Nomméministre de l'Intérieur en, surnommé « Le Tigre » dû à sa férocité et sa ténacité dans ses luttes, et se désignant lui-même comme « le premier flic deFrance », il réprime durement les grèves — ce qui l'éloigne des socialistes — et met un terme à laquerelle des Inventaires. À la fin de l'année 1906, il devient président du Conseil, fonction qu'il occupe pendant près de trois ans et qu'il cumule avec celle de ministre de l'Intérieur.
En 1913, il fonde le journalL'Homme libre, qu'il rebaptiseL'Homme enchaîné après avoir essuyé lacensure ; fervent opposant à l'Empire allemand, il se montre en effet critique envers l'action des gouvernements français en place lors de laPremière Guerre mondiale.
Bien que très populaire dans l'opinion publique, il refuse de se présenter à l'élection présidentielle de janvier 1920 après avoir été mis en minorité lors du vote préparatoire du groupe républicain à l'Assemblée nationale. Il quitte alors la tête du gouvernement et se retire de la vie politique.
Georges Benjamin Clemenceau[3] naît le àMouilleron-en-Pareds[4], à9 h du matin, au 19 rue de la Chapelle[N 3],[1], dans la maison de ses grands-parents maternels[4]. Il est le deuxième des six enfants[N 4] de Benjamin Clemenceau (-), établi comme médecin àNantes mais qui vit principalement du revenu de sesfermages enVendée[4],[5], et de Sophie Gautreau (-). Le couple s'est marié deux ans plus tôt autemple de Mouilleron-en-Pareds, commune dont François Gautreau, le père de Sophie, républicain etprotestant, a été le maire entre 1832 et 1834[6]. Comme sa sœur aînée, Georges Clemenceau n'est pasbaptisé[3].
Sa famille paternelle, une lignée de médecins, appartient à la bourgeoisie vendéenne[4] et habite au logis du Colombier, àMouchamps, une propriété acquise auXVIIe siècle[3].Pierre-Paul Clemenceau, l'arrière-grand-père de Georges, est médecin desarmées de l'Ouest pendant laguerre de Vendée, maire de Mouchamps puissous-préfet de Montaigu et député duCorps législatif en 1805, au début duPremier Empire[4],[7], et anime également un des foyers du groupe républicain en Vendée, les « Bleus de Montaigu »[8]. Paul, le grand-père, épouse en 1809 Thérèse Joubert, propriétaire du domaine de l'Aubraie, une gentilhommière située sur la commune deLa Réorthe, dans leBocage vendéen, que son père, intendant, a hérité d'un noble, monsieur de Marcillac, incapable de rembourser les80 000 livres qu'il lui avait empruntées[3].
Portraits de la famille Clemenceau.
Sophie Gautreau, la mère.
Benjamin Clemenceau, le père.
Georges dessiné par son père, à10 ans.
Benjamin Clemenceau, le père de Georges, est lui aussi un républicain engagé.Athée, passionné d'art, de dessin, de lettres et de philosophie, il transmet à son fils les idéaux révolutionnaires et la haine de toute monarchie[9],[4]. En 1830, il prend part auxTrois Glorieuses et constitue plus tard une « Commission démocratique nantaise » avec quelques amis. Après lecoup d'État du 2 décembre 1851, il est arrêté et détenu quelque temps à Nantes. Farouche opposant duSecond Empire, il est étroitement surveillé et de nouveau arrêté en 1858 dans le cadre de laloi de sûreté générale[4]. Comme il le confie à son secrétaireJean Martet, l'influence paternelle laisse une empreinte indélébile sur Georges Clemenceau, qui, selon l'expression deMichel Winock,« fut élevé sous les portraits des hommes de la Révolution française »[4], au sein d'une famille qui« se démarque idéologiquement des hobereaux vendéens traditionnels par son adhésion précoce à la République »[3].
La famille maternelle de Georges est d'origine plus modeste, ce qui a longtemps poussé les Clemenceau à refuser l'union de Benjamin et Sophie. Républicains convaincus etprotestants[3], les Gautreau sont issus d'une famille de cultivateurs devenus depetits bourgeois[4].
Jusqu'à l'âge de10 ans, Georges Clemenceau est éduqué par sa mère mais à partir du collège, contrairement à ses sœurs qui sont toutes instruites à la maison, il entre enpensionrue du Chapeau-Rouge, àNantes. Femme moderne, Sophie Gautreau inculque des valeurs intellectuelles et morales à ses enfants. Elle apprend lelatin pour le leur enseigner, et s'attache à leur transmettre le goût de la lecture. Aimante et attentive, elle fait l'admiration de Georges qui lui témoigne tout au long de sa vie une tendresse indéfectible[10]. Son père est peu présent au quotidien[10], mais il lui transmet sa passion pour lachasse, l'équitation et l'escrime[11]. Surtout, il instruit son fils dans la vénération de laRévolution française, comme en témoigne le buste deRobespierre qui trône sur la cheminée de leur maison[11].
L'entrée au pensionnat est un déchirement pour Georges qui souffre de l'éloignement de la maison familiale[10]. Il s'y montre pourtant bon élève et reçoit, à la distribution des prix en, le prix de version grecque et le prix d'histoire ancienne, puis cinq accessits en thème latin, version latine, géographie, orthographe et mémoire[12].
En 1852, Georges Clemenceau entre en classe de5e aulycée impérial de Nantes, où son professeur de lettres est Louis Vallez, le père de l'écrivainJules Vallès. Il y effectue une scolarité convenable, obtenant chaque année quelques accessits, sauf en4e, et seulement trois prix[13],[N 5]. En 1858, Georges Clemenceau achève ses études secondaires et obtient sonbaccalauréat ès lettres. Il s'inscrit à l'École préparatoire de médecine de Nantes, un choix guidé non seulement par mimétisme familial mais aussi par son goût pour les sciences et lepositivisme. En 1861, après trois années pendant lesquelles il se révèle un étudiant médiocre, indocile et dissipé, au point de passer en conseil de discipline, il poursuit ses études à l'École de médecine de Paris, où il fréquente également lafaculté de droit[14],[15].
Le Travail, journal littéraire et scientifique,.
Dans la capitale, Clemenceau fréquente les cercles artistiques et républicains duQuartier latin[15], où il rencontre notammentClaude Monet en 1863[16]. Entouré de quelques amis, il adopte le principe d'une association anticléricale, « Agis comme tu penses »[15], puis il fonde l'hebdomadaireLe Travail, dont le premier numéro paraît le, avec ses camaradesGermain Casse,Jules Méline, Ferdinand Taule,Pierre Denis etLouis Andrieux[15]. Soutenu parÉmile Zola contre lacensure, le groupe présente son journal comme une feuille littéraire et scientifique, dans laquelle Clemenceau fait ses débuts de polémiste en fustigeant les œuvres de l'écrivainEdmond About, rallié au régime impérial[15].
La publication prend fin au bout de huit numéros : Clemenceau et quelques-uns de ses camarades sont arrêtés et incarcérés à laprison Mazas après avoir lancé un appel à une manifestation sur laplace de la Bastille afin de commémorer lajournée révolutionnaire du 24 février 1848[15]. Le, il est condamné par letribunal correctionnel à un mois de prison ferme, ce qui porte sa durée d'emprisonnement à73 jours en comptant les semaines de détention provisoire[15]. Libéré, il rend visite à son ami Ferdinand Taule, détenu àSainte-Pélagie, où il rencontre deux hommes avec qui il se lie d'amitié : le républicainAuguste Scheurer-Kestner et le révolutionnaireAuguste Blanqui, dont il apprécie les discours et à qui il rend un vibrant hommage en 1896, évoquant« [une] vie de désintéressement total, dans une auréole de héros, qui ne découragera que les lâches du grand combat pour la justice et pour la vérité »[15].
En 1862, Clemenceau fonde un nouveau journal,Le Matin, dont la publication court sur huit numéros du au[15]. Il poursuit toutefois ses études de médecine. Après avoir réussi l'externat en 1861, il échoue les deux années suivantes au concours de l'internat. Reçu néanmoins comme interne provisoire, il effectue des stages à l'hôpital psychiatrique de Bicêtre, puis àLa Pitié. Dès 1864, il renonce à l'internat et décide de préparer une thèse de doctorat intituléeDe la génération des éléments anatomiques, qu'il soutient le sous la direction deCharles Robin, unmatérialiste ami d'Auguste Comte et adversaire du catholique bonapartisteLouis Pasteur[15]. Cette thèse est ensuite éditée chez Germer-Baillière, en échange de la traduction par Clemenceau d'un ouvrage deJohn Stuart Mill,Auguste Comte and Positivism[15].
À la suite d'un dépit amoureux avec Hortense Kestner, la belle-sœur de son amiAuguste Scheurer-Kestner, Georges Clemenceau décide de s'installer auxÉtats-Unis. Comme il le confie à ce dernier, son projet n'est pas encore bien défini :« Vous savez pourquoi je pars (en Amérique). Que me demandez-vous de plus ? Ce que je vais faire. Mais je n'en sais rien. Je pars, voilà tout. Le hasard fera le reste, peut-être chirurgien dans l'armée fédérale, peut-être autre chose, peut-être rien[17]. » Il voyage d'abord enAngleterre, où son père le présente àJohn Stuart Mill etHerbert Spencer, puis, deLiverpool, il s'embarque avec un ami médecin, le docteur Dourlen, sur lesteamerEtna, de la compagnieInman Line[18]. Arrivé àNew York le, il s'installe dans le faubourg deGreenwich Village où vivent de nombreux intellectuels et où se trouve une importante colonie française[18]. Les premiers temps sont durs et Clemenceau ne sait pas encore quelle orientation donner à son séjour, d'autant plus que son cabinet médical, situé àSheridan Square, est peu fréquenté[18]. Son père, qui n'avait pas désapprouvé la perspective d'un court voyage d'études, le presse de rentrer pour exercer la médecine en Vendée, mais Clemenceau s'y refuse et peut compter sur le soutien financier de la veuve de son ami Gustave Jourdan[19],[18].
Mary Plummer épouse Clemenceau, portrait peint parFerdinand Roybet.
Dès son arrivée à l'automne 1865, Clemenceau envoie spontanément des lettres sur la situation américaine au lendemain de laguerre de Sécession au journalLe Temps[19] qui les publie sans jamais citer son nom, en raison des nombreux démêlés de Georges et son père avec la police impériale[18]. Cette correspondance, interrompue entre le et le, reprend de manière officielle[18]. Pour compléter ses revenus, Clemenceau obtient un poste d'enseignant dans un pensionnat de jeunes filles dirigé par miss Catherine Aiken àStamford dans leConnecticut[19],[18]. Deux jours par semaine, il y donne des cours de français et d'équitation, et s'éprend alors d'une de ses élèves,Mary Plummer, originaire deDurand dans leWisconsin, qu'il épousecivilement le à New York, au domicile de l'oncle et tuteur de la jeune femme[19],[18].
Après leur union, le couple s'installe en France où Georges reprend son activité de médecin. Le, Mary donne naissance à leur premier enfant, Madeleine[19],[18]. De ce séjour américain, Clemenceau tire unbilinguisme franco-anglais encore rare à l'époque, ainsi qu'une certaine familiarité avec les cercles littéraires anglo-saxons. Au contact de la démocratie américaine, dont il admire les principes philosophiques, en particulier la procédure d'impeachment, il parfait sa formation intellectuelle et politique[19].
Formé le jour même, legouvernement de la Défense nationale nommeÉtienne Aragomaire de Paris, ce dernier désignant à son tour des maires provisoires dans les différentsarrondissements de la ville. Arago, cherchant des républicains sûrs, nomme Clemenceau — présenté à lui quelques années plus tôt par son père — à la mairie duXVIIIe arrondissement, celui des quartiers populaires deMontmartre[20]. C'est à cette période que Clemenceau rencontre l'anarchisteLouise Michel, institutrice du quartier, et permet à son amiAuguste Blanqui de devenir commandant du169e bataillon de lagarde nationale de Paris, alors que lesiège de Paris commence le19 septembre 1870[20]. Fervent défenseur de la cause républicaine comme de la patrie, Clemenceau fait afficher une proclamation martiale le :« Nous sommes les enfants de laRévolution. Inspirons-nous de l'exemple de nos pères de 1792, et comme eux nous vaincrons[20]. » Tout en organisant les distributions de fournitures indispensables à la défense de la ville comme de la population, il témoigne de ses convictionslaïques en demandant aux instituteurs de ne pas conduire leurs élèves à la messe duSaint-Esprit pour la rentrée des classes, comme c'était l'usage sous l'Empire[20].
Georges Clemenceau photographié parÉtienne Carjat (vers 1871).
Fin octobre, les Parisiens se révoltent en apprenant lareddition à Metz dumaréchal Bazaine, lareprise du village du Bourget par les Prussiens et la démarche d'Adolphe Thiers, délégué par le gouvernement àVersailles pour négocier l'armistice avecBismarck[22]. Pour le républicain farouchement antimonarchiste qu'est Clemenceau, ceci est une provocation : il fait placarder des affiches annonçant son refus d'une telle « trahison »[22]. Le jour même, des bataillons de la Garde nationale des quartiers populaires organisent unsoulèvement et marchent sur l'Hôtel de Ville avec la volonté d'établir une Commune révolutionnaire. L'ordre est finalement rétabli par la Garde nationale des quartiers bourgeois, emmenée parJules Ferry, qui empêche le coup de force. De cet épisode naît une rivalité acharnée entre Clemenceau et Ferry[22].
Le, après avoir refusé l'offre deLéon Gambetta de devenirpréfet du Rhône en remplacement dePaul Challemel-Lacour, Clemenceau estélu député de laSeine en27e position, avec un peu plus de 95 000 voix[22]. Au sein de la nouvelleAssemblée nationale, les députés parisiens qui figurent sur les listes électorales de l'Union républicaine sont très majoritairement hostiles aux conditions de paix exigées par Bismarck, mais la représentation nationale, principalement issue des campagnes et à forte tendance monarchiste, est favorable à l'armistice, quel qu'en soit le prix[22]. Après la ratification dutraité préliminaire de paix, le, de nombreux députés républicains démissionnent. Clemenceau, qui choisit de conserver son mandat, rentre à Paris. Il appelle notamment ses concitoyens à s'abstenir de toute violence lors de l'entrée des Prussiens dans la ville le[22].
Art naïf : le, Clemenceau, maire de Montmartre, tente d'empêcher le généralLecomte de retirer les canons de la Butte Montmartre.
Le, la décision du gouvernement de désarmer Paris en retirant les canons de la garde nationale alignés àBelleville etMontmartre provoque un nouveausoulèvement[23]. L'opération échoue et les soldats de ligne fraternisent avec le peuple.Adolphe Thiers décide de se replier à Versailles et ordonne l'évacuation totale des troupes et le départ de tous les fonctionnaires de Paris. Dans une ville livrée à la révolution, Clemenceau tente de sauver de la foule les générauxLecomte etClément-Thomas, qui sont finalement exécutés. Clemenceau lui-même est pris à partie, mais il parvient à regagner la mairie. Le soir, leComité central de la garde nationale s'installe à l'Hôtel de ville et décide l'organisation d'élections municipales[23].
Deux jours plus tard, à l'Assemblée réunie à Versailles, Clemenceau dépose, avec18 députés républicains, un projet de loi en faveur de l'élection d'unconseil municipal de80 membres à Paris et qui devra désigner en son sein celui« qui aura le titre et exercera les fonctions demaire de Paris ». Par cette manœuvre, il cherche à contrer la menace d'une guerre civile en établissant une autorité légale dans la capitale tout en empêchant les révolutionnaires d'y installer laCommune. Clemenceau ne parvient pas à concilier les camps ennemis et s'attire l'inimitié des deux parties[23]. Lescommunards le destituent de sa fonction de maire le et le remplacent par un délégué duComité central. Lors desélections municipales du 26 mars 1871, il n'obtient que752 voix sur 17 443 votants[23]. LaCommune de Paris est proclamée le à l'Hôtel de ville. La veille, Clemenceau adresse sa démission au président de l'Assemblée Nationale[23].
