Laguerre d’indépendance grecque (1821-1829), ourévolution grecque (grec moderne :Ελληνική Επανάσταση του 1821), est le conflit à l'issue duquel lesGrecs, finalement soutenus par les grandes puissances (France,Royaume-Uni,Russie), réussirent à faire reconnaître leur indépendance par l'Empire ottoman.
Le, les Grecs, définis d'abord en tant quechrétiens orthodoxes, se révoltèrent face à la domination de l'Empire ottoman. Cette révolte réussit, et l'indépendance de fait fut proclamée lors de l'Assemblée nationale d'Épidaure le. L'opinion publique européenne était assez favorable au mouvement, à l'image desphilhellènes. Cependant, aucun gouvernement ne bougea à cause du poids politique et diplomatique de laSainte-Alliance, et particulièrement de l'Autriche deMetternich, partisan acharné de l'ordre, de l'équilibre et du principe de légitimité instauré par lecongrès de Vienne. Des Grecs vivant hors de l’Empire ottoman, comme des habitants desÎles Ioniennes tels queIoánnis Kapodístrias, et des membres de l'élite grecque deConstantinople et desprincipautés danubiennes, lesPhanariotes, apportèrent dès le début leur aide aux insurgés.
Pendant deux ans, les Grecs multiplièrent les victoires. Cependant, ils commencèrent très vite à se déchirer, divisés entre « politiques » et « militaires ». LaSublime Porte appela en 1824 à l'aide son puissant vassalégyptienMéhémet Ali. Pour les Grecs, les défaites et les massacres se succédèrent. Cependant, lesRusses souhaitaient de plus en plus ardemment intervenir, par solidaritéorthodoxe mais aussi parce qu'ils avaient leur propre ordre du jour géostratégique. LesBritanniques, quant à eux, désiraient au départ limiter l'influence russe dans la région mais finirent par s'allier avec la Russie. Une expédition navale de démonstration fut suggérée lors dutraité de Londres de 1827. Une flotte conjointe russe, française et britannique rencontra et détruisit, sans l'avoir vraiment cherché, la flotte turco-égyptienne lors de labataille de Navarin. La France intervint par l'expédition française en Morée (Péloponnèse) en1828. La Russiedéclara la guerre aux Ottomans la même année. Sa victoire fut entérinée par letraité d'Andrinople, en1829, qui augmentait son influence régionale.
Ces interventions européennes précipitèrent la création de l'État grec. Laconférence de Londres (1830), où se réunirent des représentants britanniques, français et russes, permit en effet l'affirmation de l'indépendance grecque que laPrusse et l'Autriche autorisèrent. La France, la Russie et le Royaume-Uni gardèrent ensuite une notable influence sur le jeune royaume.
La présence ottomane variait géographiquement en fonction de l'éloignement de la capitale et des axes de communication ainsi qu'en fonction du relief. Elle était plus forte dans les plaines que dans les montagnes ou les îles montagneuses. La loi ottomane ne reconnaissait que deux types d'hommes : les croyants (les musulmans) et les infidèles. Ces derniers n'avaient pas le droit de porter les armes et devaient donc « racheter » leur service militaire en payant unecapitation : l’haraç. Ils étaient aussi soumis à diverses autres interdictions[3]. Le système de lapédomazoma (tribut des enfants pour en faire desjanissaires) avait en revanche disparu assez rapidement pour s'éteindre définitivement au début duXVIIIe siècle[4]. Il y eut un certain nombre de conversions, principalement pour des raisons économiques, forcées ou non, mais le pouvoir ottoman ne les encourageait pas, y voyant une perte potentielle de revenus[5]. L'Empire ottoman était organisé autour du système desmillets. Lemillet-i Rum englobait l'intégralité deschrétiens orthodoxes dont les principaux étaient les Grecs. Lepatriarche de Constantinople était à sa tête en tant quemillet bashi. De fait, lesultan gouvernait les Grecs par l'intermédiaire de l'Église orthodoxe. Cela eut pour premier effet de faire naître une méfiance des populations grecques vis-à-vis de leurs ecclésiastiques, soupçonnés d'être des « collaborateurs »[6]. En parallèle, l'Église constituait aussi le symbole et le principal noyau identitaire de la continuité de l'existence de la « nation grecque »[7].
Dans la théorie, terres et hommes appartenaient à Dieu, donc à son représentant sur terre, leCalife, en l'occurrence alors le Sultan ottoman. En étaient exclus les terres religieuses, donc en Grèce les biens des monastères. Le sultan « louait » une partie des terres à la population locale, en échange d'un loyer rapidement confondu avec l’haraç. C'était un moyen de conserver leurs biens aux propriétaires d'avant la conquête quand ils s'étaient soumis. Le reste était réparti entreapanages pour les proches du Sultan (comme pour lasultane validé par exemple) ettimars (sorte de fief militaire) servant à l'entretien dessipahis. Tous faisaient exploiter les terres par les paysans locaux et n'apparaissaient souvent que pour le prélèvement du loyer et des impôts. Peu à peu, ces biens fonciers se privatisèrent, dépendant de moins en moins du Sultan et de plus en plus du propriétaire qui les transformait en ce qui fut appelétchiflik (grande propriété)[8].
Il en fut de même pour l'administration ottomane qui se dégrada au fil du temps. Au départ, le système desbeyliks,sandjaks etpachaliks était une organisation militaire de l'Empire en lien avec lestimars. Ces postes de gouverneurs furent peu à peu mis aux enchères tels desoffices. Les acheteurs, engagés dans la politique de la capitale, se rendaient rarement dans leur gouvernement, laissant aux soins de représentants locaux (typevoïvode ouagha) de récupérer les sommes investies, via unfermage des impôts. Certains cependant voyaient dans leur gouvernement local le moyen de se constituer un « État » personnel face à un pouvoir central en déclin. De nombreuses exceptions existaient : des communautés grecques échappaient au système complètement (lesagrapha, littéralement « non inscrites », des montagnes) ou partiellement soit en ayant racheté les impôts soit en ayant obtenu (comme dans lesCyclades) le droit d'avoir une administration propre répartissant les impôts[9],[10].
Populations chrétienne et musulmane en 1821. Enquête Capodistria
À partir duXVIIIe siècle, le système mis en place par les Ottomans s'essouffla. L'administration était de plus en plus inefficace, le pouvoir duSultan faiblissait au profit de petits gouverneurs provinciaux. L'armée, qui avait par son fonctionnement et sa puissance permis l'édification de l'empire, était totalement dépassée. L'Empire ottoman n'était non seulement plus invincible, mais il semblait de plus en plus faible[11]. Ses sujets entrevoyaient un espoir de changement et ses ennemis ouvraient la « Question d'Orient ».
Avec le délitement du pouvoir central, les exactions des seigneurs locaux s'accentuèrent. Principalement, la pression fiscale se fit plus lourde à cause de l'affermage des impôts. C'était aussi bien le cas dans les zones gouvernées directement par les Ottomans que dans les communautés où les potentats grecs dominaient[12]. Cette situation, et la vague d'instabilité et d'insécurité qui l'accompagnait, explique en partie la dernière grande vague de conversions à l'Islam dans la seconde moitié duXVIIIe siècle, principalement dans les plaines de Grèce du nord[13]. Au poids réel des impôts s'ajoutait une raison morale. On continuait à souffrir moralement de lapédomazoma bien qu'elle ait disparu en pratique depuis le début du siècle. Cela joua un rôle dans l'état d'esprit des populations[12].
L'un des réflexes très anciens de résistance était la fuite : fuite vers les montagnesagrapha ou vers l'étranger. Pour survivre dans les montagnes, hormis l'élevage et des cultures précaires, un des moyens était le brigandage. Une partie des hommes se faisait doncklephte (les premiers attestés remontent auXVIe siècle). Considérés au départ comme des bandits de grand chemin, ils finirent, surtout dans la vision romantique occidentale, par acquérir une aura de combattants de la liberté. Ils s'attaquaient principalement aux Ottomans, mais aussi aux riches à leur service. Pour lutter contre les bandes deklephtes, le pouvoir ottoman (central ou local) avait recours auxarmatoles. Très clairement, le gouverneur embauchait une bande deklephtes qui devenaient armatoles, luttaient un temps contre les autresklephtes dans un semblant de maintien de l'ordre et redevenaient ensuiteklephtes, quand le pouvoir ottoman ne payait plus. La tactique de combat desklephtes, diteklephtopolémos, était laguérilla : coups de main rapides en profitant d'un terrain favorable, comme les défilés de montagnes. Lesklephtes développèrent un sentiment d'appartenance à un groupe : d'abord la bande et le territoire qu'elle contrôlait, mais ensuite sentiment de différences par rapport aux Turcs ou (dans l'ouest de la péninsule) aux Italiens. Il y avait là une base pour la naissance d'un sentiment national grec[14],[15].
