Vous lisez un « article de qualité » labellisé en 2020.
Cet article concerne la première expulsion des congrégations de France sous laTroisième République. Pour la seconde expulsion, voirexpulsion des congrégations (1903).

L'expulsion des congrégations de 1880 est un événementpolitique qui se déroule enFrance, durant laTroisième République, et qui consiste en la dispersion descongrégations religieuses principalement masculinesnon autorisées. Ces expulsions font suite à la signature, le, de deuxdécrets par le gouvernement deCharles de Freycinet, et plus précisément parCharles Lepère,ministre de l'Intérieur, etJules Cazot,ministre de la Justice. Le premier prévoit la suppression de laCompagnie de Jésus (Jésuites) sur le territoire français, et le second met en demeure les autres congrégations non autorisées de demander une autorisation légale sous peine de subir le même sort que les Jésuites.
Ces décrets sont publiés dans le contexte de l'installation de la République. Cet affermissement du régime est marqué par l'anticléricalisme militant desrépublicains modérés et desradicaux et par la volonté de soustraire l'enseignement à l'influence des congrégations, brocardées en« milice romaine » et accusées d'être des ferments decontre-révolution.
L'application du premier décret entraîne dès le l'éviction des Jésuites de tous leurs établissements. Les autres congrégations ayant refusé de déposer les demandes d'autorisation par solidarité avec la Compagnie de Jésus, Charles de Freycinet — qui ne désire pas réellement les faire expulser — entame des négociations pour obtenir leur ralliement déclaratif à la République. La révélation de ces tractations secrètes par le journalLa Guienne provoque sa démission et l'arrivée au pouvoir deJules Ferry. Celui-ci fait appliquer le second décret avec sévérité et les autres congrégations masculines non autorisées sont expulsées. La plupart des membres des congrégations s'étant barricadés dans leurs locaux, l'intervention de l'armée est plusieurs fois requise par lespréfets et les expulsions donnent lieu à des scènes parfois violentes, dont l'ouverture de portes à la hache ou la destruction de serrures.
L'application des décrets rencontre un mouvement d'opposition non négligeable. Contestés devant lesjuridictions civiles, ils font également l'objet de débats et d'incidents à laChambre des députés et auSénat. Des groupes de fidèles et de militantscatholiques assistent aux expulsions pour acclamer les religieux et conspuer lesforces de l'ordre. Enfin, plusieurs centaines demagistrats et defonctionnaires chargés de faire exécuter les décrets présentent leurdémission, heurtés dans leurs convictions personnelles.
L'expulsion des congrégations provoque la dispersion de 6 589 religieux. Si certains choisissent de continuer à mener unevie en communauté par petits groupes, dans les maisons mises à disposition par deslaïcs, d'autres prennent le chemin de l'exil pour reconstituer leur congrégation à l'étranger comme enEspagne, destination principale des congréganistes. Le retour des religieux dans leurs établissements se fait peu à peu dans les années suivantes à l'occasion de la politique de détente qui s'installe entre leSaint-Siège et le gouvernement français à partir de 1885, détente qui conduira finalement auRalliement de 1892. Néanmoins, lesrépublicains ne renoncent pas à leur entreprise delaïcisation de l'éducation ; le déclin de l'enseignement congréganiste est amorcé et le coup fatal lui sera porté par lasuppression des congrégations enseignantes en 1904, soit vingt-quatre ans après l'expulsion de 1880.
Sous leSecond Empire, la période dite de l'Empire autoritaire est une décennie faste pour lescongrégations religieuses dont les activités — comprenant l'enseignement — sont encouragées par la politique du gouvernement ; de fait, leurs effectifs croissent et les fondations se multiplient. Mais le passage à l'Empire libéral change la donne : bien que le gouvernement reste favorable à l'Église catholique, il se préoccupe de la puissance congréganiste et cherche à la contrôler. Cette surveillance inquiète, mise en œuvre par lesministres de l'Instruction publique, se traduit par des contraintes imposées par l'administration et même par des suppressions de congrégations. Cette période est inaugurée en 1860 par le ministreGustave Rouland — dont legallicanisme est de notoriété publique. Celui-ci justifie cette réorientation en accusant les congrégations masculines d'être soumises à l'autorité deRome[N 1] et d'échapper au contrôle de laFrance[1]. Son rapport de 1860 présente la situation de la manière suivante[2] :
« Les établissements religieux sont le refuge des enfants appartenant aux familles qui n'adoptent ni les principes de 89, ni le gouvernement de l'empereur. L'instruction qui s'y distribue est conforme à ces regrettables tendances. […] Le clergé régulier est tout simplement une milice secouant le joug de l'ordinaire, n'ayant ni patrie, ni personnalité, obéissantperinde ac cadaver au gouvernement absolu d'un étranger, supérieur général en résidence à Rome. »
Rouland met fin aux nouvelles ouvertures d'établissements masculins et n'accorde plus que difficilement les autorisations pour les congrégations féminines ; pour faire contrepoids, il soutient avec plus de vigueur l'enseignement public. En 1861, des maisons deCapucins et deRédemptoristes sont dissoutes et tous les Rédemptoristesbelges sont expulsés de France. Son successeurVictor Duruy poursuit cette politique anti-congrégations[2]. Il tente de soustraire l'enseignement secondaire des jeunes filles à l'influence congréganiste, déclenchant les protestations des tenants ducléricalisme qui parviendront à faire échouer le projet[3].

Après la chute du Second Empire, les congrégations reprennent de la vigueur durant la période de l'Ordre moral. En particulier, lescollèges desJésuites connaissent une prospérité indéniable. Ainsi, en 1879, leurs vingt-neuf collèges accueillent 11 144 élèves, soit plus de la moitié des effectifs scolarisés dans lesétablissements catholiques de l'enseignement secondaire[4]. Ces établissements sont parmi les plus célèbres de France[5]. Fleuron de leur entreprise d'enseignement, lecollège de la montagne Sainte-Geneviève, situé àParis dans larue des Postes, prépare ses élèves aux concours de l'École polytechnique et deSaint-Cyr. De fait, ces deux grandes écoles comptent dans leurs promotions un grand nombre d'élèves des Jésuites, ce qui inquiète lesrépublicains[4].
Du fait des atermoiements règlementaires du Second Empire et de leur dynamisme sous l'Ordre moral, les congrégations sont soumises à un régime complexe distinct duConcordat : si une minorité non négligeable dispose d'une autorisation légale en bonne et due forme, la grande majorité[N 2] s'est constituée sans le blanc-seing du gouvernement et est donc simplement tolérée[4]. Au moment de leur création, les congrégations peuvent choisir d'avoir une existence légale et de bénéficier d'unepersonnalité juridique, ou bien de demeurer une simple agrégation d'individus[6]. C'est cette dernière voie que choisissent beaucoup de communautés, méfiantes envers le contrôle de l'État[7].
L'autorisation légale, régie par l'article 4 dudécret-loi du3messidoranXII (), est délivrée par le gouvernement puis à partir de 1825 par leParlement. Les congrégations sans autorisation ne sont pas pour autant illicites, en vertu des lois de 1817 et 1825 qui ne leur imposent pas de la demander, avant quela célèbre consultation du juristeLefebvre de Vatimesnil[7] ne fixe ladoctrine juridique française en la matière[Quoi ?][8].
En 1876, les effectifs des congrégations masculines sont les suivants : 22 759 religieux de congrégations autorisées contre 7 488 religieux de congrégations non autorisées[9] (parmi lesquellesJésuites,Bénédictins,Capucins,Carmes Déchaux,Dominicains,Franciscains,Assomptionnistes[10]…), soit25 %. Pour les congrégations féminines, la proportion est moindre : 113 750 religieuses« autorisées » contre 14 003« non autorisées »[9], soit11 %.

La France connaît une poussée d'anticléricalisme dans les dernières années du Second Empire. Elle se poursuit et s'intensifie durant l'épisode de laCommune de Paris, puis lors des luttes menées par lesrépublicains pour asseoir le nouveau régime. Cette hostilité aucléricalisme est même synonyme d'anticatholicisme pendant les années 1870 et 1880. Elle se répand dans la nouvellebourgeoisie de l'époque et lesclasses populaires — ruraux des campagnes déchristianisées d'une part, et ouvriers « rouges » d'autre part — et prend particulièrement pour cibles les congrégations dont l'influence s'est beaucoup accrue. Ces dernières sont dépeintes en« milice romaine » et vues comme des opposantes auxlibertés individuelles[4]. Cet anticléricalisme est aiguillonné par lafranc-maçonnerie française qui souhaite tout simplement réduire à néant leclergé régulier, dont levœu d'obéissance lui semble aliéner sa vie à une puissanceobscurantiste, en contradiction avec l'article 1780 duCode civil qui dispose que« nul ne peut engager ses services qu'à temps »[7].

