Pour les articles homonymes, voirDe Grasse.
| Comte |
|---|
| Naissance | |
|---|---|
| Décès | |
| Sépulture | |
| Allégeance | |
| Activité | |
| Période d'activité | |
| Famille | |
| Père | Francois de Grasse Rouville, Marquis de Grasse(d) |
| Enfants | Alexandre de Grasse-Tilly Amélie Rosalie Maxime de Grasse(d) Melanie Veronique Maxime De Grasse(d) Sylvie de Grasse(d) |
| Arme | |
|---|---|
| Conflit | |
| Grade | |
| Distinction |
François Joseph Paul, marquis de Grasse Tilly, comte de Grasse, né au château des Valettes duBar (actuellementTourrettes-sur-Loup,Alpes-Maritimes) le, et mort le au château deTilly (dans les actuellesYvelines), est unofficier de marine français qui sert la Marine royale française. Il assume divers commandements lors des guerres deSuccession d'Autriche et deSept Ans avant de terminer sa carrière comme lieutenant-général lors de laguerre d'indépendance américaine.
Nommé en 1781 commandant de la principale escadre française, sonaction résolue dans la baie de la Chesapeake permet la victoire décisive de Yorktown. Lourdement battu et capturé en 1782 à labataille des Saintes, il connaît la disgrâce royale jusqu'à sa mort, même si ce combat est sans conséquence sur la suite de la guerre. Les historiens l'ont réhabilité et les marines américaines et françaises donnent régulièrement son nom à de grosses unités de guerre.

Dernier garçon d'une famille de la noblesse provençale issue des anciens princes d'Antibes, François-Joseph de Grasse naît au château familial de Tourrettes-sur-Loup (le château des Valettes) où il passe la plus grande partie de son enfance.
En 1733, François-Joseph de Grasse est reçu de minorité dans l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem[2] commepage dugrand maître de l'Ordre. En 1740, après six années d'apprentissage ponctuée decaravanes sur lesgalères de l'Ordre, François-Joseph Paul de Grasse renonce à prononcer ses vœux de frère-chevalier et choisit d'entrer au service du roi de France[3].
Enseigne de vaisseau en 1743, il se retrouve engagé dans les combats de laguerre de Succession d'Autriche. Le, il participe sur leDiamant aucombat du cap Sicié, puis fait campagne auxAntilles et passe en 1746 sur leCastor avec lequel il participe à la capture d'une corvette anglaise sur les côtes d'Acadie. En 1747, il embarque sur laGloire dans l'escadre deLa Jonquière, où il est blessé et fait prisonnier aucombat du cap Ortegal contre l'escadre anglaise de l'amiral Anson ().
La guerre terminée, il fait une croisière en 1752 auLevant, sur laJunon. Il est ainsi promulieutenant de vaisseau en 1754, et fait campagne sur l’Amphion en 1755 àSaint-Domingue. Laguerre avec l'Angleterre reprend en 1756, et il participe en 1757 sur leTonnant à la défense deLouisbourg dans la concentration navale deDubois de La Motte. La même année, il commande leZéphyr en croisière sur les côtes d'Afrique.
En 1762, il devientcapitaine de vaisseau et commande l'année suivante leProtée aux Antilles alors que se termine laguerre de Sept Ans qui a vu laMarine royale enregistrer de lourdes défaites et la destruction de l'essentiel dupremier empire colonial français.
En 1765, il commandeL'Héroïne dans l'escadre dedu Chaffault lors de l'expédition de Larache, puis l’Iris en 1772 en escadre d'évolutions. En 1775, il dirigeL'Amphitrite auxAntilles, puisL'Intrépide en 1776. Grasse se taille une réputation de bon manœuvrier[4]. C'était« un homme de haute taille, peu sympathique […], avec son visage de bouledogue, lourd, fermé, sévère, le nez fort, la bouche épaisse et méprisante, comme le représente une toile de Jean-Baptiste Mauzaisse au musée de Versailles. Cet ancienchevalier de Malte, qui avait bourlingué sur toutes les mers, était craint des officiers et des matelots[5]. »
Le, il épousa Antoinette Rosalie Accaron à Versailles ; celle-ci mourut en 1773. Il épouse Marie Catherine Pin en deuxièmes noces le au Port-de-Paix àSaint-Domingue puis, le, il épouse Christine Marie Delphine Lazare de Cibon en troisièmes noces.
En 1776, une partie des colons anglais d'Amérique proclament leur indépendance. LesInsurgents sollicitent l'aide du roi de France.Louis XVI et ses ministres hésitent longuement, puis s'engagent auprès de la jeune république américaine pour venger les défaites de laguerre de Sept Ans et combattre les prétentions anglaises à un contrôle total des mers.
En 1778, la guerre éclate donc de nouveau entre la France et l'Angleterre. Ce nouveau conflit lui offre l'occasion de se distinguer et d'entrer dans l'Histoire.




À l'ouverture du conflit, Grasse est nomméchef d'escadre des armées navales et sert sous les ordres d'autres amiraux. Dans l'escadred'Orvilliers, il commande leRobuste lors de labataille d'Ouessant, le, puis rejoint avec une flottille de renfort l'escadred'Estaing auxAntilles et prend part auxcombats de la Grenade, le, et deSavannah, en-. En 1780, il commande une division dans l'escadre deGuichen et se distingue auxtrois combats livrés au commodoreRodney, au large de la Dominique.
En, de Grasse est nommélieutenant général des armées navales et reçoit enfin le commandement d'une grande escadre, avec pour mission principale de partir auxAntilles, pour couvrir la défense desîles du Vent. Il met son pavillon sur leVille de Paris et appareille deBrest le, à la tête de vingtvaisseaux, troisfrégates et120 bâtiments[6] transportant 3 200 hommes de troupe. L'escadre arrive le à laMartinique, obligeant l'amiral Hood à lever leblocus de Fort-Royal, où de Grasse entre le.