Avec d'anciens maires, il fonde laLigue d'union républicaine des droits de Paris qui tente de négocier avec les deux camps et leur adresse des manifestes, sans succès. Il quitte Paris le afin de rejoindre le congrès des municipalités àBordeaux, finalement interdit par le gouvernement Thiers. Devant cet échec, il tente de revenir à Paris mais ne peut entrer dans la ville : le, les troupes versaillaises investissent la capitale et entament la violente répression de lasemaine sanglante du gouvernement Thiers.
Fin 1871, il se bat enduel avec le commandant Poussargues, qui l'accuse de mensonge lors du procès des assassins des généraux Lecomte et Clément-Thomas. L'échange a lieu aupistolet dans laforêt de Verrières, et Clemenceau blesse son adversaire à la jambe[24]. Il est condamné le à une peine de15 jours de prison et25 francs d'amende[24].
Au conseil municipal, il fait preuve d'une grande activité et œuvre à lareconstruction de la ville. Il travaille notamment sur la question des logements insalubres et propose d'augmenter la capacité des hôpitaux de la capitale. En parallèle, il poursuit ses activités de médecin et installe un petitdispensaire dans deux chambres qu'il louerue des Trois-Frères àMontmartre. Il séjourne peu à l'Aubraie, en Vendée, où sa femme donne naissance à deux autres enfants, Thérèse en 1872 et Michel en 1873[24].
Georges Clemenceau est largement réélu lors desélections municipales en. Son autorité ne cessant de s'affirmer, il est éluprésident du conseil municipal de Paris par39 voix sur54 suffrages le[26]. Dans son discours d'inauguration, il affirme avec force sa position anticléricale :« Le caractère dominant de notre politique municipale […] c'est d'être profondément imbue de l'espritlaïque, c'est-à-dire que, conformément aux traditions de laRévolution française, nous voudrions séparer le domaine de la Loi, à qui tous doivent obéissance, du domaine du Dogme, qui n'est accepté que par une fraction seulement des citoyens »[26].
« Clemenceau, Président du Conseil Municipal, annonçant àVictor Hugo sa nomination de Délégué sénatorial »,Le Journal illustré,.
Sonélection le comme député de laSeine à laChambre des députés marque son émergence sur la scène nationale. Il est élu dès le premier tour avec 15 000 voix contre 3 700 pour son rival, toujours à Clignancourt dans leXVIIIe arrondissement[26]. Opposé aucumul des mandats, il démissionne de son poste de président du conseil municipal le[26].
À la Chambre, Clemenceau lutte pour l'amnistie des communards, un combat porté dans le même temps auSénat parVictor Hugo[27]. Son discours du retient l'attention, mais la proposition d'amnistie générale également portée parFrançois-Vincent Raspail etÉdouard Lockroy est finalement rejetée par la majorité républicaine qui, derrièreJules Méline etLéon Gambetta, soutient une amnistie partielle[27]. Le combat est relancé trois ans plus tard et Clemenceau s'oppose augouvernement Waddington qui veut exclure de la loi d'amnistie les personnes« signalées par l'atrocité de leur crime » ou qui« se déclarent les ennemis de la société ». Pour le député et ses alliés, seule une amnistie pleine et entière peut assurer une pacification définitive et l'affermissement du régime républicain, mais leur projet est une nouvelle fois rejeté[27].
Au début de cette même année, Clemenceau soutient discrètement la candidature à la députation d'Auguste Blanqui, toujours détenu à lamaison centrale de Clairvaux, qu'il parvient à faire élire le face à un proche de Gambetta dans une circonscription bordelaise[27]. L'invalidation de cette élection par la Chambre pour cause d'inéligibilité permet à Clemenceau de relancer la bataille pour l'amnistie, d'autant plus que la situation politique évolue après la démission dumaréchal Mac-Mahon, remplacé parJules Grévy à la présidence de la République, et l'arrivée d'une nouvelle majorité républicaine au Sénat. L'amnistie générale est finalement votée le, quelques jours avant que soit commémorée la premièrefête nationale[27],[28].
Rupture avec Gambetta, fondation deLa Justice et discours de Marseille
Georges Clemenceau photographié parÉtienne Carjat, vers 1879.
Malgré son désaccord avec la majorité républicaine sur la question de l'amnistie, Georges Clemenceau assure l'unité du groupe et signe lemanifeste des 363, dans le contexte de lacrise du qui oppose les députés au président de la RépubliquePatrice de Mac Mahon. Après la dissolution de la Chambre par ce dernier, Clemenceau est largement réélu député lors desélections législatives de 1877 avec 18 617 voix sur 21 184 votants[29].
Il s'oppose néanmoins auxrépublicains opportunistes, emmenés parLéon Gambetta, à qui il reproche la prudence, la modération et le pragmatisme, et s'impose comme le chef incontesté desradicaux et de l'opposition d'extrême gauche[30]. Le combat pour la révision deslois constitutionnelles de 1875 devient son mot d'ordre, lui qui prône un retour au programme des républicains sous leSecond Empire et rejette à la fois le Président de la république et le Sénat, deux institutions qu'il juge non propices au bon fonctionnement du régime[30]. Il se montre aussi intransigeant sur la question cléricale, réclamant la séparation de l'Église et de l'État ainsi que la fin du ministère des Cultes[30]. La rupture avec Gambetta intervient en, quand Clemenceau contribue à la démission du ministre de l'IntérieurÉmile de Marcère. Après queLa Lanterne, un quotidien de tendance radicale, a révélé des brutalités policières, Clemenceau réclame le renouvellement du personnel de la police, hérité de l'Empire, et propose le vote d'un blâme contre le ministre qui se dit solidaire de ses subordonnés. En réponse, Marcère exige le vote d'un ordre du jour de confiance. Ni l'un ni l'autre ne sont votés, mais le ministre est contraint de se retirer[30].
À gauche, laune du premier numéro deLa Justice, le. À droite, Clemenceau caricaturé parManuel Luque avec uneplume à la main, posant parmi son journal et des recueils de ses discours.
Pour asseoir davantage son influence, Georges Clemenceau fonde son propre journal le,La Justice[31]. Il réunit les fonds nécessaires auprès de ses amis et de sa famille, acquiert la moitié des actions et assure la direction du quotidien.Camille Pelletan est désignérédacteur en chef d'une équipe qui rassemble aussi bien des journalistes commeStephen Pichon ouGustave Geffroy que des hommes politiques commeJules Roche ouGeorges Laguerre, mais égalementCharles Longuet, gendre deKarl Marx. Malgré un tirage relativement faible, autour de 10 000 exemplaires, doublé d'un échec économique durable, le quotidien bénéficie d'une certaine audience dans les milieux politiques et contribue à la diffusion du programme et des idées de son patron[31].
Dans son discours deMarseille, le, Clemenceau développe son ambition politique et philosophique[31],[32] :« Délivrer l'homme de l'ignorance, l'affranchir du despotisme religieux, politique, économique et l'ayant affranchi régler par la seule justice, la liberté de son initiative ; seconder par tous les moyens possibles le magnifique essor de ses facultés ; accroître l'homme en un mot, en l'élevant toujours plus haut ». S'il reconnaît avoir approuvé la méthode de Gambetta dans les temps où l'Assemblée était dominée par les monarchistes, il regrette« les politiques parlementaires qui depuis sept ans viv[ent] de temporisations, de transactions, de concessions » et considère que le régime doit désormais« passer de la politique purement défensive à la politique d'action »[31]. Il y affirme une nouvelle fois son attachement au principe de la laïcité de l'État et propose tout un programme de grandes réformes qui comprend notamment l'égalité des droits de l'ouvrier et du patron, la réduction de la durée légale de lajournée de travail, l'interdiction du travail pour les enfants en dessous de14 ans, la reconnaissance juridique dessyndicats ou encore la liquidation des grandes compagnies de chemin de fer, des mines et des canaux[31].
Pendant la dernière session parlementaire qui précède lesélections législatives de 1881, Clemenceau se porte à la pointe du combat pour l'établissement des grandes libertés, et défend une ligne réformiste qui veut aller plus loin que les opportunistes. Lors des débats autour de laliberté de la presse, il tente de s'opposer à l'institution d'un délit d'outrage au président de la République, qu'il considère comme une forme decensure. De même, il se moque en du délit dediffamation proposé par le rapporteur. Il tente également d'autoriser les assemblées non permanentes lors des débats sur laliberté de réunion, alors que le projet de loi maintient l'interdiction desclubs politiques. Concernant leslois scolaires portées parJules Ferry et qu'il soutient, il s'oppose néanmoins à une loi sur l'éducation obligatoire qui n'inclurait pas le caractère laïque de l'éducation publique, considérant l'éducation obligatoire dans des écoles religieuses comme contraire à la liberté de conscience[33].
À la fois candidat dans les deux circonscriptions duXVIIIe arrondissement ainsi que dans lesBouches-du-Rhône, àArles, Clemenceau est largement réélu député[34]. Il acquiert alors une réputation de tombeur de ministères[35]. Dès, il attaque lecabinet Ferry qu'il accuse d'avoir menti sur les véritables raisons qui ont conduit à l'expédition tunisienne et abouti à l'instauration d'unprotectorat institué par letraité du Bardo, considérant qu'elle ne résulte que de l'action d'hommes« qui veulent faire des affaires et gagner de l'argent à la Bourse ! »[35]. Il dépose une motion proposant une enquête sur les causes de l'expédition tandis que la droite dépose une motion rivale accusant le gouvernement d'avoir trompé les Chambres et le pays. Aucune n'est adoptée mais, incapable de faire voter l'ordre du jour, Ferry démissionne et laisse la place augouvernement Gambetta[35].
Deux mois plus tard, en, il contribue à défaire ce même ministère en défendant le principe d'une révision intégrale de la Constitution contre le projet de révision partielle voulue par Gambetta[35]. Lecabinet Freycinet qui le remplace est évincé six mois plus tard : en incitant les députés à refuser le vote des crédits pour une intervention militaire sur lecanal de Suez, Clemenceau joue de tout son poids dans cette démission[36]. En,Jules Ferry forme sondeuxième cabinet, appuyé sur une coalition centriste qui rassemble l'Union républicaine et laGauche républicaine. Clemenceau en est son adversaire le plus acharné[37].
En 1884, dans le cadre des débats sur l'autorisation dessyndicats, il affirme que« c'est l'État qui doit intervenir directement pour résoudre le problème de la misère, sous peine de voir laguerre sociale éclater au premier jour »[37], et encourage le vote de laloi Waldeck-Rousseau qui est finalement adoptée malgré les réticences du président du Conseil[37]. Quelques mois plus tard, en revanche, Clemenceau et les radicaux ne convainquent pas la majorité sur la question de la révision constitutionnelle, la loi se limitant à une simpleréforme du Sénat[37].
C'est sur la question de lacolonisation que les affrontements entre Ferry et Clemenceau sont les plus virulents[38]. Tandis que le premier en est un partisan actif, y voyant un moyen d'affirmer la puissance française sur les plans économique et politique, le second y est fermement opposé[39]. Le, Ferry demande le vote d'un crédit supplémentaire de200 millions de francs pour aider les troupes françaises menacées par l'armée chinoise auTonkin. La droite et l'extrême gauche s'y refusent, Clemenceau allant jusqu'à soutenir une mise en accusation du gouvernement. Ils parviennent à convaincre de nombreux modérés de voter contre l'ordre du jour proposé par le président du Conseil et, sèchement battu, Ferry démissionne aussitôt[39].
Le débat rebondit trois mois plus tard sous lecabinet Brisson, alors que Ferry défend l'expédition de Madagascar[39]. De nouveau, Clemenceau s'oppose farouchement à la colonisation, refusant toutimpérialisme au nom du respect envers les autres peuples et civilisations. Il s'oppose à une« politique aventuriste » et du« fait accompli », et réfute les arguments économiques avancés par les partisans de l'expansion[39]. Par ailleurs, quand Ferry invoque à la Chambre le devoir pour les« races supérieures » de« civiliser les races inférieures »[39], Clemenceau lui répond vertement[39] :
« Races supérieures ! Races inférieures ! C'est bientôt dit. Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand. Depuis ce temps, je l'avoue, j'y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure ! »
Lors de chaque intervention sur cette question, Clemenceau contredit les arguments de la politique défendue par Ferry. Tout en contestant le profit économique supposé qu'apporterait la colonisation, il préconise que le gouvernement, plutôt que de vouloir diffuser la civilisation française dans le monde, cherche à lutter contre la misère en France et de faire avancer lesdroits sociaux[39].
Lesélections législatives d'octobre 1885 marquent un progrès important des monarchistes dans le contexte des difficultés économiques que rencontrent la France et ses voisins dans laGrande dépression[40]. Pour la première fois, le vote s'effectue auscrutin de liste départemental et Clemenceau se porte candidat à la fois dans laSeine et dans leVar, un département où il s'est rendu l'année précédente au sein d'une délégation radicale chargée d'étudier l'épidémie de choléra. À cette occasion, il rencontre l'équipe du journalLe Petit Var qui soutient sa candidature[40]. Mis en ballottage, Clemenceau est élu dans les deux départements et choisit de représenter le Var où le modéréJules Roche s'est désisté par discipline républicaine, permettant à la liste radicale de l'emporter[40]. Majoritaire à la Chambre, la gauche est cependant divisée entre les modérés de l'Union républicaine et de l'Union démocratique et l'extrême-gauche, incluant laGauche radicale de Clemenceau, de sorte qu'aucun cabinet ne peut s'appuyer sur une majorité solide et durable[40].
En 1886, legénéral Boulanger est nomméministre de la Guerre dans lecabinet Freycinet, ce qui est considéré comme un geste des modérés vis-à-vis de Clemenceau dont il est un ancien condisciple aulycée de Nantes[41]. Au reste, le député s'est rapproché du général en 1882 lors de son entrée au ministère comme directeur de l'infanterie, et continue depuis de le conseiller[41],[38]. Au gouvernement, Boulanger, républicain et patriote, fait une application stricte et étendue de laloi du 22 juin 1886 interdisant aux membres des familles ayant régné sur la France de servir dans l'armée. Opposé au colonialisme, qu'il considère comme un détournement de l'effort militaire vis-à-vis de l'Allemagne, et préparant la professionnalisation de l'armée, il plaît alors à Clemenceau, qui reste cependant circonspect et se méfie de la popularité grandissante du général[41].
C'est le début de la vagueboulangiste qui manque d'emporter la République. Fin 1887, lescandale des décorations est utilisé par les partisans du général pour discréditer le régime parlementaire : le présidentJules Grévy est contraint de démissionner au début du mois de décembre[42]. La vague antiparlementaire inquiète les républicains, et notammentJules Ferry qui fait l'objet de la colère populaire lors d'une manifestation de groupes hétéroclites s'opposant à son élection à la présidence. Tout en récusant toute forme de violence, Clemenceau œuvre lui aussi contre Ferry et favorise l'élection deSadi Carnot[42]. Dès l'été 1887, Clemenceau perce à jour la façade de Boulanger, celui-ci ment et n'est pas réellement un radical. Clemenceau ne lui fait alors plus confiance mais ne rompt pas avec lui car la majorité des radicaux le soutient encore[43].