De toutes les congrégations, c'est indéniablement laCompagnie de Jésus qui cristallise le plus les haines. L'intense propagande qui la vise s'inspire des polémiques duXVIIIe siècle qui avaient déjà été réactivées, sous laRestauration par le royalistegallicanReynaud de Montlosier, et sous lamonarchie de Juillet par les cours auCollège de France deMichelet etQuinet en 1843. Cette campagne d'opinion présente les Jésuites comme l'âme de lacontre-révolution, exerçant une influence occulte sur les mères au confessionnal et sur les fils dans les collèges religieux. Les détracteurs de leur enseignement assimilent lacasuistique à une« école de l'immoralité », comme le républicainPaul Bert, futur fondateur de l'école laïque, dans son pamphletLa Morale des Jésuites[4].
En effet, dans l'esprit républicain, la consolidation durégime de 1875 passe par le combat contre lecléricalisme et par la laïcisation de l'école[11]. Dès 1877, année où leCentre gauche parvient au pouvoir et évince définitivement lesmonarchistes, commence l'épuration de la fonction publique destinée à écarter les fonctionnaires de l'Ordre moral[12]. Entre 1878 et 1880, une violente campagne de presse vise les congrégations à l'occasion de lalaïcisation des écoles communales par le conseil municipal de Paris, autorisée par une circulaire de 1878[11]. L'expulsion des religieux de leurs écoles déclenche une bataille judiciaire qui remonte jusqu'auConseil d'État. Celui-ci, épuré en pour s'assurer d'un jugement anticlérical, déboute tout naturellement les congrégations de leursrecours pour excès de pouvoir[12]. Poursuivant sur cette lancée, Jules Ferry fait adopter la loi du excluant les personnalités ecclésiastiques duConseil supérieur de l'instruction publique[11]. Ainsi, graduellement, les républicains s'acheminent vers la révision de laloi Falloux qui donnait toute latitude aux congrégations en matière d'enseignement[13].
C'est dans ce contexte d'anticléricalisme militant des fondateurs de laTroisième République qu'est débattue la loi du et que sont promulgués les décrets d'expulsion des congrégations[4].

Le, jour anniversaire de laloi Falloux,Jules Ferry,ministre de l'Instruction publique du nouveaugouvernement Waddington, dépose un projet de loi relatif à la liberté de l'enseignement supérieur à la Chambre des députés. Pour Ferry, il s'agit de soustraire l'enseignement de la tutelle de l'Église, et de s'en prendre auxJésuites qu'il soupçonne d'être les inspirateurs de lacontre-révolution[14]. Le ministre ne cache pas d'ailleurs les cibles de sa vendetta :« La Compagnie de Jésus non seulement n'est pas autorisée, mais est prohibée par toute notre histoire »[5].
La loi est adoptée par la Chambre le, mais le débat achoppe auSénat sur l'article 7. Celui-ci dispose que« nul n'est admis à diriger un établissement d'enseignement public ou privé, de quelque ordre qu'il soit, ni à y donner l'enseignement, s'il appartient à une congrégation non autorisée »[5]. LeCentre gauche, mené parJules Simon, se joint auxmonarchistes de l'Union des droites et ferraille contre l'alliance de laGauche républicaine et de l'Union républicaine[15]. À la suite de débats très houleux, le Sénat repousse l'article 7 le puis le[5].
Le, la majorité républicaine de la Chambre, scandalisée, adopte la loi expurgée de l'article 7[14] mais l'accompagne du vote d'un ordre du jour de protestation[5], ouvrant le conflit entre les deux assemblées[16].
Coupant court à l'affrontement parlementaire et donnant raison à la Chambre,Charles de Freycinet signe deux décrets le[16], sur les conseils deLéon Gambetta[18] et deJules Ferry[19]. Ces décrets suppléent la suppression de l'article 7 : le premier prononce la suppression de laCompagnie de Jésus dans un délai de trois mois et le second oblige les autres congrégations masculines non autorisées à déposer une demande d'autorisation — également dans un délai de trois mois — sous peine de subir le même sort[16].
Au lendemain de la publication des décrets, les supérieurs des principales congrégations masculines tiennent un conseil de guerre chez lesOratoriens de Paris. À l'unanimité, ils se déclarent solidaires des jésuites et refusent de déposer les demandes d'autorisation[16]. Lelaïcat catholique se porte au secours des religieux (notamment par l'entremise descomités catholiques) et fonde plusieurs groupes dejurisconsultes pour organiser la riposte devant les tribunaux[18].
Simultanément, les congrégations lancent une campagne d'opinion en publiant des ouvrages destinés à mieux informer le public de leurs œuvres :Jacques Monsabré, undominicain, rédige unMémoire pour la défense des congrégations religieuses,Émile Keller signe un ouvrage nomméLes congrégations religieuses en France, leurs œuvres et leurs services[18], etc.
LenonceMgr Czacki, nommé en 1879, adopte sur les injonctions ducardinal Nina,secrétaire d'État deLéon XIII, une position ferme. Il demande auxévêques d'élever des protestations généralisées et fait connaître aux congrégations que lacongrégation cardinalice chargée des affaires françaises appuie leur décision de ne pas demander d'autorisations légales. Enfin, il menace le président du Conseil d'une protestation publique du Pape, désaveu terrible que Charles de Freycinet cherche à éviter et qui, dit-il, entraînera sa démission immédiate[20].
Cependant, sous la pression de laChambre des députés, le gouvernement reste inflexible[18]. Le, legarde des Sceaux convoque lesprocureurs généraux au ministère et leur communique des instructions verbales, leur enjoignant de faire preuve de sévérité s'ils veulent échapper à la révocation. Outré, le procureur général de laCour de Douai donne sa démission, ainsi que trois autres magistrats de son ressort[21]. Dès le,Ernest Constans fait procéder à l'expulsion de la Compagnie de Jésus, symbole honni de l'ultramontanisme en France. Les jésuites s'étant barricadés avec des fidèles dans leurs maisons religieuses, les expulsions font intervenir la force, les gendarmes procédant au crochetage des portes ou attaquant l'huis à la hache. Ces scènes se produisent dans les 31 départements où sont installés les jésuites[18].

Charles de Freycinet, d'opinionlibérale, ne souhaite pas l'expulsion des autres congrégations masculines[N 3].Mgr Czacki s'emploie à restaurer la concorde, multipliant les rencontres secrètes avec lecabinet de Freycinet[18] et ledirecteur des CultesÉmile Flourens[22] dès[23]. Il est soutenu dans son action par lecardinal de Bonnechose, ami intime deLéon XIII[24]. Restant tout d'abord dans une prudente expectative[25], le Pape finit par apporter son soutien à ces initiatives[26] ; il souhaite obtenir la paix religieuse en France, fût-ce au prix de la reconnaissance de la République, de l’écartement du clergé de la vie politique et du sacrifice de laCompagnie de Jésus[27].
Les négociations échouent en du fait de l'opposition du père Ange Le Doré, supérieur desEudistes. Mais les discrètes tractations reprennent et l'accord trouvé est le suivant : si les congrégations signent un document attestant de leur bonne foi et de leur soumission au régime républicain, le gouvernement n'appliquera pas le second décret[28]. C'est Freycinet qui le fait savoir auSaint-Siège par l'intermédiaire ducardinal Guibert,archevêque de Paris[29].Mgr Lavigerie, archevêque d'Alger, et le cardinal de Bonnechose rédigent la déclaration[26] dont il a été question et la soumettent au pape qui la révise et l'approuve[28]. Le — après l'expulsion des jésuites — Charles de Freycinet annonce l'apaisement dans son discours deMontauban[29]. Le, la déclaration est envoyée aux congrégations pour recueillir leur signature ; elle expose qu'elles n'ont pas demandé les autorisations légales parce que le régime de droit commun leur suffisait. Dans un effort pour se distancier de l'Ordre moral, elle assure également le gouvernement« de leur respect et de leur soumission à l'égard des institutions actuelles du pays » et« rejet[te] toute solidarité avec les partis et les passions politiques ». Les objections des religieux les plus intransigeants sont vaincues et seuls lesbénédictins de l'Abbaye de Solesmes refusent de signer la déclaration[28].
Toutefois, le[26],La Guienne, journallégitimiste deBordeaux, révèle les négociations secrètes de Charles de Freycinet[29] et le contenu de la déclaration[30]. Lavigerie accuseMgr Freppel, opposé à la reconnaissance de la République par le clergé, d'avoir orchestré la fuite[31]. Devant l'indignation desradicaux[28], celui-ci déclare immédiatement qu'il n'a souscrit aucun engagement auprès duSaint-Siège. Le, leprésident du Conseil décide d'ajourner l'application du deuxième décret, maisErnest Constans,ministre de l'Intérieur etanticlérical farouche, jette de l'huile sur le feu en provoquant la fuite d'une circulaire officieuse prévoyant l'apaisement avec les congrégations. Le, Constans réitère en refusant plusieurs demandes d'autorisation déposées par les congrégations[29]. Acculé par les extrémistes[30], Charles de Freycinet remet la démission de son gouvernement le jour même[29].