Un de ses premiers succès est laprise de l'île de Tobago, action menée en coordination avec les troupes du gouverneur des îles françaises, lemarquis de Bouillé. Grasse couvre le débarquement des 3 000 hommes de Bouillé qui forcent la garnison anglaise à une rapide capitulation alors que l'escadre de Rodney, arrivée en renfort, préfère ne pas engager le combat.
Le, Grasse appareille pourSaint-Domingue en escortant un gros convoi. Au mouillage de Cap-Français (aujourd'huiCap-Haïtien, au nord-ouest de l'île de Saint-Domingue), de Grasse reçoit l'appel à l'aide deGeorge Washington et dugénéral Rochambeau, le commandant du corps expéditionnaire français, débarqué le de l'année précédente dans leRhode Island. Cette troupe d'un peu moins de 6 000 hommes a passé l'hiver dans un camp retranché àNewport, en attendant les renforts promis parLouis XVI[7].
La situation des insurgés Américains est alors très difficile : pas d'argent, plus de médicaments, des désertions en masse, deux importantes armées anglaises stationnant àNew York et enVirginie… Les troupes anglaises installées àNew York sont nombreuses et solidement retranchées.
Rochambeau conseille à Washington de marcher plutôt vers l'armée anglaise du sud commandée parCharles Cornwallis, installé dans la presqu'île deYorktown à l'entrée de labaie de Chesapeake[8]. Depuis son camp retranché,Cornwallis peut menacer les environs en recevant des renforts de la mer, car les escadres anglaises patrouillent le long de la côte américaine. Mais cette position peut aussi se transformer en piège mortel, si une armée parvient à bloquer la presqu'île de Yorktown, et si la flotte anglaise est tenue à distance de l'entrée de la baie. Une première tentative de débarquement de troupes, menée en parDestouches à la demande deWashington avait d'ailleurs échoué, après un bref combat naval face à l'escadre d'Arbuthnot[9].
De Grasse, qui n'a pas d'ordre précis deVersailles, envisage de monter une attaque sur laJamaïque ou éventuellementNew York. Il accepte cependant le plan qui lui est proposé.
L'escadre deBarras de Saint-Laurent, immobilisée àNewport, où elle est inactive depuis le premier combat de la Chesapeake, accepte de se joindre à l'opération. C'est un renfort important, qui donne une très nette supériorité navale aux Français pour tenter cette opération de grande envergure.
Grasse emprunte sous sa signature 500 000 piastres à des banquiers espagnols et fait embarquer sur sa flotte les sept régiments destinés à attaquer laJamaïque, avec un petit corps de dragons et d'artilleurs : 3 200 hommes en tout, avec du matériel de siège, des canons et des mortiers[5]. Le moral, stimulé par les victoires précédentes, est très élevé. L'escadre se sent forte au point de couper au travers des écueils du canal de Bahama jusqu'alors inconnu aux flottes françaises[10].
Commence alors une« opération combinée extraordinaire. Il joue sur les distances maritimes qui séparent les différents théâtres d'opération pour créer la surprise et obtenir une supériorité décisive face à un ennemi qui ne s'y attend pas[11]. » Les troupes deRochambeau, très éloignées de Yorktown, commencent une marche forcée vers le sud de plus de 600 km, en laissant de côté l'armée anglaise de New York, alors que les quelques centaines de cavaliers de La Fayette et du général Waine remontent vers la baie jusqu'àWilliamsburg.
Mais l'essentiel vient de la mer : le, les vingt-huitnavires de ligne et les quatre frégates de Grasse se présentent à l'entrée de la rivière Chesapeake et jettent l'ancre dans la baie de Lynnhaven. Le débarquement des troupes, sous les ordres du marquis de Saint-Simon, commence aussitôt. La situation des Français reste pendant plusieurs jours extrêmement aventureuse, car avec 8 000 soldats réguliers et 9 000 américains loyalistes,Cornwallis dispose de forces très supérieures. L'armée de Rochambeau est encore loin, mais Grasse envoie quatre navires bloquer les rivières James et York.
Le, l'opération de débarquement n'est pas encore achevée qu'une flotte se présente à l'horizon, mais ce n'est pas celle de Barras de Saint-Laurent. Ce sont les pavillons des AnglaisHood etGraves qui apparaissent dans les longues vues, avec19 navires de ligne (ou 20selon les historiens[Lesquels ?]) et sept frégates. L'instant est décisif pour les Français, qui d'assiégeants risquent de se retrouver en situation d'assiégés, enfermés dans la baie.
Mais de Grasse réagit aussitôt : il stoppe le débarquement, laisse filer les ancres et, fin manœuvrier, il se prépare à engager le combat, avant que l'escadre anglaise ne bloque la baie entre lescaps Charles etHenry. Grasse a un atout important : il a plus de vaisseaux (il en engage 24 sur 28, mais plus de mille marins français n'ont pas eu le temps de rembarquer) que les deux amiraux anglais.
Côté anglais,Hood, trop sûr de lui — car il est du côté du vent — laisse passer sa chance en attendant que les Français se déploient pour ouvrir le feu. À cette première erreur, s'ajoute une confusion dans la compréhension des signaux : l'avant-garde anglaise s'éloigne de son centre et de son arrière-garde, alors que les Français ouvrent le feu[12]. La tombée de la nuit sépare les combattants. Labataille dure quatre heures et se révèle indécise, concentrée essentiellement sur les deux avant-gardes.
Cependant, la flotte anglaise a beaucoup souffert : cinq vaisseaux sont très abimés et l'un d'eux doit être sabordé dans la nuit. Hood et Graves restent encore au large jusqu'au, alors que de Grasse cherche à reprendre le combat. En vain. Les deux chefs anglais finissent par rentrer surNew York pour réparer. Grasse regagne à son tour son mouillage en saisissant au passage les frégates anglaisesIsis etRichemond[13].
Cette retraite anglaise signe la victoire de Grasse à la « bataille des caps », que l'histoire retient sous le nom debataille de la baie de Chesapeake. La nasse de Yorktown[14] est désormais fermée :Cornwallis ne peut plus attendre aucun secours de la mer.