Le général Boulanger, appuyé par une coalition hétéroclite de radicaux d'extrême-gauche, notamment les journauxL'Intransigeant d'Henri Rochefort ouLa Lanterne d'Eugène Mayer, et de monarchistes, démis de ses fonctions de ministre après la chute ducabinet Goblet provoquée par Ferry en, puis démis de ses fonctions militaires en, se présentant successivement à plusieurs élections partielles qui confirment sa popularité. De son côté, Clemenceau semble s'appuyer au début sur la vague boulangiste pour pousser ses propres projets de réforme institutionnelle, mais il le fait avec prudence et clarifie sa position à l'égard du général qu'il accuse decésarisme et debonapartisme dès la mi-mars. Tout en s'opposant aux boulangistes, il dit en comprendre les causes et exige des réformes sociales, et pas seulement politiques : selon lui, c'est leur absence qui explique le succès du général. Comme le souligne l'historienMichel Winock,« Clemenceau, à la mi-mars 1888, utilise la fièvre boulangiste, sans être boulangiste lui-même, pour aiguillonner le parti républicain, ses hommes au pouvoir et les parlementaires »[44].
Le, avecJules Joffrin,Alexandre Isaac,Arthur Ranc etProsper-Olivier Lissagaray, Clemenceau fonde laSociété des droits de l'homme et du citoyen, dont le but est d'unir contre la vague boulangiste diverses tendances républicaines, des radicaux aux socialistes, à l'exception des partisans inconditionnels de Jules Ferry[45]. Il provoque en avril, l'exclusion du groupe d'Extrême-gauche des boulangistes[46]. À la Chambre, Boulanger critique leparlementarisme et appelle à une réforme institutionnelle qui donnerait une grande place auplébiscite et à ce qu'il appelle la« démocratie directe »[45]. Il dépose une proposition de loi en ce sens le, qui est aussitôt combattue par Clemenceau qui déclare :« ces cinq cents hommes qui sont ici, en vertu d'un mandat égal au vôtre, ne s'accordent pas sans discussion. Eh bien, puisqu'il faut le dire, ces discussions qui vous étonnent, c'est notre honneur à tous. Elles prouvent surtout notre ardeur à défendre les idées que nous croyons justes et fécondes. Ces discussions ont leurs inconvénients, le silence en a davantage ». Le rejet de la proposition, à une large majorité, entraîne la démission de Boulanger[45].
Auxélections législatives de 1889, le camp républicain s'unit contre la menace boulangiste alliée à la droite. Georges Clemenceau se présente de nouveau dans leVar, dans la circonscription deDraguignan. Au premier tour, il obtient 7 500 voix sur 15 400 suffrages exprimés, devant le radicalLouis Martin et le boulangisteAchille Ballière, un anciendéporté de Nouvelle-Calédonie. Par discipline républicaine, Martin se désiste et Ballière, reconnaissant sa défaite, se retire, permettant la réélection de Clemenceau au second tour le avec 9 500 voix sur 10 200 suffrages exprimés, l'abstention ayant augmenté[47]. À la Chambre, les républicains remportent une large majorité et la poussée boulangiste est contenue. Cependant, ils apparaissent affaiblis : bien qu'ils conservent une centaine de sièges, ils sont en recul à Paris où une partie de leurs électeurs a rejoint le boulangisme, notamment dans l'ancien bastion montmartrois de Clemenceau[47].
Le, à l'occasion d'une interpellation du gouvernement au sujet de l'interdiction deThermidor, unepièce de théâtre deVictorien Sardou qui constitue une critique virulente de laTerreur, Georges Clemenceau défend implicitement la censure gouvernementale dans un discours resté célèbre. Il déclare que« la Révolution est un bloc », affirmant ainsi que la République doit assumer l'héritage de la Révolution comme un tout[48],[49]. Après lafusillade de Fourmies le suivant, il évoque un« Quatrième État » à propos des ouvriers, et réussit à faire voter l'amnistie des manifestants arrêtés à la quasi-unanimité[48]. En novembre, il échoue cependant à obtenir celle desmineurs de Carmaux[48].
En 1892, Clemenceau est mis en cause dans lescandale de Panama, une affaire de corruption qui éclabousse plusieurs hommes politiques, notammentJacques de Reinach dont la mort suspecte jette le trouble[50]. La première attaque vient deGaston Calmette qui évoque, le, dans un article écrit sous pseudonyme dansLe Figaro, la participation de Clemenceau à une réunion avec Reinach à la veille de sa mort.Maurice Rouvier, dont Reinach avait sollicité l'aide, avait en fait demandé à Clemenceau d'être son témoin pour cette réunion. Il est ensuite accusé parMaurice Barrès ou encoreErnest Judet, propriétaire de l'influentPetit Journal, pour ses liens avecCornelius Herz, l'un des principaux mis en cause de l'affaire et qui avait autrefois investi dans le journal de Clemenceau,La Justice[50].
Bien que Clemenceau ne soit pas inquiété par la justice, sa réputation est entachée et la revanche de ses nombreux adversaires est en marche. Le, le nationalistePaul Déroulède l'accuse de corruption à la Chambre et le provoque publiquement enduel. Deux jours plus tard, àSaint-Ouen, aucune des six balles tirées par chacun des adversaires ne fait mouche[50].
Sans fournir la moindre preuve de corruption, les adversaires de Clemenceau ont néanmoins réussi à répandre la calomnie et à insinuer le doute à son égard[51]. En, le journalisteÉdouard Ducret va jusqu'à utiliser un faux pour faire accuser Clemenceau et d'autres parlementaires d'intelligence avec l'ennemi, en l'occurrence leRoyaume-Uni. Cette fausse information est relayée par le député boulangisteLucien Millevoye, qui est ridiculisé à la Chambre. Ducret et son complice, l'escrocLouis-Alfred Véronalias « Norton », sont condamnés pour faux et usage de faux[51].
Avant lesélections législatives de 1893, Clemenceau est soumis à une campagne particulièrement haineuse, dépassant de loin ledépartement du Var dans lequel il est candidat une nouvelle fois. Son ancien soutien Arthur Engelfred, qui se présente face à lui, fonde même un nouveau journal,L'Anti-Clemenciste, qui contribue avec d'autres titres de la presse nationale ou régionale à l'entreprise de démolition du candidat Clemenceau[52].Le Petit Journal, force de frappe journalistique qui tire à un million d'exemplaires[53], publie enune un portrait satirique, intitulé « Le pas du commandité », qui montre Clemenceau sur la scène de l'Opéra (allusion à la cantatriceRose Caron, sa maîtresse) en train de danser avec des ballerines tout en jonglant avec des sacs remplis delivres sterling,« au son d'un orchestre conduit par un Anglais à favoris »[54] et au nez crochu, caricature antisémite deCornelius Herz[55],[52].
Le, dans sondiscours de Salerne, Clemenceau dénonce« la meute » lancée contre lui[52]. Arrivé en tête du premier tour le avec 6 634 voix, il est cependant battu le en obtenant seulement 8 610 voix contre 9 503 à l'avocatJoseph-Auguste Jourdan qui bénéficie du désistement des autres candidats[52].
Portrait gravé de Georges Clemenceau publié dansL'Illustration du.
Cetéchec électoral force Clemenceau à se mettre en retrait. À son amiCharles-Edmond Chojecki, il dit son désespoir et sa situation financière funeste, en raison notamment des dettes contractées pourLa Justice. Un nouveau duel l'oppose au jeune députéPaul Deschanel, qui l'a de nouveau impliqué, sans preuves, dans l'affaire de Panama, en. Deschanel est légèrement blessé[56].
Clemenceau succède à Camille Pelletan en comme rédacteur en chef et devient le principal contributeur du quotidien dont il a réduit le personnel[57]. Il se désintéresse un temps de ses combats politiques pour la réforme des institutions ou encore la laïcité, au profit de la question sociale et du sort de ses concitoyens les plus pauvres[57]. DansLa Justice, il écrit une série d'articles qu'il rassemble en 1895 dansLa Mêlée sociale, un ouvrage dont la préface décrit un processus de civilisation rigoureusement inverse à celui prôné par ledarwinisme social[57]. Dans ses textes, Clemenceau ne cesse d'appeler la réforme sociale et met l'accent sur la misère à travers lesfaits divers, véritable« thermomètre social » qui met en lumière les victimes de la pauvreté. Il reprend, à propos duchômage, la phrase deKarl Marx sur« l'armée de réserve du travail » et condamne fermement lecapitalisme. Il s'attaque aulibéralisme économique défendu parLéon Say,Yves Guyot etPaul Leroy-Beaulieu, et dénonce aussi lestarifs Méline de 1892 quiprotègent lescultivateurs de blé mais pas, selon lui, lespetits propriétaires terriens ni les populations urbaines, assujetties à une hausse des prix, critique la répression desgrèves et dénigre l'évolution duchristianisme, qui, d'« insurrection des pauvres », est devenu un« syndicat des riches »[57]. Il dénonce également les « lois scélérates » qui rétablissent le délit d'opinion en disant lutter contre la propagande anarchiste[57].
CommeJean Jaurès etVictor Hugo, il s'oppose aussi à lapeine de mort, décrivant par le détail l'exécution d'Émile Henry :« Je sens en moi l'inexprimable dégoût de cette tuerie administrative, faite sans conviction par des fonctionnaires corrects. […] Le forfait d'Henry est d'un sauvage. L'acte de la société m'apparaît comme une basse vengeance »[57]. Clemenceau ébauche d'ailleurs une possibilité d'entente avec Jaurès, affirmant que son programme n'est, en fait, que« la reprise du programme radical-socialiste défendu parLa Justice depuis quatorze ans »[57].
Dans les dernières années duXIXe siècle, Clemenceau multiplie les contributions[58]. D'août 1894 à la fin de l'année 1902, il écrit des chroniques littéraires puis des articles politiques dans le quotidien toulousainLa Dépêche, dirigé parMaurice Sarraut, mais il collabore également auJournal entre et, àL'Écho de Paris pendant quelques mois en 1897, avant de devenir éditorialiste pour le quotidienL'Aurore[58][59]. Il publie également des recueils d'articles avecLe Grand Pan en 1896, dans lequel il fait l'apologie de l'hellénisme et dupaganisme qui précèdent lejudéo-christianisme,Au fil des jours en 1900 etLes Embuscades de la vie en 1903[58]. Clemenceau s'essaie même au roman avecLes Plus Forts, paru en 1898[58]. Ses essais littéraires, qui ne remportent guère de succès populaire, sont diversement accueillis : raillé parMaurice Barrès, son style est salué parLéon Blum tandis queCharles Maurras se montre indulgent[60].
Clemenceau écrit également une pièce de théâtre en un acte,Le Voile du bonheur, représentée pour la première fois le authéâtre de la Renaissance, avec une musique de scène deGabriel Fauré[61],[62],[63].
Ce dernier l'envoie chez son vieil amiAuguste Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat, dont il s'était éloigné, et qui a eu connaissance parMe Leblois du témoignage du lieutenant-colonelPicquart innocentant Dreyfus et accusant le commandantEsterhazy[66]. Sans se prononcer sur l'innocence de Dreyfus, Clemenceau s'indigne contre le refus de transmettre les pièces du dossier à l'avocat de la défense, et réclame la révision du procès sur cette base[66]. Loin de considérer que cela déshonore l'armée, il s'étonne au contraire que l'armée puisse ne pas être soumise à la justice[66].
Il commence aussi à prendre conscience du rôle de l'antisémitisme[66], bien que cette même année 1898, il publie un ouvrage sur les mœurs de la communauté juive deGalicie,Au pied du Sinaï, qui, malgré une fin conciliante, contient certains poncifs antisémites[67]. Dans ses articles, Clemenceau condamne les milieux catholiques qu'il accuse d'attiser la haine antisémite :« Aimez-vous les uns les autres ! s'écrie le bon prédicateur du Christ qui, en descendant de sa chaire, fait ses délices du journal dont chaque ligne est un cri de mort contre le peuple élu de Dieu. Il est dans sa tradition, le malheureux, dans sa tradition de paroles exquises et d'actes barbares : toute l'histoire de l'Église »[68]. Il salue par ailleurs l'engagement de nombreux scientifiques, artistes ou écrivains en faveur de la révision du procès, popularisant ainsi le néologisme d'intellectuel[66],[69].
C'est l'acquittement d'Esterhazy, le, qui déclenche la crise. Clemenceau intervient auprès du directeur deL'Aurore pour le convaincre de publier, le, la lettre ouverte d'Émile Zola, « J'accuse…! », dont il a lui-même l'idée du titre[66]. Il plaide ensuite, aux côtés de son frèreAlbert, avocat, lors du procès intenté à Zola et au journal[66].
Dreyfus est innocent : les défenseurs du droit, de la justice et de la vérité. Clemenceau figure parmi les défenseurs du capitaine sur cette affiche dreyfusarde (1899).
Provoqué parÉdouard Drumont, Clemenceau défie celui-ci en duel le, mais aucune des trois balles tirées par les deux hommes ne touche son adversaire[66]. Absorbé par l'Affaire, à laquelle il consacre près de700 articles[70], il décline la proposition qui lui est faite de se présenter dans le Var auxélections législatives de mai 1898[71].
C'est après la lecture publique de fausses preuves alléguées contre Dreyfus par le ministre de la GuerreGodefroy Cavaignac, le, qu'il acquiert l'intime conviction de l'innocence du capitaine, sans toutefois changer sa ligne de défense : plus que l'innocence de Dreyfus, c'est l'iniquité de son jugement qu'il faut démontrer[71].
Caricature antidreyfusarde de Clemenceau en horrible homme-hyène (Musée des horreurs de V. Lenepveu, 1899).
La mort du présidentFélix Faure, hostile à la révision du procès, le, fait évoluer la situation[72]. Clemenceau soutient l'élection d'Émile Loubet et accueille favorablement la composition dugouvernement de Défense républicaine présidé parPierre Waldeck-Rousseau[72]. Cloué au lit par unebronchite contractée lors d'un séjour dans la station thermale deCarlsbad, Clemenceau ne peut assister au procès de révision qui s'ouvre à Rennes en, mais il recommande aux avocats du capitaine d'adopter une attitude offensive[72]. Dreyfus est de nouveau condamné en, mais avec circonstances atténuantes, un jugement dont Clemenceau moque l'incohérence. Il bénéficie cependant d'unegrâce présidentielle, à laquelle Clemenceau est de fait opposé, préférant la justice et la reconnaissance de droit de l'innocence de Dreyfus plutôt qu'un acte de clémence[72].
Dans un article daté du, il affirme :« Oh! je n'ignore pas qu'on va poursuivre la réhabilitation de Dreyfus devant la Cour de cassation. […] Mais au-dessus de Dreyfus — je l'ai dit dès le premier jour — il y a la France, dans l'intérêt de qui nous avons d'abord poursuivi la réparation du crime judiciaire. La France à qui les condamnations de 1894 et de 1899 ont fait plus de mal qu'à Dreyfus lui-même »[72].
Couverture du premier fascicule de la gazette hebdomadaire de Clemenceau,Le Bloc,.
Les articles que Clemenceau rédige presque quotidiennement sur l'Affaire sont réunis en sept volumes publiés entre 1899 et 1903 chezPierre-Victor Stock, un contrat d'édition qui lui permet de rembourser une grande partie de ses dettes[73]. Tout comme il avait, dans un premier temps, refusé la grâce de Dreyfus, Clemenceau s'oppose à la loi d'amnistie votée le pour tous les faits relatifs à l'Affaire, car elle met sur un même pied d'égalité dreyfusards et antidreyfusards, c'est-à-dire les défenseurs d'une cause juste et ceux qui ont maintenu un mensonge pendant plusieurs années[73]. Dans un article desCahiers de la Quinzaine, en,Charles Péguy salue l'action de Clemenceau parmi d'autres dreyfusards les plus combatifs :« Il est certain que depuis le commencement de l'Affaire, […] le colonel Picquart, Zola, Clemenceau,Francis de Pressensé, tant d'autres, sont devenus des hommes nouveaux, non pas nouveaux en ce sens qu'ils seraient devenus différents de ce qu'ils étaient avant, mais nouveaux en ce sens que des parties entières de leur talent, de leur génie, de leur caractère, de leur âme, insoupçonnées jusqu'alors, et qui pouvaient rester insoupçonnées toujours, se sont soudain révélées avec un éclat incomparable »[73]. Rejoignant ce constat, l'historienMichel Winock considère que« l'Affaire Dreyfus avait transcendé Clemenceau »[73].
