Unexemplum (au plurielexempla) est une forme de récit bref qui vise à donner un modèle de comportement ou de morale. Il s’agit à la fois d’une fonctionrhétorique (codifiée entre autres parQuintilien) et d’un type particulier de récit qui vise à persuader l’auditoire ou le lecteur. Son contenu est très varié, de même que ses emplois : dans lessermons, les ouvrages moraux ou théologiques, les discours juridiques… Ses deux principales formes sont l’exemplum rhétorique, porteur d’une morale et d’un modèle de comportement que l’on pourrait qualifier de civique, et l’exemplum homilétique, qui véhicule une morale religieuse et est principalement employé par lesprédicateurs à partir duXIIIe siècle[1].
L’un des principaux sens du motexemplum auMoyen Âge est celui d’exemple à suivre, de modèle de comportement. Cette notion est directement héritée de l’Antiquité : dansLa Rhétorique à Herennius, attribuée àCicéron durant le Moyen Âge, cetexemplum rhétorique est défini comme un fait ou une parole appartenant au passé, cités par un personnage digne de foi. Il est notamment employé pour persuader un auditoire durant un procès. Cette vision de l’exemplum se retrouve tout au long du Moyen Âge, par exemple dans lesMiroirs des princes, en reprenant une situation ou des personnages appartenant à l’Antiquité[1].
Ce type d’exemplum fait appel à la mémoire de la nation, jouant sur les registres (par ordre hiérarchique) du plaisir (delectatio), de l’émotion et de la persuasion. Il s’agit en fait d’exhorter l’assistance à être digne de ses ancêtres[2].
La littérature du Moyen Âge central applique indifféremment le terme d'exemplum aux épisodes de l'Histoire sainte, recueillis dans la Bible, et aux récits exemplaires non canoniques qui leur sont assimilés en raison de leur portée typologique ou morale. Les exempla bibliques sont sans doute les plus cités et les plus connus de toute la littérature exemplaire médiévale.
La prédication connaît un profond renouvellement dès la fin duXIIe siècle, et surtout auXIIIe siècle, avec la création de l’université et desOrdres Mendiants[3]. La première offre un cadre d’instruction dont la finalité principale est la formation des élites sociales, futurs responsables ecclésiastiques (prélats) et civils, théologiens et juristes destinés à assumer notamment le contrôle de la parole publique[4].
Dans ce contexte, l’exemplum sort de sa fonction strictement persuasive pour revêtir l’aspect d’uneillustrative story (récit qui illustre), donnant une leçon salutaire à un auditoire en étant inséré dans un discours religieux, et se retrouve chargé d’une plus grande valeur morale. On peut également en retrouver dans des œuvres morales écrites en langue vulgaire, comme dans leMénagier de Paris[3], ou leLivre de philosophie et de moralité.
Les sources desexempla sont très diverses, allant de laBible aux légendes, en passant par lesvies de saints, les chroniques, lestextes patristiques et lesfables. AuXIIIe siècle, il est courant que le prédicateur tire certainsexempla de sa propre expérience[1]. Leur vraisemblance est exprimée, pour la plupart d’entre eux, par leur inscription dans un espace défini, proche et que les fidèles assistant au sermon du prédicateur sont capables d’appréhender.
Quatre critères sont susceptibles de fonder un classement desexempla :
Il reste néanmoins impossible de le définir comme un genre littéraire. Lesexempla n’ont pas d’unité véritable, que ce soit dans la forme ou dans le fond : leur longueur varie considérablement, les sujets abordés sont très divers et le mode de narration change constamment, passant d’un récit entendu (ou lu) puis rapporté par le prédicateur à une situation qu’il a vécue lui-même. La seule unité que l’on peut y trouver est sa volonté de convaincre à travers un récit plus ou moins développé[6].
Méprisés pendant des années car dépourvus de recherche littéraire, lesexempla intéressent les historiens à plus d'un titre. Leur mise en recueil pose de nombreuses questions sur les techniques de lecture, sur l'organisation de l'information, qui doit être trouvée rapidement, ainsi que sur l'usage de ces recueils comme outils intellectuels. Car ces ouvrages ne sont pas des objets de consommation littéraire, mais bien des outils de travail pour les prédicateurs. Pour le public, il n’est pas non plus question de voir dans ces recueils un genre littéraire, car lesexempla ne font sens qu’une fois insérés dans le sermon du prédicateur : lui seul lui donne en effet sa valeur de discours convaincant et salutaire, l’exemplum n’ayant pas de valeur littéraire autonome. Il peut être défini finalement comme un genre de message narratif, didactique et extra-littéraire, dont lanouvelle et leconte sont les équivalents littéraires[7]. (Pour plus de précisions sur ce sujet, consulter l’article de Nicolas Louis, « Exemplum ad usum et abusum : définition d'usages d'un récit qui n'en a que la forme » (voir bibliographie).)