De Grasse reprend aussitôt leblocus. Il débarque 2 500 marins pour renforcer les 3 200 hommes de Saint-Simon, alors que le (jour où s'enfuit la Royal Navy) arrive l'escadre deBarras de Saint-Laurent qui s'est faufilé le long de la côte : douze vaisseaux neufs avec dix-huit transports chargés du matériel de siège (essentiellement de l'artillerie). De Grasse organise aussi une flottille pour transporter sur 200 km dans la baie les troupes deRochambeau arrivées àAnnapolis, alors queWashington qui marche le long de la côte arrive àWilliamsburg le.
Le septembre, de Grasse et Washington se rencontrent sur le navire amiral de de Grasse, leVille de Paris, pour organiser les opérations. À New York,Clinton reste sans réaction, car il ne comprend pas la destination prise par Rochambeau et Washington. Lorsqu'il se décide enfin le à envoyer 7 000 hommes en renfort vers le sud, il est beaucoup trop tard[15].
Cornwallis, qui n'a plus rien à espérer de la mer, se retranche au bout de la presqu'île, dans la petite bourgade de Yorktown[16]. Le commence l'investissement de la place par les coalisés : 3 600 Américains et 11 000 Français.
Washington, qui a le commandement théorique, mais qui n'a ni les effectifs, ni l'expérience de la guerre de siège, doit laisser faire les Français. Après douze jours et douze nuits passés à s'approcher des positions anglaises en creusant des tranchées, l'artillerie entre en action. Les nouveaux canonsGribeauval incendient deux des trois frégates dans le port, qui contenaient des stocks de munitions. Ils concentrent ensuite leurs tirs sur les deux redoutes (forts), positions capitales pour les Britanniques.
Au feu terrestre s'ajoute le feu des canons de marine des28 vaisseaux de l'Amiral de Grasse. Écrasée par cette pluie de boulets, la position de Cornwallis devient vite intenable, d'autant qu'il n'a presque plus de munitions et de vivres.
Le, il doit capituler sans conditions, avec ses quatorze régiments anglais et mercenaireshessois.
Cette éclatante victoire laisse aux vainqueurs214 canons,22 étendards et 8 000 prisonniers qui défilent en habit rouge entre une rangée de soldats français et une autre rangée d'Américains. La nouvelle de la victoire est accueillie par des transports de joie dans toute l'Amérique et à Versailles.
« Jamais la France n'eut un avantage aussi marqué sur l'Angleterre que celui-là » dit Rochambeau en triomphant[17]. Défaite d'autant plus humiliante que Cornwallis, ancienchambellan et aide de camp deGeorge III, était considéré jusque-là comme l'un des espoirs de l'armée anglaise[17]. Sur le papier il reste encore aux Britanniques des troupes considérables àNew York (30 000 hommes) etCharleston pour continuer la guerre.
Mais pour le gouvernement anglais la nouvelle est un désastre :« It's all over » soupireLord North[18] dont le ministère tombe en[19].
Les Anglais ont payé le prix de leur dispersion, de la lenteur des communications, de l'absence de coordination et des tensions entreSir Henry Clinton, général en chef, et l'impétueux LordCharles Cornwallis[17].
Yorktown n'est pas une victoire terrestre, mais bien avant tout une victoire navale. Les Insurgés américains sont définitivement sauvés. Comme l'a souligné l'historien américain Morrison, sans la victoire du comte de Grasse, ce n'est pas la reddition de Cornwallis, mais celle de George Washington que l'histoire aurait enregistrée[20]. Yorktown serait même un « Waterloo naval », selon l'historien américain Emil Reich[21]. Yorktown apparaît effectivement comme une victoire de la mer contre la terre.
Sans l'action de la flotte française, apportant hommes et matériel, puis coupant Cornwallis de son soutien naval, rien n'aurait été possible. Le rôle de l'amiral de Grasse, qui a assuré une bonne coopération interarmes et interalliée, doit être souligné, car l'histoire militaire regorge de campagnes manquées à cause des désaccords entre les généraux sur le choix des objectifs et l'emploi des moyens disponibles.
Sur l'instant, tout l'honneur de cette victoire franco-américaine revient cependant à Rochambeau et à Washington. De Grasse, qui n'est pas présent au moment où Cornwallis rend son épée, se retrouve un peu oublié. À Paris, c'estLa Fayette qui est fêté en héros. Ce dernier n'a joué qu'un rôle secondaire dans les opérations, mais le jeune homme, propagandiste infatigable de la cause américaine, rentre immédiatement en France, où il reçoit un triomphe[22].
Dès la capitulation, de Grasse ordonne le rembarquement de ses matelots et des troupes de Saint-Simon (entre le et le). Le, il lève l'ancre pour lesAntilles, pour y passer l'hiver et y continuer la guerre. Le, l'escadre française arrive àFort Royal.



La situation militaire est alors plus complexe que ne le laisse croire la victoire de Yorktown. La guerre est terminée dans lesTreize Colonies, et un armistice de fait s'installe entre les belligérants en attendant que les négociations de paix commencent. Mais partout ailleurs la guerre continue, sans marquer de ralentissement.
En Méditerranée, les Franco-Espagnols assiègent toujoursGibraltar et ont débarqué àMinorque.
Dans l'océan Indien l'escadre du Bailli deSuffren attaque les établissements anglais, cherche à reconquérir ceux que n'ont pas su défendre les Néerlandais et donne la chasse aux vaisseaux ducommodore Hughes[23].
Mais c'est dans lesAntilles qu'ont lieu les opérations de grande envergure. Ces îles, essentielles au commerce colonial de l'époque, sont très fortement disputées, tout comme laFloride, où les Français et Espagnols ont débarqué l'année précédente[24]. C'est donc là que se concentrent les plus grandes escadres, et là où se jouent les dernières grandes batailles de ce conflit naval de haute intensité qu'est la guerre d'indépendance américaine.
LaRoyal Navy est très éprouvée par cette guerre où, en raison de la dispersion de ses escadres, elle a perdu la maîtrise de l'Atlantique qu'elle avait acquise contre la France et l'Espagne pendant laguerre de Sept Ans. Au, libérée de la guerre en Amérique du Nord, la balance des forces navales penche de nouveau du côté anglais.
