L'expression plurielle « les Espagnes » (las Españas enespagnol) est l'un des termes utilisés auMoyen Âge, pendant laRenaissance et tout au long de l'époque moderne (jusqu'au milieu duXIXe siècle) pour désigner les différentes entités politiques de lapéninsule Ibérique nées de laReconquista[1],[2]. Elle apparaît dans la titulature des souverains espagnols de laMonarchie catholique espagnole jusqu'au début du règne d'Isabelle II, en 1833. D'un point de vue géopolitique, elle renvoie aux différentsroyaumes etÉtats d'Espagne, le terme « Espagne » désignant ici non une entité politique centralisée, mais un espace géographique, synonyme depéninsule Ibérique, divisé en plusieurs royaumes souverains (étymologiquement, le motEspagne vient dulatinHispania, désignant l'Hispanieromaine, c'est-à-dire l'ensemble de la péninsule). D'un point de vue spatial (et anachronique), le terme « Espagnes » renvoie conjointement à l'Espagne moderne, à l'Andorre et àGibraltar, mais aussi auPortugal, qui doit être considéré comme un État hispanique (ou ibérique) à part entière, au même titre que les anciens royaumes deCastille, deNavarre et d'Aragon.
AuMoyen Âge, le terme Espagne ou Espagnes ne désignait souvent que la partie de la péninsule Ibérique sous dominationchrétienne, tandis que les différentsÉtatsmusulmans (émirats,califats,royaumes de l'époque des taïfas et enfin leroyaume de Grenade) sont génériquement appelésAl-Andalus. À l'époque de son morcellement maximal, auXIe siècle, la péninsule Ibérique est divisée en 36 unités politiques pendant une cinquantaine d'années : 25taïfas et 11 roitelets chrétiens septentrionaux.
La chrétienté ibérique trouve ses fondements dans la petite enclave desAsturies, seul espace hispanique à échapper à la domination musulmane d'al-Andalus. Progressivement, plusieurs royaumes apparaissent sur les marches reconquises. Au terme de laReconquista, il est possible de distinguer cinq royaumes chrétiens dans lapéninsule Ibérique tantôt alliés, tantôt concurrents. Leur histoire recouvre celle duMoyen Âge espagnol. Le terme Espagne, à l'époque, ne correspond pas à une réalité politique mais à une entité géographique, héritière de l'hispanie romaine.

Pendant tout le Moyen Âge, les différents royaumes ibériques s'efforcent d'absorber ou de dominer leurs voisins, avec des politiques complexes d'alliances matrimoniales et desguerres parfois très violentes. AuxXIVe et XVe siècles, les trois États hispaniques les mieux placés pour réaliser l'unité des Espagnes sont leRoyaume de Portugal, laCouronne de Castille et laCouronne d'Aragon. Après l'échec des tentatives d'Alphonse V l'Africain pourconquérir la Couronne de Castille (marié àJeanne Beltraneja, il ne règne que 4 ans sur la Castille, de 1475 à 1479), le Portugal délaisse quelque peu les affaires internes du reste de la péninsule ets'investit davantage outre-mer sous le règne deJean II (les souverains portugais poursuivent cependant une politique très active de mariages le plus souvent consanguins avec les rois de Castille et d'Aragon)[note 1].
Le désengagement duPortugal, qui tourne le dos à laPéninsule Ibérique pour se lancer à la conquête des océans, laisse les mains libres aux autres souverains hispaniques pour sceller leurs alliances. Au sortir de l'« année cruciale », ladécouverte de l'Amérique par Christophe Colomb et laprise du royaume de Grenade projettent lesCouronnes unifiées deCastille et d'Aragon directement au rang d'Empire sur la scène européenne et mondiale, en concurrence avec leur voisin portugais tout juste entré dans l'océan Indien. L'ensemble prend le nom deMonarchie catholique et est propulsé au premier rang sur la scène européenne en l'espace de quelques décennies. Les souverains de Castille ont accentué la centralisation de leur Couronne autour de la Castille, aux dépens du Léon et surtout de la Galice. La Castille multiplie les conquêtes et les marches :Hispaniola (1492),Nouvelle-Espagne (1525). Madrid nomme desvice-rois sur ces nouvelles terres pour en assurer l'administration régalienne. L'Aragon, quant à lui, domine la Méditerranée occidentale et annexe en 1512 le sud duroyaume de Navarre, qui cesse d'existerde facto en tant que royaume indépendant dans le cadre hispanique (il est administré par unvice-roi au nom du roi des Espagnes à partir du milieu duXVIe siècle)[7].