Si l’exemplum ne peut être réellement considéré comme un genre littéraire, les histoires rapportées par les prédicateurs se retrouvent par la suite à de nombreuses reprises dans les genres du conte et de la nouvelle : il s’agit dans les deux cas d’un récit assez bref et mettant en avant un certain type de comportement qui a pour conséquence de déclencher une suite d'évènements[3].
Le genre du conte pieux s’est notamment développé enFrance auXIIIe siècle et auXIVe siècle, consistant en une amplification et une dramatisation de l’exemplum. On peut penser à laVie des Pères, auTombel de Chartrose ou auRosarius[8].
La nouvelle, très peu présente en France et se développant principalement en Italie, partage avec l’exemplum les mêmes principes générateurs : la brièveté, la linéarité du récit et le plaisir de l’écoute ou de la lecture. Néanmoins, dans la nouvelle, la vérité du récit n’est plus absolue mais narrative, et sa linéarité peut se retrouver entrecoupée d’intrigues secondaires. La coexistence des deux formes pousse des auteurs tels queDante etBoccace à la théorisation de la littérature narrative[9].
L’exemplum ne disparaît pas à laRenaissance : il existe desexemplaprotestants, d’autres s’inscrivant dans le courant de laContre-Réforme, ainsi que desexempla laïcisés, et ce tout au long de la période moderne. Il ne connaît de véritable recul qu’avec l’apparition de l’âge industriel auXIXe siècle[10].
Lescisterciens, friands d’histoires contenant une morale, ont été le premier groupe à développer une entreprise systématique et organisée de collecte d’exempla. La première génération de recueils se compose duLivre des Miracles (Liber Miraculorum) d’Herbert de Clairvaux et duLivre des Miracles et Visions (Liber Miraculorum et Visionum) : tous deux datent de la fin duXIIe siècle et sont assez peu organisés. La seconde génération, à savoirLe Grand Exorde de Cîteaux composé par Conrad d’Eberbach au début duXIIIe siècle et leDialogue des Miracles (Dialogus miraculorum) deCésaire de Heisterbach, est en revanche mieux organisée. Cette volonté de transmission est due à un intérêt grandissant des cisterciens pour la fonction pastorale.
Lesexempla cisterciens développent des histoires purement monastiques, se produisant en général dans l’enceinte du monastère. Le moine qui fait l’expérience de miracles partage celle-ci avec ses frères et surtout avec l’abbé, qui doit être au courant de tout ce qui concerne ses moines et de ce qu’il advient d’eux par la suite. C’est la communauté tout entière qui transmet ensuite cette histoire à d’autres moines, notamment lors des chapitres généraux de l’ordre qui, selon l’expression de Brian Patrick McGuire, constituent de« véritables foires aux récits ». Il revient également à la communauté de s’assurer de la véracité des visions, pour ne pas transmettre de faux récits.
Cette importance de la discussion entre moines est également basée sur la conception cistercienne de la communion des saints : les vivants et les morts doivent s’entraider. Ce qui explique le grand nombre de récits faisant appel aux âmes de frères décédés qui apportent une aide aux vivants, ou au contraire la demandent.
L’usage de l’exemplum par les prédicateurs est guidé par une triple logique : offrir un exemple d’un comportement à imiter ou à éviter pour mieux illustrer un sermon, sortir d’un discours purement exégétique, et soutenir l’attention parfois chancelante du public.
Désirant posséder rapidement de la matière, les prédicateurs commencent à rédiger des recueils d’exempla, spécialement destinés à l’usage des autres prédicateurs. Lesexempla inclus dans les sermons du prédicateurJacques de Vitry sont ainsi mis en recueil et constituent une source majeure d’inspiration pour les premiers d’entre eux. Le plus important, sinon le plus volumineux, est leTraité des matières à prêcher (Tractatus de diversis materiis predicabilibus) du dominicainÉtienne de Bourbon, composé entre1250 et1261 et qui regroupe près de 3 000 récits. Ces recueils ont d’abord été composés dans un ordre logique, puis organisés dans l’ordre alphabétique des rubriques dès la fin duXIIIe siècle : le premier exemple en est leLivre des exemples à l'usage des prédicateurs (Liber exemplorum ad usum predicantium), composé vers1275, suivi deux ans plus tard par laTable des exemples (Tabula exemplorum). Ce système est perfectionné dans l’Alphabet des récits (Alphabetum narrationum) d’Arnold de Liège, composé entre1297 et1308, par un système de renvoi de mots-clés[3].