Jules Ferry, l'un des principaux inspirateurs des décrets, prend le la tête d'unnouveau gouvernement et conserve son portefeuille de l'Instruction publique et des Cultes[29]. Bien décidé à faire appliquer le second décret avec la plus grande rigueur, il en fixe les dates d'application pour la période allant du au[28].
Lecorps préfectoral ayant étéépuré en par les républicains, il ne soulève dans son ensemble pas de difficulté pour exécuter les décrets[32]. Dès la circulaire du, les préfets avaient été consultés parConstans pour vérifier si le contexte se prêtait à la mise en œuvre des décrets et avoir une estimation des protestations que provoqueraient les expulsions. La plupart avaient répondu qu'aucun mouvement d'opinion n'était à prévoir et que reculer devant l'exécution des décrets serait un aveu de faiblesse envers leparti clérical[33].
Les ministères de l'Intérieur et de laJustice se coordonnent dans le but d'« étouffer » les protestations des congréganistes avec la plus grande efficacité. D'une part, le gouvernement fait parvenir aux préfets de véritables« modes d'emploi » pour contester la compétence destribunaux judiciaires en cas de procès intenté aux fonctionnaires, et d'autre part, leministère public reçoit l'ordre de déposer systématiquement un déclinatoire decompétence à chacun de ces procès. De cette manière, le gouvernement compte forcer lamagistrature du siège à se dessaisir de ces affaires[34].
Procès-verbal établi par les députés de droite au sujet de l'incident du[35] :
« Par la porte du fond de la salle, on voit tout à coup pénétrer le colonel Riu. II est en uniforme, képi sur la tête, épée au côté. Il s’avance lentement, descend les degrés de la salle, son visage trahit une violente émotion. […]
Il est suivi par les hommes qui forment la garde d'honneur du palais, capitaine et sous-lieutenant en tête et qui appartiennent au23e bataillon de chasseurs à pied. Quelques hommes du25e de ligne forment l'arrière-garde.
Ils descendent un à un ; on les regarde venir curieusement, mais nul ne bouge. Le colonel Riu court à travers les bancs, descend dans l’hémicycle, il regarde si tout son monde le suit, imite sa vaillante ardeur, puis il remonte vers M. Baudry d'Asson, prend des airs courtois, et ordonne à ses soldats de former le cercle autour de l'honorable député et de ses amis.
M. Riu arrive devant legénéral de Vendeuvre ; celui-ci se dresse fièrement : « On ne passe pas, colonel. » Le colonel recule et se trouve en face deM. Delafosse, député de Vire. Il veut monter sur une banquette.
M. de Launay l'arrête et lui dit : « Colonel, montrez-moi vos ordres. » Interloqué, le colonel répond : « Je vais les chercher. » Petit à petit, le gros des troupes est arrivé ; le cercle se resserre et emprisonne une partie de la droite. Les députés protestent avec énergie […]. Chacun résiste, le tumulte devient indescriptible. Les soldats essaient de franchir les bancs, ils montent sur les pupitres qui sont rayés et maculés par leurs souliers. L’assaut est général. On voit les soldats tomber, se relever. C’est une mêlée épouvantable.M. Livois est jeté par terre.M. Brame, député du Nord, est roulé à son tour. Lebaron Dufour empoigne un huissier et le fait sauter par-dessus la balustrade en dehors de l’hémicycle. […]M. Bourgeois est saisi à la gorge par un soldat,le marquis d'Aulan,M. de la Rochette,M. Blachère,M. de la Billais,M. de Kermenguy,M. de La Rochefoucauld,M. Laroche-Joubert,M. de la Bassetière,M. de Breteuil sont odieusement maltraités. Enfin, les soldats arrivent jusqu’à M. Baudry d’Asson. On le saisit, on le harponne, on l'entraîne, Il est heurté de tous les côtés, il chancelle, il est pâle, défait, échevelé. Dix soldats parviennent à l'emporter hors de la salle. »
La publication des décrets est rapidement critiquée sur le plan de le légalité. À laChambre des députés et auSénat, les interpellations et les interventions de ladroite et duCentre gauche se multiplient. Le discours le plus remarqué est celui duduc d'Audiffret-Pasquier, député duCentre droit, prononcé le à la Chambre haute[36]. Se faisant le porte-parole des catholiques, il dénonce l'arbitraire des mesures gouvernementales et propose le vote d'une loi pour régulariser l'existence des congrégations non autorisées en reconnaissant ledroit d'association[N 4]. Cette proposition est toutefois rejetée par la majorité parlementaire républicaine[38].
L'incident le plus notable provoqué par les députés de l'Union des droites a lieu les 10 et et implique le comteLéon de Baudry d'Asson, remuantdéputé de la Vendée[39].
Le, à l'occasion de lacrise ministérielle relative au vote de la loi sur la magistrature, il demande la parole et commence son intervention par :« Pendant la courte session, où nous allons assister, je l'espère, à l'agonie de la République… » Immédiatement rappelé à l'ordre parLéon Gambetta, il poursuit en réclamant une séance d'interpellation tous les mercredis pour demander des comptes« à ce gouvernement de crocheteurs », référence limpide auxeffractions dans les couvents[40]. Tandis que Gambetta fait voter contre lui la censure et l'exclusion temporaire de quinze séances[39], le député de droite continue à vitupérer contre« les infâmes exécutions auxquelles se sont livrés les hommes que j'ai sous les yeux »[40].
En dépit de cette interdiction, le député de droite parvient à s'introduire dans l'hémicycle pendant la séance du lendemain et à reprendre sa place sur le banc. Après un rappel au règlement de la part duprésident de la Chambre, ce dernier demande la levée de la séance et envoie lesquesteurs de la Chambre auprès de Baudry d'Asson. Le député vendéen refuse de sortir, encouragé par ses collègues de la droite. Aussi, un piquet de vingt soldats commandés par lecolonel Riu se saisit de lui au cours d'une forte bousculade et après un échange de coups entre militaires et députés de droite. Enfermé dans la chambre d'arrêt du palais législatif, dite« le petit local », le comte de Baudry d'Asson peut en sortir le lendemain du fait d'une démarche d'Olivier Le Gonidec de Traissan et deCamille Mathéi de Valfons. Baudry d'Asson ayant poursuivi le président et les questeurs devant letribunal correctionnel, ce dernier se déclare incompétent[39].


