40 et 50 » (Lemur catta), et surtout lesifac, une « guenuche blanche, qui a un chaperon tanné, et qui se tient le plus souvent sur les pieds de derrière » (Propithecus verreauxi)[43].
À la même époque, les premiersgalagos sont ramenés d'Afrique en Europe , mais on les prend alors pour desécureuils. Desmarchands néerlandais auraient également observé desangwantibos sur lacôte de Guinée[44]. Mais c'est au capitaineWillem Bosman qu'on doit la première mention d'un prosimien africain : en 1704, dans uneDescription précise de lacôte de l'Or, de lacôte d'Ivoire et de lacôte des Esclaves, il cite un animal appelé « potto » par les indigènes[45].
Lesloris asiatiques tiennent également leur nom des voyageurs hollandais :loeres signifie « fou, nigaud, rustre »[46]. Une toute première description de ces primates est donnée par le FrançaisJean de Thévenot en 1665. Dans laRelation d'un voyage fait au Levant, il raconte sa visite à la cour duGrand Moghol et rapporte qu'àAurangabad, on fait grand cas de singes ramenés deCeylan :« On les estimait, parce qu'ils n'étaient pas plus gros que le poing [...] Ils ont le front plat, les yeux ronds et grands, jaunes et clairs comme ceux de certains chats [...] Quand je les examinai, ils se tenaient sur leurs pieds de derrière, et s'embrassaient souvent, regardant fixement le monde sans s'effaroucher. Leur maître les appelaient des hommes sauvages »[47]. Quant auxtarsiers, le premier spécimen est découvert àLuçon par lemissionnairejésuiteGeorges Joseph Camel. Il l'appelle « Magu », selon un terme qui est toujours utilisé auxPhilippines pour nommer cet animal. Camel transmet ses notes aubotanisteJames Petiver, qui les publie àLondres en 1705[48].
LeSiècle des Lumières est marqué par un intérêt grandissant du public pour l'histoire naturelle. Les spécimens exotiques s'accumulent dans lescabinets de curiosités des monarques européens et la nécessité d'inventorier les multiples découvertes des siècles précédents devient de plus en plus pressante. D'abord développée pour labotanique, puis étendue à lazoologie, lanomenclature binominale systématiséepar Carl von Linné apporte une solution simple et universelle à ce dilemme. La primatologie doit également au naturalistesuédois la définition de son champ d'étude : les « primates » font leur apparition terminologique en 1758. S'il conteste le fait d'y inclure l'être humain, lecomte de Buffon apporte une contribution majeure à la définition de ce nouvel ordre en compilant minutieusement tout le savoir accumulé depuis l'Antiquité sur les « singes et les makis ». Sous l'influence de ces deux pères de la zoologie, l'étude scientifique des primates prend son élan et parvient vers le milieu duXIXe siècle à en cerner la diversité que l'on connait aujourd'hui. Mais l'approche scientifique, principalement basée sur l'anatomie comparée, bute vite contre les conceptions philosophiques et religieuses et l'on cherche contre toute évidence à maintenir l'espèce humaine en dehors de cet effort classificatoire.

Carl von Linné est le premier à placer explicitement l'homme parmi les animaux. Dès la première édition de sonSystema naturae (« Système de la nature »), publiée en 1735, il regroupe les humains (Homo), les singes (Simia) et les paresseux (Bradypus) parmi lesAntropomorpha, l'un des cinqordres de laclasse des quadrupèdes[49]. LegenreHomo y est défini par la célèbre maxime antiqueNosce te ipsum (« Connais-toi toi-même »), c'est-à-dire par un précepte philosophique et théologique plutôt que par des caractéristiques biologiques. Linné, fils et frère depasteur, exprime par là qu'il ne remet pas en question la conception chrétienne selon laquelle « Dieu a créé l'homme à son image ». Comme expliqué parBasile de Césarée dans ses commentaires de la Genèse, c'est la raison qui distingue l'homme de l'animal et c'est par cette raison, et non par le corps (« variable et corruptible »), qu'il est « à l'image de Dieu »[50]. Ce principe est à la base de la démarchetaxinomique de Linné, qui s'appuie sur l'adageNomina si nescis, perit et cognitio rerum (« la connaissance des choses périt par l'ignorance du nom »)[51]. Est donc homme, celui qui se nomme « homme » et se connait comme tel, car donner des noms fait partie des prérogatives de l'homme[50].
Dans la dixième édition de 1758, Linné remplace le terme « Antropomorpha » par celui de « Primates » (« premiers » enlatin). Les paresseux n'en font plus partie, mais il ajoute lesgenresLemur etVespertilio (chauves-souris), aux côtés deSimia etHomo[52]. Ce dernier compte deux espèces :Homo sapiens (c'est-à-dire doté de raison), qui est l'homme « diurne » et ses différentes variantes culturelles[note 2], etHomo troglodytes, l'homme « nocturne ». Pour preuves de l'existence de celui-ci, Linné cite l'orang-outan deBontius ainsi que le « kakurlacko », nom sous lequel le voyageur suédoisNils Kiöping (mort en 1680) avait décrit desalbinos qui se cachaient dans des grottes sur l'île indonésienne de Ternate[53]. L'épithètetroglodytes a subi de nombreuses péripétiestaxinomiques avant de désigner le chimpanzé commun,Pan troglodytes. Pour la division du genreSimia, Linné suit scrupuleusement la logique d'Aristote : il définit les « singes des anciens », dépourvus de queues (Simia satyrus, le satyre deTulp, etSimia sylvanus, lemagot), lesbabouins, à la queue courte, et lescercopithèques, à la queue longue[52]. Ce dernier groupe comprend de manière indifférenciée plusieurs espèces desinges du Nouveau Monde, ainsi que le tarsier décrit parPetiver (Simia syrichta). Les successeurs de Linné ne tarderont pas à reclasser celui-ci parmi lesprosimiens, avant que l'on s'aperçoive auXXe siècle que les tarsiers sont réellement plus proches des singes, avec qui ils forment lesous-ordre desHaplorrhini, que des autres primates. Le genreLemur est une autre création influente de Linné, dont il choisit le nom par allusion auxlémures de lamythologie romaine. Il regroupe initialement leloris deCeylan, lemaki catta deMadagascar et lecolugo, ou lémur volant, desPhilippines[52].
Malgré ses faiblesses et ses inexactitudes flagrantes,la classification proposée par Linné apparaît comme particulièrement progressiste et révolutionnaire[54]. Il faut aussi noter que l'ordre des primates est le seul parmi ceux figurant dansSystema naturae qui soit encore reconnu auXXIe siècle, et dans une configuration finalement assez proche de celle choisie par son inventeur.