En[74], il quitteL'Aurore, indigné par un article d'Urbain Gohier qui se vantait d'avoir à lui seul défendu Dreyfus[64]. Il crée alors un nouvel hebdomadaire,Le Bloc[75], un journal entièrement rédigé par lui et qui paraît de à[64]. À travers ce nouveau périodique, Clemenceau entend rassembler le parti républicain face à la réaction cléricale et nationale provoquée par l'Affaire. Il s'attaque avec force à l'Église catholique et dénonce laloi sur les associations de 1901 qui lui semble trop prudente à l'égard des congrégations religieuses. Il condamne de nouveau lecolonialisme, s'intéressant en particulier au cas de l'Indochine, et critiquant au passage lesmissionnaires[75].
Lutte contre le cléricalisme et le colonialisme au Sénat
Après dix ans d'absence, Georges Clemenceau effectue son retour à la vie parlementaire auSénat, lui qui, hostile aubicamérisme, dénonçait auparavant cette institution qu'il jugeait antirépublicaine. Une élection partielle est organisée dans leVar après le décès d'unsénateur inamovible dont le siège est transformé en siège départemental. D'abord réticent, Clemenceau est convaincu par son éditeur, Pierre-Victor Stock, et surtout la délégation varoise menée par le maire de Draguignan qui vient le rencontrer à Paris. Sa candidature est saluée par le socialisteJean Jaurès, compagnon de lutte lors de l'affaire Dreyfus. Le, il est élu avec344 voix sur474 votants, contre 122 pour son rival, un conseiller général radical-socialiste[76].
« Une douche nécessaire » : Clemenceau sépare deux chiens en rut à l'aide d'un seau d'eau, allégorie de la séparation de l'Église et de l'État. Carte postale satirique.
Lesélections législatives d'avril-mai 1902 voient la victoire duBloc des gauches et la formation ducabinet Combes, que Clemenceau soutient malgré sa décision de rester à l'écart duParti radical-socialiste, fondé l'année précédente[76]. Le gouvernement envisage laséparation des Églises et de l'État que Clemenceau appelle de ses vœux depuis le début de sa carrière politique[77]. Pour autant, son discours du étonne l'assemblée et se démarque de la position des autres grandes figures de la gauche : alors que laloi de 1901 sur les associations visait uniquement lescongrégations religieuses non autorisées, Clemenceau pourfend la« théocratie » catholique et réclame la« suppression pure et simple au nom de la liberté » de toutes les congrégations religieuses, mais dans le même temps, il défend la liberté d'enseignement, contestant l'intérêt pour l'État du monopole de l'éducation[77]. Pour l'historienMichel Winock, ce discours constitue« une des bases de la philosophie républicaine en matière delaïcité et d'éducation »[78].
Sa plume de journaliste sur l'oreille, Clemenceau est caricaturé en« tombeur de ministères » par Joseph Sirat.
Clemenceau participe finalement à la chute du cabinet Combes, à la fois en raison de l'affaire des fiches, qu'il qualifie de« jésuitisme retourné », et de la non-dénonciation duConcordat qui aurait dû, selon lui, être l'aboutissement de la crise provoquée par le voyage du présidentÉmile Loubet à Rome en 1904[79].
Outre ses discours au Sénat, Clemenceau profite de sa tribune dansL'Aurore, dont il devientrédacteur en chef en, pour exposer ses griefs à l'égard de l'exécution. En, lors des débats sur laloi de séparation des Églises et de l'État, Clemenceau passe à l'offensive à l'encontre d'Aristide Briand, rapporteur de la loi, etJean Jaurès. Il s'oppose à leur frilosité à propos de l'article 4, qui concerne la dévolution de la propriété ecclésiastique auxassociations cultuelles. Clemenceau traite Briand de« socialiste papalin » et accuse la formulation de l'article de« [mettre] la société cultuelle dans les mains de l'évêque, dans les mains du pape » :« voulant rompre le Concordat, la Chambre des députés est demeurée dans l'esprit du Concordat […] au lieu de comprendre qu'elle aurait pour premier devoir d'assurer la liberté de tous les fidèles, sans exception ». Il vote pourtant la loi, considérant que son œuvre est déjà considérable[80].
Pas plus que sur la laïcité, Clemenceau ne cède quoi que ce soit sur le colonialisme[81]. DansL'Aurore du, il critique la domination française sur leMaroc, et se moque, le, au moment de lacrise de Tanger, de la politique de l'inamovible ministre des Affaires étrangères,Théophile Delcassé :« Les politiques républicains, trouvant plus aisé de remporter des victoires sur les populations désarmées de l'Afrique et de l'Asie que de s'adonner à l'immense labeur de la réformation française, envoyaient nos armées à des gloires lointaines, pour effacerMetz etSedan, trop prochains. Une effroyable dépense d'hommes et d'argent, chez une nation saignée à blanc, où la natalité baissait. […] Partis de France dans l'illusion qu'à la condition de tourner le dos aux Vosges, le monde s'ouvrait à nous, nous rencontrons l'homme de l'autre côté des Vosges devant nous à Tanger »[81]. Fervent patriote, Clemenceau dénonce également l'internationalisme deGustave Hervé :« ils comprendraient peut-être que la nature humaine est à la racine de tous les faits sociaux, bons ou mauvais, et que la suppression de la patrie ne détruirait point le fondement universel de l'égoïsme humain, ne changeant que la forme des manifestations de violence inhérentes à l'homme, seul ou associé »[81].
Clemenceau caricaturé en « première dame génisse de France » parAlbert Guillaume dansLe Rire,.
En, Clemenceau ironise sur la nomination du radicalFerdinand Sarrien comme président du Conseil :« Ça, rien ? Mais c'est tout un programme ![82] ». Toutefois,Aristide Briand, qui doit encore négocier lesinventaires de l'Église, préfère le compter avec lui plutôt que de subir ses attaques dans l'opposition, et subordonne sa participation augouvernement à celle de Clemenceau[82]. Ce dernier obtient l'Intérieur et se déclare alors comme« le premier des flics »[83]. Au ministère, il calme d'abord le jeu sur la question des inventaires, mais c'est sur le terrain de la contestation sociale qu'il doit faire ses preuves[84]. La France connaît alors unevague de grèves importantes et parfois quasi-insurrectionnelles, depuis que laCGT a entériné son orientationsyndicaliste révolutionnaire avec lacharte d'Amiens, tandis que l'union des socialistes au sein de laSFIO se fait sur une position anti-réformiste bourgeoise, malgré les hésitations deJaurès[84].
Confronté à la grève qui fait suite à lacatastrophe de Courrières (près de 1 100 morts), il refuse d'envoyer la troupe de façon préventive, comme c'est l'usage, mais se rend àLens dès le et affirme aux grévistes que leur droit à faire grève sera respecté tant qu'aucune personne ni propriété ne sera menacée. Les grévistes s'échauffant, il se résout à envoyer la troupe le. L'opinion républicaine et conservatrice se montre rassurée par sa fermeté, mais cette décision marque une première rupture entre Clemenceau et la gauche socialiste, révolutionnaire et syndicaliste[85],[84].
La grève se répand et atteint Paris, où les terrassiers, les postiers et d'autres corps de métier cessent le travail.L'Écho de Paris, qui relaie l'inquiétude des milieux conservateurs, publie une série d'articles sous le titre : « Vers la révolution »[84]. À l'approche du, Clemenceau avertitVictor Griffuelhes, secrétaire général de laCGT, qu'il sera tenu responsable pour tout débordement, et fait arrêter préventivement plusieurs militants d'extrême-droite pour endiguer toute préparation de complot[84]. Il fait venir 45 000 soldats dans la capitale, de sorte que la « fête du Travail », sous haute surveillance policière, se déroule dans le respect de l'ordre et de la propriété[84].
« L'agitation révolutionnaire. Les bagarres continuent »,Le Petit Parisien,.
Policiers parisiens encadrant une baraque servant de quartier général au préfet Lépine lors de la manifestation du.
Les élections législatives qui se tiennent quelques semaines plus tard confirment la poussée socialiste mais les radicaux, les radicaux-socialistes et les républicains de gauche de l'Alliance démocratique peuvent constituer une majorité qui renouvelle sa confiance au gouvernement Sarrien. Cependant, le président du Conseil, malade, se retire le, après avoir recommandé au président de la RépubliqueArmand Fallières de nommer Clemenceau pour lui succéder[86].
Il dévoile son programme ministériel le devant laChambre des députés, en énumérant dix-sept chantiers de réformes. Clemenceau vise à maintenir la paix avec l'Allemagne, tout en réformant l'armée afin de préparer la France à un éventuel conflit. Sur le plan social, il déclare vouloir accomplir la réalisation de la loi sur les retraites ouvrières, la loi sur les10 heures, améliorer laloi Waldeck-Rousseau sur les syndicats, nationaliser laCompagnie des chemins de fer de l'Ouest en quasi-faillite, intervenir dans le contrôle de la sécurité dans les mines avec possibilité de rachat des compagnies houillères, et présenter un projet de loi sur l'impôt sur le revenu[87].
Le sujet prioritaire est toutefois l'application de laloi de séparation des Églises et de l'État, fermement condamnée par le papePie X dans l'encycliqueVehementer nos mais largement soutenu par l'opinion publique au vu du résultat desélections législatives[88]. La question soulève de nouveaux débats, leVatican faisant tout pour empêcher la formation desassociations cultuelles, auxquelles sont censés être dévolus les biens de l'Église. Attaqué parMaurice Allard, le ministre de l'Éducation et des Cultes, Aristide Briand, que Clemenceau a maintenu à son poste, rétorque en rappelant que la loi de séparation est une loi d'apaisement, et que l'État laïc n'est pas antireligieux mais a-religieux[88]. Si la loi n'est pas appliquée d'ici, Briand déclare qu'il s'appuierait sur la loi de 1881 sur lesréunions publiques afin de maintenir la possibilité d'un exercice légal des cultes. Parcirculaire du, il précise qu'une déclaration annuelle doit suffire à cet exercice[88].
Le, leConseil des ministres rappelle qu'en cas de non-déclaration (annuelle), les infractions seront constatées : l'intransigeance pontificale menace de créer un « délit de messe ».Mgr Carlo Montagnini, à la tête de lanonciature apostolique de larue de l'Élysée, estexpulsé sous l'accusation d'inciter au conflit[88]. La perquisition de la Nonciature et la saisie de documents supposés compromettants pour l'Église aboutissent à l'ouverture d'une instruction mais l'apparition de certaines de ces lettres dans la presse, à l'initiative de Clemenceau — en dépit du secret de l'instruction — crée un scandale. Jaurès réclame l'ouverture d'une commission d'enquête : c'est l'affaire dite des« petits papiers »[89].
Après de nouveaux débats, la loi du autorise les réunions publiques, sans distinction d'objet, et sans déclaration préalable. La position d'apaisement du gouvernement est confirmée par la loi du, qui considère les églises comme des propriétés communales et prévoit des mutualités ecclésiastiques[88]. Ces mesures ne seront cependant acceptées par le Vatican qu'après laPremière Guerre mondiale avec le compromis, élaboré parPie XI et le gouvernement français, des« associations diocésaines »[88].
L'historienMichel Winock relève un paradoxe dans la présidence de Clemenceau :« jamais chef de gouvernement ne fut plus à gauche depuis les débuts de laIIIe République, et c'est à lui cependant, responsable du maintien de l'ordre et de la police, que revint la tâche ingrate de faire face aux débordements des grèves et des manifestations de rue de plus en plus nombreuses et violentes »[83]. Le président du Conseil explique lui-même sa situation :« Je déplore toujours qu'un gouvernement soit obligé d'employer la force. J'estime qu'il n'y a rien de si fâcheux ; pour ma part, je ne l'ai fait qu'à contrecœur. Mais il faut bien, cependant, que je sois capable de m'élever jusqu'à la hauteur du devoir qui m'est confié par la Chambre ! Il faut bien que je sois capable de prendre une responsabilité »[90].
En, une grève des électriciens éclate à Paris et Clemenceau convoque legénie militaire pour rétablir le courant, mais le principal conflit social duprintemps 1907 est larévolte des vignerons du Languedoc, qui s'étend à l'ensemble de la population de la région et prend une tournure insurrectionnelle. Le,Ernest Ferroul, maire socialiste deNarbonne, démissionne avec l'appui des maires locaux. Les viticulteurs réclament des aides équivalentes à celles accordées auxbetteraviers du nord. Des manifestants sont tués le à Narbonne, la préfecture dePerpignan est incendiée, et le lendemain, le17e régiment de ligne, appelé pour rétablir l'ordre, semutine[92]. Le, la Chambre confirme son appui à Clemenceau qui reçoit deux jours plus tard le chef de file du mouvementMarcelin Albert. Le président du Conseil lui fait remettre 100 francs pour payer son billet de retour en train, ce qui discrédite Albert aux yeux de l'opinion. La grève s'essouffle et le, la Chambre vote la loi revendiquée, qui fixe une surtaxe sur les sucres utilisés pour lachaptalisation[92].
Caricature montrant Georges Clemenceau arbitrant le combat des viticulteurs du Midi contre les betteraviers du Nord.Caricature deJean Veber évoquant les morts causées par la répression à Narbonne etDraveil sous legouvernement Clemenceau (vers 1907-1908).
Les conflits se multiplient. En, deux grévistes sont tués àRaon-l'Étape[93] et, l'année suivante, deux autres sont abattus le àVigneux[92]. LesocialisteÉdouard Vaillant accuse la« politique du gouvernement » d'être« responsable du meurtre », ce à quoi Clemenceau rétorque :« la Chambre […] dira si elle veut faire avec nous l'ordre légal pour les réformes contre la révolution ». Hormis les socialistes, la majorité le soutient[92]. Il s'agit de laviolence policière la plus grave depuis le début de laIIIe République, dans la mesure où les gendarmes ont tiré à bout portant dans une salle, sur des ouvriers désarmés et accompagnés de femmes et d'enfants[93].
Fin juillet, une nouvelle manifestation est prévue àDraveil où se presse une foule en armes agitée à la fois par des leaders socialistes révolutionnaires commeGustave Hervé mais aussi par l'Action française deCharles Maurras qui espère une alliance provisoire entre l'extrême gauche et les royalistes pour renverser la République[92]. Clemenceau procède alors à des arrestations massives dans les rangs de laCGT, malgré l'attitude conciliante de son secrétaire généralVictor Griffuelhes[92]. Des rumeurs insistantes font alors état d'unagent provocateur qui aurait été utilisé par Clemenceau pour exciter les débordements et dissoudre ensuite laCGT anarcho-syndicaliste qu'il abhorrait[92]. Bien que l'existence d'un tel agent soit avérée, l'historienJacques Julliard relativise son importance dans les événements[93].
Aux yeux des syndicalistes et des socialistes, Georges Clemenceau est devenu« l'ennemi de la classe ouvrière ». Le style du« premier flic de France » l'amène à se brouiller durablement avecJean Jaurès[réf. nécessaire].
Joseph Caillaux et le projet législatif d'impôt sur le revenu caricaturés par Achille Lemot dansLe Pèlerin, 1907.
