Herta Müller (née le àNițchidorf) est une romancièregermano-roumaine, douzième femme lauréate duprix Nobel de littérature en 2009.Allemande du Banat, née à Nițchidorf/Nitzkydorf, alors village germanophone dujudeț de Timiș, dans la région deTimișoara, elle a émigré enAllemagne de l'Ouest en1987, fuyant ladictature deNicolae Ceaușescu. Ses œuvres, marquées par une extraordinaire force poétique et un langage d'une précision sèche, évoquent souvent la violence contre les plus faibles, l'injustice, la peur d'être surveillé et la terreur de la dictature. Ses deux premiers livres (Niederungen etDrückender Tango), parus àBucarest avant la chute du régime, ont étécensurés. En Allemagne, Müller est considérée comme faisant partie de laWeltliteratur ouWorld literature en anglais (« la littérature mondiale »)[1].
À partir de1976, elle travaille commetraductrice dans une usine de machines, mais est licenciée en1979 après son refus de coopérer avec laSecuritate, la police secrète roumaine. Son domicile est mis sur écoute[4]. Elle gagne alors sa vie comme enseignante temporaire dans des centres d'études parmi lesquels le lycée germanophoneNikolaus Lenau deTimișoara et des écoles maternelles prodiguant des cours privés enallemand. Dans lesannées 1970, elle est proche de l'Aktionsgruppe Banat(ro), un groupe d'intellectuels roumains d'origine allemande, surveillé de près par laSecuritate. Elle fait aussi partie du cénacle littéraire (Literaturkreis)Adam Müller-Guttenbrunn, affilié à l'Association des écrivains de Timișoara (Asociația Scriitorilor din Timișoara). Müller évoque la difficulté d'appartenir à une minorité linguistique et souligne la situation précaire des écrivains roumains de langue allemande :« La langue de l’écriture, lehaut allemand, coexistait avec le dialecte, lesouabe du Banat, et la langue véhiculaire, leroumain. À cela s’ajoutait la langue de bois du régime qui avait détourné le langage à son profit. D'où notre vigilance pour éviter les mots ou les concepts violés ou souillés par le politique. Ils renvoyaient à une réalité qui n’était pas la nôtre. »[4].
Son premier livre,Dépressions (Niederungen) est publié en1982, mais estcensuré, comme tous ses autres ouvrages parus en Roumanie avant la chute du régime communiste. Il est édité dans son intégralité enAllemagne de l'Ouest, deux ans plus tard, peu de temps après la publication de sa deuxième œuvre en Roumanie[3]. La réaction des autorités communistes est sévère : Herta Müller se voit interdire de faire paraître des livres sur le sol roumain[3].
Sous la pression de l'Union des écrivains ouest-allemands et duPEN club, les autorités autorisent Herta Müller et son mari, l'écrivainRichard Wagner, à partir vivre enRépublique fédérale d'Allemagne en1987[5]. Les années suivantes, elle obtient plusieurs postes d'enseignante, comme écrivain « en résidence », dans des universités allemandes et étrangères.
En2005, elle est invitée comme professeur à la chaire « Heiner Müller » de l'université libre de Berlin, où elle vit aujourd'hui. Au cours de la même année, elle publie son premier livre écrit en roumain (le volume de poésie-collageEste sau nu este Ion,Iași : Polirom).
En2009, son romanAtemschaukel, publié grâce à une bourse[6] de la Fondation Robert Bosch, est nommé pour le prix du livre allemand et atteint la finale des six meilleurs romans[7].
Herta Müller est connue en Allemagne pour des prises de positions qui s'écartent de la ligne majoritaire de l'opinion publique et de l'intelligentsia[10]. Elle ne condamne pas l'intervention américaine enIrak en2003 et rappelle à quel point son pays natal, qui a souffert de la dictature, aurait aimé être libéré par le « monde libre »[10].
Müller critique l'invitation dans une lettre ouverte[11]. Dans le cadre de cette polémique, l'historien, philosophe et homme de lettresCarl Gibson(de), lui aussi natif du Banat, lui reproche, dans son livreSymphonie der Freiheit (Symphonie de la liberté), sa loyauté passée envers le régime de Ceaușescu[12].
Dans un article paru dans l'hebdomadaireDie Zeit le et intituléLa Securitate est toujours en service, Müller accuse l’État roumain d'être toujours sous l'emprise des méthodes durégime communiste. Elle décrit à quelles mesures « pour le compromis et l'isolement » elle fut soumise par les services secrets dont elle subirait la pression encore aujourd'hui. Les dossiers de la Securitate indiquent comment sa critique infatigable vis-à-vis de la dictature de Ceaușescu devait être rendue peu digne de foi par des mesures visant à la calomnier.