Auteur dans la deuxième moitié duXVIIIe siècle d'une monumentaleHistoire naturelle, lecomte de Buffon réfute avec véhémence le placement de l'homme parmi les primates[6]. Il s'oppose de manière générale au concept de classification, fondant sa conception de l'univers sur la stricte hiérarchie linéaire de l'antique « échelle des êtres ». Selon le grand naturaliste français, la systématique de Linné impliquerait que les organismes classés dans une même catégorie partagent unancêtre commun, ce qu'il rejette avec mépris[55].
Dans les volumes 14 et 15 de son œuvre (publiés en 1766 et 1767), Buffon établit une « nomenclature des singes »[56],[57] avec le concours du naturalisteLouis Daubenton, qui y déploie les premiers exemples d'anatomie comparée. Il commence par déplorer qu'on ait « entassé sous le même nom desinge, une multitude d'espèces différentes et même très éloignées ». Reprenant la traditionaristotélicienne, il décrit le singe comme « un animal sans queue, dont la face est aplatie, dont les dents, les mains, les doigts et les ongles ressemblent à ceux de l'homme et qui, comme lui, marchent debout sur leurs deux pieds ». L'auteur ne mentionne que trois espèces répondant à cette définition. Il y a d'abord le singe connu des anciens : le « pithèque » , dont la mention se borne à citer les auteurs antiques et qu'on doit distinguer dumagot, qui bénéficie quant à lui d'une description détaillée par Daubenton. Vient ensuite legibbon, qui a été rapporté sous ce nom desIndes orientales parJoseph François Dupleix, ancien gouverneur dePondichéry. Buffon fait remonter l'étymologie du mot « gibbon » aucèbe de Pline. La troisième espèce est l'orang-outan, découvert dans « les parties méridionales de l'Afrique et des Indes »[56]. Sous ce dernier terme, Buffon présente deux animaux, qui ne forment certainement « qu'une seule et même espèce », lePongo et leJocko. Le premier regroupe tous leshominidés décrits jusqu'alors : le terme « pongo » renvoie au récit deBattel (qui décrivait legorille), qui est le même singe que l'orang-outan deBontius, le satyre deTulp, le pygmée deTyson et l'Homo troglodytes deLinné. Le Jocko est unchimpanzé rapporté en France en1740 et mort l'année suivante àLondres, et dont ladépouille naturalisée et lesquelette étaient conservés auCabinet du roi duJardin des plantes de Paris[6]. Buffon note dans l'anatomie et le comportement de « l'orang-outan » de nombreuses ressemblances troublantes avec ceux de l'homme. Il en conclut néanmoins que ces similitudes « ne les rapprochent pas de la nature de l'homme, ni même ne l'élèvent au-dessus de celle des animaux », « l'âme, la pensée, la parole ne dépendent pas de la forme ou de l'organisation du corps » et l'orang-outan ne parle pas et ne pense pas. Ainsi, le singe, d'après Buffon, n'imite pas l'homme mais contrefait ses mouvements. L'imitation suppose le dessein d'imiter, ce qui demande une suite de pensées dont le singe est incapable, et par conséquent « l'homme peut, s'il le veut, imiter le singe, alors que le singe ne peut pas même vouloir imiter l'homme »[56].
Buffon place deux « familles » à la suite des singes : lesbabouins et lesguenons. Les premiers se caractérisent par leur queue courte, leur face allongée et leur museau large et relevé. Ils comprennent leBabouin proprement dit, leMandrill et l'Ouandérou. Si la définition du naturaliste s'approche de celle duCynocéphale antique, il estime néanmoins que les Anciens n'avaient pas de nom propre pour les babouins et que le Cynocéphale était en réalité leMagot, qui est quant à lui à mi-chemin entre les singes et les babouins, car il n'a qu'un appendice de queue : « quatrième singe ou premier babouin »[56]. Les guenons sont lescèbes des auteurs antiques et se distinguent des singes et des babouins par leurs longues queues, et desmakis par leurs quatreincisives au lieu de six. Buffon en liste neuf espèces : leMacaque, lePatas, leMalbrouck, leMangabey, laMone, leCallitriche, leMoustac, leTalapoin et leDouc[56]. Tout comme le Magot est l'intermédiaire entre les singes et les babouins, Buffon considère qu'il existe une espèce dans l'intervalle entre les babouins et les guenons. Il s'agit d'un animal semblable aux premiers, mais doté d'une queue glabre, comme celle d'un cochon : leMaimon[56].

Buffon s'insurge ensuite contre le fait que certains auteurs, dont Linné, aient pu utiliser les mêmes critères aristotéliciens pour nommer et classifier des animaux en dehors de l'Ancien Monde : « On a trouvé en Amérique des bêtes avec des mains et des doigts ; ce rapport seul a suffi pour qu'on les ait appeléessinges »[56]. Il introduit ainsi les deux termes desapajous et desagouins pour rassembler lessinges du Nouveau Monde[57]. Il remarque en effet que ces derniers diffèrent dessinges de l'Ancien Monde par l'absence d'abajoues et decallosités sur les fesses, mais surtout qu'ils ont « la cloison des narines fort large et fort épaisse, et les ouvertures des narines placées à côté et non pas au-dessous du nez », alors que les singes, les babouins et les guenons ont « la cloison du nez mince, et les narines ouvertes à peu près comme celles de l'homme au-dessous du nez »[57]. Cette différence de morphologie nasale est aujourd'hui encore reconnue comme distinction principale entrecatarhiniens (dugreccata, « vers le bas », etrhinos, « nez ») etplatyrhiniens (platus, « large »). Mais pour différencier les sapajous des sagouins, Buffon use une fois encore du critère antique de la queue : les premiers l'ont « […] « prenante », c'est-à-dire musclée de manière qu'ils peuvent s'en servir comme d'un doigt pour saisir et prendre ce qui leur plaît », les seconds l'ont « entièrement velue, lâche et droite ; en sorte qu'ils ne peuvent s'en servir en aucune manière ». Les sapajous comprennent cinq espèces présentées par taille décroissante : l'Ouarine (qui est la même espèce que l'Alouate), leCoaïta, leSajou, leSaï et leSaïmiri. On compte de même manière six sagouins : leSaki, leTamarin, l'Ouistiti, leMarikina, lePinché et leMico[56].
L'Histoire naturelle contient aussi les descriptions de quelques primates non simiens. L'auteur cite ainsi trois espèces de makis, leMococo, leMongous et leVari, qui « paraissent confinés àMadagascar, auMozambique et aux terres voisines de ces îles ». Il remarque également qu'ils « semblent faire la nuance entre les singes à longue queue et lesanimaux fissipèdes »[58]. Buffon baptise encore leloris, « d'après le nom que les Hollandais ont donné à cet animal », et note qu'il « ressemble aux makis par les dents, mais [...] en diffère à tant d'autres égards, que la somme des différences l'emporte de beaucoup sur celle des ressemblances »[58]. Enfin, l'académicien décrit séparément un animal dont il ignore l'origine mais qu'il rapproche de lagerboise. Remarquant la « longueur excessive de ses jambes de derrière », il le nomme temporairement « tarsier » (d'après les os dutarse) en attendant de savoir le « nom qu'il porte dans le pays qu'il habite »[58]. Cette description et la gravure qui l'accompagne seront à l'origine de tous les noms scientifiques donnés ensuite à ces primates, en dépit de celle de Linné basée sur le « Magu » deCamel etPetiver[59].
Après la mort de Buffon en 1788, l'Histoire naturelle sera continuée parBernard-Germain de Lacépède, et le recueil aura une influence considérable sur lesLumières. Rédigé dans une prose facilement accessible aux profanes et agrémenté de nombreuses illustrations, il est souvent discuté dans lessalons de la deuxième moitié du siècle[55]. Les noms nouveaux créés ou popularisés par Buffon entreront rapidement dans la langue courante et la plupart restent en usage aujourd'hui.
Les travaux de Linné et Buffon donnent une impulsion majeure à lazoologie naissante : elle se voit peu à peu envahir par l'obsession d'organisation et de classification méticuleuses qui guidait plus tôt labotanique. Les publications des naturalistes confèrent peu à peu à l'animal un statut d'objet scientifique et l'introduisent dans un système de connaissances partagé par une communauté de chercheurs. En France, les événements politiques soutiennent cette transition : laRévolution donne naissance auMuséum national d'histoire naturelle, qui remplace en 1793 leJardin royal des plantes médicinales, etDaubenton en devient le premier directeur. La nouvelle chaire de zoologie des mammifères et des oiseaux est confié àÉtienne Geoffroy Saint-Hilaire, qui l'occupe pendant près d'un demi-siècle. Il prend comme assistant l'ambitieuxGeorges Cuvier, avec qui il signe plusieurs mémoires dont une classification des mammifères construite sur l'idée de subordination des caractères. Les deux hommes s'opposeront plus tard au sujet des idéestransformistes défendues parJean-Baptiste de Lamarck. Lefixisme de Cuvier sort vainqueur de ce débat précoce sur l'évolution des espèces et imprime pour un temps son mot d'ordre selon lequel le rôle du naturaliste se borne à « nommer, classer et décrire »[60].
Si la proximité entre l'homme et les grands singes est déjà bien documentée auXVIIIe siècle à la suite des premiers travaux d'anatomie comparée, la proposition de Linné de les inclure dans un ordre unique est philosophiquement inacceptable. Les naturalistes s'évertuent donc à chercher le critère morphologique essentiel qui permette de confirmer le caractère exceptionnel de l'espèce humaine. Buffon est le premier à proposer de s'intéresser à la bipédie :« Faisons pour les mains un nom pareil à celui qu'on a fait pour les pieds, et alors nous dirons avec vérité et précision, que l'homme est le seul qui soit bimane et bipède, parce qu'il est le seul qui ait deux mains et deux pieds ; que le lamantin n'est que bimane ; que la chauve-souris n'est que bipède, et que le singe est quadrumane »[56]. Il s'appuie pour cela sur les travaux de Daubenton, qui, après avoir étudié l'os occipital et la colonne vertébrale de « l'orang-outan », a prouvé que celui-ci était bien quadrupède, et non bipède comme on l'avait cru d'abord.