À cela s'ajoute un intense effort de construction navale, qui creuse un écart technologique avec les vaisseaux français : presque tous les navires anglais sont maintenant doublés de cuivre. Cette innovation, qui a pour but au départ de lutter contre la prolifération des algues et des coquillages qui s'incrustent sur les coques, a aussi pour effet de rendre les navires plus rapides et plus résistants au feu.
À cela s'ajoute une arme nouvelle, lacaronade, un canon court de gros calibre, monté sur les hauts ponts des vaisseaux et qui est utilisé en combat rapproché. Son feu déverse un torrent de boulets de tout calibre en mitraille, qui balaye le pont adverse de façon mortelle, ou bien pénètre avec de gros dégâts jusque dans les entrailles du navire ennemi[25].
Les chantiers navals français tournent aussi à plein régime, mais les Français commencent à peine à doubler les coques en cuivre, en raison du coût élevé de l'opération, et aucune caronade n'y est encore disponible.
La flotte de Grasse, qui tient la mer depuis aurait besoin de repos. Les coups de vent, l'humidité et le sel usent les vaisseaux, presque autant que les combats. Les marins connaissent bien ce problème, puisque les navires de guerre emportent tous en double un jeu complet de voiles et de cordages pour réparer en mer. Cependant, si la campagne dure trop longtemps, il faut obligatoirement disposer d'un port bien équipé pour de l'entretien plus approfondi.
Les Anglais peuvent s'appuyer dans le secteur surNew York (comme après la bataille de la Chesapeake), laBarbade et laJamaïque. Des ports bien équipés, avec desréserves de bois, d'armes, de gréements. Les Espagnols disposent des chantiers navals deLa Havane, mais les Français n'ont hélas aucune installation comparable dans la région, et les rois de France Louis XIV et Louis XV n'ont pas équipéLa Nouvelle-Orléans.
Plus grave, il semble bien qu'une crise de commandement larvée s'installe dans l'escadre. En effet, aprèsYorktown, de Grasse a demandé instamment à être relevé de son commandement.
Sa santé se dégrade, mais le roi Louis XVI refuse de lui donner satisfaction. Le ministre de la Marine,de Castrie, prétend même, à tort, que personne ne peut le remplacer. Réponse malheureuse, car le commandant en chef, malgré ses succès, est de plus en plus détesté par certains officiers, et l'atmosphère à bord des vaisseaux devient épouvantable. Comment en est-on arrivé là ?
De Grasse est un fin manœuvrier, mais il est autoritaire et il manque totalement de sens psychologique. Il n'a aucune confiance en ses subordonnés et ne sait en aucune manière les encourager. En un mot, il est totalement dépourvu du charisme du chef que les hommes apprécient au point de lui obéir en toutes circonstances jugeÉtienne Taillemite[26]. Les critiques les plus acerbes pleuvent contre le vainqueur de la Chesapeake et de Yorktown. Chose à peine croyable, mais révélatrice, de nombreux commandants de vaisseaux, prétextant des problèmes de santé, rentrent en France, ce qui n'améliore pas la cohésion de l'escadre.
Pour finir, le ravitaillement et les renforts pour la campagne de 1782 n'arrivent pas : l'important convoi de troupes et de vivres qui quitte Brest en, escorté par19 vaisseaux de ligne est attaqué et dispersé par la Royal Navy.Guichen, un bon chef, jusque-là invaincu, n'a pu empêcher les 12 vaisseaux ducommodore Kempenfeld de prendre ses 15 bateaux de transport et 1 000 soldats[27].
Cette déconvenue met de Grasse dans une situation délicate, mais il dispose encore de la supériorité numérique. Il assure la protection des convois français et il s'empare de l'île deSaint-Christophe avec lemarquis de Bouillé, qui commande les troupes à terre. L'amiralHood réussit à jeter l'ancre par surprise entre les deux, menaçant l'offensive française, puis s'échappe pendant la nuit du.
L'île de St-Christophe (St-Kitts-and-Nevis) tombe entre les mains des Français le. Ce combat est aussi appelébataille de Saint-Christophe. Le trait d'audace de Hood contribue à restaurer la confiance dans la marine anglaise, alors que l'amiralGeorge Brydges Rodney, un vieux loup de mer, prend le commandement de la Royal Navy aux Antilles en avril. Il dispose de37 vaisseaux de ligne, dont la moitié sont des bateaux neufs, arrivant directement d'Angleterre, presque tous doublés de cuivre, et équipés de caronades. Concentrée à laBarbade, cette flotte est le fer de lance de la Navy.
De son côté,Rodney, qui a été facilement vainqueur d'une flotte espagnole en 1780, a été par la suite sévèrement tenu en échec par les FrançaisGuichen etLa Motte-Picquet. Il est donc déterminé à prendre sa revanche : « Il s'agissait de sauver l'honneur de Sa Majesté et de montrer à ces damnés Français que les Anglais restaient les seuls maîtres des océans » noteJean-Christian Petitfils[5].



Mouillant à laMartinique avec35 vaisseaux, de Grasse reçoit l'ordre du ministre de la Marine d'entreprendre la conquête de la plus riche île anglaise desAntilles : laJamaïque. Une attaque qui doit être montée en coordination avec les Espagnols[29]. Au préalable, il doit rallierSaint-Domingue où l'attend l'amiral Don Solano avec douze ou treize vaisseaux et 15 000 hommes, suivant à l'arrière garde une flotte marchande de150 galions et navires de tous tonnages, qui doivent repartir ensuite pourNantes etBordeaux. Rodney n'a pas ces contraintes.