En dépit de l'union personnelle des Couronnes d'Aragon et deCastille, et de la fin de l'indépendance de laNavarre espagnole, l'existence politique et juridique de plusieurs royaumes espagnols différenciés, disposant defors distincts, et libres vis-à-vis les uns des autres, se maintient jusqu'à l'arrivée des Bourbons à Madrid au début duXVIIIe siècle. Les différents royaumes hispaniques sont réunis sous la houlette des Habsbourgin persona regis (en la personne du roi), et laMonarchie catholique dispose d'une organisation complexe, lapolysynodie, qui préserve les particularismes locaux. Le roi est soumis aux us et coutumes de ses différents royaumes, qui divergent d'un État à l'autre : il est roi absolu en Castille (où le pouvoir est très centralisé)[note 2] et monarque constitutionnel dans la couronne d’Aragon. Il tire sa légitimité de son investiture devant lesCortes, et doit leur rendre des comptes (ce phénomène est connu sous le nom depactisme)[8]. Pendant toute lapériode moderne, l'Amérique dite espagnole est en réalité nommée « Indes de Castille » (et est rattachée exclusivement à la Couronne de Castille), et l'Empire castillan est soigneusement séparé de l'Empire méditerranéen de la Couronne d'Aragon. La Couronne d'Aragon elle-même est une confédération de royaumes théoriquement indépendants, disposant chacun de ses propres lois et institutions, et réunis sous la domination d'un prince unique, titré « roi d'Aragon et de Sicile ».
La pluralité de laMonarchie catholique et la singularité de chacun des royaumes espagnols s'imposent même aux souverains les plus puissants. En 1518, à Valladolid,Charles Quint n'obtient par exemple l'allégeance des Cortes de Castille que sous certaines conditions. Et il est obligé de répéter la cérémonie d'allégeance des Cortes dans chacun des royaumes constituant lacouronne d'Aragon, ce qui le force à voyager de Valadolid à Saragosse, puis Barcelone. Au cours de ce voyage, il multiplie les maladresses : il passe plus de temps enAragon qu'enCastille, créant un déséquilibre dans la représentation symbolique des Couronnes. Il nomme de nombreuxFlamands à des postes clés du gouvernement, réclame subside sur subside, et se montre ignorant des usages et deslangues espagnols, ce qui heurte profondément ses sujets. Entre 1520 et 1521, il doit affronter unerévolte en Castille, et entre 1519 et 1523, il doit faire face à un soulèvement armé dans la région deValence, lesGermanías[note 3]. Les mouvements de contestation, qui sont vaincus définitivement par la force en 1523, forcentCharles Quint à prendre en considération le caractère particulier, complexe et central des Espagnes au sein de son immense héritage[note 4]. Profitant de son expérience, son filsPhilippe, né et éduqué en Espagne, se montre beaucoup plus soucieux des us et coutumes des Espagnes, et est beaucoup mieux accepté par ses sujets.

La mort du roiSébastienIer dePortugal lors de labataille d'Alcacer-Quibir, en 1578, amènePhilippe II de Castille (deHabsbourg)sur le trône portugais en 1580, sous le nom de PhilippeIer de Portugal. Cependant, le Portugal reste un État souverain, associé au reste de lapéninsule et à laMonarchie catholique. Là encore, l'union n'est pas politique mais personnelle,in persona regis (en la personne du roi) : lessouverains castillans règnent tous au Portugal sous un nom de règne portugais, avec stricte séparation des administrations, monnaies, armées et Empires. LesCortes de Tomar (1581), qui reconnaissent Philippe de Habsbourg commeroi de Portugal, imposent des conditions de règne très strictes au monarque. Et la titulature des souverains espagnols rappelle clairement la stricte séparation du Portugal, très attaché à son indépendance, d'avec le reste de la péninsule, elle-même plurielle politiquement, puisque Philippe de Habsbourg et ses trois successeurs portent le titre (court) de « Roi des Espagnes et de Portugal ».

Ce titre marque pour la première fois la césure claire entre le Portugal et le reste des Espagnes. Les spécificités du Portugal au milieu de la communauté de destin hispanique apparaissent alors : le pays est unroyaume ibérique (et non uneCouronne) structuré autour d'unÉtat-nation unitaire qui dispose d'une langue unique, qui se reconnaît un destin à part, et qui a bâti seul un gigantesqueEmpire, alors que les deux autres grandes puissances ibériques sont des confédérations monarchiques à langues multiples :Couronne de Castille etCouronne d'Aragon, qui gèrent chacune aussi leur empire.