L'anthropologue et naturaliste allemandJohann Friedrich Blumenbach utilise ce concept en1779 dansHandbuch der Naturgeschichte (« Manuel d'histoire naturelle ») et divise les Primates de Linné en trois ordres : lesbimanes (« deux mains ») comprennent seulement le genreHomo, lesquadrumanes (« quatre mains ») regroupent les singes et les makis, alors que leschiroptères (« mains ailées ») rassemblent les chauve-souris[61]. La distinction est popularisée par Cuvier dans sonTableau élémentaire de l'histoire naturelle des animaux publié en 1797[62]. Il décrit les quadrumanes comme les animaux qui ressemblent le plus à l'homme, si ce n'est que « les pouces de leurs pieds de derrière sont écartés des autres doigts comme ceux des mains » et que « leur bassin étroit, leurs talons peu saillants, les muscles de leurs cuisses et de leurs jambes trop faibles, ne leur permettent pas de se tenir debout aisément ».
C'est ainsi que quelques années à peine après sa création, l'ordre des primates disparaît pour près d'un siècle. Certains auteurs ressusciteront le terme, soit pour l'homme seul (Gray, 1821), soit commesynonyme plus ancien de quadrumanes (I. Geoffroy, 1852). D'autres proposeront de nouveaux critères de distinction pour séparer l'homme, comme la position debout (ordre des Erecta,Illiger, 1811) ou la taille ducerveau (sous-classe des Archencephala,Owen, 1863)[63]. C'est finalement le BritanniqueSt. George Jackson Mivart qui, bien que critique des thèses de Darwin, réintégrera l'ordre des primates dans sa conception actuelle en1873[64]. Le débat restera vif pendant un demi siècle encore et jusque dans lesannées 1930, les scientifiques hésiteront à se référer à la dénomination choisie par Linné. Ces querelles terminologiques, et le questionnement philosophique qu'elles sous-entendent, expliquent en partie le développement tardif de la primatologie elle-même.
Lanomenclature binominale s'impose très vite dans les sciences naturelles. En1777, le naturaliste allemandJohann Christian Erxleben retravaille l'ordre de Primates tel que défini par Linné, mais en y incluant certaines suggestions de Buffon. Il divise ainsi le genreSimia pour n'y laisser que les « vrais singes » et crée les genresPapio pour les babouins etCercopithecus pour les guenons. Afin de classer les sapajous et les sagouins de Buffon, il puise dans le référentiel antique en proposant les genresCebus (d'après les cèbes d'Aristote) etCallithrix (d'après les callitriches de Pline)[65].
Mais l'effervescence des découvertes rend vite caduque l'idée de circonscrire toute la diversité des singes et des makis à ce cadre antique. De nouveaux genres sont proposés, notamment parJohann Illiger àBerlin (Hylobates, les gibbons,Colobus, les colobes)[66], et surtout parÉtienne Geoffroy Saint-Hilaire qui en crée près d'une vingtaine dans sonTableau des Quadrumanes[67]. Ce dernier est également à l'origine du réarrangement interne de l'ordre, non plus en fonction de la queue, mais de celui de la morphologie nasale. Il établit ainsi trois groupes :catarrhiniens (« nez vers le bas »), pour les singes de l'Ancien Monde,platyrrhiniens (« nez large »), pour les singes du Nouveau Monde, etstrepsirrhiniens (« nez allongé ») pour les lémuriens.
En parallèle,John Edward Gray, duBritish Museum deLondres, soutient pendant un temps un système de classification éphémère développé par l'entomologueWilliam Sharp Macleay et appelésystème quinaire. Il propose que tous lestaxons sont divisibles en cinq sous-unités et que si moins de cinq catégories sont connus, c'est qu'il reste à trouver le sous-groupe manquant. Gray applique ce système à la classification des mammifères et divise l'ordre des primates enHominidae (humains etsinges de l'Ancien Monde),Sariguidae (singes du Nouveau Monde),Lemuridae (prosimiens),Galeopithecidae (lémur volant) etVespertilionidae (chauves-souris)[68]. Chaque famille est ensuite elle-même divisée, lorsque c'est possible, en cinqtribus. L'homme retrouve donc sa place parmi les primates et dans une famille où il est mêlé aux singes d'Afrique et d'Asie, bien qu'il soit le seule membre de sa tribu, lesHominina. Si le système quinaire a fait long feu et que Gray lui-même l'a abandonné dans ses publications ultérieures, les noms choisis pour les familles et les tribus ont pour la plupart été conservés.

Ces classifications s'étoffent aussi au fur et à mesure des nouvelles découvertes, qui viennent petit à petit compléter les catalogues établis par Linné et Buffon. Il y a d'abord les primates oubliés ou ignorés par les deux naturalistes : lepotto de Bosman est ajouté dès la première traduction en allemand duSystema naturae parPhilipp Statius Müller en 1766, alors que lesifaka deFlacourt n'est décrit formellement qu'en 1832 parEdward Turner Bennett. D'autres découvertes sont plus inattendues, comme l'aye-aye rapporté parPierre Sonnerat en 1782. On le prend d'abord pour un écureuil (genreSciurus), puisÉtienne Geoffroy Saint-Hilaire le nomme en l'honneur de son mentorDaubenton (genreDaubentonia), tout en continuant de le considérer comme unrongeur. Si la place de l'aye-aye au sein des primates est désormais acquise depuis longtemps, ses relations exactes avec leslémuriens de Madagascar reste sujet à controverse. Mais de manière ironique, c'est le plus grand des primates qui échappe pendant longtemps aux recherches des zoologues occidentaux : ce n'est qu'en 1847 que le missionnaire américainThomas Savage ramène duLiberia un crâne et des ossements de ce qu'il décrit d'abord comme une nouvelle espèce dechimpanzé : Le « gorille » d'Hannon a enfin été retrouvé.Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (fils d'Étienne) le reconnait comme un nouveau genre (Gorilla) et l'ajoute à sonCatalogue de 1851 : les mystères de l'ordre des primates semblent définitivement percés.
Durant cette période gouvernée par les musées, l'étude des primates dans leur milieu naturel évolue peu. Ils survivent rarement aux voyages qui les ramènent vers l'Europe et c'est surtout leurs peaux et leurs squelettes qui enrichissent les collections[6]. Faute de spécimens vivants à observer, et avant l'invention de la photographie, les planches illustrant les volumes de zoologie prennent une importance primordiale. Buffon avait pris grand soin à agrémenter sonHistoire naturelle de nombreuses planches représentant les animaux dans des décors oniriques et mythologiques, confiées àJacques de Sève pour les quadrupèdes, et ce souci esthétique perdure pendant plusieurs décennies. L'exemple le plus somptueux est certainement l'Histoire naturelle des singes et des makis deJean Baptiste Audebert, publiée en 1799, qui comportent 61 planchesin-folio représentant chacune un primate et coloriées à lapeinture à l'huile[69]. Le style évolue ensuite au début duXIXe siècle et la précision scientifique prend peu à peu le pas sur les considérations purement esthétiques. Soigneusement mesurés, décrits et classifiés, les primates n'existent ainsi réellement qu'au travers des planches illustrées des catalogues de musées et des squelettes qui s'accumulent peu à peu dans leurs vitrines. Et c'est surtout leur crâne qui est l'objet de toutes les attentions : l'angle facial devient le critère taxinomique par excellence et alimente le développement progressif duracialisme[6].
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire présente en 1851 unCatalogue des Primates qui marque l’achèvement de près d'un siècle d'efforts de classification[70]. Si le nombre d'espèces (et la définition même d'espèce) a beaucoup évolué depuis, la majorité des genres de primates sont connus dans les années 1850 et la diversité de l'ordre est relativement cernée. Les genres qui seront décrits plus tard seront pour la plupart de simples réarrangements taxinomiques. Ainsi, l'influente classification des primates proposée parColin Groves en 1993[71] ne compte que trois genres, par ailleursmonotypiques, dont l'espèce type n'était pas connue dans la première moitié duXIXe siècle[note 3]. Le développement de laphylogénétique moléculaire a conduit depuis à certains redécoupages, plusieurs genres s'étant avérésparaphylétiques. On peut cependant néanmoins considérer que la mission débutée par Linné et organisée par Cuvier a déjà atteint son but (et ses limites) lorsque Charles Darwin rédige la thèse qui en changera radicalement l'orientation.