Les Grecs émigrés et les marchands se trouvèrent à partir du milieu duXVIIIe siècle en contact avec les idées desLumières qui florissaient en Occident et qui se concrétisèrent dans larévolution américaine puis laRévolution française. Ils se constituaient aussi peu à peu enclasse bourgeoise, vecteur des idées des Lumières et des révolutions. Les ouvrages et les idées se diffusèrent peu à peu sur le territoire grec[16],[17].
Rigas (dit Rigas Vélestinlis ou Rigas Féréos), né en 1757 et exécuté en 1798, fut le symbole et le principal artisan de ce phénomène. Issu d'une famille aisée, il fit des études qui lui permirent d'entrer au service deshospodars grecs deValachie (Alexandre Ypsilántis puisNikólaos Mavrogénis). Il s'installa ensuite àVienne en 1796. Influencé par les idées de laRévolution française, il multiplia les écrits politiques au service de ladémocratie, de la liberté et de l'indépendance despopulations balkaniques opprimées par lesOttomans, comme sonThourios ou saNouvelle constitution politique[18],[19]. Rigas désirait que sa nation prît les armes et se soulevât contre l'Empire ottoman. Pour l'y amener, il entreprit d'abord de redonner confiance aux Grecs, puis de leur faire accepter de sacrifier leur vie pour la liberté. Dans toute son œuvre, il insista sur le lien et la continuité entre la Grèce antique et la Grèce moderne. Il expliqua à ses contemporains l'héritage que leur avaient laissé leurs ancêtres : les anciennes cités grecques, la puissance économique et politique et la bravoure[20], comme dans sa traduction en grec desVoyages du jeune Anacharsis en Grèce deJean-Jacques Barthélemy ou dans saCarte de Grèce pour accompagner cet ouvrage. SonThourios (Chant de guerre) commence par l'évocation de la situation de toutes les populations opprimées par le pouvoir arbitraire de l'Empire ottoman. Il ne s'adressait pas en effet qu'aux seuls Grecs, mais à l'ensemble des peuples balkaniques soumis au Sultan qui, selon lui, n'était plus imbattable. Il insistait sur la nécessaire tolérance religieuse pour unir tous les opprimés, musulmans inclus. Il s'adressait aussi aux Grecs de la diaspora, leur demandant de revenir se battre pour la liberté de leur patrie. Il rappelait enfin, à son habitude, les actions passées des ancêtres[21]. LaNouvelle Administration Politique (projet de constitution) deRigas s'inspirait très largement de laconstitution française de 1793. Elle commence par uneDéclaration des Droits de l'Homme de 35 articles, inspirée de laDéclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Elle devait s'appliquer à une république démocratique fonctionnant avec un scrutin proportionnel. Le texte affirmait l'égalité des citoyens devant la loi ; la liberté individuelle et nationale ; la liberté d'expression, de conscience, de religion, de réunion ; l'abolition de l'esclavage ; le respect de la propriété ; l'interdiction de l'usure ; la nécessaire résistance à la violence et à l'injustice. L'obligation scolaire, pour les garçons et les filles, y était prévue, ainsi que l'égalité homme-femme et le service militaire obligatoire pour les deux sexes. Rigas rendait aussi obligatoire la participation à la vie politique[22],[23].
Rigas ne fut pas seul à chercher à réveiller le sentiment national grec. D'autres savants et érudits y travaillaient alors à la même époque, l'un des plus célèbres futAdamántios Koraïs. Sans sa disparition (et peut-être sonThourios), Rigas aurait été classé parmi les nombreux, et quelque peu oubliés, « Maîtres de la Nation »[24], comme ils furent appelés plus tard. Son œuvre est en effet caractéristique d'un érudit des Lumières : issue d'une vaste culture encyclopédique mais marquée par le romanesque et bercée par des illusions[24].
Adamántios Koraïs, né àSmyrne en1748 et mort àParis en1833, était médecin et érudit. Il entreprit d'éditer les œuvres de la littérature grecque antique, en accompagnant le texte original en grec ancien de préfaces écrites dans une version démotique épurée du grec moderne[25] dans lesquelles il aborde des questions politiques et philologiques ayant joué un rôle dans laquestion linguistique grecque[26]. Il admirait larévolution américaine et larévolution française. Il fut le témoin direct de celle-ci. Malgré les excès de laTerreur qu'il désapprouvait, il continuait d'admirer les réalisations du peuple français. Il considérait que les Français avaient réussi toutes ces grandes choses grâce à l'éducation. Son but était donc d'éduquer les Grecs pour leur permettre de s'émanciper de la tutelle des Turcs que lui-même détestait. Il plaçait la majeure partie de ses espoirs en laFrance mais se méfiait duRoyaume-Uni et de laRussie[27],[28].
La bataille de Chesmé lors de la révolution d'Orloff.
Catherine II de Russie avait fait le même rêve grec quePierre le Grand. Elle ne désirait pas seulement étendre l'influence russe plus au sud, à la recherche d'une mer libre (qui ne gèlerait pas l'hiver comme les autres mers russes). Elle souhaitait remplacer l'Empire ottoman par un « empire desBalkans », protégé par la Russie, voire gouverné par un Russe. Un de ses petits-fils avait été prénomméConstantin, en hommage au dernier empereur byzantinConstantin XI Paléologue dont il aurait pu prendre la suite. Catherine, afin d'atteindre ce but, déploya toute une rhétorique dans les Balkans et en Grèce, affirmant par exemple les « droits historiques » de l'hellénisme à diriger la région. Ses envoyés prirent aussi de nombreux contacts avec les notables, les ecclésiastiques et les chefs desklephtes en Grèce[29],[30].
L'intervention russe fut aussi plus directe avec laguerre russo-turque de 1768-1774. Le signal de la révolte fut alors donné dans lePéloponnèse en1769. Ce fut la « révolution d'Orloff ». Une flotte de sept navires russes commandée par les frèresFéodor etAlexis Orloff intervint enÉgée et remporta labataille de Tchesmé. Mais le contingent se révéla insuffisant, tout comme l'aide aux insurgés grecs. Quelques régions (Péloponnèse, Cyclades) furent un temps libérées des Ottomans. Cependant, l'objectif de Catherine II atteint au nord, les Russes se retirèrent. Le pouvoir ottoman envoya des bandes d'armatolesalbanais reconquérir le Péloponnèse qui fut ravagé pendant une dizaine d'années[29].
Letraité de Kutchuk-Kaïnardji de 1774 avait fait du tsar de Russie le protecteur desorthodoxes (et donc des Grecs) dans l'Empire ottoman, ce qui lui donnait une possibilité légale d'intervention du côté des Grecs[31]. Le traité avait été complété en1779 par un nouvel accord puis par une convention commerciale en1783. Les Grecs pouvaient naviguer enmer Noire etMéditerranée sous pavillon russe. Ils pouvaient aussi installer des maisons de commerce en Russie, dont enCrimée. En 1819, sur le millier de navires « russes » de Méditerranée, la moitié étaient grecs. Très vite, des familles s'enrichirent du commerce et des îles pauvres jusque-là acquirent de l'importance :Hydra,Spetses,Psará,Kassos,Mykonos, etc. Ce dynamisme accentua les contacts avec les idées occidentales et avec la Russie tout en augmentant numériquement la classe bourgeoise[32].
Emblème de la Filikí Etería. Les drapeaux portent l'abréviation de la devise de la société, qui est aussi aujourd'hui la devise de la Grèce : «ὴ Ελευθερία ή θάνατος», « La liberté ou la mort ».