Mais le bilan du cabinet Clemenceau ne se résume pas à la seule répression. L'abolition de la peine de mort est mise à l'ordre du jour de la Chambre le, à la suite d'une intervention deJoseph Reinach. Le gouvernement, dans le sillage de Clemenceau, y est favorable, de même que Jaurès et l'abbé Lemire. Le rapport de la commission parlementaire chargée de la réforme judiciaire recommande cependant son maintien, ce qui est approuvé le à la Chambre par une majorité rassemblant le centre et la droite catholique[94].
Lors d'un débat à la Chambre en, Clemenceau reconnaît que le train de réformes sociales qu'il avait préconisé est ralenti, mais il l'explique par la longueur des débats, les résistances duSénat et l'urgence de certaines décisions. Il accuse par ailleurs les socialistes de faire obstacle aux réformes par leur nombre important d'interpellations :« depuis que le ministère est constitué, la Chambre a tenu257 séances, sur lesquelles il y a eu70 séances d'interpellations, c'est-à-dire plus du quart. Donnez-nous ces70 séances, Monsieur Jaurès, et l'impôt sur le revenu est voté »[99].
Exercice d'équilibriste de Clemenceau jonglant avec les troubles au Maroc et le projet de loi sur les retraites ouvrières, tout en maintenant sa majorité parlementaire. Caricature par Achille Lemot dansLe Pèlerin,.
En politique extérieure, Clemenceau et son ministre des Affaires étrangèresStephen Pichon se soumettent aux résultats de laconférence d'Algésiras qu'ils sont tenus de faire respecter quel que soit l'avis du président du Conseil sur la question du Maroc et la politique coloniale de ses prédécesseurs[100]. En, un médecin français est assassiné au Maroc, sans réaction du sultanAbdelaziz ben Hassan. Clemenceau ordonne alors au généralLyautey d'occuperOujda[100]. Quelques mois plus tard, le, plusieurs ouvriers français et européens sont tués lors d'une émeute, ce qui conduit au bombardement deCasablanca[101].
Ces incidents marocains suscitent de nouvelles tensions avec l'Allemagne, d'autant plus qu'en septembre 1908, la désertion de soldats allemands de laLégion étrangère, protégés par le consulat allemand, finit par un arbitrage de laCour de La Haye qui donne raison à la France le[100]. Clemenceau cherche pourtant l'apaisement, et avant même que le verdict ne soit rendu, les négociations entre les deux pays aboutissement à une déclaration commune le dans laquelle la France s'engage à respecter la souveraineté du Maroc et l'égalité de traitement aux ressortissants allemands dans ce pays, tandis que l'Allemagne reconnaît la légitimité de la France à s'octroyer le maintien de l'ordre dans le pays[100].
Dans le même temps, Clemenceau propose une réforme qui vise à favoriser l'émancipation des musulmans d'Algérie en accordant par décret, le, l'élection des conseillers généraux indigènes, jusque-là nommés par legouverneur. En, une délégation desJeunes Algériens vient réclamer la reconnaissance de l'ensemble des droits civils et politiques pour les Algériens dits évolués, ce que le président du Conseil semble prêt à accorder avant de se heurter à ce sujet aux Européens d'Algérie[102],[N 7].
Le, Clemenceau se refuse à répondre à des questions d'ordre technique posées par son rivalThéophile Delcassé, président de la commission d'enquête parlementaire sur la Marine, qui avait obtenu l'année précédente la démission du ministreGaston Thomson. Furieux, Clemenceau attaque violemment Delcassé sur son rôle en tant que ministre lors de lacrise de Tanger en 1905, et révèle à la Chambre que les ministres de la Guerre et de la Marine d'alors considéraient que la France n'était pas prête à la guerre, ce qui équivaut à la révélation d'informations confidentielles de l'ordre dusecret défense. L'ordre du jour qu'il propose est repoussé par212 voix contre 176, dans la mesure où de nombreux députés de la majorité sont absents pour congé et rentrés dans leurs circonscriptions alors que la session parlementaire touche à sa fin. Clemenceau démissionne aussitôt de la présidence du Conseil[103].
Sa chute satisfait tout autant la droite que ses adversaires socialistes. DansL'Humanité, qui titre au lendemain de la séance « La fin d'une dictature »,Jaurès assure que Clemenceau a cédé« à l'impulsivité qui est le fond de sa nature. Et dans l'âpre souci de piétiner son contradicteur, de l'écraser, il marchait sans y prendre garde sur la France elle-même »[103].
Après sa démission, Georges Clemenceau prend les eaux comme chaque été dans la station thermale deCarlsbad, puis se rend auMont-Dore pour soigner une affection des bronches. Il séjourne plus régulièrement dans sa maison de campagne deBernouville, acquise en 1908, où il s'adonne à la pêche et au jardinage, tout en fréquentant son amiClaude Monet qui réside àGiverny, les deux communes étant peu éloignées. Clemenceau accepte même de siéger au conseil de municipal de Bernouville en 1912, avant de démissionner l'année suivante en raison d'un désaccord avec le maire[104]. Les années 1909 à 1912 constituent donc une période d'accalmie dans la carrière de l'homme politique. Le, il lance un nouveau quotidien régional,Le Journal du Var[105].
Le suivant, Clemenceau embarque àGênes sur le paquebotRegina Elena pour effectuer une tournée de conférences très lucratives enAmérique latine sur le thème de la démocratie. Il séjourne enArgentine, enUruguay puis auBrésil[106]. De janvier à,L'Illustration publie une série de treize articles constituant les « Notes de Voyage » de Clemenceau, dans lesquels l'auteur livre une véritable radiographie de la société latino-américaine. Aux États-Unis, leNew York Times diffuse lui aussi ces articles[106].
De retour en Europe, Clemenceau comparaît devant une commission d'enquête parlementaire dans le cadre de l'« affaire Rochette », pour laquelle il lui est reproché d'avoir réglé ses propres comptes avec un industriel pendant qu'il était président du Conseil. Il est finalement blanchi, tout comme le préfet Lépine, lui aussi mis en cause[106]. En 1912, il est hospitalisé en urgence et doit subir une opération risquée de laprostate, dont il sort en meilleure forme[107]. Dans les mois qui suivent, il soutient la candidature deJules Pams à l'élection présidentielle de, non par affinité ou adhésion, mais pour éviter l'élection deRaymond Poincaré, alors président du Conseil et ennemi déclaré de Clemenceau. Avant le scrutin officiel, les parlementaires du groupe républicain, à l'exception des modérés et des socialistes, se réunissent pour désigner leur candidat. Pams devance Poincaré avec323 voix contre309 voix, mais ce dernier refuse de retirer sa candidature comme le voudrait l'usage, malgré l'insistance de Clemenceau etÉmile Combes, délégués pour le lui demander. Lors de l'élection du, Raymond Poincaré est finalement élu président de la République grâce au soutien des élus de droite[107].
En, fidèle à sa réputation de« tombeur de ministères », Clemenceau fait chuter legouvernement d'Aristide Briand qui envisageait une réforme électorale pour abandonner lescrutin d'arrondissement au profit duscrutin proportionnel. En tant que président de la commission sénatoriale chargée d'examiner ce projet de loi, voté par laChambre le, Clemenceau défend le système majoritaire, qui assure selon lui la continuité du régime républicain depuis quarante ans. Dans son sillage, le Sénat rejette le projet de loi par161 voix contre 128. Briand démissionne, cédant la place àLouis Barthou[108].
Georges Clemenceau fonde un nouveau quotidien,L'Homme libre, journal édité à Paris dans des locaux de larue Taitbout dont le premier numéro paraît le. Il y publie chaque jour sonéditorial et ne cesse d'avertir ses lecteurs du danger que constitue l'Allemagne. Il défend avec ardeur laloi des Trois ans, qui accroît la durée duservice militaire et qui est votée le avec l'appui de la droite contre les deux-tiers des députés radicaux-socialistes. Cette prise de position marque un premier rapprochement avec le président de la RépubliqueRaymond Poincaré[109].
Lorsque laPremière Guerre mondiale éclate à la fin du mois de, Clemenceau affiche sa détermination. À ses yeux, l'Allemagne est l'agresseur et il n'y a d'autre issue pour la France que de sortir victorieuse d'un conflit qu'elle n'a pas voulu et qui achèverait de la mettre à terre après l'humiliation subie en1870 et l'annexion des provinces perdues. DansL'Homme libre le, il appelle à la mobilisation de toutes les énergies :« La parole est au canon […] Et maintenant, aux armes ! Tous. J'en ai vu pleurer, qui ne seront pas des premières rencontres. Le tour viendra de tous. Il n'y aura pas un enfant de notre sol qui ne soit pas de l'énorme bataille. Mourir n'est rien. Il faut vaincre »[110]. Le suivant, il refuse la proposition d'Aristide Briand d'entrer dans lecabinet Viviani car il ne veut accepter aucun autre rôle que celui de président du Conseil[111].
Bien que Clemenceau adhère à« l'union sacrée » voulue par Poincaré, il ne renonce pas aux critiques et dénonce les mauvais choix du gouvernement tout autant qu'il s'oppose audéfaitisme ou aupacifisme[112]. Il s'attaque notamment au ministre de l'IntérieurLouis Malvy qu'il accuse de complaisance avec les révolutionnaires et à qui il reproche de n'avoir pas arrêté les militants fichés au « carnet B »[112]. Après qu'il a dénoncé les insuffisances du service sanitaire aux armées, qui fait voyager les blessés dans les mêmes wagons que des chevaux atteints dutétanos, son journal est suspendu par Malvy du au, en application de laloi du 4 août qui réprime les« indiscrétions de la presse en temps de guerre ». Le journal reparaît pourtant le sous un nouveau titreL'Homme enchaîné. Immédiatement saisi, il reparaît sous ce nouveau nom à compter du[112]. Lorsque son journal est de nouveau suspendu temporairement en, il transmet à ses proches et à ses collègues du Parlement les articles qu'il continue d'écrire sans pouvoir les publier[113].
Dans les années qui suivent, Clemenceau s'emploie à critiquer l'inefficacité du gouvernement et l'insuffisance des informations qu'il transmet. En tant que membre, et bientôt président, de lacommission sénatoriale de l'Armée, Clemenceau effectue de nombreuses visites au front. Il affirme la légitimité du contrôle du Parlement sur les actes du gouvernement et la conduite de la guerre :« Il n'est bon pour personne de n'être pas contrôlé, critiqué ; cela n'est que trop vrai, même et surtout duhaut commandement militaire »[113]. Il siège au sein descomités secrets du Sénat réunis à partir de, alors que labataille de Verdun fait rage. Le, il fait partie avec son amiStephen Pichon des six sénateurs qui refusent de voter laconfiance augouvernement Briand[113]. Au lendemain d'une nouvelle réunion du comité secret, il présente au Sénat, le, un ordre du jour refusant la confiance àBriand, mais celle-ci est renouvelée par l'Assemblée par194 voix contre 60[113].
Le, lors d'une interpellation au Sénat concernant l'offensive dugénéral Nivelle auChemin des Dames, Clemenceau fait pendant deux heures et demie une critique acharnée du ministre Malvy. Son discours, longuement applaudi et salué par ses collègues, est reproduit en plusieurs éditions dansL'Homme enchaîné du puis diffusé en brochure sous le titreL'Antipatriotisme au Sénat. Malvy démissionne un peu plus tard, ce qui entraîne la chute ducabinet Ribot le), remplacé par lecabinet Painlevé[114].
L'Homme enchaîné garde son nom jusqu'à l'accession de Clemenceau à laprésidence du Conseil, le. Le en effet, legouvernement Painlevé tombe et leprésident Poincaré doit rapidement lui trouver un successeur. Il aurait eu alors à choisir entreJoseph Caillaux et Clemenceau. Bien qu'il n'aime guère Clemenceau, il préfère celui-ci, favorable à une victoire militaire et dont la force morale l'impressionne, plutôt que Caillaux, partisan d'une paix de compromis, mais accusé d'intriguer contre la France en faveur de l'Allemagne[N 8]. Dès,CharlesIer d'Autriche avait entamé des pourparlers de paix secrets avec Poincaré, qui se montre enthousiaste et prêt à faire des concessions (colonies et avantages commerciaux) à l'Allemagne. Clemenceau,belliciste souhaitant la guerre jusqu'au bout, refuse cette paix négociée, prétextant que c'est un piège tendu par l'Allemagne[115].
À76 ans, Georges Clemenceau devient ainsi à nouveauprésident du Conseil, malgré l'opposition deBriand et dessocialistes (Marcel Sembat affirme à Poincaré que sa nomination susciterait un soulèvement immédiat[116]). Hormis la presse socialiste, les journaux acclament sa nomination, jusqu'auNew York Times, dithyrambique[116].
Songouvernement est essentiellement composé de proches et de figures qui s'effacent derrière lui[116] :Stephen Pichon aux Affaires étrangères,Jules Pams à l'Intérieur,Georges Leygues à la Marine,Louis Loucheur à l'Armement. Son fidèle collaborateurGeorges Mandel devient chef de cabinet etJules Jeanneney sous-secrétaire d'État à la présidence ; dans son cabinet se trouve aussiGeorges Wormser, son futur biographe. En, il fait entrerAndré Tardieu au gouvernement ; celui-ci reste un ami proche jusqu'à son entrée dans legouvernement Poincaré dans les années 1920. Lui-même se réserve leportefeuille de la Guerre (« La Guerre ! C'est une chose trop grave pour la confier à des militaires ! », avait-il dit en 1887 lors de l'affaire Schnæbelé[117]). Il s'y adjoint les services du généralHenri Mordacq, qui devient son chef de cabinet militaire et véritable bras droit pour les questions militaires.
Georges Mandel, chef du cabinet civil du président du Conseil.
Le, il annonce à la Chambre son programme de gouvernement :« Vaincre pour être juste, voilà le mot d'ordre de tous nos gouvernements depuis le début de la guerre. Ce programme à ciel ouvert, nous le maintiendrons »[116]. Il rend hommage aux « poilus » comme au courage de l'arrière :« ces silencieux soldats de l'usine, sourds aux suggestions mauvaises »,« ces vieux paysans courbés sur leurs terres »,« les robustes femmes de l'arrière » et « ces enfants qui leur apportent l'aide d'une faiblesse grave »[116]. Mais il affirme également la fin des « campagnes pacifistes » :« Ni trahison, ni demi-trahison : la guerre ! ». Il précise toutefois :« Nous sommes sous votre contrôle. Laquestion de confiance sera toujours posée »[116]. Il est acclamé. Seuls les socialistes lui refusent la confiance ; le lendemain,La Lanterne deMarcel Sembat écrit :« Depuis le début de la guerre, on n'a rien entendu d'aussi vide ! »[116].
Il restaure la confiance, mettant tout en œuvre pour que laRépublique soutienne le choc de cette guerre (Guillaume II prédisait justement le contraire, assurant que les démocraties — France etRoyaume-Uni — s'effondreraient d'elles-mêmes si laguerre devait durer). Il s'attache d'abord à épurer l'administration, révoquant lepréfet de police et le préfet de laSeine, ainsi que nombre de fonctionnaires jugés incompétents[118].
En matière de politique intérieure, Georges Clemenceau s'emploie à mater énergiquement toute tentative de révolte, demutinerie ou de grève dans les usines. Il mène également une lutte énergique pour le soutien du moral des troupes. Pour ce faire, il pourchasse les pacifistes, les défaitistes, les« embusqués » (pour soutenir le moral des troupes[118]) et fait également pression sur la presse favorable à ces mouvements sans pour autant utiliser la censure.