Ainsi, des lettres, montées de toutes pièces par la police secrète, ont été envoyées à des stations de radio allemandes afin de la compromettre en véhiculant des fausses preuves sur son rôle d'agent de laSecuritate. En outre, plusieurs autres personnes appartenant à la minoritésouabe du Banat, auraient été présentées à tort comme des collaborateurs informels de la police secrète[13].
En, elle rejoint l'artisteAi Weiwei pour exprimer son mécontentement face au choix de l'écrivain chinoisMo Yan pour le Nobel qu'elle juge être une « honte », une catastrophe » et « une claque pour tous ceux qui travaillent au respect de la démocratie et les droits de l’homme » ; Mo étant considéré comme trop servile vis-à-vis des autorités dePékin[14],[15].
En2016, au côté du chef d'orchestreDaniel Barenboim, elle fait partie des 70 intellectuels et artistes signataires d'une lettre de soutien à la politique de la chancelièreAngela Merkel en faveur de l'accueil des réfugiés enEurope[16].
L'œuvre de Herta Müller, qui comprend une vingtaine de romans et récits, est classée enAllemagne dans laWeltliteratur (world literature) pour son régionalisme à vocation universelle : le milieu rural roumain, la référence historique àNicolae Ceaușescu et l'évocation des minorités de langue allemande forment une peinture de mœurs et de caractères transfrontalière, polyglotte et multiculturelle[17]. Seuls six titres ont été, pour le moment, traduits enfrançais ; Müller étant presque inconnue enFrance avant l'attribution du prix Nobel[10],[18].
Ses livres se consacrent à l’histoire de la Roumanie sous le règne duConducător. Ils évoquent les vexations, les persécutions, les humiliations, la privation de la langue d'origine et les expulsions dont sont victimes, à partir de1945, les populations germanophones d'Europe de l'Est, délogées et martyrisées[17]. Ce pan sombre de l'histoire européenne est encore peu relayé par les ouvrages spécialisés, les historiens et la presse en dehors de l'Allemagne[17]. Müller s'axe entièrement sur la dénonciation des horreurs silencieuses et de l'oppression quotidienne sous la dictature[18]. De manière métaphorique ou détournée, ses ouvrages rendent tous compte de l'aliénation de l'individu et de sa capitulation face à une société liberticide[19].
Son œuvre est, en ce sens, caractérisée par une logique mémorielle et une esthétique de la résistance : la littérature devient un outil politique et une arme contre l'oubli[18].Dépressions (Niederungen,1982), rassemble plusieurs nouvelles à tonalité autobiographique et évoque la vie pénible de paysans duBanat[17].Drückender Tango (1984) fustige l'intolérance, la violence et la corruption d'un village dont la minorité allemande ne dissimule pas sa proximité avec l'idéologie fasciste[10].L'Homme est un grand faisan sur terre (Der Mensch ist ein grosser Fasan auf der Welt,1987) évoque l'angoisse et le déchirement de la famille d'un meunier qui souhaite quitter sa terre et devient la victime des tracasseries de l'administration, des menaces de la police et de la malhonnêteté des passeurs[17],[5]. DansReisende auf einem Bein (1989), Müller raconte son installation en Allemagne qui fut à la fois une rupture douloureuse avec son pays natal et un retour aux sources, lui permettant de pratiquer sa langue maternelle en toute liberté[18].
Le renard était déjà le chasseur (Der Fuchs war damals schon der Jäger,1992) dépeint la terreur d'une enseignante qui comprend que son appartement est visité par des agents de laSecuritate[17].Herztier (Animal du cœur,1993) narre le destin brisé de quatre étudiants roumains, dans lesannées 1980, à la recherche d’eux-mêmes et de leur pays dévasté par le régime communiste[20].
La Convocation (Heute wär ich mir lieber nicht begegnet,1997) décrit la vie d’une femme bouleversée par les interrogatoires de la police d’État[17]. DansAtemschaukel (La Bascule du souffle,2009), l'auteur retrace le parcours d'un jeune homme dans ungoulag soviétique, exemplaire du sort des Allemands deTransylvanie après laSeconde Guerre mondiale. La faim, ressentie par le protagoniste, change sa perception du réel[21],[22]. La romancière dit s’être inspirée de l'expérience du poèteOskar Pastior, décédé en2006 et lauréat duprix Büchner, dont elle avait consigné les souvenirs dans plusieurs cahiers[21]. Néanmoins, l'histoire personnelle de sa mère a également nourri son inspiration[3].