La division de l'Église catholique entre intransigeants et modérés provoque un échec relatif des protestations contre les expulsions des congrégations. En effet, malgré le retentissement des démissions de magistrats et de fonctionnaires et des foules rassemblées pour rendre hommage aux religieux, le gouvernement reste sourd aux manifestations catholiques[41].
Cette dissension interne s'explique par la volonté conciliatrice deLéon XIII qui recherche une issue par la négociation et n'élèvera des protestations — au demeurant fort mesurées — qu'une fois la rupture consommée. Cette attitude cherche à sauvegarder la concorde entre les catholiques et la République et préfigure la consigne duRalliement. En effet, Rome se défie déjà desroyalistes qui tentent de tirer parti des manifestations en se portant en première ligne de défense ducatholicisme. Des parlementaires et des militants monarchistes sont ainsi présents lors de multiples expulsions, comme celle desJésuites de larue de Sèvres, desTrappistes deBellefontaine ou desPrémontrés deFrigolet, mettant à profit les troubles pour déstabiliser la République[41].
Toutefois, cette forte mobilisation des monarchistes ne parvient pas à ébranler lesrépublicains[41]. AinsiLe National, journal républicain, accuse les royalistes de« faire de véritable « tournées », [de] se transporter successivement aux quatre coins de la France, et [de] courir jouer leur grande scène dans quatre ou cinq couvents de la province ou de la capitale » et claironne« Le cléricalisme a fait leSeize Mai, l'a compromis et l'a tué ; le Seize Mai prend sa revanche et compromet la religion »[42]. Les protestations contre les expulsions, étant associées au mouvementlégitimiste, ne parviennent pas à retourner l'opinion publique[43]. Ainsi, le rassemblement catholique du auCirque d'Hiver est accompagné d'une forte contre-manifestation populaire qui scande« Vive la République ! À bas les jésuites ! À la frontière, les jésuites ! » et le renouvellement partiel desconseils généraux, le, voit une poussée de la gauche[41].

Jules Dufaure, ex-Garde des sceaux et l'un dessénateurs républicains à s'être distingué par son opposition à l'article 7, charge le juristeEdmond Rousse, ancienbâtonnier duBarreau de Paris, de rédiger une consultation juridique sur les décrets de[44]. Publié le[45], le document a un retentissement majeur puisqu'il réunit en peu de temps les signatures de 140avocats du Barreau de Paris (dont le bâtonnier Jules Nicolet) et de 1 478 avocats de province. Parmi ses autres soutiens de poids comptentCharles Demolombe, doyen de laFaculté de droit de Caen et« premier desjurisconsultes de France »[45], et une dizaine d'avocats à la Cour de cassation[44].
Rousse établit que les lois sur lesquelles s'appuie le gouvernement[N 5] ont été abrogées de fait par des dispositions ultérieures. Écartant un à un les textes de lois invoqués par les auteurs des décrets, il en déduit que les seuls textes applicables aux congrégations sont les articles duCode pénal sur ledroit d'association qui interdisent les associations de plus de vingt personnes« [non] comprises celles domiciliées dans la maison où l'association se réunit », ce qui met les congrégations à l'abri de la loi[47]. Ses conclusions sont les suivantes : aucune loi en vigueur ne prohibe la vie en commun des congrégations, même non autorisées ; la dissolution de ces dernières ne peut se faire parvoie administrative mais seulement à la suite d'unedécision judiciaire ; quand bien même la dissolution administrative serait choisie, elle serait impraticable et inefficace[45].
La publication de cette consultation et le soutien qu'elle reçoit de ladoctrine juridique vont affermir la résistance de la magistrature et accentuer la détermination des congrégations à s'opposer aux mesures du gouvernement[45].
La circulaire ministérielle du ayant confié aux magistrats duparquet l’exécution des expulsions, l'application des décrets provoque des démissions massives chez les parquetiers qui réprouvent ces mesuresantireligieuses[48]. 556 magistrats refusent ainsi d’exécuter les ordres du gouvernement et préfèrent se démettre, suivant l'exemple duprocureur général deDouai. Parmi eux, on peut citerVictor de Marolles etJean de Boysson. Le malaise est généralisé à tous les échelons de la hiérarchie, dans lamagistrature assise comme dans lamagistrature debout ; on compte ainsi 56 démissionnaires membres decours d'appel, 63procureurs de la République, 139substituts, 66juges de paix et 188 de leurs suppléants, 32 juges[21], etc.
Les journaux catholiques entretiennent l'agitation, publiant chaque jour les lettres de démission des magistrats et des fonctionnaires qui refusent de se soumettre. En effet, des démissions d’officiers, de commissaires de police et d’agents de police se produisent également. Les parquetiers qui se récusent sont en majorité de religion catholique mais on compte également desprotestants : ainsi Pelleran, procureur de la République duHavre, qui écrit dans sa lettre de démission du :« Fils de persécutés, je ne me ferai jamais persécuteur »[21].
Les magistrats ne sont pas les seuls fonctionnaires à démissionner. Des membres du corps préfectoral commeGustave Pradelle,préfet de l'Oise, ouOlivier d'Ormesson,préfet des Pyrénées-Atlantiques, quittent leurs fonctions au moment de la période d'application des décrets[49]. Certains officiers de l'armée sont également réticents face aux réquisitions des préfets : ainsi, le lieutenant de chasseurs Marchesné — tout juste sorti deSaint-Cyr — propose sa démission et est déféré devant unconseil de guerre par legénéral Farre[50]. D'autres officiers sont poussés à la donner en raison de leur attitude durant les troubles ; c'est notamment le cas d'Henri de la Ferronnays — futur député — qui a apporté son soutien auxTrappistes de l'abbaye Notre-Dame de Melleray[51].
Plusieurs présidents detribunaux s'opposent à l'application des décrets de en accueillant favorablement les requêtes des religieux expulsés et en prenant desréférés pour qu'ils soient rapidement réintégrés dans leurs biens, contrant de ce fait l'autorité administrative[48]. Les tribunaux d'Aix-en-Provence,Angers,Avignon,Béthune,Bordeaux,Bourges,Clermont,Douai,Grenoble,La Flèche,Le Puy-en-Velay,Lille,Limoges,Lyon,Marseille,Nancy,Nantes,Paris,Périgueux,Quimper,Rouen,Toulouse se considèrent notamment compétents[52],[53]. Sur 138 décisions judiciaires, 128 donnent raison aux congrégations[54]. Ces jugements portent pour certains sur la réintégration des locaux et pour d'autres sur desdommages-intérêts dus par lespréfets et lesforces de l'ordre en raison des dégâts matériels occasionnés par les expulsions[55].
Par exemple,Félix Le Roy, président du Tribunal de Lille, rend le l'ordonnance suivante :« en admettant qu'il y ait dans le droit actuel des lois prohibant l'existence des congrégations religieuses non autorisées, aucune disposition constitutionnelle ou légale n'attribue à l'autorité administrative ou gouvernementale la faculté de faire exécuter ces lois par mesure de haute police avant toute décision judiciaire ». Cette décision s'appuie sur un fondement juridique recevable ; en effet, les décrets de 1880 précisent l'application du décret-loi du3 messidor anXII (), et ce dernier stipule que« nos procureurs généraux et nos procureurs impériaux sont tenus de poursuivre et faire poursuivre, même par voie extraordinaire, suivant l'exigence des cas, les personnes de tout sexe qui contreviendraient directement ou indirectement au présent décret », plaçant l'interdiction des congrégations sous la sanction de l'autorité judiciaire et n'excluant pas explicitement l'intervention du juge judiciaire pour garantir lesdroits élémentaires de l'individu[55]. Le président Le Roy est appuyé par le juge Marion — démis en de ses fonctions d'instruction du fait de ses opinions antirépublicaines — dans sa démarche de défense des jésuites. Immédiatement, lepréfet du Nord prend unarrêté de conflit qui renvoie l'affaire devant leTribunal des conflits[56].
La même situation se produit dans le ressort du Tribunal deBéthune où le président Leroux de Bretagne, se posant en gardien deslibertés individuelles, juge les décrets illégaux et prend début une ordonnance de réintégration pour annuler l'expulsion de la congrégation desFrères des écoles chrétiennes. En hâte, il se rend en personne sur les lieux pour faire exécuter sa propre ordonnance, avant que lepréfet du Pas-de-Calais ne prenne un arrêté de conflit pour stopper la procédure. Conformément à ses craintes, cet arrêté est bien déposé. L'acte de Leroux de Bretagne est condamné parL'Avenir — le journal républicain local — et célébré par les catholiques deL'Indépendant du Pas-de-Calais[56].
Le,Jules Le Fizelier, président du tribunal deLa Flèche, rend raison auxbénédictins contre le préfet[34]. Le tribunal dePoitiers se considère compétent le, avis suivi par lacour d'appel et son présidentMerveilleux du Vignaux[54].
Extrait de la plaidoirie deMe Sabatier devant le Tribunal des conflits[57] :
« Spectacle nouveau et sans précédent !
Des citoyens français, maîtres de leurs droits civils et politiques ; électeurs, éligibles, payant l'impôt, qu'aucune loi n'a frappés d'incapacité, qu'aucun jugement n'a atteints dans leur liberté ou dans leur honneur, et auxquels on n'a fait d'autre reproche que de s'être réunis sans l'agrément du pouvoir, pour vivre et prier en commun sous une règle religieuse, ont été assiégés, forcés, saisis dans leurs demeures par la force publique, et au lieu d'être conduits devant les magistrats, jetés dans la rue, sous la seule menace qu'une exécution pareille suivrait toute réunion nouvelle.
Confiants dans la justice de leur pays, ayant entendu dire que tes tribunaux ordinaires sont les protecteurs naturels de tous les droitsatteints en leur personne, propriété, liberté individuelle, liberté religieuse, inviolabilité du domicile, ces citoyens se sont adressés auxtribunaux […].
Partout ou presque partout, i!s ont trouvé des juges ; partout aussi le gouvernement a fermé les prétoires qui s'étaient ouverts. L'exécution administrative est consommée et échappera à toute juridiction. Il n'y aura pas de juges, ni ordinaires, ni extraordinaires, pour entendre les griefs et reconnaître les droits. Des conflits partout élevés font revendiquer pour le gouvernement seul le droit absolu, indéfini, souverain, sans contrôle, de disposer de la propriété, de la liberté, du domicile des citoyens, dans la mesure nécessaire à la dispersion des congrégations nonautorisées !
Et aujourd'hui, pendant qu'à l'heure même où je parle la force publique continue peut-être sa triste besogne, alors que le gouvernement siège en personne au milieu de ce tribunal, on vous demande, non de donner des juges, mais de les supprimer !
Je demande si c'est là le droit public de la France moderne – non de France monarchique, impériale, autoritaire, mais de la France démocratique, sortie des flancs de la Révolution, et aujourd'hui constituée sous cette forme républicaine que tant de docteurs nous vantent comme l'expression naturelle, nécessaire, intégrale, de la liberté civile et politique. »
Appelé à trancher entrecompétence judiciaire etcompétence administrative[56], le Tribunal des conflits siège les 4 et.Maurice Sabatier plaide pour les jésuites deLille[58],Me Bosviel pour les jésuites d'Avignon, le préfetJules Cambon est défendu parPaul Jozon[57] et lecabinet Ferry est représenté par le commissaire du gouvernementAbel-Antoine Ronjat[58]. À l'ouverture de la séance, les défenseurs des congrégations demandent larécusation deJules Cazot. Ce dernier préside le Tribunal en qualité deministre de la Justice maisMe Bosviel met en doute son impartialité car Cazot est l'un des auteurs des décrets de et il s'est à de multiples reprises déclaré« pire ennemi » des congrégations. Arguant que même si le Tribunal ne condamne pas des particuliers, il rend tout de même des arrêts — au même titre que laCour de cassation —,Me Bosviel explique que ses membres doivent pouvoir être sujet à récusation[57]. Après concertation, la cour décide que« le Tribunal des conflits, institué pour assurer l'application du principe de la séparation des pouvoirs administratif et judiciaire, n'est appelé à trancher aucune contestation d'intérêt privé » et ses membres ne sont donc pas soumis à d'éventuelles récusations[59].
Une fois l'audience commencée,Me Sabatier prononce une plaidoirie pour défendre la compétence destribunaux civils[57] et que la presse s'accorde pour qualifier de« vibrante »[60]. Paul Jozon, quant à lui, argumente qu'il s'agit là uniquement d'un acte administratif et que, quand bien même il serait illégal, il ne ressort pas de la compétence judiciaire[57],[61].