Pendant toute l'Union ibérique et presque toute lapériode moderne, lamonarchie catholique espagnole est une monarchie plurielle, et il est encore exact de parler, pendant leSiècle d'or espagnol, d'Espagnes. La titulature complète de celui que l'on appelleCharles Quint était déjà en réalité « Charles II, duc de Bourgogne et souverain des Pays-Bas », « CharlesIer, souverain des Couronnes de Castille et d'Aragon, roi des Espagnes (Carlos I) », « roi de Naples et de Sicile », « Charles Quint (Karl V) » étant son nom d'empereur duSaint-Empire romain germanique. Ses successeursPhilippe II,III etIV deHabsbourg sont quant à eux « rois de Castille, de Léon, d’Aragon, des Deux-Siciles, de Jérusalem, de Portugal, de Navarre, de Grenade, de Tolède, de Valence, de Galice, de Majorque, de Sardaigne, de Séville, de Cordoue, de Corse, de Murcie, de Jaén, des Algarves, de Gibraltar, des îles Canaries, des Indes orientales et occidentales, îles et Terre Ferme de la mer Océane, archiduc d’Autriche, duc de Bourgogne, de Brabant, de Milan, comte de Habsbourg, de Flandre, du Tyrol et de Barcelone, seigneurs de Biscaye et de Molina, etc. », ensemble abrégé dans l'expression « Roi des Espagnes et de Portugal »[9].
Dans la première moitié duXVIIe siècle, les tentatives de centralisation ducomte-duc d'Olivares amènent lesrévoltes conjointes du Portugal et de laCatalogne en 1640[10], qui provoquent la restauration d'une dynastie royale nationale au Portugal, avec l'arrivée deJean IV de Bragance sur le trône.
Pendant le reste duXVIIe siècle, les deux couronnes de Castille et d'Aragon restent des États indépendants juridiquement, administrativement et financièrement, unis en la seule personne du roi. Les deux entités prennent d'ailleurs des postures différentes en 1700, à la mort deCharles II, lors de laguerre de succession d'Espagne : alors que la Castille soutient la candidature au trône duBourbonPhilippe, duc d'Anjou, l'Aragon soutient l'option autrichienne, incarnée parCharles de Harbsbourg.
Le Portugal, dont le roiPierre II s'ingère dans les affaires de ses voisins, appuie d'abord le candidat français, avant d'adhérer à laGrande Alliance et de soutenir l'option autrichienne. Mais il intervient, à l'instar des autres pays européens, afin d'obtenir des avantages territoriaux, sans songer à se présenter lui-même pour régner sur l'ensemble hispanique, auquel il a définitivement tourné le dos (signe ultime de ce tournant politique, un siècle et demi plus tard, lors de laRévolution de 1868 en Espagne, le roiFerdinand II de Portugal se verra proposer la couronne d'Espagne après le départ en exil de la reineIsabelle II, mais il la refusera).
Ce sont lesdécrets de Nueva Planta, signés entre 1707 et 1716 dans la foulée de laguerre de succession d'Espagne parPhilippe V d'Espagne, premier roi espagnol de la dynastie des Bourbons, qui modifient fondamentalementl'organisation territoriale des royaumes hispaniques (essentiellement pour punir l'Aragon d'avoir pris parti pourCharles de Habsbourg). Dès lors, les nations et royaumes ibériques inclus dans la Monarchie catholique sont privés de leur souveraineté et progressivement absorbées, démembrées et castillanisés sous l'autorité de Madrid. Le but desBourbons est alors de donner une organisation centralisée similaire à celle de la France à l'ensemble des Espagnes.
Le mouvement d'intégration, très progressif, connaît des soubresauts, notamment pendant lespériodes républicaines, plus fédéralistes. Jusqu'au début du règne d'Isabelle II d'Espagne (1833-1868), les monarques espagnols continuent d'ailleurs à utiliser leur titulature complète et la forme abrégée de « roi (ou reine) des Espagnes et des Indes ». En 1833, l'organisation en royaumes et principautés en vigueur jusque-là est remplacée par une organisation uniquement provinciale[11]. La politique de castillanisation[note 5] et d'intégration se poursuit tout au long duXIXe siècle avec les Libéraux, est suspendue pendant laSeconde République espagnole (avec la promulgation desstatuts d'autonomie de 1931 à 1938), et atteint son apogée sousFranco, qui soumet les royaumes et les nations historiques d'Espagne à une politique d'assimilation très dure.