Le style de Müller est loué par la critique pour sa concision et sa puissance[18],[20]. Son écriture relève d'une blessure intime et sociale qu'elle tente de réparer à travers une mosaïque linguistique complexe et le désir d'accéder à l'universel[2],[23]. Sa syntaxe est très découpée, voire hachée et ses phrases vont à l'essentiel[19]. Les jurés du prix Nobel saluent la force d'évocation de sa prose, emplie d'« images ciselées »[3],[18]. Le comité de Stockholm souligne par ailleurs son habileté à donner « une image de la vie quotidienne dans une dictature pétrifiée » et à peindre « le paysage des dépossédés »[3],[18]. En effet, ses récits mettent en scène des éléments composites (animaux, paysages, végétaux, fruits) qui forment un tableau fantasmagorique et angoissant du quotidien totalitaire[21]. L'écrivain retranscrit autant la pauvreté extérieure que l'univers mental des protagonistes, ravagés par l'effroi, la soumission, l'impuissance et l'abandon[22].
Müller abolit souvent la frontière entre réalité concrète et imaginaire, prosaïque et fantastique[19] : les éléments du quotidien sont détournés puis réagencés dans une forme desurréalisme accessible et fragmentaire[23]. Les personnages ressemblent à des spectres et les objets banals, minutieusement détaillés, finissent par s'animer[22],[24].Arbeitstag (Journée de travail), dernière nouvelle du recueilNiederungen, dépeint un univers familier où toutes les habitudes sont inversées : les individus se sèchent avec un peigne, se coiffent avec une brosse à dents, boivent le pain, mangent le thé, montent à l'étage pour accéder à la rue et disent « au revoir » une fois arrivés au bureau[19]. L'auteur met ainsi en exergue un monde apparemment banal mais totalement détraqué et menaçant où seul l'absurde tient lieu d’explication[19].
Les nouvelles deNiederungen, rédigées à la première personne et dans un souci d'épure, mettent de côté toute forme de progression dramatique au profit d'impressions, de situations et de descriptions des mœurs rurales, liées par un temps cyclique, comme suspendu ou bloqué (évocation du réveil qui sonne ou non, des « samedi » ou « samedi matin », de l'heure répétée : « cinq » ou « huit heures »)[19],[25],[26]. L'autre fil directeur tourne autour des thèmes de l'humiliation ordinaire, la violence symbolique et physique et la désillusion d'une jeune fille face au monde des adultes, alcoolisé et brutal[25]. L'auteur cherche par ailleurs à créer une tension constante et à soigner la picturalité de ses notations visuelles dans lesquelles la couleur joue un rôle central[19].
Müller procède parcollages[19].Atemschaukel est cité comme représentatif de sa technique narrative[27] qui morcelle l'intrigue et scinde la fiction en divers chapitres courts, entre souvenirs, méditations, observations, portraits et anecdotes[21].L'Homme est un gros faisan sur terre se compose, quant à lui, d'une série de textes très brefs[17]. Par le biais d'une prose sèche et intense, le dialogue disparaît et leréalisme se confond avec lapoésie[17]. L'écriture de Müller réfute tout embellissement symbolique et onirique[21]. Sa langue, comprimée et rugueuse, emprunte des formules auxpoèmes, auxdialectes et au langage populaire afin de restituer des situations parfois difficilement lisibles ou supportables[18]. Ses phrases révèlent souvent un sens caché qui rejette les mots et leur signification dévoyés ou souillés par le pouvoir central[21]. Ainsi, Müller tente de retrouver une innocence, voire une certaine pureté d'expression[21].
Herta Müller à la Foire du livre deLeipzig en2007.
Müller n'a jamais évoqué publiquement les personnes et les ouvrages littéraires qui l'ont influencée, attribuant les racines qu'on lui prêtait communément à d'autres sources. La plus importante d'entre elles serait ses études universitaires enlittératures allemande etroumaine. Bien qu'elle ne l'ait jamais précisé, l'empreinte globale de la littérature d'Europe centrale, de l'absurde et deFranz Kafka sur ses travaux est indéniable[28]. La critique allemande rapproche notamment sa démarche littéraire de celle deJoseph Roth,Thomas Bernhard,Paul Celan etFranz Innerhofer[29],[30].