C'est, encombré de ce lourd convoi marchand, que de Grasse prend la mer, le alors que les Britanniques, qui le cherchent, se sont rapprochés de la Martinique et de laGuadeloupe. Grasse, confiant, semble prêt à en découdre lui aussi. Lemarquis de Vaudreuil, l'un de ses principaux officiers, note dans son journal de bord :« M. le comte de Grasse juge qu'il ne pourra pas éviter le combat. Je suis assez porté à croire que le mépris que ce général a pour ses ennemis va le déterminer, dans cette occasion, à les attaquer avec des forces inférieures[30]. » Mais Grasse n'a guère le choix, les ordres sont très clairs. Au cas où les Anglais chercheraient à intercepter l'expédition, il ne doit pas hésiter à engager « une action générale qui ne pourrait manquer d'être décisive » et à livrer, lui écritCastrie, une bataille qui assurerait le succès de toutes les opérations ultérieures si, « comme on ne peut en douter, vous parveniez à prendre ou à détruire une partie de l'escadre anglaise »[31]. Grasse n'a donc pas d'autre choix que d'afficher sa confiance, d'autant qu'il n'est pas exclu qu'il sous estimeRodney. Grasse avait participé aux trois combats livrés parGuichen en 1780 (voir ci-dessus) où Rodney avait été sévèrement tenu en échec. Grasse pense peut-être pouvoir rééditer l'exploit.
Le, l'escadre anglaise est repérée. Grasse donne l'ordre d'attaquer. Il s'agit en fait de l'avant-garde deHood, avec douze vaisseaux seulement. Après deux heures d'un combat incertain, Hood se retire.
Ce mouvement offre à Grasse la possibilité de le poursuivre, de l'isoler du gros de l'escadre anglaise et peut-être de le détruire. Mais Grasse laisse filer Hood. Sa mission essentielle est d'escorter le convoi versSaint-Domingue, et Grasse pense probablement qu'après ce coup d'arrêt, les Anglais n'oseront plus rien entreprendre[32].
Dans la nuit du au, leZélé, commandé par un officier inexpérimenté, heurte un autre vaisseau de ligne, leJason, qu'il faut envoyer immédiatement versBasse-Terre en réparation. Dans la nuit du, deuxième accrochage : leZélé aborde par l'arrière le vaisseau amiral, leVille de Paris. Ce dernier a peu de dégâts, mais leZélé se retrouve désemparé, sansmât de beaupré ni demisaine. À l'aube, Grasse doit donner l'ordre à la frégate l’Astrée de le prendre en remorque. La flotte se trouve alors à la hauteur desSaintes, neuf îlots entre la Guadeloupe (au nord) et laDominique (au sud). C'est alors que les vigies voient apparaître à l'horizon les voiles de Rodney.
La situation exige une décision immédiate. En retranchant les vaisseaux qui au nord-ouest encadrent le convoi marchand, il ne reste plus que31 navires à Grasse, dont un qui ne vaut plus rien. Avec37 vaisseaux dont de nombreux trois-ponts, Rodney dispose aussi de presque 1 000 canons de plus que lui. Il n'y a qu'une seule solution : abandonner leZélé pour dégager l'escadre, d'autant que Grasse n'a ordre de combattre les Anglais qu'après avoir réuni sa flotte aux treize navires espagnols. Mais, en « cabochard flamboyant[17] », Grasse refuse d'abandonner un de ses navires :« L'honneur des armes du roi, mon honneur ne me permettaient pas de laisser prendre sous mes yeux un vaisseau hors d'état de se défendre. Je n'allais pas augmenter mon infériorité par une lâcheté[33] ! »
Grasse fait virer de bord vers les Anglais, et déploie sa flotte :Bougainville à l'avant-garde, lui-même au centre, et Vaudreuil à l'arrière-garde. Le feu débute peu avant8 h 0. Grasse a l'avantage du vent, ce qui lui permet de manœuvrer plus rapidement que Rodney[34]. La bataille s'engage en suivant la tactique habituelle de la ligne de file, chaque flotte se canonnant en parallèle. La ligne française n'est pas encore totalement formée sur l'arrière, mais Grasse affiche sa confiance. Il observe à la longue-vue au milieu de la fumée Rodney qui donne ses ordres cloué sur un fauteuil pour cause de rhumatismes :« Il suce un citron, Messieurs ! Puisse-t-il bientôt sucer la mer[35] ! »
Le récit de la suite de la bataille varie considérablement d'un historien à l'autre. Les deux flottes s'affrontent en défilant en sens opposé. Grasse qui ne veut semble-t-il pas trop s'éloigner du convoi de navires marchands, ordonne de faire un demi-tour contre le vent. Cette manœuvre, toujours très délicate en plein combat, devant amener les deux flottes à combattre dans le même sens. Les historiens ne s'accordent pas pour dire s'il le fait pour contrer le vent qui tourne ou si c'est le vent qui tourne en pleine manœuvre et gène celle-ci.
Les ordres qui s'affichent dans les matures par fanion sont mal compris, mal exécutés, ce qui avec le vent qui passe de l'est au sud-est disloque l'agencement de la ligne française en son centre[36]. L'avant-garde de Bougainville qui n'a pas vu les signaux s'éloigne donc de toutes ses voiles. Il est9 h 45. Rodney qui a vu la brèche à l'arrière duVille de Paris s'y engouffre. Hood qui en a repéré une autre fait bientôt de même, en tirant au passage en enfilade, ce qui achève de jeter la confusion dans la ligne française, désormais coupée en trois.