Le, àOdessa, trois membres de cette classe marchande bourgeoise grecque en Russie,Nikólaos Skoufás,Athanásios Tsakálof et Emmanuel Xánthos, créèrent laFilikí Etería, sur le modèle de lafranc-maçonnerie. Elle connut des débuts laborieux, puis un fort développement après 1818 grâce, par exemple, àAnagnostarás. Elle recruta dans toute laGrèce et dans toute la diaspora[33]. En 1819, la Filikí Etería avait 452 membres : 44 % appartenaient à la classe marchande et 41 % à la bureaucratie ou l'intelligentsia[34]. Trente-six de ces membres venaient deRussie, 25 desprincipautés danubiennes deMoldavie etValachie, 62 deConstantinople, 125 duPéloponnèse, 25 desîles de l'Égée et 41 desîles Ioniennes. Les membres furent dans les premières années de jeunes hommes dont la proportion diminua. En 1818, plus de 70 % avaient moins de 40 ans. En 1819, ils représentaient moins de la moitié[35].
La Filikí Etería demanda àIoánnis Kapodístrias de prendre sa tête. Issu d'une riche famillecorfiote, rédacteur de la constitution de larépublique autonome des Sept-Îles et membre de son gouvernement, il s'était fait remarquer lors de l'occupation russe de l'archipel et était entré dans la diplomatie russe jusqu'à devenir ministre àSaint-Pétersbourg, associé avecNesselrode. Mais Kapodístrias refusa en. La direction fut alors proposée à un autre Grec au service du tsar,Alexandre Ypsilántis[36]. L'idée était de coordonner une insurrection entre les provinces danubiennes au nord et le Péloponnèse au sud.
Parmi les membres de laFilikí Etería, on comptait desPhanariotes, c'est-à-dire des Grecs orthodoxes originaires du quartier du Phanar àConstantinople. Ils constituaient la majeure partie des hauts fonctionnaires ottomans d'origine grecque. En effet, depuis leXVIIe siècle, le sultan n'avait pas hésité à en prendre à son service. Il y avait à cela deux raisons : l'administration ottomane était en partie héritée de l'administrationbyzantine, des Grecs étaient donc bien placés pour la faire fonctionner ; les Phanariotes étaient riches et pouvaient acheter les charges administratives. AuXVIIIe siècle, desPhanariotes furent nommés à la tête desprincipautés danubiennes (vassales de l'Empire ottoman) deMoldavie etValachie, avec respectivement pour capitaleJassy etBucarest. Là, jouissant de l'autonomie de ces principautés vis-à-vis de la Sublime Porte, leurs cours « princières » devinrent des centres d’intense activité intellectuelle, très influencée par laFrance de l'Encyclopédie. Notables de haut rang, ils restaient cependant plus réformistes que révolutionnaires[37],[38].
Des contacts avaient eu lieu entre laFilikí Etería etAli Pacha de Janina. Ce chef de clan d'originealbanaise né dans les années 1740 commença sa carrière commeklephte etarmatole. Il avait réussi à se tailler un domaine plus ou moins autonome au nord-ouest de l'Empire ottoman, autour deBerat,Delvino,Prévéza et Janina (Ioannina). Il désirait se rendre totalement indépendant de la souveraineté du Sultan. Il se chercha alors des alliés pour rompre avec laPorte. Il se rapprocha donc de l'Etería et espérait ainsi gagner l'amitié de laRussie, puisque l'Etería se disait soutenue par l'Empire tsariste. Sur le conseil deGermanos de Patras, celle-ci aurait par ailleurs décidé de se rapprocher du pacha de Janina[39].
Cependant, Ali Pacha, dans le même temps, essaya d'assassiner un de ses ennemis politiques, Ismaël Pacha, à Constantinople. L'échec entraîna la rupture entre Ali Pacha et la Porte. Le, il annonça ouvertement qu'il se faisait le libérateur des Grecs et reçut en échange l'assurance du soutien de l'Hétairie[40]. Le Sultan envoya d'abord Ismaël Pacha, puisKhursit Pacha, le gouverneur du Péloponnèse, à la tête de milliers d'hommes pris dans les différentes provinces de l'Empire ottoman pour écraser son sujet rebelle. Despallikares grecs, commandés par des membres de l'Etería, commeOdysséas Androútsos, combattirent dans le camp d'Ali Pacha. Cette mobilisation des troupes ottomanes enÉpire servit aussi les vues de l'Hétairie : les autres provinces étaient découvertes ; les combats pour la libération pourraient y être plus faciles[41]. Cependant, en, Ali Pacha, qui tentait un retour en grâce auprès du sultan, dénonça l'Hétairie et ses membres dans des lettres qu'il envoya à Constantinople. Cette trahison fut un des nombreux éléments qui informèrent la Porte de ce qui se tramait, obligeant l'Hétairie à accélérer le cours des événements[42]. Malgré tout, les troupes ottomanes restèrent concentrées autour deIoannina, laissant le champ libre dans les autres provinces. L'armée de Khursit Pacha, le gouverneur du Péloponnèse, fit le siège de Ioannina, puis du palais d'Ali Pacha jusqu'en[41].
La guerre dans les principautés de Moldavie et Valachie
Le7 octobre 1820 (dans le calendrier grégorien), une réunion de laFilikí Etería eut lieu àIzmail enMoldavie russe, à l'initiative dePapaphléssas[43]. On proposa à Ypsilántis d'attaquer par les principautés danubiennes deMoldavie etValachie que les hétairistes considéraient comme une autre Grèce, car lesRoumains étaientorthodoxes et leurs dirigeants, leshospodars vassaux de laPorte, étaient desPhanariotes, donc potentiellement favorables à la cause grecque. L'hospodarphanariote de Moldavie,Michel Soútsos, était même membre de l'Hétairie et favorable au soulèvement. Leur administration, où lesGrecs étaient fort influents, était en grande partie déjà affiliée à l'Hétairie, tout comme la bourgeoisie, elle aussi en partie grecque. De plus, ces régions n'avaient pas de troupes turques permanentes sur leur territoire, car ce n'étaient pas desprovinces de l'Empire ottoman mais des principautés chrétiennes vassales, que laRussie, qui avait déjà annexé lamoitié de la Moldavie huit ans auparavant, convoitait depuis longtemps. Les traités entre l'Empire russe et l'Empire ottoman avaient d'ailleurs interdit à laSublime Porte d'envoyer des troupes dans lesprincipautés roumaines sans l'accord de Saint-Pétersbourg. Y déclencher l'insurrection ne pourrait que satisfaire le Tsar et gagner son soutien définitif. Enfin, la majeure partie des forces turques desBalkans était mobilisée contre lepacha rebelleAli de Janina[44].
Fin, deux des agents d'Ypsilántis, porteurs de lettres concernant l'insurrection signées de sa main, furent capturés enSerbie et àThessalonique. Il risquait d'être rappelé par leTsar AlexandreIer. Il fallait précipiter les événements[44]. Le16 février 1821 (dans le calendrier grégorien), àChişinău, Ypsilántis fixa la date définitive de l'insurrection au pour la Grèce même et franchit lePrut le(julien), déclenchant par là même l'insurrection dans lesprincipautés danubiennes[45].
La veille de l'entrée d'Ypsilántis dans les principautés roumaines, àGalaţi, Vasílios Karaviás, principal membre local de l'Hétairie, réunit les autres membres et ses fidèles. Il leur annonça que le déclenchement de l'insurrection était proche et qu'il fallait prendre la petite garnison ottomane (des mercenaires albanais orthodoxes, dits « Arvanites ») par surprise. Celle-ci fut immédiatement neutralisée. Ensuite, Karaviás qui y vit un moyen de s'enrichir, ordonna aux hétairistes de massacrer les marchands turcs de la ville et de s'emparer de leurs biens. Karaviás devint ensuite l'un des deux commandants de bataillon des troupes d'Ypsilántis. De même, lorsque, le,Jassy, la capitale de la Moldavie, se rallia à l'insurrection, Ypsilántis qui avait grand besoin de fonds pour payer ses troupes, leva un « impôt révolutionnaire » sur les plus riches citoyens et extorqua d'importantes sommes à un banquier grec de la ville, prétextant qu'il avait dissimulé (peut-être volontairement) des sommes destinées à l'Hétairie[46],[47]. Le, il quitta Jassy à la tête d'environ 1 600 hommes dont 800 cavaliers, la plupart volontaires hétairistes. La troupe marcha vers le Sud sur la Valachie. En route, les volontaires hétairistes se livrèrent à de nombreux pillages (la troupe avait décidé de vivre sur le pays) qui les déconsidérèrent auprès des Roumains qui, petit à petit, se mirent à craindre leur arrivée[48].