Les processus de pensée menant au développement de laprimatologie ont pris racine lorsque la théorie deCharles Darwin sur l'évolution par lasélection naturelle a été utilisée pour la première fois parThomas Huxley pour interpréter labiologie comparée deshumains et desgrands singes[63]. En introduisant un facteur temporel dans l'organisation duvivant, Darwin est le premier à démontrer que laclassification des espèces doit être hiérarchique et généalogique, et bouleverse par là les conceptionsfixistes qui prévalaient depuisAristote. Latempête philosophico-religieuse qui s'abat alors sur le monde scientifique est partiellement due à l'une des conséquences primordiales des thèses darwinistes : la réintégration de l'homme parmi les animaux et la révélation des liens de parenté qui le relie aux autresprimates. Cette dernière hypothèse souffre néanmoins de preuves physiques pour convaincre tous les esprits et la recherche du « chaînon manquant » occupe de nombreuxpaléontologues au tournant duXXe siècle. Ce n'est que lorsque l'hérédité simienne de l'homme moderne sera devenu irréfutable que les chercheurs développeront peu à peu les conditions demaintien en captivité, et plus tard derecherche sur le terrain, permettant l'étude des primates et la naissance de la primatologie comme discipline distincte de lazoologie.
En1831, le jeuneCharles Darwin s'embarque pour un voyage de cinq ans à bord duBeagle, au cours duquel il établit sa réputation de naturaliste en décrivant de nombreux spécimens nouveaux de plantes, d'animaux et de fossiles. Ses observations sur lesschémas biogéographiques desîles Galápagos le font douter quant à la théorie, alors dominante, defixité des espèces et dès son retour il entame la rédaction de carnets sur letransformisme. Influencé par les idées similaires exprimées par son contemporainAlfred Wallace, Darwin se décide à publier sathéorie de l'évolution en1859 sous la forme du célèbre ouvrageL'Origine des espèces. Si l'idée même selon laquelle toutes les espèces vivantes ont évolué au cours du temps à partir d'ancêtres communs n'est pas nouvelle pour ses contemporains, la thèse de Darwin a cela de révolutionnaire qu'elle en précise pour la première fois le processus : la « sélection naturelle ».
Le débat acrimonieux entre scientifiques, théologiens et philosophes qui succède à la publication de l'œuvre se focalise très vite sur le postulat scandaleux qui en dérive : non seulement les humains ont évolué, mais ils ont évolué à partir d'un ancêtre simien. Pourtant, le principe n'est pas exprimé comme tel dansL'Origine des espèces, et les références aux primates en sont quasiment inexistantes. La seule mention n'a d'ailleurs aucun lien avec les humains, puisqu'il s'agit d'une réflexion sur laqueue préhensile dessinges américains, dans laquelle Darwin s'interroge pourquoi lescercopithèques africains ne sont pas dotés d'un pareil organe[74]. Sa seule allusion à l'évolution chez l'homme est l'affirmation, discrète, que « des lumières seront jetées sur l'origine de l'homme et son histoire »[75].
La contribution propre de Darwin à la question de l'évolution humaine ne viendra qu'un décennie plus tard. DansLa Filiation de l'homme et la sélection liée au sexe (1871), le naturaliste étudie « premièrement, si l'homme, comme toutes les autres espèces, descend d'une forme préexistante, deuxièmement, la manière de son développement, et troisièmement, la valeur des différences entre les prétendues races de l'homme ». DansL'Expression des émotions chez l'homme et les animaux (1872), il cherche « à déterminer, indépendamment de l'opinion commune, à quel point les mouvements particuliers des traits et des gestes expriment réellement certains états d'esprit ». Cet ouvrage, écrit après que Darwin a passé de nombreuses semaines à observer les singes duZoo de Londres, est certainement le premier exemple historique d'étude sur le terrain en primatologie. Il faudra attendre lesannées 1960 avant que le thème de l'expression faciale et de lacommunication gestuelle des primates ne soit repris par d'autres scientifiques[76]. Au total, entre ces deux ouvrages, Darwin mentionne près de 50 espèces de primates et sa perception de leur comportement en relation avec celui des humains était particulièrement avancée pour l'époque[74]. Le primatologueIan Tattersall estime que Darwin a prédit une grande partie des développements qu'ont connu lapaléoanthropologie et la primatologie durant les presque 150 années qui ont suivi la publication de ses œuvres[77].

On peut considérer que l'intérêt des scientifiques pour le comportement naturel des primates nait réellement à la suite d'une dispute célèbre, connue sous le nom dedébat d'Oxford[78]. Elle opposeSamuel Wilberforce,évêque d'Oxford, au zoologisteThomas Huxley, ami et défenseur deDarwin, lors de l'assemblée annuelle de l'Association britannique pour l'avancement des sciences du 30 juin 1860. Après avoir vivement critiquél'Origine des espèces publié quelques mois plus tôt, l'évêque moque Huxley en lui adressant la question suivante : « Est-ce du côté de votre grand-père ou de votre grand-mère que vous prétendez descendre des singes ? ». Ce à quoi Huxley rétorque : « La question m'est posée si je préférerais avoir un singe misérable pour grand-père ou un homme hautement doté par la nature et possédant de grands moyens d'influence, mais qui emploie ces facultés et cette influence dans le seul but d'introduire le ridicule dans une discussion scientifique sérieuse — j'affirme sans aucune hésitation ma préférence pour le singe »[79].
En conséquence de cet affrontement légendaire, Huxley recevra le surnom de « bouledogue de Darwin ». À l'origine pourtant, ce professeur d'histoire naturelle de laRoyal School of Mines avait rejeté la théorie de latransmutation deLamarck, au motif qu'il n'y avait pas suffisamment de preuves pour l'étayer. Mais en découvrant le principe desélection naturelle tel qu'énoncé par Wallace et Darwin, il s'exclame : « Comme c'est extrêmement stupide de ne pas avoir pensé à ça ! »[80]. À cette époque, il s'oppose déjà aux théories dupaléontologueRichard Owen, qui propose de classer lesmammifères selon la taille et la morphologie de leurcerveau, et qui place l'être humain dans unesous-classe distincte, les « Archencéphales ». En mars 1858, Huxley confronte ses étudiants de laRoyal Institution à des squelettes degorille, d'humain et debabouin, et déclare : « Maintenant, je suis tout à fait sûr que si nous avions ces trois créatures fossilisées ou conservées dans l'alcool à titre comparatif et que nous étions des juges sans préjugés, nous devrions tout de suite admettre qu’il n'a guère plus de différences entre le Gorille et l’Homme qu’il n’en existe entre le Gorille et le Cynocéphale »[81]. La dissension entre Owen et Huxley donne lieu à un autredébat historique, deux jours avant celui qui l'oppose à Wilberforce, autour de l'hippocampe mineur. Owen prétend en effet que cette structure particulière du cerveau humain le distingue des autres mammifères, ce que Huxley s'engage à réfuter.
Ces controverses le conduisent à publier en1863La Place de l'homme dans la nature, ouvrage majeur pour la reconnaissance de la théorie de l'évolution et le développement de la primatologie moderne. Ce tout premier « manuel » d'anthropologie physique comprend trois parties : dans la première, Huxley compile toutes les connaissances de l'époque sur les primates dans leur habitat naturel ; la seconde section est consacrée à l'anatomie comparée entre l'homme et différents animaux, alors que la troisième partie recense les fossileshumains connus[78].
Les scientifiques du début duXIXe siècle étaient familiers avec lesthèses géologiques sur l'âge de la Terre, ainsi qu'avec les preuvesfossiles d'animaux éteints à une époque lointaine. Il était néanmoins accepté que l'histoire de l'humanité était relativement courte : en effet, les sources historiques de l'Antiquité gréco-romaine, ainsi que les textes anciens indiens ou chinois, s'accordaient pour dater l'apparition des humains à moins de 10 000 ans[82]. Cette datation avait l'avantage d'être compatible avec lachronologie des textes bibliques qui situe la création d'Adam au début duIVe millénaire av. J.-C. Bien qu'il soit souvent considéré comme l'un des fondateurs de la paléontologie,Georges Cuvier exclut l'homme de sesthèses catastrophistes et déclare en1812 que « l'homme fossile n'existe pas »[83]. L'ironie du sort veut que Cuvier ait découvert, sans le savoir, le premierprimate fossile : en1822, il décrit sous le nom d'Adapis des restes de mâchoires et de crâne extraits descarrières de gypse de Montmartre, qu'il attribue par erreur à unongulé préhistorique[83]. Son disciple,Édouard Lartet, découvre dans leGers en1837 le premier fossile de primate reconnu comme tel[83]. Considéré alors comme ungibbon, cette découverte sème le doute parmi les scientifiques qui découvrent que des singes vivaient peut-être à une époque révolue sous une latitude bien éloignée des forêts tropicales.Isidore Geoffroy Saint-Hilaire n'hésite pas à déclarer devant l'Académie des Sciences que« la découverte de la mâchoire fossile du singe de M. Lartet […] parait appelée à commencer une ère nouvelle du savoir humanitaire »[84]. Trois ans plus tard,Blainville nomme ce fossilePithecus antiquus (« singe antique »), puis en 1849Paul Gervais crée un genre séparé, le premier pour un primate fossile,Pliopithecus[85].