Le, le Tribunal rend l'arrêtMarquigny contre Préfet du Nord qui déclare l'autorité judiciaireincompétente en la matière, sur les motifs suivants[58] :
« Considérant qu’il ne saurait appartenir à l’autorité judiciaire d’annuler les effets et d’empêcher l’exécution de cet acte administratif ; que, sans doute, par une exception formelle au principe de la séparation des pouvoirs, cette autorité peut apprécier la légalité des actes de police quand elle est appelée à prononcer une peine contre les contrevenants, mais que cette exception est sans applications dans la cause ; — Considérant que si le sieur Marquigny et consorts se croyaient fondés à soutenir que la mesure prise contre eux n’était autorisée par aucune loi et que, par suite, le décret du et l’arrêté précité étaient entachés d’excès de pouvoir, c’était à l’autorité administrative qu’ils devaient s’adresser pour faire prononcer l’annulation de ces actes ; — Considérant que le président du tribunal de Lille, en se déclarant compétent, a méconnu le principe de la séparation des pouvoirs, […] »
Dans la foulée, le Tribunal se prononce de manière similaire en faveur dupréfet du Vaucluse[54]. Il semble que pour parvenir à cette décision, des membres du Tribunal avaient été remplacés en toute hâte avant le[56]. L'arrêt rendu est d'ailleurs loin de faire l'unanimité ; le, les juges de Lavenay (ancien président de chambre auConseil d'État sous leSecond Empire) et Tardif (ancien conseiller à laCour de cassation) — membres élus par leurs pairs de la magistrature du siège, hors Cour de cassation — donnent leur démission. Tardif écrit d'ailleurs dans sa lettre auministre de la Justice[53] :« Ne voulant pas que mon nom soit attaché à des décisions qui blessent ma conscience de magistrat, en consacrant des mesures que je considère comme illégales, et que ma signature se trouve au bas de celles qui seraient rendues à mon rapport, j'ai l'honneur de vous adresser ma démission de membre du Tribunal des conflits ».
Pour autant, l'escalade judiciaire se poursuit, lestribunaux civils continuant à se déclarer compétents, à trancher en faveur des religieux et à ignorer ostensiblement les arrêtés de conflits pris par les préfets[62]. Le, àLimoges, jugeant l'arrêt du Tribunal des conflits impuissant devant le« devoir rigoureux pour le magistrat d’accueillir les plaintes des citoyens violemment jetés de leurs demeures », lejuge d'instruction Rogues de Fursac s'appuie sur le décret du pour contester l'irresponsabilité deshauts fonctionnaires pour justifier l'action en justice desoblats de Marie-Immaculée et desfranciscains. Le préfet doit faire intervenir une nouvelle fois leTribunal des conflits pour échapper au procès[54]. Le, laChambre criminelle de la Cour de cassation abonde dans le sens duTribunal des conflits. En effet, en se fondant sur le fait que le décret-loi du3 messidor anXII () n'avait pas exclu l'administration du droit d'intervenir dans les expulsions, elle juge que l'arrêté préfectoral de fermeture« constitue un acte administratif […] et ne peut être, sans excès de pouvoir ni contesté, ni contrôlé par l'autorité judiciaire »[55]. La résistance de laCour d'appel de Poitiers, une des dernières à continuer à ferrailler contre les décrets, sera finalement brisée par un arrêt du Tribunal des conflits du[54].
Par mesure de rétorsion, lesrépublicains s'assureront que les juges impliqués dans l'opposition aux décretsantireligieux — dont Le Roy et Leroux de Bretagne — soient tous révoqués lors de lalevée de l'inamovibilité du siège en 1883, et ce malgré leurs compétences juridiques indéniables[55].

La première expulsion, qui a lieu le sur ordre dugouvernement de Freycinet, ne touche que laCompagnie de Jésus. Simultanément[63] et dans les trente et undépartements français où ils sont présents[18], les jésuites sont expulsés de leurs résidences. Partout les mêmes incidents se produisent avec des portes enfoncées, des serrures crochetées et des protestations pacifiques des manifestants. Certains coups d'éclats sont rapportés par la presse : ainsi, àLille, le père Fristot rappelle que lesAllemands l'expulsaient déjà deStrasbourg en 1872 ; àToulouse les gendarmes présentent leurs armes à unaumônier militaire expulsé[63].
La question des maisons d'enseignement est réglée séparément. Le délai prévu pour leur évacuation expire le[63], entérinant l'expulsion des jésuites de leurs vingt-huit collèges. Refusant de se séculariser pour conserver la direction des établissements — et comme l'eut d'ailleurs vouluLéon XIII, mais les supérieurs de la Compagnie y renoncent par honneur —, ils l'abandonnent à des laïcs et à des séculiers. Du fait des expulsions, 496 d'entre eux se retirent — ils étaient alors 701 à gérer les collèges — mais les autres s'établissent en dehors des établissements scolaires et tentent de continuer à y donner des cours en tant que personnel enseignant[43].
Très vite, le ministre de l'instruction publiqueJules Ferry, qui voit d'un mauvais œil ces institutions subsister, ordonnevia lesconseils académiques leur fermeture sous le chef de« reconstitution de congrégation ». Il en est ainsi pour l'écoleSainte-Marie du Caousou àToulouse, et pour le collègeNotre-Dame de Mont-Roland àDôle[63]. Le prestigieux établissementSainte-Geneviève deParis, passé sous le contrôle des laïcs, échappe par contre à la fermeture[64].
Du fait des expulsions, les jésuites doivent également évacuer septgrands séminaires qu'ils avaient sous leur responsabilité[43].