Prise sur le temps long, la politique assimilatrice de Madrid bouleverse les structures socio-culturelles, linguistiques, politiques, économiques et familiales des royaumes, principautés et régions non-castillanophones d'Espagne : dans leroyaume de Galice d'abord, où legalicien, langue littéraire etde grand prestige international à l'époque d'Alphonse X de Castille, connaît un recul phénoménal pendant lesSiècles Obscurs, surtout après qu'Isabelle la Catholique ait décidé de la« domination et castration de la Galice » (« doma e castração do reino da Galiza »). L'usage du galicien est réprimé par les autorités madrilènes en représailles politiques du début duXIVe siècle à la fin duXIXe siècle, et il cesse d'être utilisé en public que ce soit dans les domaines politiques, juridiques, littéraires ou religieux. LaGalice, reléguée au rang de royaume périphérique, puis de province pauvre, connaît un déclin violent qui amène l'éveil de l'identité galicienne auxXVIIIe et XIXe siècles (notamment sous la plume du père Frei Martiño Sarmiento).
On retrouve des phénomènes similaires dans les autres royaumes et nations historiques d'Espagne, surtout à partir duXIXe siècle, notamment auPays basque, privé de ses libertés juridiques en 1876 et dévasté par lesreprésailles franquistes lors de laguerre civile d'Espagne, mais aussi dans le sud de laNavarre, devenu castillanophone[note 6]. LesPays Catalans connaissent un sort similaire : la Catalogne est privée par Franco de sonstatut d'autonomie, lecatalan est interdit, des livres en catalan sont brûlés, tandis que les imprimeries sont sujettes à une censure brutale. À la fin de laguerre civile, un grand nombre d'écrivainscatalans (Mercè Rodoreda,Pere Quart,Carles Riba et beaucoup d'autres) s'exilent, privant leur pays d'une partie de son élite intellectuelle. Les conséquences de la politique assimilatrice menée par Madrid depuis leXVIIIe siècle sont également perceptibles aujourd'hui dans toute une frange occidentale et au sud-ouest de laCommunauté valencienne, où le castillan est la seule langue parlée, alors que cet espace appartenait traditionnellement aux Pays catalans, et même dans la ville portugaise d'Olivença, occupée par Madrid depuis 1801, peuplée en partie de colons espagnols[12], et où l'usage duportugais est drastiquement interdit à partir de 1840, y compris dans la liturgie[13].
Prenant le contrepied de la dictature franquiste, afin que le royaume d'Espagne n'implose pas sous la pression des indépendantistes basques et catalans, laConstitution espagnole de 1978 crée les « communautés autonomes », héritières des anciens Royaumes d'Espagne[14], ou « Espagnes médiévales »[note 7]. Depuis, l'État espagnol se décentralise progressivement en déléguant des compétences à ces communautés autonomes, cadre institutionnel actuel desNationalités historiques d'Espagne[note 8]. Lesmouvements nationalistes et indépendantistes actuels militent essentiellement pour que leurscommunautés autonomes retrouventleur pleine souveraineté perdue lors du démembrement des Espagnes médiévales.
En 1238, les Catalans et les Aragonais sont parvenus au faîte de leur reconquête territoriale avec la prise deValence par leur comte-roiJacquesIer d'Aragon, le contact avec leRoyaume de Grenade n'invoquant plus que les Castillans. Dès lors, les Catalans amorcent une période d'expansion sur lebassin méditerranéen ; ils prennent la Sicile normande, puis atteignentNaples ; cette aventure les mènera jusqu'en Grèce avec la fondation des colonies d'Athènes et deNéopatrie[note 9]. Pendant toute la période médiévale, sous l'égide de la Couronne d'Aragon qui réunit en union dynastique laprincipauté de Catalogne, leroyaume d'Aragon et leroyaume de Valence, les Catalans exercent leur hégémonie sur l'ouest de la Méditerranée. Cette hégémonie culmine avec le Siècle d'or catalan (XVe siècle), pour la guerre et le commerce[15], et leSiècle d'or valencien pour la littérature catalanophone.

Deux cents ans plus tard, débordant de guerriersconquistadores et d'hidalgos qui auront achevé le cycle de leur reconquête, les deux Castilles fourniront depuis la terre d'Andalousie les rangs des conquérants qui partiront eux aussi à la conquête d'unNouveau monde, dans la foulée de leurs voisins portugais, en route vers les Indes.
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