En comparant l'allemand et leroumain, la romancière relève qu'un concept simple, comme une étoile filante peut être interprétée de façon différente :« Nous ne parlons pas seulement de mots différents, mais aussi de différentsmondes. [Par exemple] les Roumains voient une étoile filante et disent que quelqu'un est décédé, alors que les Allemands font un vœu lorsqu'ils voient une étoile filante. ». Müller poursuit en disant que lamusique folklorique roumaine occupe une place particulière dans son cœur.« Quand j'ai entenduMaria Tănase, elle sonnait incroyablement pour moi, c'est alors la première fois que j'ai vraiment ressenti ce que signifie le folklore. La musique folklorique roumaine est liée à l'existence d'une façon très significative. »[31].
L'autre influence majeure exercée sur Müller viendrait de son époux,Richard Wagner. Leurs vies ont de nombreux points communs : tous deux ont grandi au sein de la minorité germanophone de Roumanie et ont entrepris des études littéraires bilingues (allemand et roumain) à l'université de Timișoara. Après leurs études, ils travaillent comme enseignants de langue allemande et deviennent membres de l'Aktionsgruppe Banat(ro), une société littéraire qui se bat pour la liberté d'expression et le cheminement du pays vers la démocratie. Comme son épouse, Wagner est un romancier et un essayiste publié et reconnu.
L'implication de Müller dans l'Aktionsgruppe Banat aurait également nourri la hardiesse et la fougue avec lesquelles elle écrit en dépit des menaces, des intimidations et des pressions de la police secrète roumaine. Si ses ouvrages sont avant tout des fictions, ils relatent une série d'événements réels ou des anecdotes de la vie quotidienne. Müller met assez souvent en scène des personnages existants. Ainsi, l'un des protagonistes de son roman de 1994,Herztier[32], s'inspire d'un ami proche de l'Aktionsgruppe Banat. Ce roman a été écrit après le décès de deux amis. L'auteur soupçonne d'ailleurs fortement la police secrète d'être impliquée dans cette double mort[33].
↑abcdefg ethPierreDeshusses, « Herta Müller, Prix Nobel de littérature, l'écriture contre l'oubli »,Le Monde,(lire en ligne).
↑abcdefg ethGeorgiaMakhlouf, « Herta Müller : écrire au scalpel »,L'Orient-Le Jour,(lire en ligne).
↑a etb« Animal du cœur, de Herta Müller »,Le Magazine littéraire,(lire en ligne).
↑abcdef etg« La Bascule du souffle, de Herta Müller »,Le Magazine littéraire,(lire en ligne).
↑ab etcRaphaëlleRérolle, « "La Bascule du souffle", d'Herta Müller : les objets animés d'Herta Müller »,Le Monde,(lire en ligne).
↑a etb« autour d'Herta Müller / Lautréamont »,France Culture,(lire en ligne).
↑« La bascule du souffle »,France Culture,(lire en ligne).
↑a etbGuylaineMassoutre, « Chronique d’un monde à l’envers,le premier roman de Herta Müller, Nobel 2009, est enfin traduit »,Le Devoir,(lire en ligne).
↑StéphaneMaffli, « Quand Herta Müller était une petite fille »,Le Temps,(lire en ligne).
↑C. Till R. Kuhnle: La Résistance des monades : Herztier d'Herta Müller, ds. Bernard Bach, Bernard (dir.):Les Littératures minoritaires de langue allemande après 1945 (=Germanica XVII), Université de Lille III 1995, 25-38
↑Prix attribué conjointement à Gerhardt Csejka, Helmuth Frauendorfer, Klaus Hensel, Johann Lippet, Werner Söllner, William Totok etRichard Wagner. À l'exception de Johann Lippet qui naquit àWels enAutriche et vécut enTransylvanie à partir de 5 ans, tous ces auteurs sont d'originetransylvaine et ils firent partie soit de l'Aktionsgruppe Banat, soit de l'Adam Müller-Guttenbrunn Literaturkreis.
Nicole Bary, « Herta Müller (1953- ) », dansEncyclopædia Universalis:[2]; également à « La fin d'une époque » du chapitre « Allemandes (Langues et littératures) », écrit par Nicole Bary, Claude David,Claude Lecouteux, Étienne Mazingue,Claude Porcell.
(en)Biographie sur le site de lafondation Nobel (le bandeau sur la page comprend plusieurs liens relatifs à la remise du prix, dont un document rédigé par la personne lauréate — leNobel Lecture — qui détaille ses apports)