L'application avec rigueur du second décret par le président du Conseil Jules Ferry touche les autres congrégations masculines non autorisées[4] du au[28]. Les mêmes scènes d'expulsion se produisent, avec cette fois quelques incidents violents. L'armée est requise par certains préfets. L'objectif fixé aux militaires est en général d'occuper les abords des maisons religieuses, d'en interdire les abords à la foule et de prévenir tout affrontement entre les manifestants catholiques et anticatholiques, la troupe ne prenant que rarement part à l’expulsion elle-même. L'opinion publique voit néanmoins l'intervention de l'armée — cette« arche sainte »[N 6] — avec« une vive émotion » et les autorités civiles doivent redoubler d'efforts pour apaiser l'inquiétude des officiers[66].
Mises ensemble, les deux expulsions provoquent la fermeture de261 établissements[4] et la dispersion de milliers de religieux : le, Ferry annonce 5 643 proscrits, et ce nombre atteint 6 589 en[28], soit88 % des effectifs de 1876.
Pour échapper à l'expulsion, certaines congrégations décident d’abandonner l'habit et de se séculariser. C'est, par exemple, le choix desdominicains de l'École Saint-Elme d'Arcachon qui souhaitent protéger leur novateurcollège préparatoire pour l'École navale. Ce dernier dispose notamment du trois-mâtsSaint-Elme, un navire-école pour former les futurs officiers. Toutefois, à cause du climat politique délétère, le navire ne reprend plus la mer à partir du et le collège se consacre à un enseignement plus traditionnel[67]. Dans de rares cas, des congrégations masculines non autorisées échappent à l'expulsion sans se séculariser. Ainsi, dans ledépartement du Nord où les décrets étaient très impopulaires, lesTrappistes de l'abbaye du Mont des Cats peuvent échapper à l'expulsion en étant considérés comme une société agricole[68].
Les congrégations féminines, quant à elles, sont épargnées par lesrépublicains opportunistes[30] ; en effet, la piété populaire dont elles sont entourées aurait provoqué des incidents autrement graves et mis en danger le gouvernement[38]. Cependant, des municipalités anticléricales outrepassent leurs consignes et expulsent les religieuses infirmières deshôpitaux communaux[13].
Les expulsions de l'année 1880 peuvent être en grande partie retracées au moyen du livreExpulseurs et expulsés de Gustave de Fleurance[69].

Le seul établissement concerné àParis par l'exécution du premier décret est la maison mère de laCompagnie de Jésus[70], sise au 33 de larue de Sèvres[38]. De fait, l'événement est abondamment couvert par la presse de l'époque[70], y compris certains journalistes étrangers[71].
Les commissaires Clément et Dulac paraissent le à neuf heures pour apposer desscellés sur la porte de la chapelle, devant une foule considérable de spectateurs[63]. Le lendemain matin, dès l'aube, un grand nombre de fidèles catholiques et d'amis des Jésuites se rassemblent devant l'établissement[72] et, d'aprèsL'Illustration, glissent chacun une carte de remerciement dans la boîte aux lettres. L'attente silencieuse se poursuit jusqu'à4 h 30 du matin, heure où les commissaires reviennent, accompagnés d'une centaine degardiens de la paix et de plusieurs officiers[70].Louis Andrieux,préfet de Police, est également présent[63]. Les commissaires pénètrent dans l'établissement sous les huées et les cris de« Vivent les Jésuites ! Vive la liberté ! À bas les décrets ! ». Suivis par la foule, ils sont pris à partie avec véhémence par le députéLéon de Baudry d'Asson et les sénateursHippolyte-Louis de Lorgeril etHervé de Saisy ; les policiers peinent à contenir les manifestants[70], au nombre de 500[33].
La porte intérieure étant verrouillée, Clément procède à la lecture du décret d'expulsion. Le père Pitol, supérieur de la communauté, et le sénateur desLandesLacroix de Ravignan — président de la société civile propriétaire de l'immeuble —, lui répondent à travers l'huis que les jésuites ne céderont qu'à la force. Un serrurier vient briser la serrure. La foule menaçant à nouveau de submerger la police, deux nouvelles brigades de policiers sont nécessaires pour refouler les manifestants jusqu'aux deux extrémités dusquare du Bon Marché[70]. Des coups sont échangés et le sénateurLéon d'Andigné, ayant déchiré l'uniforme d'un policier, est arrêté[38].
Clément et Dulac ayant pénétré dans l'établissement, eux et leurs agents se heurtent en haut du grand escalier à une trentaine de parlementaires dedroite, les pères s'étant retirés dans leurs cellules. Parmi ces élus ayant passé la nuit dans le couvent, on trouve l'ancien ministreJean Ernoul, les sénateursCharles Chesnelong,Joseph de Carayon-Latour,Vincent Audren de Kerdrel,Adrien Tailhand et Raymond de La Croix de Ravignan et les députésÉmile Keller,Émile de Kermenguy,Édouard de La Bassetière,Adolphe de Partz,François-Marie Villiers,Charles du Bodan[70].
Malgré les protestations des parlementaires, les commissaires font procéder au crochetage des cellules[38] et à l'expulsion de leurs occupants. Chaque jésuite expulsé se voit donner le bras à un parlementaire différent, et c'est ainsi escortés qu'ils paraissent dans la rue de Sèvres[72], le père Marin et Carayon-Latour en tête. Sur leur passage, des femmes vêtues de noir s'agenouillent et baisent les mains ou la soutane de pères en faisant dessignes de croix. Les religieux, à l'exception de deux gardiens et d'un infirme, sont ensuite conduits à des voitures affrétées par les parlementaires[70].
La chapelle ayant étémise sous scellés, le commissaire Clément refuse de permettre aux religieux de retirer leSaint-Sacrement dutabernacle. Le lendemain se présenteMgr Richard de La Vergne,coadjuteur de l'archevêque de Paris, qui fait retirer temporairement les scellés et récupère leshosties consacrées. Son retour jusqu'à l'église Saint-Sulpice de Paris est suivi par une procession de 10 000 catholiques parisiens et unemesse solennelle est célébrée en l'honneur des jésuites expulsés[73].


Le journalisteDick de Lonlay donne le récit suivant de l'expulsion desDominicains de leur maison de larue Jean-de-Beauvais pourLe Monde illustré[74] :
« À six heures moins dix minutes, M. Dulac, en compagnie du commissaire de police du quartier de la Sorbonne, M. Cotton d'Englesqueville, sonne à la porte du couvent des Dominicains. « Ouvrez ! Au nom de la loi ! » dit M. Cotton. « Au nom de quelle loi ? ». Le guichet se referme brusquement sur le nez des commissaires.
M. Dulac, vexé, appelle les pompiers. D'après ses ordres, ces soldats lèvent leurs haches et frappent à coups redoublés sur la porte du couvent. Cinq minutes ont suffi. La porte vole en éclats.
MM. Dulac et Cotton aperçoivent alors le P. Mercier et le P. Jouin. Ces deux Pères, sur la robe blanche portent le ruban rouge et lacroix de la Légion d'honneur. Oh ! ce n'est rien. Un simple souvenir de la guerre de 1870. Dans le Nord, par là-bas, avecFaidherbe, aux environs deBapaume, ces deux religieux ont été décorés pour leur conduite héroïque sur lechamp de bataille. Le Frère Bernard est là aussi. Lamédaille de Crimée etcelle d'Italie brillent sur sa poitrine. C'est un vieuxzouave, de ceux qui prirentMalakoff.
« Messieurs », dit le Frère Bernard aux commissaires qui essayent de lire la signification des décrets, « il y a dix ans, vous nous défendiez contre lescommunards, aujourd'hui vous marchez sur leurs traces. »
Les agents pénètrent ensuite dans le parloir, qu'une porte vitrée sépare du cloître. Des panneaux ont été fixés sur les glaces. Les haches frappent la porte et les vitres volent en éclats. Les pompiers hésitent un instant sous cette mitraille nouvelle. La porte cède enfin. Les cellules sont successivement envahies et les religieux chassés.
Les Pères Jouin, Mercier, Monjardet et Bernard restent gardiens du couvent. »
Le Soleil précise également que le sénateurLouis Buffet et d'autres laïcs assistaient les pères, et que quatre d'entre eux ont été arrêtés, dontHenry Cochin, le poèteLucien Augé de Lassus etLouis Teste, journaliste duGaulois[75].

