Les peintres futuristes vont s'employer à réaliser, presque littéralement, le manifeste fondateur deMarinetti. Ils essaieront cependant de formuler leurs propres instruments contre le passé et la tradition, en cherchant un langage plastique visant à faire éprouver aux masses le sentiment de leur puissance. Rapidement, deux directions graphiques se dégageront : la représentation du mouvement, affirmé comme étant un dynamisme universel, et le conflit des corps dans l'espace.
Le futurisme prône l'amour de la vitesse (Luigi Russolo,Dynamisme d'une automobile, 1912-1913) et de la machine en exaltant la beauté des voitures. Ils proclament que la violence est nécessaire pour débarrasser l’Italie du culte archéologique du passé. Marinetti est le seul à pousser ses idées jusqu’à se réclamer du social-darwinisme en exaltant« la guerre — seule hygiène du monde ». Théoricien du« dynamisme plastique futuriste », Boccioni écarte les nouveaux médias techniques tels que le cinéma et la photographie. Il stigmatise les recherches du« photodynamisme futuriste » des frèresAnton Giulio Bragaglia etArturo Bragaglia, ainsi que le cinéma abstrait des frèresArnaldo Ginna etBruno Corra. Il considère en effet que la main de l’artiste est l’instrument le plus apte à transmettre l’élan vital qui nourrit le monde moderne[2].
« Notre conscience rénovée nous empêche de considérer l’homme comme le centre de la vie universelle. La douleur d’un homme est aussi intéressante à nos yeux que la douleur d’une lampe électrique qui souffre avec des sursauts spasmodiques et crie avec les plus déchirantes expressions de la couleur. »
— Boccioni, Carrà, Russolo, Balla, Severini, Manifeste des peintres futuristes
Umberto Boccioni s'engage dans la glorification de gifles ou de coups de poing pour secouer l'Italie : avecRixe dans la galerie, il montre une foule attirée par un pugilat entre deux femmes.Giacomo Balla, lui, montre un mouvement centrifuge avecLa Lampe à arc et la lumière qui se diffuse par un motif de chevron, motif qui sera repris dans d'autres œuvres futuristes. Ils veulent rompre avec la priorité donnée à l'homme, pour insérer l'humanité dans une vibration universelle[3].
Russolo etPratella, en théorisant la notion de bruit, font l'apologie du son. Le bruit est en premier lieu ingérable et échappe à toute classification (par exemple, le bruit d'une usine). C'est ainsi qu'il se différencie du son, de la musique. À présent, l'analyse du bruit, ou plutôt des bruits, permet de le maîtriser. Voilà pourquoi Russolo et Pratella ont commencé à faire un classement du bruit, à chercher ses caractéristiques (chose à laquelle personne n'avait pensé auparavant). Cette nouvelle approche du phénomène sonore fait son apparition dansL'Art des bruits (L'arte dei Rumori), manifeste contenu dans une lettre que Russolo adresse à Pratella en 1913. Cette analyse du bruit sera reprise par lesdadaïstes mais selon un point de vue différent, à savoir sans la notion d'agressivité, puis par de nombreux musiciens dontEdgard Varèse etPierre Schaeffer, et réapparaîtra dans lamusique industrielle au début desannées 1980 à traversVivenza, théoricien et musicien bruitiste futuriste français, à qui l'on doit la popularisation du terme « bruitisme »[7].
La plupart des grandes œuvres associées au mouvement futuriste furent créées entre 1909 et 1914[8]. Les théories de Boccioni ont inspiré les futuristes jusqu’à la fin de laPremière Guerre mondiale. Ensuite, les recherches futuristes seront poursuivies à travers « l’art mécanique » pendant les années 1920, puis à travers une véritable « aéro-esthétique » pendant les années 1930[2]. En 1967,Enzo Benedetto[9] publie le manifesteFuturismo-oggi qui propose de passer à la troisième étape artistique du mouvement :« La première était la vitesse, la deuxième la course au ciel, la troisième sera la course à l'espace. »
Les futuristes sont à l'origine du dispositif artistique appeléperformance. Il s'agissait pour les peintres d'appliquer leurs manifestes, en associant peinture, théâtre et provocation. Les futuristes prolongeaient leur œuvre en devenant eux-mêmes objets d'art par la gestuelle, et en mettant sur pied un théâtre d'artistes-acteurs. Après ces expériences, ils approfondirent leurs manifestes en s'inspirant du théâtre de variétés, parce que celui-ci n'avait ni traditions, ni maîtres, ni dogmes. Portés par leur admiration pour les machines, ils intégrèrent la notion de bruit à leurs spectacles avec lamusique bruitiste, ainsi que la mécanisation de l'interprète. Ils cherchaient la continuité entre dispositif scénique et interprète par lasimultanéité et la danse. Ils dénommèrent l'ensemble « théâtre synthétique »[10].