En mars, le tsar et Kapodístrias depuis lecongrès de Laybach condamnaient le déclenchement de l'insurrection grecque, puisAlexandreIer chassa Ypsilántis de son armée et lui interdit de remettre le pied sur le territoire russe. Au même moment, lepatriarche de ConstantinopleGrigorios lança unanathème contre l'Hétairie qui mettait en danger l'Église orthodoxe. Si ces coups qui frappaient le mouvement ne découragèrent pas Ypsilántis, sa cause en souffrit. Il fut abandonné par une partie de ses troupes, ainsi que par Michel Soútsos qui s'enfuit en Russie. Il s'installa le àTârgovişte avec un peu plus de 600 hommes, auxquels se joignirent les 3 900 « pandoures » roumains deTudor Vladimirescu. Parmi ses 600 Hétairistes, Ypsilántis organisa les plus jeunes et les plus ardents en unbataillon sacré vêtu de noir avec comme emblème une tête de mort et deux os en croix au-dessus de la deviseLa Liberté ou la Mort[49],[50].
Le bataillon sacré à la bataille de Drăgăşani (Peter von Hess).
Tudor Vladimirescu avait profité de l'entrée d'Ypsilántis dans les provinces danubiennes pour déclencher une révolte nationale roumaine, plus ou moins coordonnée avec la tentative grecque. Mais Vladimirescu réalisa ses objectifs sans attendre la troupe d'Ypsilantis et pritBucarest, où il détrôna levoïvode conservateurScarlat Callimachi et proclama la république, alors qu'Ypsilántis aurait préféré composer avec ce voïvodephanariote. Les deux mouvements entrèrent en conflit, d'autant que certains officiers de Vladimirescu étaient des hétairistes de haut rang qui supportaient mal son autorité et sa politique, plus favorable aux intérêts de la population roumaine locale qu'aux objectifs d'Ypsilántis, qui espérait encore passer leDanube vers le sud pour diriger l'insurrection en Grèce même. Iorgaki Olimpiotis, principal lieutenant de Vladimirescu, dénonça devant les troupes cette attitude, l'arrêta et l'amena au camp d'Ypsilántis où il fut exécuté pour trahison de l'Hétairie. Parmi les « pandoures » de Vladimirescu, qui étaient des irréguliers, les deux tiers se débandèrent alors, le dernier tiers, commandé par Preda Drugănescu, restant fidèle à Ypsilántis. À la mi-juin, comprenant qu'il ne passerait pas le Danube (où des troupes turques se massaient), Ypsilántis tenta de remonter vers le nord. Le(julien), les troupes ottomanes, après avoir repris le contrôle de la Moldavie, marchèrent sur la Valachie contre Ypsilántis. La rencontre eut lieu le dans l'ouest de la principauté, enOlténie, àDrăgăşani (Dragatsani en grec). Là, le bataillon sacré commandé par Iorgaki Olimpiotis et le plus jeune frère Ypsilántis, Nikolaos, ainsi que 500 cavaliers commandés par Vasílios Karaviás, furent taillés en pièces par les troupes ottomanes. Vasílios Karaviás et ses hommes prirent la fuite. Iorgaki Olimpiotis réussit à sauver une centaine d'hommes (parmi eux se trouvait Athanásios Tsakálof, un des fondateurs de la Filikí Etería) et l'étendard de l'unité. Le reste du bataillon sacré, plus de 400 hommes, périt, ainsi que les troupes de Drugănescu. La seule bataille rangée d'Ypsilántis et de l'Hétairie dans les principautés roumaines se terminait par un désastre. L'armée se délita. Ypsilántis réussit à gagner tant bien que mal l'empire d'Autriche où il termina sa vie en prison[51],[52].
L'évêque Germanos de Patras bénissant le drapeau des insurgés en 1821, tableau deLudovico Lipparini (1802-1856).
L'histoire officielle (le est l'une desdeux fêtes nationales de Grèce) fait commencer la guerre d'indépendance le[N 1], au monastère d'Aghia Lavra àKalavryta au nord duPéloponnèse. Là, lemétropolite dePatras,Germanόs, aurait fait miraculeusement fuir une soixantaine de cavaliers ottomans venus l'arrêter, grâce aux 1 500 paysans grecs présents qui auraient poussé le cri de guerre desMaccabées : « La Victoire de Dieu ». Puis, il célébra un « Te Deum » pour les 5 000 paysans qui s'étaient peu à peu rassemblés. Il prêcha ensuite l'insurrection contre les Turcs, déclarant que les Grecs devraient se battre seuls, sans compter sur l'aide des grandes puissances. Il annonça les événements des provinces danubiennes et de Janina, ainsi que leur défaite ultime qui arriverait nécessairement[53]. Il dit cependant qu'ils servaient la cause grecque, distrayant des troupes qui pourraient écraser la révolte. Il donna alors une absolution préemptive à la foule, distribua aux divers chefs présents (dontTheódoros Kolokotrónis) les tâches qu'ils avaient à accomplir et envoya tout le monde au combat[53].
Le principal propagateur de cette version estFrançois Pouqueville qui fut longtemps une des « sources » de l'histoire de la guerre d'indépendance avec son immense ouvrageHistoire de la régénération de la Grèce. Mais le récit est « trop beau pour être vrai ». Il rattache très fortement les débuts de l'insurrection aux fondamentaux chrétiens. Le est en effet la fête de l'Annonciation (Ευαγγελισμός, Evangelismos en grec). Les faits se déroulent dans un monastère. Un miracle rappelant lesMaccabées sauve Germanos. La foule atteint les 5 000 personnes, le nombre de ceux qui ont écouté leSermon sur la montagne. Dans la construction du récit, insister sur la religion est un moyen d'insister sur la différence avec les Ottomans musulmans. Par ailleurs, Kolokotrónis ne pouvait se trouver à Kalavryta à ce moment. Enfin, le métropolite fait preuve d'une immense capacité d'analyse géostratégique, que seuls des auteurs postérieurs pouvaient avoir. Les faits furent un peu différents[53].
Un certain nombre d'événements menant à l'affrontement entre Ottomans et Grecs se déroulèrent dans les premiers mois de 1821.Theódoros Kolokotrónis, venu deZante, avait aussi sillonné le Péloponnèse depuis le début du mois de afin de faire avancer la cause de l’Indépendance[45]. Kolokotronis, qui avait servi dans l’armée britannique, était parti deZante qui avecCorfou était un des foyers de l'insurrection, ces îles formant unerépublique autonome sous le protectorat duRoyaume-Uni : c'était une des rares régions grecques non soumises à l'Empire ottoman.
Theódoros Kolokotrónis.
Il est plus probable que le soulèvement commença entre le 15 et le(julien), sur toute la côte nord du Péloponnèse (Patras, Vostitsa, Kalavryta) et dans leMagne. Ainsi, le(julien) déjà, une petite troupe commandée par un hétairiste, Nikolas Souliotes, intercepta près d'Agrídi enAchaïe des messagers envoyés à Khursit Pacha qui assiégeait Ali Pacha dans Ioannina. Ils étaient porteurs de lettres le prévenant de l'imminence de l'insurrection. Il fallait donc les empêcher de remplir leur mission. Cette échauffourée peut être considérée comme le premier affrontement de la guerre d'indépendance[54]. Le(julien),Petrobey aurait réuni les principaux chefs de clan duMagne àTsimova (rebaptisée depuis Areópoli) pour proclamer l'insurrection avec serment sur le drapeau « La Liberté ou la Mort ». Ainsi, ils auraient été les premiers à s'être soulevés. Ensuite, le(julien), des combats se déroulèrent près deKalavryta au nord de la péninsule qui fut prise le(julien) ; le 23, ce fut le tour deVostitsa au nord etKalamata (la première véritable ville) au sud d'être « libérées », tandis que la région deKarýtena enArcadie se soulevait. Le(julien), alors que Germanos était censé proclamer le soulèvement national, un des « gérontes »[N 2] deTripolizza, Anagnostes Kontakes, organisait le premier « camp militaire » grec àVérvena, enArcadie, pour surveiller les mouvements des troupes ottomanes et protéger la région d'une potentielle contre-attaque. Le(julien),Pyrgos enÉlide se révolta. Le 28, le siège deMonemvasia, où 4 500 Ottomans avaient trouvé refuge, commença. La ville ne fut prise que le(julien), à un moment où le moral des insurgés était au plus bas, à cause des difficultés dusiège de Tripolizza[55].