Ainsi, il est important de souligner que lorsqueDarwin propose sa théorie de l'évolution, le nombre de fossiles de primates connus est extrêmement limité. Ses hypothèses relatives à l'évolution humaine sont donc avant tout basées sur des comparaisons anatomiques et physiologiques entre l'homme et les autres primates[82]. En 1863, le géologue irlandaisWilliam King est le premier à défendre l'idée que les ossements découverts en 1856 dans lavallée de Néander, en Allemagne, appartiennent à une race éteinte d'êtres humains[82]. L'année suivante, il décrit l'Homme de Néandertal (Homo neanderthalensis), premier fossile humain de l'histoire. En 1868, c'est le fils d'Édouard Lartet,Louis, qui découvre des restes d'humains dans l'abri de Cro-Magnon en Dordogne. On réalise alors que ce sont les hommes deNéandertal et deCro-Magnon qui ont fabriqué les nombreux artéfacts paléolithiques retrouvés sur tout le continent européen. Mais malgré le grand intérêt soulevé par ces découvertes, ces fossiles ne présentent pas aux yeux des évolutionnistes les caractéristiques de l'ancêtre commun qui prouverait le lien entre les singes et les hommes[82]. S'il est alors évident que ce « chaînon manquant », s'il existe, doit être recherché hors d'Europe, on pense alors le trouver non pas en Afrique (comme l'avait pourtant suggéré Darwin), mais en Asie.Ernst Haeckel, qui participe à la diffusion de la théorie de Darwin, donne un nom à cet ancêtre hypothétique (Pithecanthropus alalus) et suggère qu'il évoluait probablement enAsie du Sud-Est. Cette théorie est suivie vingt ans plus tard par l'anatomiste néerlandaisEugène Dubois, alors en poste comme médecin militaire sur l'île de Java, auxIndes orientales. En 1895, il présente ses travaux sur les restes de celui qu'il appellePithecanthropus erectus, en l'honneur de Haeckel, et qu'il considère comme le fameux chaînon manquant. L'Homme de Java, bien que désormais rattaché au genreHomo (Homo erectus), entre dans l'histoire comme le premier humain fossile découvert hors d'Europe[82]. Mais les fossiles duVieux Continent continuent d'attirer l'attention au début duXXe siècle, notamment celui d'Homo heidelbergensis découvert près deHeidelberg en 1907, et surtout celui de l'homme de Piltdown, un crâne retrouvé dans leSussex en 1908. Cecanular, qui assemblait les crânes d'au moins deux spécimenshumains modernes à unemandibule d'orang-outan[86], a semé le trouble pendant près d'un demi-siècle dans laphylogénie des hominidés et n'a été finalement révélé qu'en 1953 grâce à desanalyses au fluorure (en). On ignore toujours qui en sont les auteurs, bien que plusieurspaléontologues aient été soupçonnés, mais il s'agissait clairement d'une dernière tentative de discréditer lathéorie de l'évolution[41].
Durant la même période, la découverte de fossiles de primates non-humains contribue à éclairer peu à peu leur proprehistoire évolutive. L'Adapis de Cuvier est reconnu pour la première fois en 1859, et d'autreAdapiformes sont découverts au cours de la deuxième moitié duXIXe siècle. Ces primates primitifs, dont le rang exact reste débattue bien qu'on les considère actuellement comme ungroupe frère desstrepsirrhiniens, évoluaient en Amérique du Nord et en Europe durant tout l'Éocène.Joseph Leidy, qui découvreNotharctus dans lesmontagnes Rocheuses en 1870, pense qu'il s'agit d'une sorte d'ongulécarnivore. Plus progressif,Ludwig Rütimeyer considère comme un primate le fossile deCaenopithecus qu'il retrouve àEgerkingen, enSuisse[85]. En Asie, un premier hominidé fossile est décrit en 1879 dans leSiwalik indien parRichard Lydekker sous le nom dePalaeopithecus. En 1910,Guy Ellcock Pilgrim découvre dans la même région un autre fossile, qu'il baptiseSivapithecus en l'honneur du dieuhindouShiva, et qui s'avérera ensuite comme appartenant au mêmegenre[87]. Les premierscatarrhiniens sont découverts enÉgypte dans ladépression du Fayoum par le collectionneur amateur allemandRichard Markgraf en 1907. Il transmet sa découverte, une mandibule, au paléontologueMax Schlosser, qui la décrit sous le nom dePropliopithecus, car elle ressemble à celle duPliopithecus deLartet. Cette caractéristique lui vaut d'être considéré pendant longtemps comme unhominoïde primitif, car on ne pouvait imaginer à l'époque que certains traits morphologiques des grands singes puissent être en réalité primitifs pour lescatarrhiniens actuels.
Jusqu'au début desannées 1930, les fossiles d'hominidés connus ne permettent pas encore de proposer un schéma clair de l'évolution humaine. Les théories abondent cependant dans la deuxième partie duXIXe siècle, même si la plupart manquent de preuves physiques pour prendre le dessus. Ainsi le paléontologueEdward Drinker Cope suggère que les humains ont évoluer à part depuis des lémuriens de l'Éocène et ne sont pas du tout passé par un stade anthropoïde. D'autres comme le SuisseCarl Vogt ou le FrançaisAbel Hovelacque soutiennent un schémapolyphylétique, selon lequel les différentesraces humaines ont évoluer séparément à partir d'ancêtres simiens distincts. Ces théories persistent dans la première partie duXXe siècle : le BritanniqueFrederic Wood Jones défend dansLa Place de l'Homme parmi les Mammifères publiée en 1929 que les humains se sont séparés des singes à l'origine de l'arbre évolutif des primates, que leur ancêtre commun est untarsier primitif, et que leurs traits communs sont dus à une évolution parallèle.Marcellin Boule ouHenry Fairfield Osborn partagent quant à eux la vision que les lignées anthropoïde et humaine se sont séparées dès l'Oligocène et que des humains anatomiquement modernes existaient déjà auPliocène[82].

Mais en 1924, alors que l'intérêt du monde scientifique est plutôt tourné vers l'Asie où l'on a découvert en 1921 un nouvel hominidé baptiséSinanthropus, l'AustralienRaymond Dart obtient le crâne partiel d'un jeune primate extrait d'une carrièresud-africaine. Il baptise l'année suivante sa trouvailleAustralopithecus africanus et maintient que « l'enfant de Taung » est un intermédiaire entre l'Homme et les grands singes. Cette découverte est reçue avec le plus grand scepticisme par la communauté scientifique, mais Dart reçoit le soutien du paléontologueRobert Broom qui entame des fouilles supplémentaires pour supporter son idée. En 1936, il trouve les fragments crâniens d'un autre hominidé àSterkfontein,Plesianthropus transvaalensis (qui s'avère finalement être la même espèce que l'enfant de Taung), et en 1938 à Kromdraai le crâne d'une espèce plus robuste,Paranthropus robustus[82]. À partir desannées 1940, l'idée que lesaustralopithèques pourraient constituer une étape de l'évolution humain commence à s'imposer. Elle reçoit le soutien de l'anatomiste britanniqueWilfrid Le Gros Clark, qui avait violemment critiqué la théorie de l'ancêtretarsier deWood Jones en publiant en 1934Les premiers précurseurs de l'Homme, et qui se laisse convaincre que les humains ont bien un ancêtre anthropoïde. L'origine africaine de la lignée humaine est confirmée par les recherches, débutées dans lesannées 1930, deLouis etMary Leakey au Kenya et en Tanzanie. En 1933, ils trouvent sur l'île deRusinga dulac Tanganyika le crâne de la première espèce deProconsul, l'un des plus ancienshominoïdes connus[82]. Ces découvertes qui démontrent enfin les théories de Darwin et de Huxley et donc prouvent le lien ténu entre les grands singes et les humains modernes sont le catalyseur de l'intérêt pour les recherches sur les primates et au développement de la primatologie nord-américaine d'après-guerre[78].
Le principal obstacle à l'étude des primates a longtemps été constitué par les difficultés à maintenir ces animaux en captivité. En effet, le stress provoqué par la capture et le voyage, puis les difficultés d'adaptation aux conditions climatiques limitaient sérieusement leur survie dans lesménageries et lesjardins zoologiques. Cette contrainte a été soulignée par de nombreux auteurs desXVIIIe et XIXe siècles, etDarwin écrivait en1871 qu'un grand singe ne pourrait jamais être amené à maturité sous un climat européen[88].