La réputation du futurisme a souffert de sa collusion avec lefascisme. Pourtant, les futuristes se sont réclamés de nombreux mouvements politiques, tels que lemarxisme, dusocialisme aucommunisme[11]. L’adhésion au fascisme fut plutôt une sorte de compromis passé avec le régime par une partie des futuristes[12], dont Marinetti son fondateur.Giovanni Lista, l'un des principaux historiens du futurisme, montre que ce mouvement avait bien une dimension révolutionnaire et trublionne, par exemple à travers la portée exploratoire de ses manifestes. Mais, comme beaucoup de mouvements d'avant-garde, qui ont fortement tendance à se laisser embrigader, il a vite rejoint les académies officielles, c'est-à-dire, pour les Italiens à cette époque, le fascisme[13].
Le mouvement des futuristes possédait dès l'origine une composante politique.Marinetti exigeait avec véhémence une modification générale des valeurs sociales. Le futurisme allie des visions réformistes radicales et des visions artistiques.
Les futuristes, en se liant de manière ambiguë aux fascistes, de 1919 à 1945, ont soulevé des réserves à leur égard, en tant que première avant-garde italienne. Ils seront aussi à l'origine du retard dans la réception de la seconde génération d'artistes futuristes.
En 1909, est publié lePrimo manifesto politico. Lors des élections de 1913, Marinetti,Boccioni,Carrà etRussolo ont établi un programme politique futuriste qui évoque la protection économique du prolétariat et qui propose l'expansion coloniale. Dans l'écrit intituléChe cos'è il futurismo. Nozioni elementari, daté de 1920, les buts politiques sont plus détaillés : mise en place d'une armée de volontaires, modernisation du service de sécurité public et prise en main du gouvernement italien par des jeunes qui se sont battus sur le front.
Mussolini, qui connaissait Marinetti depuis 1915, tire avantage de l'environnement intellectuel révolutionnaire des futuristes. À partir de sa prise de pouvoir en 1922, il s'inspire de leur volonté déterminée de renouvellement, de leur éloquence agressive et de leur bonne organisation de groupe. En 1924, Marinetti réfléchit au lien entre art et politique en Italie dans son traitéFuturisme et fascisme. Il met en valeur le rôle pionnier du futurisme et souligne les rapprochements possibles avec le fascisme. Plus tard, Mussolini prend ses distances avec le futurisme. En se rapprochant de l'Église catholique et du parti conservateur par opportunisme politique, Mussolini révèle alors une vision anti-futuriste.
Futurisme et fascisme entretiennent des liens ambivalents. Des artistes de la seconde phase futuriste, commeEnrico Prampolini,Gerardo Dottori etMario Sironi ont décoré des salles pour les grands spectacles d'auto-représentation de l'État fasciste comme laMostra della Rivoluzione Fascista deRome en 1932. Cette relation entre futurisme et pouvoir fasciste donne lieu à des contradictions. Par exemple, Marinetti accepte en 1929 un poste à la nouvelle Reale Accademia d'Italia, alors que les futuristes ont toujours dénigré les professeurs ignorants, les« académies podagres » qui représentent pour eux le passéisme honni.
L'architecte du régime fascisteMarcello Piacentini a fait construire des bâtiments monumentaux destinés à durer éternellement alors que l'architecte futuristeAntonio Sant'Elia prônait une élaboration de l'espace urbain à chaque génération. Mussolini, contrairement àStaline ouHitler, cherche à s'attirer les appuis des artistes avant-gardistes. Les régimes totalitaires en Allemagne et en Russie ont violemment combattu l'art moderne en le discriminant et en tentant de le neutraliser. Les nazis n'ont d'ailleurs pas hésité à détruire des milliers d’œuvres jugées décadentes (l'art dégénéré).
Mussolini, au contraire, tolérait les courants artistiques modernes, bien qu'il ait voulu également élever à nouveau l'art antique avec sa tendance au monumental ainsi que les références à la mythologie romaine au rang d'art national.
Le fascisme, en s'appuyant sur ces nouvelles formes de la modernité picturale, montre son désir de provoquer une rupture avec le passé, mais aussi sa fascination pour la technique et la vitesse.
Francesco Balilla Pratella,Manifeste des Musiciens futuristes, Lenka lente, Nantes, 2014,32 p.(ISBN978-2954584553)
Karine Cardini et Silvia Contarini (coord.),Le Futurisme et les avant-gardes littéraires et artistiques au début duXXe siècle,CRINI, Nantes, 2002,376 p.(ISBN2-86939-179-X)
Silvia Contarini,La Femme futuriste. Mythes, modèles et représentations de la femme dans la théorie et la littérature futuristes, Nanterre, Presses universitaires de Paris 10, 2006,341 p.(ISBN978-2840160007)
Maurice Lemaître,Le Théâtre futuriste, italien et russe, Centre de créativité, Paris, 1967 ; réédition 2008, fondation Bismuth-Lemaître, 13, rue de Mulhouse, 75002 Paris
Maurice Lemaître,Quelques différences entre le futurisme et le lettrisme, Paris, 1970, Centre de créativité
Giovanni Lista,F. T. Marinetti, Éditions Seghers, Paris, 1976
Giovanni Lista,Le Futurisme, Éditions Hazan, Paris, 1985
Le Futurisme à Paris. Une avant-garde explosive, catalogue de l'exposition duCentre Pompidou (-), Paris, Centre Pompidou, 2008,400 p., 360 ill.(ISBN978-2844263599)