Georges Clemenceau visitant lefront (dessin deSem).Cérémonie au cours de laquelle, à Metz,Pétain devient maréchal de France. Derrière lui, les généraux Haig, Pershing, Gillian, Albricci et Haller. Devant lui, le présidentPoincaré et, à droite, Clemenceau. Tous deux lui ont toutefois préféréFoch, méfiant en particulier à l'égard du « pessimisme » de Pétain.
Il généralise l'appel auxtroupes coloniales (la « force noire » du généralMangin, qu'il nomme à la tête du9e corps d'armée malgré l'hostilité dePétain), nommant le député sénégalaisBlaise Diagne, qui vient d'adhérer à laSFIO, Commissaire général chargé du recrutement indigène[119]. Malgré les révoltes, 65 000 hommes sont ainsi recrutés dans lescolonies en 1918[119]. Il fait également appel à l'immigration italienne, négociant avec le président du ConseilOrlando pour obtenir cette main-d'œuvre d'appoint[119]. 70 000 immigrants italiens sont ainsi en France en[119]. Par la loi du, il obtient le droit de réglementer par décret « la production, la circulation et la vente » des produits servant à la consommation humaine ou animale, point sur lequel lecabinet Briand avait échoué en 1916. Ceci lui permet de renforcer l'économie de guerre[119].
Les défaitistes sont réprimés, soit à la demande de Clemenceau, soit par la justice. Ainsi, l'ex-ministre de l'IntérieurMalvy, lourdement attaqué par Clemenceau journaliste, demande à ce qu'une Commission de la Chambre examine son cas pour le disculper[118] ; celle-ci le renvoie devant laHaute Cour de justice, et il sera condamné pourforfaiture à l'été 1918.
Le, Clemenceau s'attaque directement àJoseph Caillaux, accusé de chercher une « paix blanche » (sans annexions) ; il demande la levée de sonimmunité parlementaire conjointement à celle du députéLouis Loustalot[118].397 députés votent pour la levée ; Caillaux est incarcéré en, Clemenceau refusant toute intervention judiciaire[118]. Caillaux sera condamné par la Haute Cour en[118].
Georges Clemenceau frappe aussi la rédaction duBonnet rouge, journal défaitiste subventionné par l'Allemagne[118],[120], ainsi quePaul Bolo (dit « Bolo Pacha »), payé par l'Allemagne pour racheterLe Journal, ce qui lui vaudra d'être condamné à mort[118].
Lacensure est cependant allégée, étant restreinte aux faits militaires et diplomatiques :« Le droit d'injurier les membres du gouvernement doit être mis hors de toute atteinte »[118], déclare-t-il à la suite de la publication d'un article qui le visait férocement. Il pose également régulièrement la question de confiance, se soumettant ainsi au contrôle parlementaire[118]. À de nombreuses reprises, les chambres du Parlement doivent ainsi choisir entre soutenir ses décisions et le renverser[118].
Mettant la pression sur lesÉtats-Unis pour faire venir des troupes, il participe au Conseil supérieur de guerre interallié, dont la première réunion a lieu le avecLloyd George,Orlando et le conseiller présidentiel de Wilson,Edward House, et à la Conférence interalliée pour tenter de mettre en place une direction intégrée des troupes.
Clemenceau vers 1917-1920. Photographie en couleurs parHenri Manuel.
Plus résolu et plus intransigeant que jamais, il conduit ainsi une politique de salut public qui porte ses fruits l'année suivante, consacrant un tiers de son temps à la visite destranchées[119], suscitant l'admiration des « poilus » pour son courage (il se couvre la tête d'un simple chapeau). Le, il présente ainsi son programme de gouvernement à la tribune alors qu'il veut faire voter les crédits de guerre :
« Vous voulez la paix ? Moi aussi. Il serait criminel d'avoir une autre pensée. Mais ce n'est pas en bêlant la paix qu'on fait taire le militarisme prussien. Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c'est tout un. Politique intérieure ? Je fais la guerre. Politique étrangère ? Je fais la guerre. Je fais toujours la guerre[121]. »
Il ajoute alors :« Celui qui peut moralement tenir le plus longtemps est le vainqueur »[122].
Le, trois jours après le déclenchement d'unenouvelle offensive dugénéral Ludendorff, Clemenceau envisage sérieusement d'opérer un retrait du gouvernement sur laLoire, maisPoincaré l'en dissuade[123]. Le « Tigre » se rend alors àCompiègne voirPétain, qu'il juge à nouveau trop pessimiste[123]. Le, il se rend avec Poincaré àDoullens, au nord d'Amiens. Il préfère alorsFoch àPétain comme généralissime des troupes interalliées, choix entériné le après une rencontre àBeauvais, le, avecLloyd George et legénéral Pershing. Poincaré et Clemenceau se méfient en effet de Pétain, malgré cela nommé maréchal le. Poincaré raconte ainsi que le « Tigre » lui aurait dit :« Imaginez-vous qu'il m'a dit une chose que je ne voudrais confier à aucun autre que vous. C'est cette phrase : « Les Allemands battront les Anglais en rase campagne ; après quoi, ils nous battront aussi. » Un général devrait-il parler et même penser ainsi ? »[124].
À partir de labataille de Château-Thierry, en, le vent commence à tourner. En octobre, alors que l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et la Turquie ont fait savoir qu'elles demandaient l'armistice sur la base desQuatorze points de Wilson, Clemenceau manque de démissionner à la suite d'une lettre de Poincaré, dans laquelle celui-ci refuse tout armistice tant que les troupes ennemies n'auront pas évacué tout le territoire français, voire l'Alsace-Lorraine[125]. Alors que la droite (L'Action française,L'Écho de Paris,Le Matin…) fait preuve de jusqu'au-boutisme, réclamant d'aller jusqu'à Berlin imposer l'armistice[125], Clemenceau s'y refuse, préférant mettre fin au carnage et signer l'armistice du 11 novembre 1918. Ceci lui vaut l'ironique « Perd-la-Victoire » au sein de la droite nationaliste.
Georges Clemenceau avec le Premier ministre du Royaume-Uni,David Lloyd George, et le président du Conseil des ministres d'Italie,Vittorio Emanuele Orlando, probablement en 1919.
Tandis que se profilent déjà de difficiles négociations pour la paix, il confie au général Mordacq le soir de l'armistice :« Nous avons gagné la guerre, non sans peine. Maintenant il va falloir gagner la paix, et ce sera peut-être encore plus difficile »[127].
Viscéralement antibolchevique, il lance, dans les dernières semaines de 1918, une importante opération enmer Noire pour soutenir lesarmées blanches en lutte contre larévolution d'Octobre[128]. Les moyens engagés fondent avec la démobilisation, et les soldats, épuisés, ne comprennent pas cette nouvelle guerre lointaine[128]. L'échec de l'expédition est consommé au printemps 1919 avec lavague de mutineries qui secoue l'escadre de lamer Noire[128].
L'empereur déposéGuillaume II écrit au contraire, dans sesMémoires :« La cause principale de la défaite allemande ? Clemenceau. […] Non, ce ne fut pas l'entrée en guerre de l'Amérique, avec ses immenses renforts […] Aucun de ces éléments ne compta auprès de l'indomptable petit vieillard qui était à la tête du gouvernement français. […] Si nous avions eu un Clemenceau, nous n'aurions pas perdu la guerre »[129].
Pour cela, il exige l'annexion de la rive gauche du Rhin et de lourdes indemnités matérielles et financières. En mars, il obtient la réduction de l'armée allemande à 100 000 hommes, avec un service militaire sur la base du volontariat. Le, leConseil des Quatre lui accorde l'occupation du Rhin pendant15 ans avec évacuation partielle tous les cinq ans, celle-ci pouvant être retardée en cas d'absence de garanties suffisantes contre des projets d'agression allemande (art. 429 du Traité). Il s'oppose sur ce sujet au maréchal Foch, qui, soutenu parBarrès, prône l'annexion de la Rhénanie. Il revendique également l'annexion de laSarre, bassin minier qui remplacerait les pertes du Nord de la France, et obtient finalement, en, un consensus avec la création d'un statut autonome, sous administration de laSociété des Nations, de celle-ci.
Le, à8 h 30 du matin, après avoir attendu que le président du Conseil sorte de son domicile rue Franklin, l'anarchisteÉmile Cottin qui reproche à Clemenceau d'être unbriseur de grève et un tortionnaire de la classe ouvrière, tire à neuf reprises sur sa Rolls. Il le touche trois fois, sans le blesser grièvement. Une balle, jamais extraite, se loge dans l'omoplate à quelques millimètres de l'aorte. L'attentat déclenche dans la population et dans la presse une ferveur extraordinaire. L'enthousiasme populaire est exacerbé, on idolâtre Clemenceau. Il s'en sort finalement sans trop de dommages et intervient pour commuer la condamnation à mort de Cottin en dix ans de réclusion. Six jours plus tard, il reprend ses activités, faisant preuve d'une santé vigoureuse pour son âge, et conserve son poste deprésident du Conseil jusqu'en 1920[132].
S'il défend les promesses faites à l'Italie lors dupacte de Londres, il refuse de soutenir Orlando sur la question deFiume, qui n'avait pas été évoquée en 1915. Le Premier ministre italien part, furieux. En, les Allemands déplorant les conditions du traité de paix, Clemenceau consulte Foch pour organiser une éventuelle offensive militaire. Finalement, letraité de Versailles est signé le, dans lagalerie des Glaces deVersailles, un choix symbolique voulu par Clemenceau pour marquer le coup par rapport au lieu de la proclamation duReich allemand. La ratification par la Chambre a lieu le, Clemenceau déclarant au Sénat :« Nous ne faisons pas de miracles »[133].
Georges Clemenceau a dû, sur le plan intérieur, tenir compte des positions antagonistes des partis français : laSFIO se montre très critique, accusant Clemenceau d'avoir surchargé l'Allemagne au risque de compromettre la paix ; en revanche, la droite nationaliste (Jacques Bainville, de l'Action française, est particulièrement virulent), l'accuse d'avoir fait preuve de faiblesse face à « l'ennemi héréditaire ». Soutenu par la majorité de l'opinion publique française, imprégnée derevanchisme et traumatisée par les destructions de la guerre (« le Boche doit payer »), Clemenceau adopte envers l'Allemagne et l'Autriche une attitude particulièrement intransigeante.
Concernant l'Allemagne, cessions territoriales et versement sans délais d'importantes réparations sont les deux pans de son programme. Larépublique d'Autriche allemande (en allemandDeutschösterreich) doit être renommée enAutriche (en allemandÖsterreich), car le souhait de la majorité de sa population de bénéficier dudroit des peuples à disposer d'eux-mêmes par le9epoint de Wilson en rejoignant la nouvellerépublique d'Allemagne est formellement rejeté. Letraité de Saint-Germain, signé en, interdit cerattachement. L'intransigeance française suscite les réticences du Royaume-Uni et des États-Unis, soucieux d'apaiser les tensions et de préserver la stabilité de la toute nouvellerépublique de Weimar et l'équilibre de l'Europe centrale. Le texte dutraité de Versailles est finalement un compromis, où la position de Clemenceau reste cependant dominante.
Clemenceau peint par l'AméricaineCecilia Beaux, 1920.
Avant de quitter le pouvoir, Georges Clemenceau, qui se montre particulièrement hostile envers laRussie soviétique, fait voter laloi des huit heures, afin de couper l'herbe sous le pied de laSFIO, quelques jours avant le. Le ministre de l'IntérieurJules Pams interdit toute manifestation. Celle-ci a tout de même lieu : 300 manifestants blessés, deux morts, et400 blessés du côté des forces de l'ordre[134]. Le gouvernement est interpellé à la Chambre le, mais celle-ci lui vote la confiance par une large majorité[134].
Une loi sur lesconventions collectives est également adoptée le. Cela n'empêche pas qu'il continue à être attaqué par les socialistes : le, à la suite de l'acquittement deRaoul Villain, l'assassin deJaurès, un article d'Anatole France, publié dansL'Humanité, déclare :« Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause »[135]. En juin, les métallurgistes parisiens entament unegrève d'envergure, revendiquant l'application de la loi des8 heures. Le, le radical et ex-ministreAugagneur fait voter un ordre du jour défavorable au ministre de l'AgricultureVictor Boret. Au lieu de démissionner, Clemenceau remplace ce dernier parJoseph Noulens, ex-ambassadeur enRussie et anti-bolchévique notoire. Il convoque le dirigeant de laCGTLéon Jouhaux, un modéré, et lui promet l'amnistie et l'accélération de la démobilisation tout en affirmant qu'il n'hésitera pas à réquisitionner lafonction publique en cas degrève générale[136]. Le, il est à nouveau mis en difficulté à la Chambre par la gauche, mais parvient à se maintenir[136].
Paul Deschanel, vainqueur de l'élection présidentielle de face à Georges Clemenceau.
En, alors queRaymond Poincaré décide de ne pas prolonger son mandat présidentiel, Georges Clemenceau, qui envisageait de se retirer de la vie politique, autorise ses partisans à soumettre sa candidature à l'élection présidentielle de. Mais ses nombreux ennemis, à gauche comme à droite, s'unissent pour l'écarter[137]. Auprès de nombre de parlementaires, Georges Clemenceau souffre de sa gestion autoritaire lors de la guerre et des négociations sur le traité de Versailles. Ses opposants, considérant qu'il a gagné le conflit mais pas la paix, le qualifient notamment de« Perd-la-Victoire ». Beaucoup craignent qu'il n'utilise sa popularité auprès de l'opinion publique pour renforcer considérablement les prérogatives de la présidence de la République, qu'il avait longtemps jugée inutile[138]. Par ailleurs, la droite catholique ne pardonne pas l'anticléricalisme de celui queLéon Daudet appelle le« Vendéen rouge », tandis que lessocialistes le perçoivent toujours comme le« premier flic de France »[137].
Aristide Briand, qui entretient une certaine rancœur à l'égard de Clemenceau, fait alors campagne pour soutenir la candidature du président de la Chambre des députés,Paul Deschanel[137]. Le, lors duvote préparatoire au palais du Luxembourg, qui réunit l'ensemble des parlementaires républicains, Paul Deschanel l'emporte d'une courte majorité, par408 voix contre 389. Malgré l'insistance de ses proches et de plusieurs ministres, Georges Clemenceau se retire[137]. Le lendemain, Deschanel est élu président de la République avec le plus grand nombre de voix obtenu depuis 1873 . Clemenceau, qui a tout de même obtenu56 voix sur 868, malgré son refus d'être candidat, présente aussitôt la démission de son gouvernement au chef de l'État sortant, Raymond Poincaré[137].
Georges Clemenceau portant soncalot de troupier à deux coins, vers 1920 (photo d'Henri Manuel).Le Père la Victoire (par Marcellin Gabelou)
Malgré son échec, Clemenceau ne ressent aucune forme d'amertume et reconnaît qu'il n'était probablement pas fait pour la fonction présidentielle, comme il le confie à son secrétaireJean Martet :« Vous pensez bien que si j'avais consenti à faire ce métier, ça n'aurait pas été pour inaugurer l'exposition d'horticulture »[139]. À79 ans, il consacre désormais son temps à de longs voyages. Début 1920, à l'invitation du gouvernement britannique, il se rend enÉgypte en compagnie du docteur Wicart, qui en rapporte des photos qui sont diffusées dans le quotidienExcelsior. Il embarque àMarseille à bord duLotus puis remonte leNil duCaire auSoudan où il rencontre le nationalisteOsman Digma[140]. De retour à Paris le, il vend sa maison deBernouville pour s'installer enVendée, àSaint-Vincent-sur-Jard, et s'acquitte des dernières dettes de son ancien journal,La Justice. Il fait l'acquisition d'une petitevoiture qu'André Citroën refuse de lui faire payer. Clemenceau accepte le cadeau mais exige en retour que l'industriel accepte un chèque de 10 000 francs pour la caisse de solidarité des ouvriers de son usine[141].