Les tentatives de maintien de singes en captivité prennent ainsi place initialement soit dans leurs régions d'origine, soit dans des régions présentant des conditions climatiques similaires. Les premiers exemples historiques sont en réalité le fruit du hasard. Ainsi, l'île deSaint-Christophe dans lespetites Antilles est toujours peuplée de plusieurs milliers decercopithèques africains, introduits depuis leSénégal par lesmarchands d'esclaves à la fin duXVIIe siècle[88]. L’île Maurice comprend plus de 30 000 macaques crabiers originaires deJava, dont l'introduction remonte à la même époque. Darwin rapporte que, dans lesannées 1820, le naturaliste suisseJohann Rengger avait maintenu pendant sept ans une petite colonie desapajous dans son habitat naturel auParaguay[89]. Mais la première vraie nurserie de primates est fondée en1906 parRosalía Abreu, une richeCubaine qui installe uneménagerie privée dans le parc de sa demeure près deLa Havane. Elle est la première à constater la naissance d'un chimpanzé en captivité, et à démontrer que les primates peuvent vivre avec la même longévité que dans leur milieu naturel, s'ils sont maintenus dans de bonnes conditions. Lorsque la ménagerie est démantelée en1930, après la mort de Madame Abreu, elle contient plus de 150 primates, dont 17 chimpanzés et plusieurs orang-outans et babouins.
Le tout premier centre d'élevageex situ à but scientifique est certainement lastation de recherche sur les anthropoïdes (es) fondée en1913 àTénériffe auxCanaries. Dépendant de l'Académie royale des sciences de Prusse, elle est dirigée par le psychologueWolfgang Köhler qui y conduit des recherches sur la capacité des chimpanzés à se servir d'outils et à résoudre des problèmes. Il établit l'importance de conserver les primates dans un contexte social et déclare :« un chimpanzé maintenu dans la solitude n'est pas du tout un vrai chimpanzé[90] ». Tout aussi fondamental pour le développement ultérieur de la primatologie est la création, en1923, par l'Institut Pasteur deParis, d'une station appeléePastoria àKindia enGuinée française.Albert Calmette, célèbre pour son rôle dans le développement duvaccin BCG contre latuberculose et du premierantivenin pour serpents, en est un temps le directeur. Les primates de Pastoria servent à larecherche médicale, notamment pour le développement des vaccins contre la tuberculose, letyphus et lapoliomyélite, ainsi que dans l'étude demaladies tropicales comme latrypanosomiase et lepaludisme[90]. La station cesse de fonctionner en 1960, après l'indépendance de laGuinée, et compte alors plus de 2 000 primates[88].
L'une des particularités de la primatologie dans son acception moderne est que cette discipline a été définie de manière indépendante et simultanée à partir de deux foyers distincts. On voit ainsi apparaîtreaprès-guerre une école occidentale (auxÉtats-Unis) et une école orientale (Japon), qui bien qu'elles connaissaient leurs existences respectives, ont travaillé en cercle fermé jusque dans lesannées 1960[91]. Les bases nécessaires à cette naissance se fixent dans la première moitié du siècle et le terme même de « primatologie » est habituellement attribué àTheodore Cedric Ruch, premier directeur duCentre national de recherche sur les primates (en) deWashington, qui l'emploie en 1941 dans son ouvrageBibliographia Primatologica[63]. Mais c'est au début desannées 1950 qu'on assiste à une augmentation spectaculaire desétudes de terrain sur les primates qui conduisent aux premières percées majeures de la science. Parmi les facteurs de ce développement, on notera notamment les célébrations du centenaire dudarwinisme, le rétablissement des fonds pour la recherche après leconflit mondial, un regain d'intérêt pour les primates commemodèlesbiomédicaux etévolutifs, ainsi que certaines avancées technologiques comme un accès facilité autransport aérien vers les régions éloignées et destraitements antipaludiques plus efficaces[91].
Les historiens de la branche ont beaucoup insisté sur la comparaison entre traditions occidentales et orientales[92]. La primatologie japonaise montre ainsi un intérêt pour les individus et pour les relations inter et intra-groupes qui se traduit par un engagement à plus long terme sur le terrain. Les primatologues occidentaux sont par contrastenéodarwinistes et mettent plutôt l'accent sur lasociobiologie et les avantages reproductifs évolutifs de comportements adaptatifs spécifiques[93]. Mais cette lecture dichotomique tend à oublier la spécificité des études européennes sur les primates, qui émergent à la même époque et tirent leurs origines du domaine de l'éthologie[91]. Enfin, il existait une primatologiesoviétique d'histoire ancienne, qui possédait ses propres particularités et qui reste relativement mal documentée[94].

Les premiers travaux de recherche sur le comportement de primates en liberté sont effectués par lepsychologue américainRobert Yerkes, qui commencent à s'intéresser auxgrands singes dans lesannées 1920[91]. Il entretient une correspondance avecRosalía Abreu, qui lui inspire l'idée de créer un centre de recherche entièrement destiné à la reproduction et à l'étude des primates[6]. Son projet se concrétise en1930 par l'ouverture d'uneStation de recherche sur les Anthropoïdes de l'Université Yale près d'Orange Park, enFloride. Relocalisé plus tard àAtlanta, le centre est le premier aux États-Unis à observer la naissance d'unchimpanzé en1935. Yerkes publie plusieurs ouvrages sur les primates, dontThe Great Apes: A Study of Anthropoid Life (« Les grands singes : une étude de la vie anthropoïde »), un recueil fondateur rédigé en 1929 avec sa femme Ada et condensant toutes les connaissances de l'époque sur les grands singes[96].
L'un des élèves de Yerkes,Clarence Ray Carpenter, est considéré comme un pionnier desétudes de terrain sur les primates. Il développe de nombreuses techniques d'observation des animaux en milieu naturel et mène plusieurs études influentes dans lesannées 1930, notamment sur leshurleurs et lessinges-araignées auPanama, ou lesgibbons enThaïlande[91]. En1938, il capture 500macaques rhésus autour deLucknow enInde et les amène par paquebot sur l'île deCayo Santiago (en), au large dePorto Rico, pour y fonder une colonie destinée à l'étude scientifique[97]. Carpenter passe ensuite deux ans à étudier lecomportement sexuel de ces macaques, avant que le déclenchement de laSeconde Guerre mondiale n'interrompe ses observations[91].
Les études sur le primates reprennent dans lesannées 1950, sous l'impulsion majeure deSherwood Washburn[78]. Ce professeur d'anthropologie de l'Université de Chicago publie en1951 un ouvrage majeur pour le développement de la primatologie qui influence une nouvelle génération de chercheurs et donne le ton de ce qu'on appelle l'école nord-américaine[91]. DansThe New Physical Anthropology (« La nouvelleanthropologie physique »), Washburn décrète quel'étude de l'évolution des hominidés doit relier les conceptions de forme, de fonction et de comportement à l'environnement. Il propose donc de s'éloigner des pratiques historiques, qui se bornaient à mesurer et classifier lesfossiles, pour se concentrer sur les processus et les mécanismes duchangement évolutif. Washburn préconise ainsi des approches multidisciplinaires et interdisciplinaires pour la compréhension ducomportement humain, de labiologie et de l'histoire[98]. Une part importante de ce nouveau programme pour l'anthropologie passe par l'étude des primates non-humains dans leur habitat naturel et Washburn établit ainsi la valeur de l'observation de terrain en primatologie, tout comme il crée un lien indissociable entre ces deux disciplines[91].

Plutôt que de chercher les origines de lasocialité humaine, les études européennes sur les primates se sont développées d'abord dans les domaines de l'éthologie et de l'écologie comportementale. Les primates étaient alors perçus comme un ensemble d'espèces comme un autre, bien que plus complexes et d'une plus grande longévité[91].
Le zoologisteHans Kummer, qui a eu une influence importante sur les primatologues allemands et suisses, constitue un bon exemple de cette approche : ses travaux sont guidés par un intérêt pour les espèces étudiées pour elles-mêmes, plutôt que dans le but de d'expliquer l'évolution humaine[99]. Influencé par d'autreséthologues comme son compatrioteHeini Hediger, il conduit de longues études de terrain sur lesbabouins hamadryas enÉthiopie pendant lesannées 1960[91].
AuRoyaume-Uni,Robert Hinde,John Crook (en) etK. R. L. Hall sont généralement considérés comme les fondateurs des études sur les primates[91]. Hinde et Crook ont tous deux débuté leur carrière en étudiant les oiseaux, sous l'influence d'ornithologues pionniers de l'éthologie commeNikolaas Tinbergen etDavid Lack, avant de se tourner vers les primates. Hall était unpsychologue pionnier dans larecherche de terrain sur les singes terrestres africains comme lespatas, lesvervets ou lesbabouins.
AuxPays-Bas,Jan van Hooff (en) peut être crédité de la fondation d'une influente « école néerlandaise » de primatologie. Élève àOxford deNikolaas Tinbergen et deDesmond Morris (précurseur de l'éthologie humaine et auteur du best-sellerLe Singe nu), van Hooff établit une colonie de chimpanzés àArnhem à l'origine de nombreuses études influentes.
EnFrance, les primatologuesAnnie etJean-Pierre Gautier sont à l'origine d'importants travaux sur lescercopithèques d'Afrique centrale et de l'Ouest, ainsi qu'à l'origine de la fondation d'une colonie de ces primates à lastation biologique de Paimpont, enBretagne. La recherche sur lesprosimiens est, quant à elle, initiée par un autre couple d'écologistes français,Jean-Jacques etArlette Petter.