Les succès ne furent pas la règle partout. Ainsi, le soulèvement autour deGastouni (nord-ouest du Péloponnèse) mena au siège du château deChlemoutsi le(julien) qui dut être levé dès le lendemain face à une contre-attaque de troupes turco-albanaises[56]. La situation était très compliquée àPatras. Dès le(julien), les forces ottomanes, qui soupçonnaient un Grec de la ville de cacher des armes, mirent le feu à la maison, ne pouvant y pénétrer. La ville tout entière s'embrasa. Deux cents maisons furent détruites en une demi-journée. Des affrontements se déclenchèrent entre Grecs et Turcs dans la ville. Ces derniers constituaient un tiers de la population de Patras. Ils se réfugièrent dans la forteresse qui dominait la ville sur laquelle ils entreprirent de tirer. Les Grecs y mirent le siège avec leurs propres pièces d'artillerie. Dans les deux cas, les tirs s'avérèrent inefficaces. Des renforts grecs menés par Germanos etAndreas Londos, deux cents hommes, arrivèrent le 26(julien). Le siège s'organisa, ainsi que le pillage des maisons turques de la ville. Le(julien), Youssouf Pacha, le nouveau pacha d'Eubée, avec 300 à 1 000 hommes selon les sources, fit son entrée dans Patras. Les troupes que Germanos avait envoyées à sa rencontre avaient déserté leur poste pour venir prendre part au pillage. Les Grecs qui pourtant étaient supérieurs en nombre aux Ottomans s'enfuirent à leur arrivée. Youssouf ordonna que les maisons des chefs de la rébellion fussent incendiées. Le vent attisa à nouveau les flammes et sept cents bâtiments furent à leur tour détruits. Les Grecs se réfugièrent dans les consulats des puissances occidentales ou s'enfuirent par bateau vers lesîles Ioniennes. La forteresse de Patras resta aux mains des Ottomans durant toute la guerre (elle ne fut prise que par les troupes françaises de l'expédition de Morée en 1828). La ville n'avait plus à la fin de 1821 qu'une douzaine de maisons encore debout[57].
Le siège de Tripolizza. Gravure de Panagiotis Zografos pour lesMémoires deYánnis Makriyánnis.
Dans lePéloponnèse, deux régions étaient au cœur de l'insurrection : l'Achaïe et leMagne. De là partirent des bandes plus ou moins organisées depallikares[58]. Lesiège de Tripolizza permit àTheodoros Kolokotronis d'imposer une réorganisation des troupes grecques. Jusque-là, les insurgés appartenaient à une bande, très souvent familiale, (comme du temps où ils étaientklephtes) et obéissaient au chef de celle-ci, très souvent l'aîné de la famille. Leur armement était rudimentaire, le plus souvent un couteau voire des outils agricoles reconvertis (fer de bêche par exemple). Il n'y avait aucune coordination entre les bandes dont les chefs poursuivaient des objectifs personnels. Le ravitaillement était assuré par les femmes. Kolokotronis avait suivi une formation militaire dans les troupesbritanniques desÎles Ioniennes, dans lesquelles il avait atteint le grade de major. Il imposa un mode de fonctionnement plus rationnel. Les chefs de bande furent officiellement nommés « officiers », par un brevet écrit. Ils devaient fournir un décompte exact du nombre d'hommes constituant leur groupe. Cela évita qu'ils le gonflent afin d'obtenir plus d'armes, plus de nourriture et plus d'argent pour les soldes. Cela empêcha aussi que les hommes retournent chez eux sans qu'on le sût. Kolokotronis imposa enfin son commandement centralisé, une certaine discipline dans les bandes et une coordination entre celles-ci[59]. Cette organisation permit la prise deTripolizza mais n'empêcha pas le massacre de la population turque et le pillage de la ville[60].
Les petites îles de l'Égée jouèrent un rôle déterminant. Les flottes commerciales d'Hydra,Spetses etPsará furent transformées en flottes de guerre. Il n'était pas difficile d'ajouter des canons à des navires qui étaient déjà suffisamment armés pour faire face à la menace des pirates. Les armateurs de ces îles appartenaient à la nouvelle classe bourgeoise enrichie par le commerce, sensible aux idées des Lumières et ayant déjà goûté à l'autoadministration. Ils étaient favorables au soulèvement dont la victoire entérinerait définitivement leur liberté. Les navires de ces îles jouèrent un rôle déterminant en bloquant le ravitaillement des places-fortes ottomanes assiégées. Ils dominaient les mers et n'hésitaient pas à utiliser lesbrûlots contre la flotte ottomane[58].
Les autres régions de Grèce furent moins organisées et centralisées que le Péloponnèse. En Grèce centrale, en raison d'une tradition plus forte de bandes deklephtes/armatoles ainsi que de la géographie plus accidentée où les centres urbains manquaient, les forces étaient plus dispersées. Les pallikares grecs dominèrent rapidement les campagnes. La guérilla duklephtopolémos leur assurait le plus souvent la victoire (bataille du khan de Gravia) mais parfois, les bandes armées ne pouvaient rien face aux troupes ottomanes (bataille d'Alamana). Les Grecs insurgés prirent les forteresses ottomanes :Athènes[N 3],Salona,Livadia,Lépante. Plus au nord (Thessalie etMacédoine), les forces étaient encore plus dispersées et inorganisées. De plus, les plaines étaient là bien tenues par les troupes ottomanes. LaCrète où la présence ottomane était plus forte entra en rébellion fin[58].
Première page de la Constitution.Drapeau adopté le.
Fin, cinquante-neuf représentants des divers gouvernements locaux organisés dans les régions soulevées se réunirent à Piada (rebaptisée de nos jours Néa Epídavros, tout près de l'ancienneÉpidaure). Ils venaient principalement deMorée (vingt représentants), de la « Grèce du Levant »[N 4] (vingt-six représentants), de la « Grèce de l'Occident »[N 5] (huit ou neuf représentants) et des îles d'armateurs : (Hydra,Psará etSpetses). Les îles de l'Égée n'avaient pas de représentants. Quelquesphanariotes étaient aussi présents[61].
Les représentants des Grecs s'avérèrent divisés en deux partis : celui des « politiques » et celui des « militaires ». Le parti des politiques dominait dans le Péloponnèse. Il avait le soutien des trois îles et des évêques. Il était dirigé parAléxandros Mavrokordátos. Le parti des « politiques » était plutôtlibéral, défendant le concept de lasouveraineté nationale, à l'occidentale. Le parti des « militaires » avait sa plus grande influence en Grèce centrale, même s'il avait progressé dans le Péloponnèse grâce aux victoires de Kolokotronis. Celui-ci dirigeait le parti des capitaines, en lien étroit avecDimítrios Ypsilántis. Sous l'influence d'Ypsilántis, très lié, comme sonfrère Alexandre aumodèle autocratiquerusse, il penchait pour la mise en place d'un pouvoir autoritaire, voire dictatorial le temps du conflit. Mais, il était divisé en nombreux courants, correspondant aux différents chefs de guerre[61].
Le (calendrier julien soit le ducalendrier grégorien), àÉpidaure, l’assemblée nationale d'Épidaure proclama l’indépendance de la Grèce, vota une constitution et adopta le drapeau bleu et blanc comme drapeau national. Elle désigna les membres des institutions créées par la constitution : le Conseil exécutif présidé parAléxandros Mavrokordátos, leBouleutikó (législatif) avec pour président Dimítrios Ypsilántis et le vice-présidentPetrobey[61]. Le parti des « politiques » avait réussi à imposer sa conception du pouvoir au parti des « militaires ». Cependant, ces derniers ne voulaient pas reconnaître leur défaite tandis que les « politiques » désiraient se débarrasser définitivement du parti des « militaires ». Une alliance entre les notables du Péloponnèse et des îles se tourna contre les « militaires » et une première guerre civile commença, permettant la contre-offensive ottomane[62].
Les Grecs soulevés ne furent pas victorieux partout. Dans le nord de la péninsule, les forces ottomanes qui tenaient déjà les plaines et qui pouvaient s'appuyer sur lacapitale, relativement proche, contre-attaquèrent et écrasèrent les insurgés. LaChalcidique fut soumise fin 1821 ; la troupe installée sur l'Olympe qui descendit jusqu'àSalonique fut écrasée en ; la Thessalie fut reconquise en quand le dernier bastion insurgé,Tríkeri, tomba. EnÉpire, où se concentraient les combats contreAli Pacha de Janina (vaincu en), les troupes ottomanes assiégèrent puis réduisirent lesSouliotes qui se rendirent en. L'expédition menée parAléxandros Mavrokordátos pour soutenir les insurgés d'Épire et deSoúli fut un échec. Lors de labataille de Péta, lebataillon philhellène fut décimé[58]. La majorité des combats se concentrèrent alors dans lePéloponnèse ou pour l'entrée dans cette presqu'île.