La nasse se referme sur le centre français totalement isolé, avec une proie de choix : le navire amiral, leVille de Paris (104 canons)[37]. Le combat qui s'engage prend alors une autre tournure. Les Français doivent faire feu sur les deux bords, à portée de mousqueterie, la pire situation en combat naval, d'autant qu'ils sont en totale infériorité numérique. Lescaronades anglaises dévastent les ponts et les mâtures duCésar, duSceptre, duVille de Paris, broyant les matelots dans la mitraille. Cette agonie sanglante dure plus de cinq heures. Une passagère embarquée à bord duTriomphant (en) raconte :
« Nous fûmes entourés de morts et de blessés dangereusement qui par leurs cris nous arrachaient l'âme (…) D'un côté nous voyions couper un bras, de l'autre amputer une cuisse, plus loin panser une tête défigurée par une blessure horrible (…). Les uns mouraient dans l'opération, les autres poussaient des cris déchirants, un jeune mousse surtout, auquel on désossa le reste du bras à l'épaule, opération qui dura plus d'un quart d'heure et pendant laquelle il hurla toujours (…) Après une heure du combat le plus sanglant, nous entendîmes : « ici du monde, prenez garde, doucement ». Nous n'osions porter nos yeux sur l'échelle, quand nous entendîmes : c'est Monsieur du Pavillon (…). Un boulet de mitraille lui avait emporté un œil, une partie du sourcil, et endommagé le crâne. Il était sans connaissance et baignait de sang (…). Dans l'espace de près de quatre heures que dura notre premier feu, nous eûmes quarante blessés et dix à douze hommes de tués. Ceux qui mouraient dans les pansements étaient sous nos yeux entassés au nombre de sept. On attendit la nuit pour les jeter à la mer afin de ne pas effrayer l'équipage. La bonté (solidité) et l'épaisseur du bois de notre vaisseau a sauvé la vie à bien des hommes ; pas un boulet ne pénétra dans la première batterie. Tous venaient frapper le bois sans entrer ; un seul passa par un sabord et tua six hommes à ce canon là. Le combat recommença pour nous. On employa le moment de répit à réparer notre voilure et nos manœuvres très endommagées ; nous avions beaucoup de boulets dans nos mâts, mais ils tenaient encore. Il est à croire que les Anglais de concert visaient tous à la mâture et aux manœuvres (…) Nos vaisseaux de l'avant-garde tiraient toujours. LeVille de Paris fit feu de toutes parts pendant cinq heures de suite, entouré de l'ennemi et fut criblé. Nous recommençâmes le feu et on se battit jusqu'à sept heures du soir. Nous eûmes environ soixante blessés dans cette affreuse journée et une quinzaine de tués[38]. »
Le combat marque une pause lorsque le vent tombe vers11 h 30 pendant une heure et que personne ne voit plus rien dans la fumée. Lenavire amiral, attaqué par dix vaisseaux britanniques, rend pendant longtemps coup pour coup. Grasse refuse de se transporter sur un autre navire et même de se faire remorquer par lePluton (74) d'Albert de Rions qui tient en échec quatre vaisseaux anglais[39]. Il appelle désespérément au secours Bougainville etVaudreuil qui filent loin des combats. Vaudreuil, sur leTriomphant (80), aperçoit enfin les fanions au milieu de la fumée, vire de bord et arrive vers19 h 0 sur le lieu du drame. Mais il est trop tard, leVille de Paris qui a perdu les deux tiers de son équipage et combattu jusqu'à son dernier boulet[40] n'est plus qu'un ponton sanglant désemparé.
Grasse, qui a fait tirer une dernière fois en chargeant ses canons avec son argenterie, a dû amener son pavillon. Vaudreuil doit se retirer pour sauver ce qui peut l'être encore. Le lord-captain Granston, chargé de conduire les survivants sur le navire anglais le plus proche, raconte :
« Entre le mât de Misaine et le grand mât, on ensanglantait ses bottes à chaque pas. Le carnage avait été prodigieux. Les porcs et les moutons parqués sur le pont mêlaient leur sang et leurs membres à ceux des hommes[41]. Le plus haut pont était encore couvert de morts et de blessés. Grasse s'y tenait debout, entouré de trois officiers. Il avait reçu une contusion dans les reins, mais il était sauf, fait remarquable, car il avait été exposé pendant plusieurs heures à un feu destructeur qui avait balayé ses officiers et nettoyé ladunette à plusieurs reprises. Grand, robuste, le visage fier, il était à cet instant un objet de respect pour qui on éprouvait sollicitude et sympathie. Il ne se remettait pas de sa stupeur de voir, en un temps aussi court, ses vaisseaux pris, sa flotte défaite et lui-même prisonnier[42]. »
Sur le moment, le bilan de cette journée est accablant : près de 2 000 morts, 7 000 blessés, cinq navires capturés : leVille de Paris, leGlorieux (74), l'Hector (74), leCésar (74) et l’Ardent (64). Trois vont couler. LeCésar explose dans la nuit du 12 au en faisant400 morts dont la cinquantaine d'hommes de l'équipe anglaise de prise[43]. LeVille de Paris et leGlorieux sombrent en septembre àTerre-Neuve alors qu'ils sont remorqués vers l'Angleterre. 4 000 prisonniers sont acheminés vers laJamaïque[44].
La victoire anglaise est complétée le parHood qui, lors de labataille du canal de la Mona près dePorto Rico, s'empare de quelques-uns des rescapés du combat : quatre vaisseaux dont deux de ligne, ce qui monte les pertes à sept grosses unités[45]. Pourtant, si labataille des Saintes est une défaite sanglante, elle n'est pas comparable aux brasiers deLa Hougue et deVigo[46] ; ou encore à la flotte française balayée par laRoyal Navy àLagos et auxCardinaux en 1759. Le cours de la guerre n'en est pas bouleversé.
Vaudreuil, qui a pris le commandement, rassemble le reste de l'escadre et rejoint la flotte espagnole sans encombre, avec le convoi marchand[47]. George Brydges Rodney, encombré par ses prises, et dont la flotte a beaucoup souffert, ne donne pas la poursuite[48]. Cette défaite entraîne néanmoins l'abandon de la conquête de la Jamaïque, mais cette action est d'une ampleur bien moindre que l'indépendance des treize colonies américaines. L'orgueil national français ressent cependant vivement l'événement. À Paris, la rage se cache sous les calembours :« Sans l'action de Grasse, nous aurions eu un Te Deum ! » Ou encore :« Sur le nouveau navire que Paris donnera au roi, on inscrira : Vaincre ou mourir, point de Grasse ! » Louis XVI marque sa douleur, mais sa détermination et sa combativité en sortent renforcés :« Le roi notre maître, n'est en aucune mesure abattu, quoi qu'il en soit profondément affecté », écritVergennes, le ministre des Affaires étrangères, le[49].