Fin 1920, il entreprend un nouveau voyage enAsie du Sud-Est, après l'invitation à chasser le tigre du maharadjah deBikaner qu'il avait rencontré lors de laconférence de la paix de Paris[142]. Il atteintColombo le puis s'installe une semaine plus tard àSingapour. Il se rend ensuite enIndonésie pour visiterJakarta,Bandung et letemple de Borobudur, puis séjourne enMalaisie et enBirmanie. Ce voyage est un émerveillement perpétuel pour Clemenceau qui apprécie tout autant la douceur des populations rencontrées que les paysages et les monuments visités. EnInde, il s'enthousiasme devantBénarès, dont il vante la beauté à son amiClaude Monet, et visite égalementAllahabad,Delhi,Lahore,Bombay etMysore[142]. Honorant l'invitation du maharadjah de Bikaner, il tue un tigre lors d'une chasse et en blesse un autre mortellement. Un cliché de lui posant devant la dépouille des animaux est publiée le dansL'Illustration[142].
« Tartarin dans les Indes », caricature britannique publiée dans l'hebdomadaire satiriquePunch,.
Clemenceau en compagnie du maharajahGanga Singh et du maharajah Madho Rao Scindia lors d'une chasse au tigre àGwalior,.
Il fréquenteBasil Zaharoff, marchand d'armes millionnaire, « vieux Grec d'Odessa qui gagne cent mille francs par jour, l'air d'un Tintoret, très généreux, splendide aventurier, roi secret de l'Europe » (Paul Morand)[143], qui contrôlait la firme d'armement anglaise Vickers, qui employa, grâce à son amiNicolas Pietri, son fils Michel. Zaharoff procure à Clemenceau chauffeur etRolls-Royce afin de remplacer celle que lui avait offerte, en 1917, le roi d'Angleterre, en qualité de Président du Conseil, et qu'en conséquence, le gouvernement français lui a demandé de laisser à l'État en 1920. Le seul geste du pouvoir envers lui – il ne reçut aucune pension ou indemnité – a été l'offre de la médaille militaire, qu'il a déclinée avec son ironie habituelle, de« simple civil qui n'est même pas un ancien gendarme ! »[réf. nécessaire].
Au proche village de Féole se trouve le logis médiéval de L'Aubraie (propriété des Clemenceau par mariage depuis 1800) où, enfant, il séjourna et qui fut attribuée à son frère Paul en compensation des secours financiers apportés par leur père à Georges pour apurer ses dettes journalistiques, partage qui brouilla les deux hommes.
En septembre 1921, il effectue un voyage en Corse sur l'invitation de son ami Nicolas Pietri (1863-1964) administrateur de la Compagnie Radio-France et plus tard maire d'Olivese puis de Sartene ; qui lui sert de guide dans son excursion en automobile. Le 3 septembre ils sont de passage à Vizzavona. Pour l'occasion, des jeunes filles leur barrent la route afin d'offrir des bouquets de fleurs à cet hôte de prestige.
Georges Clemenceau fonde un nouveau journal,L'Écho national, dont le premier numéro sort le. Toutefois, il n'y participe pas, et refuse de reprendre la plume de journaliste pour éviter des polémiques qui entacheraient l'autorité morale qu'il a acquise. Il en confie la direction politique àAndré Tardieu, qu'il considère comme le plus brillant de ses successeurs et à qui incombe la tâche de l'éditorial quotidien[146].
À l'automne 1922, il part auxÉtats-Unis pour une tournée de conférences, plaidant la cause de la France. De retour le, Clemenceau s'attelle à la rédaction de plusieurs ouvrages. Le premier estDémosthène, unebiographie où il peint à la fois l'orateur grec et lui-même — grand passionné de laGrèce antique depuis le lycée[147] —, tout en faisant des analogies avec l'histoire récente et une critique de ses contemporains[148]. SuitGrandeur et Misères d'une victoire, où il défend, contre Poincaré et Foch, son action politique de 1917-1919 et évoque le risque du réarmement allemand en raison de l'abandon des garanties du traité de Versailles et de la politique d'apaisement de Briand ; et surtoutAu soir de la Pensée, un gros ouvrage de réflexion et de philosophie qui va être le but principal de ses vieux jours : il y réfléchit sur l'humanité, les différentes religions et cultures, le progrès, etc.
Georges Clemenceau au bureau de son domicile (1928).
Fin 1923, à82 ans, il rencontreMarguerite Baldensperger, de40 ans sa cadette, dont une fille, amoureuse d'un pasteur protestant marié, venait de se suicider (« Je vous aiderai à vivre et vous m'aiderez à mourir, voilà notre pacte », lui dit-il), directrice de collection et épouse d'un professeur de littérature à la SorbonneFernand Baldensperger[147]. Il la fait venir chez lui pour écrire une biographie deDémosthène et lui écrit régulièrement jusqu'à ses derniers jours 668 lettres qui lui tiennent lieu de journal, publiées en 1970 par son fils Pierre sous le titreLettres à une amie ; elles révèlent l'amour platonique« d'un Clemenceau inconnu, attentif, courtois, plein de tendresse et d'égards, […] soudain ombrageux, irrité, tel qu'en lui-même l'amour ne l'a pas entièrement changé »[149].
Au vu de la situation internationale, il se décide à écrire au présidentCoolidge le :« Nous sommes débiteurs et vous êtes créanciers. Il semble que ce soit pure affaire de caisse. N'y a-t-il point d'autres considérations à envisager ? […] Si les nations n'étaient que des maisons de commerce, ce sont des comptes de banques qui règleraient le sort du monde. […] Or, c'est le secret de la comédie qu'il ne s'agit ici que d'échéances fictives pour aboutir à l'emprunt, avec de bonnes hypothèques sur nos biens territoriaux, comme en Turquie […]. La France n'est pas à vendre, même à ses amis ! »[150]. Coolidge ne se donna pas la peine de répondre, se contentant d'un communiqué laconique[151] ; ce fut la dernière intervention politique de Clemenceau.
Frappé d'une crise d'urémie à88 ans, Clemenceau meurt après trois jours de maladie, à1 h 45 du matin, le dimanche[152], à son domicile au8 rue Benjamin-Franklin à Paris — ancienne « garçonnière » de Robert de Montesquiou — qu'il habitait depuis34 ans. Le, l'immeuble entier de son appartement est mis en vente dans le cadre de la succession de sa propriétaire, qui, connaissant les ressources modestes de son illustre locataire, n'avait pas augmenté le loyer du petit appartement. L'immeuble est secrètement acheté pour le compte d'un admirateur de Clemenceau, le milliardaire américainJames Douglas Jr. (1867-1949).
Masque mortuaire de Georges Clemenceau (agence Meurisse, 1929).
« Pour mes obsèques, je ne veux que le strict minimum, c'est-à-dire moi »[153].
Sur son lit de mort, Clemenceau, voyant arriver un prêtre aurait dit :« Enlevez-moi ça ! », mais l'anecdote est peu sûre ; le graveur et sculpteur lorrain René Godard (1886-1955),prix de Rome de gravure en 1919, le représenta un mois avant sa mort assis dans un fauteuil de jardin, coiffé de son éternel calot de soldat — les méplats asiatiques de son visage le font ressembler àGengis Khan — etFrançois Sicard réalisa sonmasque mortuaire (dessin et masque sont reproduits dans le numéro-hommage deL'Illustration de).
Sonexécuteur testamentaire est son vieil ami corseNicolas Pietri. Le lendemain du décès, conformément au testament du précédent qui stipulait« Ni manifestation ni invitations, ni cérémonie », son corps, auprès duquel avait été placé selon ses instructions un petit coffret recouvert de peau de chèvre, le livre (Le Mariage de Figaro selon le numéro-hommage de l'Illustration de) qu'y avait déposé sa mère, sa canne« à pomme de fer qui est de ma jeunesse », offerte par son père lorsqu'il était enfant, et« deux bouquets de fleurs desséchées », dont celui que lui offrirent en Champagne le deux soldats d'avant-poste promis à la mort, fut transporté dans sa voiture et arriva à12 h 30 àMouchamps (Vendée), au « bois sacré » où reposait depuis 1897 son père, en présence de200 gendarmes et de nombreux paysans accourus malgré les barrages routiers et la fermeture du chemin menant au manoir-ferme du Colombier, où ses ancêtres avaient vécu du début duXVIIIe siècle à 1801[155]. Il fut porté en terre par son chauffeur Brabant, son valet de chambre Albert Boulin, deux fossoyeurs et deux paysans, sur le bord d'un ravin boisé dominant une boucle duPetit Lay (terrain qui avait été donné à la commune en par Clemenceau et ses cinq frères et sœurs) dans la simplicité des funérailles protestantes traditionnelles.
Une légende tenace veut qu'il ait été enterré debout afin d'être tourné vers la « ligne bleue des Vosges » voire pour défier l'Église catholique ; en réalité, du fait d'une des grosses racines du cèdre impossible à réduire, le cercueil ne put être posé à plat, mais fut légèrement incliné[156].
Un de ses familiers, le commandantJean de Lattre de Tassigny, futur maréchal de France — dont la pieuse mère disait chaque jour son chapelet depuis 1918 pour la conversion de Clemenceau — fut avec son épouse parmi ses rares amisvendéens à assister à ses obsèques, et protesta ensuite envers l'évêque qui n'avait cru devoir annuler une réjouissance publique prévue le soir même.
Une copie — sans le livre sur lequel s'appuie la lance du modèle original, à la demande de Clemenceau — de la Minerve casquée dite de Samos sculptée par Sicard en pierre blonde d'Égypte surplombe les sépultures jumelles, dépourvue de dalles et de toute inscription, entourées de grilles ombragées par un grandcèdre de l'Atlas, « arbre de La Liberté » planté en 1848 par Benjamin Clemenceau et son jeune fils pour célébrer laDeuxième République[157].
Pendant de longues années, la commune de Montmartre fit fleurir la sépulture, de même que celle de Mouchamps, le jour anniversaire de l'Armistice de 1918, et l'État, pour celui de sa mort () ; c'est probablement lors de l'une de ces deux circonstances que le peintre amateur C. Gauducheau-Merlot représenta en 1954 laMinerve de Sicard au socle orné d'un ruban tricolore (Mouilleron-en-Pareds, musée Clemenceau-De Lattre).
Par décision ministérielle du, les deux tombes, la stèle et l'allée d'accès ont été inscrites à l'Inventaire supplémentaire des Monuments historiques.
Georges Clemenceau se marie le àNew York avecMary Plummer. Ils reviennent en France un an plus tard et le couple s'installe en Vendée,« Mary Plummer se morfond, coincée avec ses beaux-parents taiseux, tandis que son époux vit la belle vie à Paris et enchaîne les conquêtes »[158]. Ils ont trois enfants :Madeleine (née le), Thérèze Juliette (née le) et Michel William Benjamin (né le) mais se séparent en 1876. Pour les besoins de leur famille, Georges ne donne à Mary « qu'une maigre allocation »[159], qu'elle est obligée de compléter en écrivant pour des revues américaines.
Sa femme ayant une liaison avec son jeune secrétaire précepteur des enfants, il fait constater l'adultère et l'envoie quinze jours dans laprison Saint-Lazare pouradultère, alors qu'il a eu lui-même de nombreuses liaisons féminines. Pendant cette incarcération, il demande le divorce, qu'il obtient en 1891. Quoique revendiquant des droits économiques et sociaux pour les femmes, il la fait expulser comme étrangère condamnée pour délit de droit commun vers les États-Unis avec un billet de troisième classe, et obtient qu'elle perde la garde de ses enfants et la nationalité française. Devant ses trois enfants, il brûle « toutes les photographies et lettres de son ex-femme », pour effacer tout souvenir de leur mère, la « traîtresse »[158].
Revenue vivre en France, mais restée perturbée psychologiquement par ces événements conjugaux, l'ex-Madame Georges Clemenceau meurt seule, le, dans son appartement parisien du 208, rue de la Convention[160]. Clemenceau l'annonce ainsi à son frèreAlbert :« Ton ex-belle-sœur a fini de souffrir. Aucun de ses enfants n'était là. Un rideau à tirer »[161].
Être caustique doté d'un humour souvent « décapant », Clemenceau s'est régulièrement illustré par des propos sarcastiques concernant la France, sa société et ses voisins. L'écrivainJulien Gracq parlea posteriori de son « agressivité pure, gratuite, incongrue », de cette« personnalité aux arêtes tranchantes comme un rasoir »[162]. Clemenceau acquiert pour sa férocité le surnom de « Tigre »[163], et une réputation de « tombeur de ministères » grâce notamment à ses talents d'orateur redouté pour son ironie et sa férocité verbale[164]. Il est un fervent pratiquant duduel, en ayant eu 12 au total, la majorité au pistolet, les journalistes et hommes politiques issus de la bourgeoisie maîtrisant moins l'épée lorsqu'ils s'affrontent au duel. Comme d'autres hommes de son temps, Clemenceau considère les duels comme la marque de l'accomplissement de la liberté individuelle garantie par la République[165].
Clemenceau était athée ou vaguement déiste — il évoquait Dieu de temps en temps — anticlérical, ardent défenseur de la laïcité[166]. Pourtant, il se disait bouddhiste :« Que voulez-vous, je suis bouddhiste ! », a-t-il répondu un jour à des journalistes à la sortie d'une cérémonie bouddhiste japonaise organisée aumusée Guimet[167] le[168].
Il pratiquait le sport (gymnastique tous les matins, équitation) et aimait les plaisirs de la campagne, la chasse, les animaux (il avait unbouledogue), notamment les oiseaux (il installe despaons et descigognes au ministèreplace Beauvau) ; dans « Le Cinquième État », il s'émeut des « inutiles travaux » infligés aux animaux domestiques[172].
Grand amateur d'art asiatique, d'estampes japonaises, de bouddhas du Gandhara, de laques, masques et céramiques, et autres objets d'art[173]. En 1890, il assiste à une exposition d'art nippon organisée parSamuel Bing à la galerie des Beaux-Arts, à Paris. En 1891, il fait acheter pour le musée du Louvre les deux premières œuvres japonaises du musée ; il intervient pour faciliter le legs à l'État de la collection de 1 700 objets d'art chinois et japonais deClémence d'Ennery (1894).
Contraint pour des raisons financières de se séparer de son importante collection d'art asiatique en 1893-1894, il parvient à conserver un ensemble de 2 875 kōgō ou boîtes à encens en porcelaine, qui sera vendu àQuébec en 1938[174] puis donné auMusée des beaux-arts de Montréal.
Il rencontra Monet dans les cafés duQuartier latin, foyer de l'agitation républicaine face au Second Empire : les deux étudiants républicains s'y croisaient régulièrement. Leur amitié profonde se développa lorsque Clemenceau publia un grand article élogieux, intitulé« Révolution de cathédrales » dans son journalLa Justice, le, à propos de l'exposition chezDurand-Ruel. Il écrivit la pièce de théâtre,Le Voile du bonheur, éditée en 1901 et mise en scène la même année par Firmin Gémier, avec une musique de Gabriel Fauré.
L'Olympia deManet déclenche ce aupalais de l'Industrie et des Beaux-Arts de Paris l'indignation ;« Une tempête de fureur, soufflait et on vomissait les injures les plus grossières », raconte Clemenceau venu soutenir son ami Manet. Lorsqu'un « rustre à la mine fleurie » vient cracher sur le tableau, Clemenceau se jette sur lui en le souffletant. Un duel s'ensuivit au petit matin dans les faubourgs de Paris. Clemenceau écorcha le bonhomme, qui s'en tirait à bon compte. Cette histoire fit le tour des ateliers parisiens et ses nouveaux amis avaient pour nom :Pissarro,Degas,Toulouse-Lautrec,Sisley, mais il resta très proche deClaude Monet[175] qu'il appelle« mon vieux cœur »[173].