La grande majorité de ces recueils sont en latin, que le sermon lui-même soit prononcé en latin ou en langue vulgaire. Ce n’est que dans le courant duXIVe siècle que l’on commence à voir apparaître des recueils d’exempla en français, comme lesContes moralisés, deNicole Bozon, ou leCi nous dit, composé entre1313 et1330. Nombre de recueils rédigés en latin sont traduits en vernaculaire auXVe siècle : l’Alphabetum narrationum en catalan et en français, lesFables (Fabulae) d’Eudes de Cheriton en espagnol, lesGestes des Romains (Gesta Romanorum) en français, anglais, allemand et hollandais. Ces traductions témoignent de l’engouement du public pour l’exemplum comme un récit semblable à la nouvelle et au conte[1].
En France, l’étude du récit exemplaire a été initiée par Jean-Thiébaut Welter en1927 avec la parution de sa thèseL’Exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Âge. Il s’appuie sur son propre travail, mais également sur un mouvement d’éditions de la deuxième moitié duXIXe siècle, notamment des œuvres deJacques de Vitry parThomas Frederick Crane et de celles deCésaire de Heisterbach par Joseph Strange. Puis l’intérêt pour lesexempla renaît au cours des années soixante, en même temps que l'apparition de celui pour l’histoire des mentalités dans les recherches historiques et anthropologiques, à travers l’École des Annales[13].
C’est dans ce contexte qu’en 1969 Frederic Tubach publie sonIndex Exemplorum, un immense travail s’appuyant sur toutes les éditions antérieures et recensant tous les récits exemplaires édités jusqu’alors. D’autres recherches voient le jour, s’interrogeant principalement sur la narratologie et la morphologie de l’exemplum[1].
Ces recherches rejoignent celles menées parJacques Le Goff à son séminaire de l’École pratique des hautes études au sujet des rapports entre culture savante et culture folklorique dans l’Occident médiéval. La relation entre folklore et littérature exemplaire est approfondie parJean-Claude Schmitt dès1975, puis parClaude Bremond à partir de1978, lequel s’interroge sur la structure du récit exemplaire et sur sa logique. La même année apparaît le Groupe de recherche sur lesexempla médiévaux, fondé au sein du Groupe d’anthropologie historique de l’Occident médiéval (GAHOM) dont les membres appartiennent soit à l’EHESS, soit auCNRS. Actuellement dirigé par Marie Anne Polo de Beaulieu etJacques Berlioz, il a comme objectifs l’édition des recueils les plus importants, l’élaboration d’un système d’indexation desexempla et l’étude du contenu des récits exemplaires, afin de fournir aux chercheurs la base documentaire la plus complète possible tout en proposant une réflexion sur la nature et la fonction desexempla. Les bases de données ThEMA (Thesaurus Exemplorum Medii Aevi), RELEx (Ressources En Ligne Exemplaires) et BibliEx (Bibliographie des Exempla) en sont le résultat, fondé sur des collaborations internationales grâce aux travaux de Carlo Delcorno sur l’exemplum enItalie, ceux de Maria Jesus Lacarra pour l’Espagne, et ceux de Peter Von Moos et de Markus Schürer pour l’Allemagne (voir bibliographie).
Actuellement, les recherches sur lesexempla sont pensées selon une triple approche :
Lesexempla sont en effet une source particulièrement précieuse pour l’historien. Ils permettent de cerner les croyances que les prédicateurs veulent transmettre aux fidèles et les comportements qu’ils cherchent à faire disparaître. Ils apportent également, de manière involontaire, des informations sur la vie quotidienne des laïcs et sur leurs croyances. Dans ce domaine, l’analyse historienne desexempla associe l’étude de leur structure et de leur contenu à celle du « fonctionnement de la société médiévale à travers ses structures de l’imaginaire et l’action de l’Église, comme centre de production idéologique. »[15].
Enfin, ils sont très utiles dans l’étude des thèmes « folkloriques » du Moyen Âge, puisque le prédicateur se voit obligé de faire appel à la culture orale des laïcs pour en extraire des récits et de les introduire dans son sermon sous la forme d’exempla moralisés, dans le but de créer une connivence avec son public[3]. En cela, l’exemplum est, selon la formule deJacques Le Goff,« une voie d’accès vers un des substrats culturels de l’Europe »[16].