Dès le mois d', lesFrères mineurs capucins de larue de la Santé s’attendent à l'expulsion. Aussi, chaque soir, plus d'une centaine de catholiques s'installent dans la grande salle d'étude des pères, convertie pour l'occasion en dortoir. Parmi ces laïcs qui viennent assister les Capucins, on peut citer un certain nombre de personnalités célèbres : le sénateurRaymond de Malherbe, le militant catholiqueCharles Ozanam, le journaliste Georges de Fourcy (fils d'Eugène de Fourcy), le diplomate Léon-ÉdouardAmelot de Chaillou, le général Charles Camô, l'ingénieurGustave de Ponton d'Amécourt, le royalisteJacques Libman[74], etc.

Dans la nuit du, à cinq heures du matin, le couvent est investi par deux centssergents de ville et vingtpompiers. À6 h 35, le commissaire aux délégations judiciaires Clément et le commissaire Fehninger pénètrent avec une dizaine de policiers dans la chapelle pendant que le père Clément célèbre la messe. La messe finie, alors que leSaint-Sacrement est en train d'être rangé et que l'assemblée chante leMagnificat, Clément ordonne l'évacuation de la chapelle. Les fidèles refusant d'obéir et se retranchant au fond de la salle, les policiers doivent les mettre dehors de force et les arracher des grilles qui séparent les assistants du chœur où se trouvent les Capucins[74].
La chapelle évacuée, Clément fait boucler le couvent et s'entretient avec le père provincial au travers du guichet. Après lui avoir détaillé l'arrêté dupréfet de Police ordonnant la dissolution de la communauté, il le somme d'ouvrir la porte et se voit opposer un refus. Trois pompiers enfoncent alors la porte tandis que les religieux sonnent letocsin. Une seconde porte doit être enfoncée pour parvenir dans le cloître, où se trouvent le père provincial Arsène, les autres religieux et trente laïcs parmi lesquels Libman, Ozanam, Ponton d'Amécourt et de Fourcy. Ces derniers accueillent les forces de l'ordre aux cris de« Vivent les Capucins ! Vive la liberté ! »[74].
Le père Arsène s'avance vers Clément et l'apostrophe en les termes suivants :« Vous devez savoir qu'après ce que vous venez de faire, vous êtes excommunié, vous et tous ceux qui participent à votre triste besogne », ce à quoi le commissaire rétorque :« Vous outragez un magistrat en fonctions ; au nom de la loi, je vous arrête ! ». Le père Arsène est emmené à laprison de la Santé, tout comme Libman et Ozanam qui sont intervenus. Après cet incident, Clément fait procéder à l'enfoncement des portes des cellules situées au premier étage et fait expulser douze religieux. Les autres laïcs présents sont également interpellés et conduits à la Santé d'où ils sont relâchés à neuf heures du soir[74].

Le, lesPrémontrés doivent être expulsés par la police de l'abbaye Saint-Michel de Frigolet, sise àTarascon au sein d'une enceinte fortifiée. La police, appuyée par la gendarmerie, ne peut pas procéder à l'application des décrets, la soixantaine de religieux s'étant retranchée dans l'abbaye avec 3 000 laïcs[76], dontFrédéric Mistral[77],Joseph de Cadillan, ancien député et maire de Tarascon, Hyacinthe Chauffard, ancienmaître des requêtes, le comte Hélion de Barrème, publiciste, et lecomte Pierre Terray, futur maire deBarbentane[78].
Devant cette résistance imprévue,Eugène Poubelle,préfet des Bouches-du-Rhône, réquisitionne — sur la demande dugénéral Farre,ministre de la Guerre — le général Guyon-Vernier et le met à la tête du26e régiment de dragons pour aller déloger les Prémontrés. Disposant de troisescadrons — c'est-à-dire240 cavaliers —, le général met en place un blocus de la forteresse, empêchant quiconque d'entrer mais permettant aux assiégés de sortir, ce que ces derniers mettent à profit pour faire évacuer les femmes[79]. Des canons sont aussi installés, pointant vers l'abbaye[77].
Pendant que les catholiques enfermés dans l'abbaye chantent des cantiques et rédigent des bulletins, les troupes continuent le blocus. Guyon-Vernier fait relever deux escadrons de cavalerie par 500 hommes d'infanterie[79] du141e de ligne[77] et conserve80dragons pour continuer à mailler les environs. Beaucoup de laïcs ayant quitté la forteresse, il ne reste plus que800 hommes avec les religieux, tandis qu'une foule de 2 000 catholiques sont rassemblés dans les environs et tenus à distance par les troupes[79].
C'est le moment que choisit Guyon-Vernier pour lancer l'assaut : l'autorité civile procède aux sommations légales et, devant le refus des Prémontrés, les portes de la place forte sont enfoncées[79] et la grille crochetée. Au moment de son interpellation, le révérend père déclare :« Nous sommes dans le douloureux devoir de vous déclarer que, vous et vos commettants, vous tombez sous le poids de l'excommunication majeure réservée au pape »[77]. Soixante-huit religieux en habit sont interpellés et escortés àTarascon par les dragons, tandis que deux religieux malades sont autorisés à demeurer sur les lieux[79].
L'expulsion des religieux de l'abbaye Notre-Dame de Bellefontaine et de l'abbaye Saint-Pierre de Solesmes donnent également lieu à des scènes violentes[28]. À Bellefontaine, près d'Angers, des milliers de personnes entourent l'abbaye pendant trois jours pour la protéger des forces de l'ordre[80]. Finalement, les 70trappistes sont expulsés par 500 hommes du135e de ligne et six brigades de gendarmerie[38].Mgr Freppel, député etévêque d'Angers etHenri de Durfort-Civrac, vice-président de laChambre des députés, accompagnent les religieux et les soutiennent lors de l'évacuation. À Solesmes, près deSablé-sur-Sarthe, 200 à 300[78] soldats sont nécessaires pour procéder à l'expulsion desBénédictins[81], tandis qu'une foule prodigue à ces derniers des marques de respect et proteste contre leur exil forcé[78].
Les Trappistes de l'abbaye Notre-Dame de Tamié sont expulsés le par septbrigades de gendarmerie et 50 hommes de ligne. Les opérations ayant commencé à sept heures du matin, elles se prolongent jusqu'à deux heures de l'après-midi tant les portes de fer de l'abbaye étaient étayées par des madriers épais. Les forces de l'ordre doivent également ouvrir par la force chaque cellule de l'abbaye pour expulser les vingt-cinq religieux[82],[78].