A Constantinople, la nouvelle de la révolution grecque enrage les autorités ottomanes qui laissent libre cours à la violence populaire et envoient des troupes, comme les janissaires, pour massacrer la population grecque. Pendant plusieurs semaines, on assiste à un massacre d'une ampleur encore sans précédent dans l'histoire récente de l'Empire ottoman. Lepatriarche de Constantinople,Grégoire V, fut ainsi condamné et pendu dès le. On le laissa exposé trois jours, avant que son corps ne soit livré à la foule de la ville[58].
Chios était une des plus riches îles de la mer Égée et les insurgés grecs tentèrent de la rallier à leur cause. Dès,Iákovos Tombázis était passé demander l'aide chiote, sans succès[63]. L'île craignait pour ses ressortissants disséminés dans tous les ports de l'Empire ottoman[64]. Pour être sûr de la fidélité des habitants de l'île, le Sultan renforça la garnison et prit quarante otages au sein des plus riches familles[63]. En, une troupesamienne de klephtes débarqua sur Chios et prit la capitale. Le Sultan envoya sonCapitan pacha (amiral de la flotte ottomane),Nasuhzade Ali Pacha, à la reconquête de l'île. Il pourrait disposer de l'aide de 30 000 volontaires rassemblés àChesmé, attirés par la perspective de butin[65].
La résistance des klephtes fut brève. Repoussés, ils finirent par évacuer tandis que la population commença à être systématiquement massacrée et les otages exécutés. Cependant, une bonne partie de la population fut plutôt réduite en esclavage et vendue sur les marchés soit de Constantinople soit deSmyrne, d'Égypte ou d'Afrique du nord. Certains d'entre eux furent rachetés par les agents diplomatiques occidentaux qui avaient aussi plus tôt essayé de sauver les habitants de l'île des massacres qui durèrent de mi-avril à fin[66].
La population de l'île au début de 1822 est estimée entre 100 000 et 120 000 personnes dont 30 000 habitaient Chora, la capitale. Il y aurait eu aussi autour de 2 000 musulmans sur l'île[67],[68]. Les estimations les plus courantes font état de 25 000 morts et 45 000 personnes réduites en esclavage. 10 000 à 20 000 auraient réussi à s'enfuir[68],[69]. Le( julien) 1822, le capitaine psarioteKonstantínos Kanáris coula lenavire amiral ottoman avec un brûlot, tuant l'amiralNasuhzade Ali Pacha et 2 000 marins turcs. Cette action est considérée par l'historiographie grecque comme ayant vengé les massacres de Chios[70].
Une immense émotion face aux horreurs commises par les ottomans traversa l'Europe, suscitant une première vague de philhellénisme.Castlereagh, le Foreign Secretary britannique, menaça l'Empire ottoman d'une rupture des relations diplomatiques.Eugène Delacroix exposa saScène des massacres de Scio au Salon de1824.Charles X en fit immédiatement l'acquisition pour les collections du Louvre. EnRussie, le princeGolitsyn organisa une collecte de fonds pour venir en aide aux victimes des massacres. Le recueilLes Orientales deVictor Hugo, comprend un poème « L'enfant grec » consacré au massacre de Chios[71],[72],[73].
Les Grecs reçurent l’aide de nombreux volontaires étrangers (lesPhilhellènes), notamment des libéraux britanniques commeLord Byron et français tels que le colonelFabvier, et remportèrent des succès sur les troupes du sultan. Byron débarqua avec des armes fournies par les comités philhellènes[N 6] européens le àMissolonghi. Sa mort, en avril, fut un important signal de prise de conscience de la situation à travers toute l’Europe.Hector Berlioz, pour commémorer ces évènements va composer en 1825 uneScène héroïque (La Révolution grecque) H21a pour deux basses, chœur mixte et orchestre.
La solidarité européenne envers les insurgés grecs fut aussi motivée par l'espoir de voir les idéaux révolutionnaires se propager et bouleverser l'ordre politique imposé par laSainte-Alliance[74].
Haïti est considéré comme le premier état à avoir officiellement reconnu l'indépendance de la Grèce[75].
Pour conserver intacte l'œuvre duCongrès de Vienne, se protéger de révolutions intérieures et conserver l’équilibre géopolitique en place en Europe, les puissances victorieuses de laFrance s'étaient organisées au sein de laSainte-Alliance. Celle-ci, grâce à la politique dite des Congrès, veillait de façon très pointilleuse aux évolutions de politique intérieure des pays européens. Le chancelier autrichien, le prince deMetternich, en fut le principal artisan. Il avait fait adopter au congrès de Troppau fin 1820 le droit d’intervention des puissances légitimes dans un pays menacé par tout mouvement révolutionnaire (libéral ou national). Ces mouvements pouvaient rompre la stabilité politique de l’Europe. Il en allait ainsi de la création d’une Grèce indépendante qui affaiblirait l’Empire ottoman, empire qui pourrait éventuellement imploser et se morceler. L’équilibre européen serait alors en danger, et l’Europe risquerait à nouveau de connaître un conflit de l’ampleur des guerres napoléoniennes.
Lorsque, en 1822, une délégation grecque fut envoyée auprès ducongrès de Vérone, elle ne fut même pas reçue[74].
En 1822,AlexandreIer était de plus en plus enclin à suivre la voie que lui suggéraitKapodistrias et à aider la Grèce insurgée. Il se plaignit de ne pas trouver àVienne et dans laSainte-Alliance tout le soutien qu'il aurait pu escompter, alors qu'il avait, lui, apporté son aide lors des affaires d'Italie quelques mois plus tôt. Il envoya le général Tatistchev plaider sa cause. Il désirait que fut reconnue définitivement sa qualité de Protecteur des orthodoxes dans l'Empire ottoman. Il souhaitait aussi l'assurance d’un soutien, au moins moral, en cas d'action militaire de sa part contre les Turcs. Mais, le général Tatistchev était un ennemi politique personnel de Kapodistrias. Il ne supportait pas l'influence qu'un Grec pouvait avoir sur son tsar russe. Alexandre ne put obtenir de Metternich que l'assurance que, si le Sultan rejetait les demandes légitimes de Saint-Pétersbourg, alors l'Empereur François romprait toute relation diplomatique avec la Sublime Porte, de la façon la plus solennelle et la plus éclatante possible, à condition que tous les autres alliés en fissent de même. Les Russes n'avaient donc pas le soutien inconditionnel de l’empire d’Autriche et n'osaient pas s'engager trop avant.
En octobre, aucongrès de Vérone, la Question d'Orient semblait réglée. AlexandreIer se contenta d'un soutien moral dans ses récriminations contre la Sublime Porte[77]. Il ne souleva aucune objection lorsqu’on refusa de recevoir la délégation que les insurgés grecs avaient envoyée pour plaider leur cause. Les affaires d'Espagne étaient alors beaucoup plus urgentes à régler. Le Tsar se trouva face à une contradiction. Comment pouvait-il accepter l'intervention française contre les libéraux espagnols en révolte contre leur souverain légitime et suggérer une intervention russe en faveur des libéraux grecs contre leur souverain légitime ?
Les Français triomphèrent très vite des insurgés espagnols grâce à labataille du Trocadéro. AlexandreIer n'eut plus alors à s'inquiéter de la révolution espagnole et reporta son attention sur la Grèce. Le tsar accepta lors d'une rencontre en octobre1823 tout ce que Metternich proposait depuis plus d'un an : séparer les conflits. Il y eut alors d'un côté le conflit russo-turc à propos des provinces roumaines. Alexandre convint que ce différend pouvait être réglé par la médiation conjointe de l'Autriche et duRoyaume-Uni. De l'autre côté, il y avait le problème grec et principalement la façon dont la Sublime Porte soumettait une région qui lui appartenait. Alexandre accepta le principe de conférences « grecques » à Saint-Pétersbourg. Là, les représentants diplomatiques prussien, britannique, français et autrichien n'avaient pas de pouvoir de décision et étaient obligés à chaque étape d'en référer à leur gouvernement respectif, ce qui, étant donné les distances, promettait d'infinis délais. Ainsi, l'insurrection grecque aurait largement eu le temps d'être étouffée par les Turcs, sans nécessité d’une médiation extérieure[78].