Durant sa longue carrière politique, malgré son activité infatigable, il a trouvé le temps de s'intéresser à l'art et fut le protecteur de Claude Monet (il obtiendra que sesNymphéas soient exposées à l'Orangerie des Tuileries, à Paris) et d'autres peintres, tels queJean Peské.Raymond Woog brossa son portrait, aujourd'hui conservé aumusée Carnavalet.
À la fin du siècle, il fréquentait également beaucoup,avenue Hoche, le salon deMme Arman de Caillavet, l'égérie d'Anatole France,« le plus célèbre des salons dreyfusistes, et où l'on rencontrait la fine fleur des arts et des lettres, en même temps que le gratin politique »[177].
« Souvenez-vous du vieux Rembrandt du Louvre, creusé, ravagé (qui) s'accroche à sa palette, résolu à tenir bon jusqu'au bout à travers de terribles épreuves. Voilà l'exemple » (lettre du), et à poursuivre les recherches picturales qui aboutirent aux célèbresDécorations des Nymphéas ; c'est à son instigation que le peintre les offrit à son pays le.
Quinze jours après l'armistice, est créée l'Union nationale des combattants (UNC), citée dans leJournal officiel du. Elle est reconnue d'utilité publique par décret du. Georges Clemenceau et leDaniel Brottier en sont les fondateurs. Clemenceau remet au premier trésorier de l'UNC la somme de 100 000 francs or, provenant d'un don d'une mère, dont le fils est tombé au combat.
le,Charles de Gaulle, entouré d'une foule estimée à 3 000 personnes, honorant sa promesse de venir lui annoncer la victoire, à la suite du message qu'il adressait symboliquement de Londres le :
« Au fond de votre tombe vendéenne, Clemenceau, vous ne dormez pas. Certainement la vieille terre de France qui vous enterre pour toujours a tressailli avec colère tandis que le pas insolent de l'ennemi et la marche feutrée des traîtres foulaient le sol de la patrie… »
Nantes est une des villes qui a le plus rendu hommage à Clemenceau, de son vivant même.
Dès le 12novembre 1918, la municipalité exprime le souhait de donner son nom au lycée où il a fait ses études secondaires, ce qui est entériné par un décret du 4février 1919.
Peu après est décidée la construction d'un monument aux morts du lycée ; lors de la séance du conseil municipal de Nantes du, un débat s'élève pour savoir si on doit y représenter Clemenceau : les socialistes, par la voix d'Eugène Le Roux, futur député, estiment que ce n'est pas nécessaire et rappellent qu'il est aussi le président du Conseil de 1906-1907.
Le monument (sans Clemenceau) de Siméon Foucault est inauguré en sa présence, le ; il y prononce un discours dont la dernière phrase, adressée aux lycéens, est restée depuis lors gravée sur une plaque dans la cour d'honneur : « pour connaître par vous-mêmes, sans attendre l'avenir, la fortune de vos efforts, retroussez résolument vos manches et faites votre destinée », paroles qui marquèrent, entre autres lycéens, le futur écrivainJulien Gracq[181]. Cette cérémonie fit la couverture deL'Illustration du.
D'autres hommages lui sont rendus après sa mort.
Dès le, la municipalité donne son nom à larue du Lycée et peu après, décide d'ériger un monument en son honneur dans la cour du lycée, en pendant au monument aux morts. Ce monument, qui comporte en médaillon un buste de Clemenceau parFrançois Sicard, fut inauguré, le en présence d'André Tardieu (VoirL'Illustration du, de nouveau en couverture).
En France, son nom devait être donné à un des quatreporte-avions légers devant être lancés après-guerre, mais ce projet est finalement abandonné.
Son nom est donné à un des deux porte-avions lancés au début des années 1960, l'autre étant leFoch. LeClemenceau (dit « le Clem ») est en service de 1961 à 1997. Lors de son dernier voyage, il vient mouiller entre l'île de Ré et la côte vendéenne et une salve d'honneur est tirée afin de saluer symboliquement la maison de vacances de Clemenceau àSaint-Vincent-sur-Jard, la villa « Bel-ébat ».
Plus de mille lieux publics portent le nom de Georges Clemenceau[185].
ÀSaint-Vincent-sur-Jard (Vendée), il loue à partir de 1920 au commandant Luce de Trémont, châtelain àAvrillé (Vendée), unemaison de pêcheur afin d'y passer la moitié de l'année, qu'il appelle sa « bicoque » ou son « château horizontal ». Il y installe des meubles provenant de sa demeure de Bernouville (Eure), vendue entre-temps. Après sa mort, la maison est achetée par l'État et transformée en une maison du souvenir, gérée par laCaisse nationale des monuments historiques et des sites.
« La mer ici m'enchante (…). Il y a des bleus et des verts sur la palette du ciel. On en ferait des tableaux » (lettre àMonet, automne 1921).
À Paris, son appartement, devenu propriété américaine, a été transformé enmusée[191] en 1931, géré par une fondation qui a reçu des trois héritiers de Clemenceau les meubles et objets s'y trouvant à sa mort. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il reçoit la visite de militaires allemands, dont le généralOtto von Stülpnagel, commandant en chef des troupes d'occupation en France.
En 2005, l'État achète samaison natale à Mouilleron-en-Pareds, située à deux rues de celle de Jean de Lattre de Tassigny. Les deux sont réunies dans un projet global de« musée national des Deux Victoires » ou « musée Georges-Clemenceau-et-Jean-de-Lattre », prolongeant le musée créé en 1959 dans la mairie à l'initiative de la maréchale de Lattre et d'André Malraux (l'Institut vendéen Clemenceau-de-Lattre, association d'amis de ce musée, a son siège dans cette commune).
Son fils,Michel Clemenceau (1873-1964), résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, homme politique sous laQuatrième République, à qui son père avait dédicacé ainsi un de ses ouvrages : « À mon fils, qui aura des devoirs après ma mort », fait bâtir une maison àMoret-sur-Loing (Seine-et-Marne), « La Grange-Batelière » (1927-1929), qu'il meuble et décore avec des meubles, objets d'art et souvenirs personnels de son père.
À sa mort, il la lègue à sa quatrième épouse, Madeleine, qui conserve ce « musée Clemenceau » familial durant toute sa vie.
Il est dispersé en 250 lots le à Fontainebleau. La vente inclut plusieurs « épaves » de la collection d'art asiatique de Clemenceau, vendue par nécessité en 1894[192]. Dans le cadre de cette vente publique, l'État préempte pour le Centre des Monuments nationaux certains objets et documents pour le musée Clemenceau de la rue Benjamin-Franklin et les fonds muséaux vendéens.
À l'occasion du cinquantenaire de sa mort, une exposition iconographiqueClemenceau, du portrait à la caricature s'est tenue du au aumusée national des Deux Victoires de Mouilleron-en-Pareds (Vendée).
En, l'Association des maires de Vendée a organisé l'exposition itinérante du riche fonds documentaire et iconographique du collectionneur vendéen Octave Fort, qui fut maire d'Avrillé - comprenant les archives du général Mordacq, chef du cabinet militaire de Clemenceau de 1917 à 1920 - sous le titreClemenceau, cet inconnu.
2013-2014 -Clemenceau et les artistes modernes, Manet, Monet et Rodin à l'Historial de la Vendée, auxLucs-sur-Boulogne, du au, catalogue par les éditions d'art Somogy et Conseil général de la Vendée.
Claude Monet : les Nymphéas, bois d'Emmanuel Poirier, Paris, Plon, 1928 (« Son Claude Monet est à la fois l'hommage personnel que sa piété amicale a voulu rendre à l'artiste qui lui avait procuré tant de joie esthétique et au novateur dont l'exemple lui semblait devoir être conservé », Gaston Monnerville)
L'Iniquité,Vers la réparation,Contre la justice,Des juges,Justice militaire,Injustice militaire,La Honte. Sept tomes de ses écrits journalistiques consacrés à l'affaire Dreyfus,Stock, 1899-1903 (réédition par Michel Drouin, Mémoire du Livre, 2001) ; il offrit à Zola un exemplaire deL'Iniquité avec ces mots : « à Zola pour l'avoir suivi dans la bataille »
Dans les champs du pouvoir, Paris, Payot, 1913 (articles parus dansL'Homme Libre entre le et le).
Grandeurs et Misères d'une victoire, Paris, Plon, 1930 (réédité par lesÉditions Perrin, coll. « Les Mémorables », 2010) ;
Figures de Vendée, Paris, Plon, 1930
Pour la Patrie, 1914-1918 : pages extraites des articles et des discours de G. C., Paris, Plon, 1934
Discours de paix, Paris, Plon, 1938
Jean-Jacques Becker (éditeur),Articles et Discours de guerre : Georges Clemenceau, Paris, Pierre de Taillac, 2012
Patrick Weil et Thomas Macé (éditeurs),Lettres d'Amérique, préface deBruce Ackerman, Paris, Passés composés, 2020, 459 p. (première édition des articles de Clemenceau publiés dansLe Temps entre 1865 et 1869)
1920 -ClemenceauparCecilia Beaux, reproduite supra ;
1932 -Clemenceau, statue du rond-point des Champs-Élysées à Paris. Par le sculpteurFrançois Cogné (1876-1952) ; des réductions en terre cuite ont été produites ;
parRodin[197] ; Clemenceau décrit lui-même ainsi une séance de pose :« montant sur un escabeau pour faire des croquis du sommet de son crâne puis, s'accroupissant, pour mieux voir le bas de sa mâchoire, tout cela pour lui faire une tête de général mongol »[198],[199] ;
un buste en terre cuite fait face à celui de son grand ami et presque exact contemporainClaude Monet dans l'atelier-salon du peintre àGiverny (Eure), qu'il encouragea à se faire opérer de sa cataracte ;
un grand buste en grès de Carrière est exposé au musée Sainte-Croix de Poitiers ;
une photographie anonyme et non datée de lui assis à son bureau parisien (illustre l'article de Jean Silvain cité en bibliographie)
Un casse-noix à son effigie daté de 1870 est conservé au musée de Gap[201].
De son vivant, Georges Clemenceau fait l'objet decaricatures de la part de lapresse et de ses ennemis politiques[202]. On estime qu'une centaine a été produite, aussi bien avant qu'après la Grande Guerre[203].
1919, l'assassinat (raté) de Georges Clemenceau, « Autant en emporte l'histoire »,France Inter, alors président du Conseil, Georges Clemenceau est victime d'un attentat fomenté par un militant anarchiste français, Émile Cottin. L'historien Jean-Yves le Naour, spécialiste de la Première Guerre mondiale et auteur de cette fiction, la commente avec Stéphanie Duncan[205].
J. Jolly (dir.)et al.,Dictionnaire des parlementaires français - Notices biographiques sur les ministres, députés et sénateurs français de 1889 à 1940, Paris, Presses Universitaires de France, 1963, tomeIII,p. 1064-1070.
J. Lafitte,Qui était qui, Dictionnaire bibliographique des Français disparus ayant marqué leXXe siècle, Levallois-Perret, Éditions Jacques Lafitte, 2005,2e édition.
GérardMinart,Clemenceau journaliste (1841-1929) : les combats d'un républicain pour la liberté et la justice, Paris,L'Harmattan,, 249 p.(ISBN2-7475-8475-5).
Jacques Perot,Georges Clemenceau, exposition du cinquantenaire, Paris, Petit-Palais, 1979.
Société des Amis de Georges Clemenceau,Georges Clemenceau, Imprimerie artisanale de Moret-sur-Loing, 1962.
Général Mordacq,Le Ministère Clemenceau : journal d'un témoin /1917 -1920, Paris, Plon, 1930-1931, 4 tomes.
Général Mordacq,Clemenceau au soir de sa vie, 1920-1929, Paris, Plon, 1933, 2 tomes.
Général Mordacq,Clemenceau… : l'homme politique, l'orateur, le journaliste, l'écrivain aux armées, le médecin, l'académicien, l'homme privé : ses défauts et ses erreurs (Éd. de France, 1939).
Georges Clemenceau (son arrière-petit-fils),Lettre de mon jardin (Décoration Internationale, s.d.,p. 72-73.
Gustave Geffroy,Georges Clemenceau, sa vie, son œuvre, Paris, Larousse, 1929.
Clément-Alphonse Gola,Clemenceau et son sous-préfet, Fontenay-le-Comte, Imprimerie Moderne, s.d.
↑Après Emma, l'aînée, et Georges, quatre autres enfants naissent : Adrienne, Sophie, Paul et Albert (voir Winock 2010 pages 37 à 40).
↑À partir de 1883, Georges Clemenceau est un membre fondateur actif de l'Association des anciens élèves du lycée de Nantes (section parisienne), où il rencontreBoulanger, son condisciple en 1852-1853, mais beaucoup plus âgé (élève de classe préparatoire àSaint-Cyr). Son nom sera donné au lycée dès 1919.
↑Sylvie Brodziak et Jacqueline Sanson,Georges Clemenceau - Le courage de la République (catalogue d'exposition), Paris, Editions du patrimoine,, 221 p.(ISBN978-2-7577-0635-0),p. 15.
↑témoignage de l'aspirant Edmond Hourquebie transcrit par Patrice de Vogue dansVaux-le-Vicomte Mémoires d'un chef-d'œuvre 1875-2008, Imprimerie nationale 2008,p. 279.
↑Xavier Darcos,La Grèce antique dans la littérature et les arts, de la Belle Époque aux années trente. Actes du 23e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 5 et 6 octobre 2012, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,(lire en ligne), « Le Démosthène de Clémenceau (1926) »,p. 133-144.
↑Georges Clemenceau et Marguerite Baldensperger,Lettres à une amie. 1923-1929,Gallimard,, 650 p..
↑Le surnom deTigre lui fut attribué par leSyndicat national des instituteurs de France parce que Clemenceau fut le premier Président à ordonner à l'armée de tirer sur des ouvriers ; le tigre étant le seul animal (avec l'homme) qui tue par plaisir. Voir 2 volumes sur leSyndicalisme dans l'enseignement écrits par l'institut d'études politiques de Grenoble.
↑(en)Notice d'Agvan Dorjiev, sur le siteThe Treasury of Lives :« He conducted a large-scale Buddhist ceremony in Paris on June 27, 1898, which attracted a big audience including the explorer and Theosophist Alexandra David-Neel (1868-1969), who lived in Paris at the time. ».
↑Sur l'intérêt de Clemenceau pour l'art japonais et, plus généralement, les civilisations orientales, voir Matthieu Séguéla,Clemenceau ou la tentation du Japon, Paris, éditions du CNRS, 2014. En 1922, en remerciement de sa réception en Vendée, le prince héritier du JaponHirohito, âgé de11 ans, a offert à Clemenceau deux bannières en soie peintes de carpes, qui devinrent le signal de sa présence pour les pêcheurs et « un ivoire millénaire figurant la déesse des eaux », dons personnels du couple impérial.
↑Fusain aquarellé au musée Léandre deMontreuil-Bellay, Maine-et-Loire.
↑Portraits reproduits dans : Georges Clemenceau,Articles et discours de guerre, 1914-1918, co-édité par Jean-Jacques Becker et le Ministère de ma défense, 2012.
↑Reproduit par Catherine Arminjon et Nicole Blondel dansObjets civils domestiques - Vocabulaire typologique - Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France, Imprimerie nationale, 1984,p. 59.
a À partir du 26 novembre 1918 ;b À partir du 5 mai 1919 ;c Jusqu'au 5 mai 1919 (← PAINLEVÉ I) Gouvernement précédent •••• Gouvernement suivant (MILLERAND I →)