Le développement de laprimatologie médicale, c'est-à-dire le principe de mener des études chez les primates non-humains dans le but de comprendre des problèmes de biologie et de pathologie humaine, doit beaucoup au savant russeÉlie Metchnikoff. Co-lauréat duPrix Nobel de médecine en 1908 et installé àParis sur l'invitation deLouis Pasteur, cezoologue de formation est parmi les premiers à adopter les principesdarwinistes à lamédecine. En collaborationÉmile Roux, il parvient en1903 à reproduire un modèle desyphilis chez les singes, ce qui avait été tenté en vain depuis plus d'un siècle. Metchnikoff attribue les échecs passés à une mauvaise prise en compte de lataxinomie des primates, car il découvre différents gradations de susceptibilité à la syphilis en fonction de l'espèce choisie : de très élevée chez leschimpanzés, à l'immunité totale chez lesmandrills[88].
Alors que lesannées 1920 sont encore fortement marquées par les idéesanti-évolutionnistes, comme l'illustre le fameux « procès du singe » de 1925 auxÉtats-Unis. Or l'Union soviétique, qui s'affiche ouvertementathée etanticléricale, constitue un terreau plus favorable pour la primatologie expérimentale[88]. C'est ainsi que le tout premier centre de recherche sur les primates situé en dehors de lazone tropicale est établi en août1927 àSoukhoumi, enAbkhazie. LaNurserie de singes (ru) est fondée notamment parNikolaï Semachko, premier commissaire du peuple à la santé de laRSFSR, etIlia Ivanov, biologiste célèbre pour sa tentative controversée de créer unhybride humain-singe. En octobre 1928, le centre reçoit ses premiers grands singes : sixchimpanzés et cinqorangs-outans, ainsi qu'une vingtaine debabouins[100]. Ils sont amenés depuisGênes au port deBatoumi et arrivent dans un état de santé si précaire que beaucoup meurent avant le départ du transporteur. Durant les premières années d'activité du centre, aucun grand singe ne survit plus qu'un an et demi, et les chercheurs s'appliquent principalement à étudier l'acclimatation et l'adaptation des primates non-humains aux conditions de lazone tempérée[100].
Le centre est avant tout destiné à fournir les ressources nécessaires à larecherche biomédicale soviétique. Lesanatoxines du tétanos et de ladiphtérie, développées et testées au centre, sauvent la vie de nombreux soldats pendant laSeconde Guerre mondiale. C'est également à Soukhoumi qu'est identifié le vecteur de l'encéphalite à tiques et que sont testés desvaccins contre letyphus exanthématique. Lapénicilline testée sur les singes du centre en 1943 est immédiatement utilisée sur lefront. Par la suite, presque tous lesantibiotiques développés enURSS seront d’abord soumis à des tests sur les primates deSoukhoumi[100].
Une petite colonie demacaques rhésus est créée en 1962 à l'Institut des problèmes biomédicaux deMoscou pour étudier certaines questions relatives à lamédecine spatiale[101]. À partir desannées 1980, leprogramme Bion envoie au total une douzaine de ces primates dans l'espace pour observer les effets desrayonnements et de l'impesanteur sur les êtres vivants.
En 1992, laguerre d'Abkhazie qui éclate dans laGéorgie nouvellement indépendante conduit à la délocalisation du centre àSotchi (Russie) et à sa réorganisation enInstitut de recherche en primatologie médicale (ru). En 2017, l'institut comptait plus de 4 500 animaux, principalement des macaques (Macaca mulatta etMacaca fascicularis), des babouins (Papio hamadryas) et des vervets (Chlorocebus sabaeus)[101].

À la différence de la primatologie américaine ou européenne, pour qui l'étude des primates a débuté dans une perspectivesystématique etmorphologique, l'école japonaise s'est d'abord intéressée à leur comportement social, à la recherche des origines de lasociété humaine[103]. Il faut dire que la perception des primates auJapon diffère fondamentalement de celle qui prévaut enOccident : là où l'héritage judéo-chrétien et lecartésianisme constituent des barrières pour prêter aux animaux des états mentaux ou un vie intérieure, laculture japonaise attribue sans problèmes aux singes des motivations, des sentiments ou une personnalité[104]. Même la possession d'uneâme n'est pas perçue comme réservée aux humains et l'anthropomorphisme n'est pas tabou comme il peut l'être dans lescultures européenne etnord-américaine. De plus, l'influence dudarwinisme enOccident a orienté en premier lieu les recherches vers une causalitéadaptative etévolutive ducomportement humain, plutôt qu'à en comparer l'expression chez des espèces parentes[91].
L'émergence de la primatologie japonaise au début desannées 1950 est due à un petit groupe de jeunes scientifiques de l’Université de Kyoto.Kinji Imanishi, diplômé enentomologie, est unmaître de conférences non rémunéré du département dezoologie, qui a étudié les interactions sociales deschevaux sauvages enMongolie durant laguerre. Il poursuit ses recherches sur leséquidés dans lapréfecture de Miyazaki, assisté par trois étudiants (Junichiro Itani,Masao Kawai etSyunzo Kawamura) qui ont fait le choix de le suivre lui, plutôt qu'un autre professeur plus prestigieux. Ils rencontrent un jour par hasard un groupe demacaques sauvages, ce qui conduit Imanishi à l'idée de se concentrer plutôt sur ces animaux[102]. Les recherches sont initiées le 3 décembre 1948 sur l'île deKō-jima, non loin de la péninsule où les chercheurs étudiaient les chevaux. Ils reproduisent les mêmes techniques d'observation sur lesmacaques, en nommant chaque membre pour indiquer son rang social et ses relations matrilinéaires. Cette approcheanthropomorphiste, queJane Goodall utilise plus tard pour les chimpanzés, a été fortement critiquée à l'époque, mais est depuis devenu la norme enprimatologie de terrain, car elle permet de souligner l'importance du développement individuel dans la compréhension des interactions sociales[103]. Afin d'habituer les primates au contact avec les humains, les scientifiques japonais usent d'une technique dite d'habituation, en leur fournissant de la nourriture (patates douces,blé,soja)[103].
Ils sont aidés à partir de 1950 parSatsue Mito (en), uneinstitutrice de l'île, dont la famille héberge l'équipe d'Imanishi. En 1953, elle est la première à observer comment « Imo », unefemelle âgée de deux ans, nettoie lespatates douces de leur sable dans le courant d'un ruisseau[103]. Elle rapporte cette découverte singulière aux chercheurs, qui révèlent bientôt la propagation de ce nouveau comportement au reste du groupe. Plus tard, les macaques adapteront la technique en lavant les patates directement dans la mer, sans doute pour ajouter un goût salé. Il s'agit toujours d'un des meilleurs exemples de phénomènes culturels chez les animaux, qui est illustré par trois phase : émergence, transmission, puis modification[102]. Soixante ans et huit générations plus tard, les macaques deKō-jima pratiquent toujours le lavage des patates douces[102], et les articles publiés par l'équipe d'Imanishi sur le sujet restent abondamment cités[105],[106]. Quant àSatsue Mito (en), elle passera plus de cinquante ans à étudier les macaques de l'île et peut être considérée comme la première femme primatologue d'une histoire qui en connaîtra beaucoup d'autres[103].
En 1952,Kinji Imanishi etDenzaburō Miyaji créent un groupe de recherche sur les primates à l’université de Kyoto et en 1958 leJapan Monkey Center (ja) est établi àInuyama[103]. Dix ans après les débuts des observations sur les macaques japonais, Imanishi etItani se rendent pour la première fois enAfrique en février 1958[102]. Ils visitent l'Ouganda, leKenya, laTanzanie et leCongo belge pour évaluer si les sociétés de grands singes africains constituent de bons modèles pour étudier les origines de la famille humaine[103]. Plusieurs expéditions similaires seront organisées les années suivantes, lors desquelles les Japonais rencontrentJane Goodall, qui a débuté ses fameuses recherches sur les chimpanzés deGombe. Le site de recherche japonais est finalement fixé en 1965 auParc national des monts Mahale, dans l'ouest de laTanzanie, sous la conduite deToshisada Nishida[102]. Ce jeune étudiant envoyé par Imanishi est en effet parvenu à habituer un groupe dechimpanzés en leur fournissant de lacanne à sucre, selon les mêmes méthodes utilisées pour les macaques japonais. Il est le premier à découvrir la structure sociale de ces primates, qui vivent en groupes multi-familiaux appelés « communautés ». Par la suite, les apports japonais à la connaissance des chimpanzés sont principalement les descriptions de laphilopatrie masculine, des mécanismes de scission et de fusion des sous-groupes, et des relations antagonistes entre communautés[102].
Le gouvernement japonais, convaincu par le succès des recherches sur les macaques et les chimpanzés, fonde l'Institut de recherche sur les primates (en) de l’université de Kyoto en 1967.
L'un des paradoxes de l'histoire de laprimatologie moderne est que la science est née et a connu ses premières avancées majeures dans des régions du monde éloignées de l'habitat principal de son objet d'étude. En effet, à l'exception duJapon, où l'étude de l'unique espèce présente sur l'archipel a été l'élément clé de ce développement, tous les foyers initiaux de la primatologie sont situés dans des pays qui ne comptent aucun primate. Mais à partir desannées 1980, la discipline s'internationalise, marquée symboliquement par la tenue duVII congrès de laSociété internationale de primatologie pour la première fois dans unpays du Sud (Bangalore, 1979), et par le lancement l'année suivante d'une revue à portée internationale, l'International Journal of Primatology. On assiste depuis au développement progressif de la primatologie dans ce qu'on appelle les « pays-hôtes », là où la diversité des espèces de primates est la plus grande.
L'utilisation des primates non-humains pour l'expérimentation animale a diminué depuis la fin duXXe siècle, à la fois pour des raisons deconservation et pour desconsidérations éthiques, même si plus de 100 000 singes étaient encore consommés chaque année par leslaboratoires au début duIIIe millénaire. L'observation et de l'expérimentation sur ces animaux ont un impact important sur de nombreux domaines de recherche, comme l'endocrinologie, laneurologie, lapsychologie ou lasociologie, et la primatologie est un champ d'étude en pleine ascension[107]. Cette sciencetransdisciplinaire[108] peine toujours à trouver sa place entreanthropologie etbiologie, ou entreanthropocentrisme[109] etnaturalisme, et doit être libérée des tentatives visant à la réduire à un but, un lieu ou uneépistémologie particuliers[110].