Les conférences traînèrent en longueur, comme prévu. À l'automne de 1824,AlexandreIer proposa la création de trois principautés chrétiennes plus ou moins autonomes en Grèce, un peu sur le modèle de laMoldavie et de laValachie. Le projet n'aboutit pas. On se sépara pour reprendre au début de 1825[79].
Les insurgés grecs semblèrent alors faciliter la tâche à laSainte-Alliance. Ils avaient gagné lors des deux premières années du conflit, mais très vite, ils cessèrent de se battre contre les Turcs pour se battre entre eux, principalement pour se partager le pouvoir.
Le camp grec était en effet affecté par de nombreux facteurs de désunion, de plusieurs ordres. Le premier était un antagonisme géographique, opposant principalement les habitants de Grèce continentale ouRouméliotes, aux Péloponnésiens ouMoréotes, et aux habitants des îles d'armateurs de l'Égée ; d'autres divisions existaient à l'intérieur de ces ensembles, comme la concurrence entre les îles voisines d'Hydra et Spetses, ou les mauvaises relations entre les habitants des plaines et les montagnards semi-indépendants duMagne, accusés de brigandage et méprisant en retour leurs voisins[80].
Le second facteur principal de division était la rivalité entre les différentes catégories de dirigeants potentiels, issus de groupes sociaux aux intérêts divergents : les trois principaux étaient les dirigeants civils, les chefs militaires et les Grecs occidentalisés. Le premier groupe comprenait d'une part les notables du continent et la bourgeoisie marchande des îles, dont leskotsabassides, propriétaires terriens issus de l’administration ottomane, qui géraient la collecte de l'impôt et avaient acquis le monopole sur les produits d'exportation comme le raisin de Corinthe, et d'autre part le haut clergé, souvent issu des puissantes familles de notables. Le second groupe était composé des chefs de guerre issus de la classe « para-sociale » des klephtes, armatoles et brigands, souvent en fait issus de la paysannerie commeKolokotronis et s'appuyant sur celle-ci ; ils avaient souvent été au service des précédents pendant la période ottomane. La troisième classe regroupait à la fois les marchands de la diaspora grecque installés en Europe occidentale et dans le reste de l'Empire ottoman, lesphanariotes issus de la haute administration ottomane, et les intellectuels ayant étudié à l'étranger[81].
On assista alors à deux guerres civiles en 1823-1825. La première avait été provoquée par les notables qui voulaient reprendre le contrôle de la révolution et la remettre dans la voie qu’ils défendaient en écartant les chefs de guerre du pouvoir. La seconde opposa le continent aux îles. D'un côté, on trouvait les notables duPéloponnèse aidés de Kolokotronis et de l'autre, les commerçants des îles (Hydra principalement avecGeorgios Koundouriotis etMavrokordátos) soutenus par les libéraux, la majorité de la classe populaire et les soldats de la Grèce centrale.
L'Assemblée nationale d'Épidaure avait réuni en et des représentants des diverses régions insurgées. Ils étaient alors divisés en deux partis : celui des « politiques » ou des « notables » et celui des « capitaines » ou des « militaires ». Les politiques, dirigés par Aléxandros Mavrokordátos, étaient plutôtlibéraux et défendaient le concept de souveraineté nationale, à l'occidentale. Le parti des capitaines était dirigé par Kolokotrónis, en lien étroit avec Dimítrios Ypsilántis, et penchait pour la mise en place d'un pouvoir autoritaire, voire dictatorial le temps du conflit. Mais il était divisé en nombreux courants, correspondant aux différents chefs de guerre[82]. Le parti des politiques réussit à imposer sa conception du pouvoir. Il l'avait emporté sur le parti des militaires. Ces derniers ne voulaient pas reconnaître leur défaite tandis que les politiques désiraient se débarrasser définitivement d'eux[83]. Les effets s'en firent sentir lors de l'Assemblée nationale d'Astros.
Andréas Metaxás.
Elle se réunit en mars1823, dans la petite ville d'Astros, à quelques kilomètres au sud de Nauplie alors aux mains du clan Kolokotronis. En fait, les délégués s'étaient répartis dans deux camps différents, dans deux villages à côté d'Astros. D'un côté les politiques autour d'Aléxandros Mavrokordátos et de l'autre les militaires autour de Kolokotrónis et, entre les deux, un vaste fossé. Chaque camp était protégé par des hommes en armes : 800 chez les militaires et 2 400 chez les politiques. Le différend se précisa. Les politiques voulaient contrôler les militaires et leurs actions dans la guerre d'indépendance. Les militaires, Kolokotrónis en tête, considéraient que les politiques ne devaient se charger que du ravitaillement[84].
Parmi ses différentes décisions, l'Assemblée créa unBouleutikó qui exercerait le pouvoir législatif et un Exécutif qui donc exercerait le pouvoir exécutif. L'Assemblée nomma les membres du Bouleutikó qui à son tour devait nommer les cinq personnes chargées de l'Exécutif. Le Bouleutikó fut alors composé de « politiques ». Il décida immédiatement la suppression du poste de Commandant en Chef. C'était un moyen de diminuer l'influence de Kolokotrónis. Pour apaiser l'ancienarchistrátigos, le Bouleutikó nomma dans le nouvel Exécutif des membres du parti des militaires, commePetros Mavromichalis ouAndréas Metaxás. Ce ne fut pas suffisant[84].
À la fin de la session, en, il fut décidé de déplacer le siège du gouvernement (Bouleutikó et Exécutif) àTripolis, ville au centre du Péloponnèse, reconstruite après le siège victorieux mené par Kolokotrónis. C'était l'installer dans la région où Kolokotrónis avait le plus d'influence. Et en effet, l'Exécutif décida immédiatement de convoquer une nouvelle Assemblée nationale, àKarýtena. Plutôt que d'en arriver à cette extrémité, le Bouleutikó décida de nommer aussi Kolokotrónis membre de l'Exécutif, mais dans des termes tels qu'il ne pouvait refuser sans déclencher la guerre civile, et qu'il ne refusa donc pas[85] :
« Si vous n'acceptez pas cette offre que vous font le Peuple et le Gouvernement, et si vous n'ordonnez pas à vos hommes de cesser toute action contre le Gouvernement, alors, le Gouvernement se trouverait dans la désagréable obligation de vous déclarer, vous et vos proches, rebelles et de vous pourchasser comme traîtres et ennemis du Peuple. Si dans le conflit qui suivait, vous étiez victorieux (ce que nous ne pouvons croire), alors les Grecs de Roumélie et des îles devraient se résoudre à chercher une paix honorable avec les Turcs[86]. »
Les deux branches du gouvernement furent éloignées, en août, des régions favorables à Kolokotrónis. Elles partirent pourSalamine, avant de se séparer en octobre. L'Exécutif, dominé par les militaires du Péloponnèse, s'installa à Nauplie, tandis que le Bouleutikó, aux mains des politiques, se plaça sous la protection des îles d'armateursHydra etSpetses en s'installant au bout de la péninsule de l'Argolide, àKranídi[87].
Kolokotrónis n'aurait peut-être pas accepté l'obligation qui lui avait été faite d'entrer dans le Bouleutikó s'il n'y avait pas vu son propre intérêt (financier). Mais, au fil des mois, les « raisons » de rester devinrent de moins en moins « évidentes ». Il se rendit aussi compte que sa réputation en souffrait. Les Grecs le considéraient de moins en moins comme le héros de Tripolizza et de Dervénakia, et de plus en plus comme un politicien comme les autres. Fin octobre, il quitta l'Exécutif[88].