La France a perdu sept navires lors de la bataille desSaintes, le Roi ordonne donc d'en construire dix pour la fin de l'année. Un grand élan patriotique saisit le pays, de sorte que ce nombre est porté rapidement à douze.
Les frères du roi, le comte de Provence et le comte d'Artois offrent chacun un vaisseau de80 canons, alors que l'hôtel de ville de Paris, les états de Bourgogne, les marchands de Marseille, de Lyon et de Bordeaux, les receveurs généraux des Finances, les fermiers généraux et le corps des Arts et Métiers, se cotisent pour faire construire le remplaçant duVille de Paris[50]. Cette mobilisation navale de l'an 1782 préfigure d'une certaine façon ce que sera la mobilisation nationale de l'An II, onze ans plus tard, mais dans un autre contexte politique et militaire.




De Grasse se retrouve prisonnier sur leHMS Formidable, navire amiral deRodney, puis à Londres[51]. Traité avec beaucoup d'égards, il est bien logé et reçu par le roiGeorge III, qui lui rend son épée[52].
Libéré sur parole[52], De Grasse est de retour à Paris en, il apporte àVersailles des propositions de paix du nouveau gouvernement anglais deLord Shelburne[53].
Mais pour Grasse, l'essentiel est ailleurs : il sait qu'il va devoir s'expliquer sur sa défaite. Unconseil de guerre doit se réunir pour statuer sur les responsabilités, procédure assez rare dans la marine française, et qu'on trouve surtout dans la Royal Navy. De Grasse prépare donc sa défense sans attendre sa libération, d'autant qu'il semble mortifié par ce qui s'est passé. Et il entend bien défendre son honneur, en pointant du doigt ceux qu'il estime être les vrais responsables. À chaud, le lendemain de la bataille, sur le vaisseau de Rodney, il rédige une lettre, puis un journal pendant la traversée de l'Atlantique et enfin unMémoire imprimé et diffusé en, avec huit plans des positions principales des armées[54].
Il déclenche surtout une violente polémique en accusant de désobéissance et de fuite ses deux seconds,Bougainville etVaudreuil. Cet appel à l'opinion, pour une affaire en principe couverte par le secret militaire (on était toujours en guerre malgré les négociations), est très mal pris et sonne incontestablement comme une erreur dans la défense du contre-amiral.
Le conseil de guerre est précédé d'une longue enquête : des conseils de marine à Brest, Toulon, Rochefort reçoivent les journaux de navigation et les témoignages des capitaines ayant participé à la bataille[55]. Lorsque le conseil de guerre commence ses audiences à Lorient le, la guerre vient juste de se terminer (letraité de Versailles a été signé le). Plus de trois cents témoins défilent à la barre, dont de nombreux officiers de l'armée de terre, présents sur les vaisseaux. Comme trop souvent dans ce genre d'affaires, où les enjeux pour les carrières futures sont considérables, les témoignages fluctuent, voire divergent par rapport au début de l'enquête…
Tous les commandants clament avec véhémence leur innocence, particulièrement ceux duLanguedoc et de laCouronne, vaisseaux matelots[56] duVille de Paris, accusés d'avoir abandonné leur chef. Faut-il rappeler que tous ces officiers supérieurs sont souvent de haute noblesse, que beaucoup sont affiliés à des clans ou des familles à Versailles, qu'ils portent haut la notion d'honneur et qu'ils ont horreur de rendre des comptes[57] ?
Bougainville, qui avait vivement protesté de son innocence, finit par avouer à mots couverts qu'il a «vu» quand-même, malgré la fumée (il est vrai que son témoignage était en contradiction avec son second et celui de son maître-pilote). De Grasse déteste Bougainville[58]. Vaudreuil ne lui est guère favorable non plus. Dès le, il mettait en cause Bougainville dans une lettre au ministre : « M. de Grasse aurait fait la campagne la plus brillante du siècle, s'il n'avait pas eu plusieurs capitaines inaptes… et si M. de Bougainville eût su manœuvrer son escadre.». Le, il précisait encore : «La plus grande partie de ses vaisseaux (de Bougainville) se sont pourtant bien battus… même M. de Bougainville, dont vous avez eu lieu de soupçonner le courage dans les autres combats, mais il ne sait pas manœuvrer, ce n'est pas de sa faute[59] ».
Mais Vaudreuil, s'il apparaît comme favorable à Grasse au début de la procédure, lui devient hostile pour soutenir (ou couvrir) son frère cadet, dont la responsabilité est lourdement engagée, car il commandait un vaisseau à un point de rupture de la ligne de bataille. Vaudreuil réussit même à regrouper une large majorité de capitaines contre de Grasse, estimant tous qu'il n'aurait jamais dû engager le combat. Prise de position qui sonne comme un nouvel épisode, public cette fois, de la crise de commandement ouverte entre l'amiral et ses capitaines aprèsYorktown.
Cependant, les survivants duVille de Paris sont tous solidaires de leur chef, ce qui mérite d'être souligné. Notons aussi que Rochambeau (qui n'était pas présent auxSaintes) apporte son soutien auvice-amiral. De Grasse témoigne aussi, à la fin des audiences, avec dignité et sans agressivité.
Finalement, que voit-on apparaître derrière les fluctuations des témoignages et les non-dits ? Un vieux problème de la marine royale : l'indiscipline de nombre d'officiers. Tout s'est passé comme si une partie des commandants, qui refusaient — sans le dire — cet engagement, avaient, à la faveur d'une manœuvre ratée, tourné le dos à la bataille et à leur chef qu'ils ne supportaient plus. Vaudreuil en a aussi été victime puisqu'il n'a pas été obéi par tous ses capitaines lorsqu'il a fait virer de bord pour secourir le vice-amiral : 4 vaisseaux seulement de sa division l'ont suivi. Indiscipline dénoncée aussi au procès par les officiers de l'armée de terre présents sur les navires. Et que dire du comportement des commandants qui se sont fait porter pâles pendant l'hiver 1781-1782 ?