L'histoire de la primatologiesud-américaine auXXe siècle est d'abord marquée par les travaux de scientifiques européens ayant émigré auBrésil, telsEmílio Goeldi ouHermann von Ihering, qui posent les bases de la classification moderne desinges du Nouveau Monde[30]. C'est également sur le continent qu'apparaît dans lesannées 1920 le plus grandcanular que la discipline ait connu : la découverte par le géologue suisseFrançois de Loys (en) d'unanthropoïde à lafrontière entre la Colombie et le Venezuela. Connu par une unique photographie (vraisemblablement truquée), lesinge de Loys (en) sert de base scientifique à l'anthropologueGeorge Montandon pour défendre sathéorie raciste de l'ologénèse humaine, selon laquelle les différentes races d'Homo sapiens auraient des ancêtres simiens distincts[112].
La deuxième moitié du siècle voit le développement exponentiel de larecherche de terrain sur tout le continent, dont les expéditions japonaises menées parKosei Izawa, ainsi que le lancement de nombreux sites d'observations à long terme[30]. En parallèle, lemammalogistePhilip Hershkovitz produit dans les années 1970-1980 des travaux d'une ampleur inégalée sur l'histoire naturelle desplatyrrhiniens et révise en profondeur leur organisationsystématique[113].
L'émergence d'une primatologiebrésilienne au début desannées 1980 a deux origines : la première est centrée sur larecherche médicale au moyen d'études en laboratoire sur lescallitrichidés (ouistitis ettamarins), la seconde s'articule autour d'études sur le terrain dans un but principal deconservation[91].Milton Thiago de Mello (en) est l'une des grandes figures de ce mouvement : il fonde laSociété brésilienne de primatologie en1979, puis laSociété sud-américaine de primatologie en1986 et forme de nombreux primatologues sur le continent[30]. La primatologie brésilienne se distinguerait aussi par son intérêt marqué pour l'étude des relations inter-femelles, qui tire son origine dans la place prépondérante qu'elles occupent dans l'organisation sociale des callitrichidés[91].
Des développements similaires se produisent dans d'autres pays du continent comme l'Argentine, leVenezuela ou leMexique, et le lancement en 1993 de la revueNeotropical Primates entérine ce virage majeur : la plupart des travaux de recherche sur lesprimates néotropicaux sont désormais produits par des scientifiques sud-américains, qui sont souvent originaires du même pays que leur objet d'étude[30].

Au début desannées 1970, lepaléoanthropologueLouis Leakey financeBirutė Galdikas pour étudier l'écologie et le comportement desorang-outans sur l'île deBornéo. La jeune femme diplômée enpsychologie, enzoologie et enanthropologie consacre plusieurs décennies à l'étude de ces primates, ainsi qu'à leur sauvetage et à leur réhabilitation au travers de sa fondationOrangutan Foundation International (en) créée en 1986[114]. C'est durant cette même période que débutent les recherches sur lestarsiers, principalement à Bornéo et auxCélèbes. L'étude de ces primatesnocturnes avait longtemps été négligée, mais l'apparition de nouvelles méthodes de suivi, d'observation et de recensement permet de mieux cerner la complexité de leurcomportement[114].
C'est auxPhilippines qu'est établi en 1983 le premier centre d'élevagein situ. Créé pour répondre à la fois à l'expansion de la recherche sur les primates et à la volonté de chercher des solutions pérennes d'approvisionnement en animaux, leSimian Conservation Breeding and Research Center (SICONBREC) abrite des colonies demacaques crabiers dans des conditions correspondant à leur habitat naturel[90]. Les succès obtenus par cette nouvelle approche influencera l'établissement de plusieurs autres centresin situ en Asie et dans lesCaraïbes. ÀMaurice, la stationBioculture fondée en 1985 permet de réguler la population de ces mêmes macaques et de minimiser l'impact négatif de cetteespèce envahissante sur labiodiversité endémique de l'île[90].
Lesannées 1990 sont particulièrement productives dans le domaine des études écologiques de terrain, même si ces dernières restent limitées dans les pays où l'instabilité politique empêche d'atteindre les régions reculées dans lesquelles vivent la majorité des primates. L'éthnoprimatologie, c'est-à-dire l'étude des interactions entre primates humains et non-humains, émerge durant cette même décennie grâce aux premiers travaux sur les relations entre macaques et touristes àBali et enThaïlande. LeXXIe siècle s'accompagne d'une transition depuis les études à but surtout comparatif, vers une primatologie à des fins de conservation des espèces. LaSouth East Asian Primatological Association (SEAPA) est formée en 2005 pour promouvoir la recherche et la conservation des primates et de leur habitat naturel. En 2008, la revueAsian Primates est lancée pour encourager les primatologues asiatiques à publier leurs travaux en anglais. Ces derniers sont particulièrement nombreux auViêt Nam, enThaïlande et enIndonésie, mais de manière générale, les primates restent sous-étudiés dans plusieurs pays de la région[114].

Alors que les forêtsafricaines comptent près de la moitié des espèces connues de primates (23 % sur le continent et 20 % à Madagascar, contre 24 % enAsie et 33 % dans larégion néotropicale[72]), leur étude y a longtemps été le fait exclusif de chercheurs étrangers. Or cette riche biodiversité court un risque de perte imminente si des mesures concrètes ne sont pas prises pour inverser la tendance actuelle. Il est devenu évident que, pour être efficaces, ces mesures doivent impliquer les gouvernements nationaux et les instituts de recherche, mais aussi promouvoir la participation des habitants et mettre en œuvre des projets de développement local[116].
Legroupe d'étude et de recherche sur les primates de Madagascar (GERP) est créé en 1994 et regroupe des membres scientifiques multidisciplinaires principalement Malgaches. Impliqué dans des travaux de recherches et dans la découverte de nouvelles espèces[note 4], le GERP a également souligné l'importance du renforcement de capacité, de l'éducation et de l’appui aux activités de développement durable de la population locale pour la conservation des lémuriens[117].
Symbolique de cette tendance à associer recherche scientifique et conservation, le XXIe congrès de laSociété internationale de primatologie tenu en 2006 àEntebbe enOuganda a pris pour thème « La conservation des primates en action »[118]. En 2012, un groupe de travail est créé dans le but de coordonner les efforts des primatologues africains et de renforcer leur expérience, leur influence et l'impact de leurs actions de conservation[119]. Ces efforts aboutissent en avril 2016 à la fondation d'une « Société africaine de primatologie », dont le congrès fondateur se tient le àBingerville, enCôte d'Ivoire[120],[121]. D'après le primatologue américainRussel Mittermeier, « il était temps » de créer une telle plateforme, car les primatologues africains sont peu connus au niveau international, n'ont pas accès au même financement et dirigent rarement des projets de recherche ou de conservation, même sur leur propre continent[122].