À l'automne 1823,Bouleutikó et Exécutif ne cessèrent de s'affronter, au moindre prétexte. Un des conflits les plus durs se fit à propos du quorum du vote d'une taxe sur le sel[88]. Finalement, le (julien), le Bouleutikó démitAndréas Metaxás de son poste dans l'Exécutif et nomma à sa place un « politique »,Ioannis Kolettis[89]
Le lendemain,, les partisans de Kolokotrónis réagirent. Son fils, Pános, prit la tête de 200 hommes qui, de Nauplie, marchèrent sur Argos où le Bouleutikó était en séance. L'assemblée se dispersa avant l'arrivée des troupes pour à nouveau trouver refuge àKranídi, sous la protection d'Hydra et Spetses. Sa première décision fut de démettre les derniers militaires de l'Exécutif et de les remplacer par des politiques, dontGeorgios Koundouriotis, armateur hydriote. Les membres démis de l'Exécutif n'acceptèrent pas cette décision. Ils furent rejoints par une douzaine de membres du Bouleutikó favorables au parti des militaires. Ils partirent fonder leur propre gouvernement à Tripolis. Au début de 1824, la Grèce insurgée avait deux gouvernements, un « politique » ou « constitutionnel » àKranídi, protégé par la flotte et les troupes de Grèce continentale, et un « militaire » à Tripolis, protégé par les troupesmoréotes de Kolokotrónis[89]. Les troupes des deux camps s'affrontèrent, notamment près d'Argos, souvent à l'avantage des « politiques » ; l'annonce de l'arrivée des premiers paiements du nouveau prêt britannique permit aussi de débaucher une partie des troupes des rebelles. Nauplie tenue par le fils de Kolokotronis fut assiégée. Finalement, Kolokotronis accepta sa défaite et traita avec les primats du Péloponnèse, Londos, Zaimis et Notaras. Ceux-ci le ménagèrent cependant, afin de ne pas trop renforcer les îles d'armateurs, leurs rivales ; un renversement d'alliance se produisit ainsi, aboutissant à une seconde guerre civile avec d'un côté les primats péloponnésiens à présent alliés à Kolokotronis, et de l'autre les îles d'armateurs et la majeure partie des troupes rouméliotes. Les rebelles finirent par être écrasés par les troupes rouméliotes appelées par Kolettis, et leurs chefs furent emprisonnés début 1825.
La situation du Péloponnèse lors de la guerre est un des exemples les plus parlants des difficultés militaires rencontrées par les Grecs. Ce fut de cette péninsule que partit l'insurrection, avec Germanos à Patras en mars-,Petrobey Mavromichalis dans leMagne etKolokotronis. La ville de Tripoli fut prise en. En 1822, la contre-attaque turque menée parDramali Pacha échoua audéfilé de Dervenaki, etNauplie tomba en. En 1825,Ibrahim Pacha mena la contre-attaque turque et reconquit tout le Péloponnèse avec son armée égyptienne. Ce n'est qu'en 1828 que la bataille de Navarin et le débarquement de l'expédition française de Morée obligèrent les Ottomans à évacuer la péninsule.
Le Sultan demanda l’aide de son vassal égyptienMehemet Ali à partir du printemps 1822. Celui-ci se chargea directement de réprimer la révolution, d'abord enCrète où son armée remporta des succès. En 1824, Ibrahim, le fils de Méhémet Ali, fut chargé de reconquérir le Péloponnèse ; il commença par détruireCassos puis débarqua dans le Péloponnèse en. Les troupes égyptiennes obtinrent enMorée des victoires avérées. Les défaites grecques se multiplièrent de 1824 à 1827, malgré la forte résistance de Kolokotronis dans le Péloponnèse, deKaraïskákis en Grèce centrale, deMiaoulis etSachtouris(el) sur mer.Ibrahim Pacha entreprit alors de déporter des Grecs en Égypte, ce qui lui aliéna la sympathie des Français et provoqua le renforcement de l’activité des comités philhellènes.
La volonté européenne d'intervenir plus largement prit alors de l'ampleur. LaRussie poursuivait sa politique visant à affaiblir l’Empire ottoman. Elle insistait sur la solidarité orthodoxe pour s’implanter dans les régions balkaniques. LeRoyaume-Uni sentait qu’il ne pouvait rester neutre s'il désirait rester présent diplomatiquement dans la région. LaFrance, qui avait longtemps obéi àMetternich car elle cherchait à faire oublier laRévolution etNapoléon, changeait maintenant de politique.Charles X, héritier de la couronne de France, considérait l'intervention en Grèce comme une obligation morale de secourir les chrétiens grecs.
Le nouveau tsar de Russie,NicolasIer, décida de prendre l’initiative ; il adressa à Mahmoud II un ultimatum en. Le sultan céda. LaConvention d'Akkerman () accorda aux Russes des avantages commerciaux dans tout l’Empire, et surtout le droit de protection sur laMoldavie, laValachie et laSerbie. Ce succès russe provoqua la réaction du Royaume-Uni qui suggéra en une médiation britannique, russe et française entre Grecs et Turcs. Les Grecs n’étaient plus en position de refuser : ils ne contrôlaient plus queNauplie etHydra. Le Sultan, en revanche, la rejeta. Les trois puissances menacèrent alors d’intervenir militairement. Elles concentrèrent leurs flottes àNavarin où un incident entraîna labataille de Navarin et la destruction de la flotte turco-égyptienne ().
La Russie précisa ses intentions auprès de l'Autriche, qui l'accusait de laxisme : « détruire la révolution en Grèce en y établissant un gouvernement compatible avec les vues magnanimes des puissances et le repos de l'Europe »[74].
Parallèlement, uncorps expéditionnaire français débarqua enMorée et obtint le départ d’Ibrahim Pacha. Des troupes russes envahirent les provinces roumaines et s’emparèrent d’Erzurum, à l’Est de la Turquie, et d’Andrinople à l’Ouest (). Pour éviter une prise deConstantinople par les troupes russes, le Royaume-Uni obtint un règlement diplomatique. Le Sultan avait déjà cédé et signé letraité d’Andrinople () avec la Russie. Ce traité fut complété en par la conférence de Londres : l’indépendance de la Grèce était proclamée et garantie par les grandes puissances. Le nouvel État comprenait lePéloponnèse, le Sud de laRoumélie (la frontière allait d’Arta àVolos) et des îles. Cet accord est ratifié par l'Empire ottoman avec letraité de Constantinople en.
Jeu de carte, publié en1829 enHongrie par des immigrants grecs, peu avant la fin de la guerre d'indépendance. Musée d'histoire et d'ethnologie d'Athènes. Ici sont visibles des personnages historiques et desallégories :
:bataille de Péta, défaite grecque près d'Arta. Abandon de l'ouest de la Grèce continentale (Épire, Étolie-Acarnanie) par les Grecs au cours de l'automne.
↑Cette date du correspond aucalendrier julien, par conséquent, il s'agit du dans lecalendrier grégorien, mais, en raison de son importance symbolique, c'est le 25 mars qui est conservé.
↑Grands propriétaires ou notables grecs qui assumaient plus ou moins le pouvoir localement sur les populations grecques, en tout cas qui avaient un contrôle sur la répartition, des impôts.
↑Athènes n'était alors qu'une toute petite ville. Sa population n'est évaluée qu'à 4 000 habitants en 1833. Elle ne fut d'ailleurs pas choisie comme première capitale du pays :Égine puisNauplie assurèrent ce rôle avant elle.
↑"...Philhellenism was a movement inspired from a love of classical Greece but was distinct from the equally popular antiquarian interest in the cultural products of classical antiquity. Philehellenism encompassed mobilization around the cause of the fate of modern Greeks, seen as the descendants of their putative classical progenitors, and included in its ranks Lord Byron andFrançois Pouqueville." Umut Özkinimli & Spyros Sofos Tormented by History: Nationalism in Greece and Turkey Columbia University Press (April 25, 2008).
↑Anna Tabaki, «Adamance Coray comme critique littéraire et philologue» in Paschalis M. Kitromilides,Adamantios Korais and the European Enlightenment, SVEC, 2010.lire en ligne.
↑Spiridon Trikoupis dans sonHistoire de l'insurrection grecque. s'appuie sur les registres de douane ottomans et propose le chiffre de 47 000 esclaves.
Mathieu Grenet,La fabrique communautaire. Les Grecs à Venise, Livourne et Marseille, 1770-1840,Athènes etRome, École française d'Athènes et École française de Rome, 2016(ISBN978-2-7283-1210-8)
Antoine Roquette,La France et l'indépendance de la Grèce, éditions du Félin, 2020.
(en)William Martin Leake,An Historical Outline of the Greek Revolution. With a Few Remarks on the Present State of Affairs in that Country., Londres, J. Murray, 1826,[lire en ligne]
(fr)Constantin Paparregopoulos,Histoire de la Grèce moderne. Guerre de l'indépendance., traduit par Th. C. Tchocan, Athènes, Imprimerie de l'Espérance, 1858.