Le, le bruit court que lespères maristes deTourcoing vont être expulsés. En début d'après-midi, un millier de catholiques manifestent autour du couvent des maristes aux cris de« Vivent les pères ! » et« À bas les décrets ! ». Mais des émeutiers favorables au départ des religieux se rassemblent et des rixes éclatent. D'abord repoussée par les militants catholiques, la foule revient à la charge, malgré les efforts ducommissaire central[79].
Les émeutiers assaillent alors le couvent à coup de briques, brisent les vitres, tentent de jeter à bas la statue de laVierge surplombant la porte d'entrée et essayent de pénétrer dans le bâtiment par les fenêtres. L'ordre ne parvient à être rétabli que par lagendarmerie mandée depuisLille ; dans la soirée, plusieurs charges de cavalerie sont nécessaires pour dégager le couvent. On déplore alors 80 blessés parmi les émeutiers (dont deux graves) et deux parmi les gendarmes[79].
Le, les Maristes sont expulsés par la police au petit matin, cette dernière ayant pénétré dans l'établissement par les fenêtres[83].
Le devenir des congrégations expulsées est très divers. Le comité dejurisconsultes des congrégations dubaron de Mackau conseille aux religieux de trouver d'autres locaux et de recommencer leur vie en communauté de manière moins ostensible, c'est-à-dire en réduisant la taille des groupes, en choisissant des lieux moins isolés et en évitant d'aménager les locaux pour faciliter la vie en communauté[9]. En effet, la constitution de congrégation n'étant pas un délit, les religieux ont la liberté de se réinstaller ailleurs pour reprendre la vie en communauté. Le gouvernement peut ensuite disperser cette congrégation de fait, mais aucune sanction supplémentaire n'est applicable. Ainsi, un certain nombre de communautés font le choix de vivre entre quelques mois et quelques années dans des maisons voisines, mises à leur disposition par des laïcs, avant de se réinstaller dans leur couvent[43].
D'autres congrégations, rejetant cette existence en marge de la légalité et le risque d'une nouvelle expulsion, décident de s'exiler. Parmi les destinations principales figurent l'Espagne, laBelgique, l'Italie, leRoyaume-Uni et leQuébec[84]. Certaines communautés s'en vont jusqu'auxÉtats-Unis, enOcéanie ou enChine[9].

En, l'ambassadeur de FranceBenjamin Jaurès obtient duprésident du Conseil des ministres espagnolAntonio Cánovas qu'il interdise dès l’installation de congrégations exilées dans les régions espagnoles limitrophes, et que toutes les autres installations soient soumises à l'autorisation du gouvernement espagnol. Le gouvernement français craint en effet que des îlots decontre-révolution ne se créent à la frontière[85].
Malgré cette concession[N 7] et de rares incidents[N 8], l'Espagne se révèle un havre accueillant pour les religieux français. En effet, lemarquis de Molins, ambassadeur de l'Espagne, voit dans les actions desrépublicains opportunistes« une politique qui édicte les mesures les plus sévères contre les religieux, alors qu'une large amnistie est proclamée envers lesassassins et les incendiaires de la Commune » et s'inquiète du sort des congréganistes espagnols établis enFrance. De fait, il accueille les demandes des religieux français avec bienveillance et leur écrit de nombreuses lettres de recommandation pour le gouvernement espagnol[85]. D'autre part, laRestauration monarchique espagnole est une période favorable à l'installation des congrégations, à rebours du climatanticlérical qui avait marqué lacrise dynastique des années 1830[87]. Si le gouvernement espagnol ne les subventionne pas[88], les nouveaux venus trouvent une aide financière auprès du clergé espagnol[89], de la population locale[88], des religieux français déjà établis de longue date[87] et dans les fonds collectés par le Denier des Exilés qui, géré par lecomte de Beaurepaire, parvient à rassembler 600 000 francs[89].
Sur les 6 589 religieux expulsés, l'Espagne en reçoit environ 840[90] (soit13 %), en majorité originaires de congrégations du Sud-Ouest de la France[9]. Les principales congrégations à s'exiler en partie en Espagne sont lesJésuites (aumonastère de San Salvador de Oña et aumonastère d'Uclés), lesBénédictins (auprieuré Saint-Dominique de Silos), lesCapucins (aucouvent de Santo Domingo et àManresa) lesAssomptionnistes (àEl Burgo de Osma), lesCarmes déchaux (dispersés dans tout le pays puis rassemblés à partir de 1883 àCalahorra), lesDominicains (àSalamanque etBelmonte) et lesFranciscains (aucouvent de Nuestra Señora de Loreto)[10]. Les congrégations françaises autorisées (tant féminines que masculines) ouvrent également des maisons-refuges et des établissements enEspagne de crainte que les mesures anticléricales de la République ne soient durcies[91].
Le nord desÉtats-Unis attire un certain nombre de congrégations expulsées : par exemple, laCongrégation de Sainte-Croix déplace sa maison-mère àNotre Dame (Indiana), lesDominicains fondent en 1881 un couvent àLewiston (Maine) pour accueillir les exilés français[84] et lesEudistes s'installent àTroy (New York)[92].
Toutefois, la majorité des religieux français qui prennent la route de l’Amérique du Nord s'installent auQuébec, qui a l'avantage d'être à la foisfrancophone etcatholique. Parmi les congrégations qui s'y installent, les principales sont lesTrappistes — qui s'installent à l'Abbaye d'Oka — et lesMontfortains[80] — qui fondent le village deMonfort et entraînent à leur suite lesFilles de la sagesse[93]. L'origine de ces religieux au tempérament pionnier est laVendée blanche, connue pour ses traditionscontre-révolutionnaires, ce qui explique en partie leur méfiance envers la République et leur exil[94].
Un grand nombre de congrégations parviennent dans les années qui suivent à revenir occuper leurs anciens établissements. Le cas de l'abbaye Notre-Dame de Bellefontaine est remarquable : une fois lestrappistes expulsés, un certain nombre de soldats doit être mobilisé pour garder le bétail de l'abbaye, si bien que les moines sont autorisés à réintégrer leur abbaye cinq semaines après avoir été expulsés[80] ! Les situations sont néanmoins très diverses et certaines communautés sont dispersées pendant plus de quinze ans. Ainsi, lesbénédictins de l'abbaye Saint-Pierre de Solesmes, après avoir vécu dans des maisons et des manoirs des environs, tentent de se réinstaller dans l'abbaye en mais ils sont à nouveau expulsés par un détachement de gendarmerie. L'abbédom Delatte s'efforce à partir de 1890 de récupérer l'abbaye[95]. À la demande deMarie-Christine d'Autriche, reine régente d'Espagne, il reçoit l'appui de l’ambassadeur d'EspagneFernando León y Castillo qui contribue à faire aboutir sa demande[96]. Après cinq années de tractations, il obtient finalement la réintégration de l'abbaye le[95].
Dès 1882, des religieux exilés reviennent de l'étranger pour reformer leurs congrégations. La détente entre leSaint-Siège et le gouvernement français commence en 1885 et culmine avec leRalliement demandé en 1892 parLéon XIII, auquel l'Esprit nouveau d'Eugène Spuller fait pendant. De fait, le mouvement de retour des congrégations en France s'accélère à partir de 1885. LesJésuites d'Uclès sont les derniers à quitter l'Espagne, en 1897[96].

PourJules Ferry et laGauche républicaine, l'expulsion des congrégations n'est qu'une étape dans le combat contre lecléricalisme et pour la laïcisation de l'enseignement. Ainsi, le, peu après la fin de l’exécution des décrets, le députéCamille Sée, un des proches de Jules Ferry, propose une loi ouvrant unenseignement secondaire public féminin où lecatéchisme est remplacé par descours de morale laïque. Cette loi ayant été votée, Jules Ferry fait ensuite adopter la création de l'École normale supérieure de Sèvres afin de former des professeurs féminins pour ces lycées de filles. Lesrépublicains modérés ont atteint un de leurs objectifs : l'Église catholique n'a plus désormais le monopole de l'enseignement secondaire des filles[13].
Pour ce qui est de l'enseignement primaire des filles et des garçons, laloi Ferry du en établit la gratuité, complétée de son caractère laïc et obligatoire par laloi Ferry du 29 mars 1882. L'école primaire devient ainsi le porte-drapeau d'uneTroisième République triomphante du cléricalisme ; les« hussards noirs » y éduquent les écoliers pour en faire des citoyens libres et des patriotes fervents[13]. Le conflit éclate alors autour de l'école laïque, accusée par lescatholiques de donner une image négative de l’Église et de professer l’antireligion sous des dehors de neutralité : c'est laPremière guerre des manuels qui agite les communes françaises entre 1882 et 1883[97]. En 1886, laloi Goblet complète le dispositif des lois Ferry en laïcisant le personnel de l'école laïque ; les religieux ont maintenant interdiction d'y enseigner[98].
L'éviction finale des établissements scolaires tenues par les congrégations — qu'elles soient féminines et aient donc échappé à l'expulsion, ou masculines et s'étant reconstituées après 1880 — sera réalisée par lesradicaux avec l'expulsion des congrégations de 1903, faisant suite au régime dérogatoire de laloi de 1901. En 1904, la lutte s'achève avec l'interdiction pure et simple des congrégations enseignantes[99].
Sur les autres projets Wikimedia :
: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
| Évènements politiques |
|
|---|---|
| Question scolaire |
|
| Laïcisation de la société | |
Voir aussi : | |