Notons par ailleurs qu'au même moment,Pierre André de Suffren, qui fait dans l'océan Indien une brillante campagne contreHughes, est confronté à la désobéissance systématique d'une partie de ses capitaines qui ne comprennent pas ses manœuvres audacieuses[60]. Problème que l'on retrouvera encore sous laRévolution et l'Empire àAboukir etTrafalgar, mais c'est une autre histoire que celle qui nous intéresse ici.
Les historiens sont généralement sévères vis-à-vis des critiques véhémentes de Grasse sur ses deux subordonnés[61]. L'examen attentif des faits montre cependant que l'amiral, malgré ses maladresses, a touché du doigt la vérité, même s'il ne pouvait pas en fournir la preuve absolue, la question de la bonne interprétation des signaux pour masquer un ordre non exécuté étant proprement sans fin et sans solution en 1782[62].
Le, après de longs débats, le conseil de guerre de Lorient acquitte Grasse, décharge Vaudreuil de tout reproche et se contente d'infliger une admonestation à Bougainville[63] et à un autre chef d'escadre,Coriolis d'Espinouse[64],[65]. L'opinion publique, échauffée, juge sévèrement cette mansuétude alors que les rumeurs les plus folles circulent sur l'implication de coteries de l'entourage de la reine pour couvrir les responsables[66].
De Grasse, qui a demandé à être jugé par le roi, est sèchement remercié :« Sa Majesté, mécontente de votre conduite à cet égard, vous défend de vous présenter devant elle. C'est avec peine que je vous transmets, Monsieur, ses intentions, et que j'y ajoute le conseil d'aller dans la circonstance actuelle dans votre province. », lui communique le ministre de la Marine, le marquisde Castries[67].
Louis XVI reproche à son vice-amiral, non pas tant d'avoir été battu que d'avoir rejeté les responsabilités de la défaite sur ses subordonnés, ce qui est contraire à la déontologie d'un chef. Il lui tient rigueur par l'intermédiaire de son ministre d'avoir compromis « par des accusations mal fondées la réputation de plusieurs officiers pour vous justifier dans l'opinion d'un événement malheureux dont vous eussiez peut-être pu trouver excuse dans l'infériorité de vos forces, dans l'incertitude du sort des armes ou dans les circonstances qu'ils vous était impossible de maîtriser[68]. »

Acquitté mais disgracié car reconnu responsable de la défaite, Grasse doit quitter la Cour, sa carrière brisée.
En 1786, le Congrès américain lui offre quatre canons pris àYorktown et le Louis XVI l'autorise à les placer sur son domaine ; sur chacun d'eux on pouvait lire :
« Pris à l'armée anglaise par les forces combinées de la France et de l'Amérique à Yorktown, en Virginie, le ; présenté par le Congrès à S.E. le comte de Grasse, comme un témoignage des services inappréciables qu'il a reçus de lui dans cette mémorable journée »[69].

Le vice-amiral de Grasse meurt le dans son château deTilly[70] (dans l'actuel département desYvelines) sans avoir pu retrouver la faveur royale. Il est inhumé le à l'église Saint-Roch,rue Saint-Honoré à Paris. Son cœur est transféré àTilly dans le chœur de l'église.
De Grasse, à quiGeorge Washington avait dit« vous avez été l'arbitre de la guerre »[71] s'enfonce alors peu à peu dans l'oubli, sa mémoire entachée par son non-remplacement par Louis XVI, par la défaite des Saintes et la polémique qui a suivi. Aucun navire de guerre français ne portera son nom auXIXe siècle[72], et il faudra attendre un historien américain pour éditer sa première biographie[73].
La Marine nationale baptise un de ses naviresDe Grasse peu avant laSeconde Guerre mondiale, rejoignant l'US Navy qui donne régulièrement le nom du vice-amiral français à l'une de ses grandes unités[74].
Un monument, œuvre du sculpteurPaul Landowski, se trouve le long duboulevard Delessert, dans lesjardins du Trocadéro. Il a été offert en 1931 à la Ville de Paris par l'Américain Kingsley Macomber[75].

AuCape Henry Memorial (en) àFort Story (en), dans la ville deVirginia Beach, un monument célèbre le rôle de l'amiral de Grasse et des marins français qui aidèrent les États-Unis à conquérir leur indépendance à la bataille de Chesapeake en autorisant la victoire de Yorktown.
Un monument représentant Grasse (statue en bronze deCyril de La Patellière) est érigé àGrasse, sur le cours Honoré-Cresp, commandé à ce sculpteur en 1988 par le maireHervé de Fontmichel pour le200e anniversaire de sa mort ; le piédestal du monument porte une citation deGeorge Washington :« Vous avez été l'arbitre de la guerre ». Un autre exemplaire de ce bronze, d'une hauteur de deux mètres, se trouve auBar-sur-Loup. Chaque année, en septembre, des membres de l'US NAVY viennent rendre hommage à l'amiral de Grasse au pied de sa statue, sur la place du village. Un exemplaire de la tête seule est conservé à Paris aumusée national de la Marine, et un second à Washington. Un exemplaire du buste est conservé à Grasse aumusée de la Marine Amiral de Grasse. Une copie de la tête se trouve à Malbousquet dans l’Arsenal de Toulon, avec mention de la bataille de Chesapeake.
À Paris, laplace de l'Amiral-de-Grasse est ouverte en 1978 sur une partie de laplace des États-Unis.
ÀFeucherolles, la résidence "De Grasse Village" porte son nom. Les marins de l'US Navy y habitaient lorsque leGrand Quartier général des puissances alliées en Europe était implanté non loin de là, àRocquencourt (Yvelines)[76].
Trois navires de la Marine française, trois navires de la marine américaine et deux paquebots ont porté le nom de De Grasse :
LeCongrès des États-Unis a offert à l'amiral de Grasse quatre canons6 Pounder pris aux Anglais lors dusiège de Yorktown. Ils sont logés en regard de quatre ouvertures dans la grille du château de Tilly. Les canons originaux ont toutefois été fondus pendant laRévolution française. Des reproductions ont été réinstallées en pour le bicentenaire de l'Indépendance des États-Unis.
Sur les autres projets Wikimedia :
: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.